Images de la vie/10

La bibliothèque libre.
Chez l'auteur (p. 39-40).

PASTORALE


Avant de commencer à laver sa vaisselle après le souper, la grande Philomène Lemire se tournant vers son fils Paul qui se grattait énergiquement la tête, lui dit : Demain matin, tu te lèveras de bonne heure et tu feras le beurre avant que le soleil ne chauffe.

— Pis, qui est-ce qui va aller chercher les vaches dans le pacage ? interrogea le garçon.

— Ton grand-père ira. Ça lui fera du bien de marcher un peu avant de déjeuner.

— Mais, ma fille, fit le vieux immobile sur sa chaise, à côté de la table, je ne me sens pas ben en toute. J’sais pas si je serai capable.

— Allons, papa, vous êtes toujours à la dernière extrémité. Si on vous écoutait, on irait chercher le curé chaque semaine pour vous administrer l’extrême-onction. Vous n’en mourrez pas, pour une fois, d’aller chercher les vaches.

Le vieux ne savait trop que répondre. Il n’avait pas été chanceux dans la vie et n’avait amassé aucun bien. Alors, il vivait aux crochets de sa fille, veuve avec un garçon de douze ans et qui exploitait une petite ferme voisine de la fromagerie. Naturellement, lorsqu’elle lui demandait de faire une mince besogne, c’était difficile de refuser.

— Ce soir, finit-il par dire, je suis réellement mal. C’est le cœur qui ne va pas. Je ne sais pas comment je me sentirai demain matin.

— C’est ça, continuez de vous plaindre, riposta la grande Philomène. Dans tous les cas, je ne peux pas tout faire seule, ici. Que chacun fasse sa part.

Là-dessus, elle se mit à laver sa vaisselle, songeant aux difficultés de gagner sa vie.

Le lendemain matin à six heures, elle éveilla son père et son fils Paul.

— J’ai mis la crème dans le moulin à beurre, dit-elle à son fils. Tu vas tourner la manivelle.

Se tournant vers le vieux qui arrivait lentement dans la cuisine : Vous, vous allez aller chercher les vaches.

Le père sortit sur le perron et regarda du côté du soleil levant.

— Ça va être une ben belle journée, déclara-t-il. Puis, changeant de ton : Je ne me sens pas ben en toute. J’ai peur.

— Peur de quoi ? s’exclama sa fille excédée. Ça fait trente ans que vous êtes à l’article de la mort, trente ans que vous répétez que vous êtes malade, que vous allez mourir et vous êtes encore vivant. Vous verrez que vous vous rendrez à cent ans. Moi, je suis bien certaine que vous allez m’enterrer.

Alors, sans dire un mot, le vieux ouvrit la barrière et prit le chemin du champ. De son côté, Paul se mit à tourner la manivelle du moulin à beurre pendant que la grande Philomène préparait le déjeuner.

Le temps passait. La femme sortit de sa cuisine.

— As-tu vu ton grand-père arriver avec les vaches ? demanda-t-elle à son fils.

— Non, il n’est pas encore revenu, répondit le jeune Paul.

— C’est curieux. Il prend bien du temps. Ah, que c’est donc ennuyeux ! Faudrait tout faire soi-même.

Elle regarda du côté du champ mais ne vit rien venir.

— Écoute Paul, va au-devant de lui. Moi, je vas continuer de tourner la manivelle. Hâte-toi, hein ?

Alors, pieds nus et son grand chapeau de paille sur la tête, Paul partit à la course du côté du pâturage. Là-bas, il trouva les vaches réunies devant la clôture, meuglant longuement, attendant qu’on leur ouvre la barrière pour se rendre à l’étable et se faire traire.

Le garçon regardait, mais ne voyait pas son grand-père. Soudain, il l’aperçut, étendu sur le sol, mort, la face enfouie dans une large, fraîche et molle bouse de vache.