Images de la vie/28

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Chez l'auteur (p. 83-86).

BONHEUR INATTENDU


Les deux femmes, la tante et la nièce, toutes deux célibataires, vivaient dans leur vieille maison, en face du lac, à Beaufresne. Elles étaient à cinq minutes de l’église où chaque matin, beau temps, mauvais temps, la tante Caroline Sarentie, allait entendre la messe. Emma, la nièce, se bornait à se conformer au précepte de l’église et à assister à l’office du dimanche.

Le produit de leur jardin et de très modestes rentes leur permettaient de subvenir à leurs besoins. La vieille avait soixante-huit ans bien sonnés et la nièce en avait trente-cinq. Celle-ci avait hérité de la maison de son père, Zotique Sarentie, mort il y avait dix ans.

L’existence de Caroline et d’Emma Sarentie était la plus monotone, la plus routinière qu’on puisse imaginer. Aujourd’hui ressemblait à hier et demain ressemblerait à aujourd’hui. Il en avait toujours été ainsi depuis la mort du père et il en serait toujours de même jusqu’à la fin de leurs jours.

Depuis très longtemps, la tante avait versé dans la dévotion, non pas une dévotion mystique, mais une dévotion grossière, une dévotion de fétiche qu’on aurait pu qualifier de culte de la soutane. De voir un moment le prêtre revêtu de son costume religieux, elle éprouvait un contentement intime, se sentait toute heureuse. Autrefois, il y avait bien douze ans, elle allait à confesse chaque semaine et recevait la communion le dimanche matin. C’était ainsi. Plate, longue et mince, toujours vêtue d’une robe noire, elle s’agenouillait chaque samedi dans le confessionnal et dévidait la même litanie de fautes vénielles :

— Mon père, je m’accuse d’avoir eu des distractions en récitant le chapelet, je m’accuse d’avoir fait un mensonge, je m’accuse de gourmandise, d’avoir mangé deux tranches de tarte au lieu d’une, je m’accuse d’avoir dit des paroles inutiles.

Après lui avoir donné l’absolution, le prêtre la renvoyait avec une pénitence de trois Pater et trois Avé.

La visite de la vieille fille au confessionnal était toutefois une rude épreuve pour le prêtre car la pénitente qui souffrait d’un mal chronique d’estomac empoisonnait son directeur de conscience de son haleine fétide. Un jour, le curé fort âgé était mort. Son successeur après avoir entendu les sornettes de la vieille tante une demi-douzaine de fois avait perdu patience et lui avait déclaré d’un ton de colère : Écoutez, ma fille, vous n’avez pas besoin de venir ici chaque semaine me raconter des balivernes ; revenez dans un mois ce sera suffisant. Elle avait été toute ahurie, bien peinée, bien affligée la vieille tante. En elle-même, elle se disait que c’était là un mauvais prêtre.

Parfois, la tante et la nièce recevaient la visite de deux parents, religieux, l’un prêtre séculier et l’autre de l’ordre des Oblats. Mais ce n’était pas souvent. Ces jours-là étaient des fêtes exceptionnelles pour la vieille tante.

Grise, terne, monotone, la vie s’écoulait dans la maison des deux femmes. Or, un été, à l’époque des vacances, un jeune prêtre se présenta à la vieille maison de la tante et de la nièce. Il expliqua qu’il était professeur dans un collège de la ville, qu’il avait besoin de repos et il se demandait si on ne lui louerait pas une chambre pour la belle saison. Ses ressources étaient bien modestes et il ne pouvait se payer le luxe d’aller habiter dans une pension à la mode. Il voulait une pièce pour dormir, se reposer, lire et travailler parfois.

Emma, la nièce, à qui appartenait la maison, restait perplexe, indécise.

— Je n’ai jamais loué de chambres ; il n’y a jamais eu d’étrangers, ici, fit-elle. De toutes façons, je ne saurais vous donner la pension.

— Louez-moi la chambre et je serai satisfait. Je pourrais manger ailleurs. Je peux vous assurer que je ne vous causerais pas d’embarras, ni d’ennuis. J’ai besoin de repos et je crois que nous nous entendrions bien.

— Ben, dis oui, dis donc oui, fit à mi-voix la vieille tante toute remuée et fascinée par la vue de la soutane.

La nièce se décida. Un peu d’argent pour augmenter son budget ne nuirait pas.

— Je crois que je pourrais vous laisser avoir une chambre. Voyez donc si celle-ci vous convient, fit-elle en ouvrant une porte.

La fenêtre avait vue sur le jardin fleuri et sur le lac.

— On se croirait à l’antichambre du paradis, fit enthousiasmé le jeune ecclésiastique. Je serais très heureux de passer deux ou trois mois ici. Ce fut chose entendue.

Un prêtre dans la maison ! La vieille tante était enchantée, ravie. Au bout d’une semaine, elle s’enhardit à placer un petit bouquet d’iris sur la commode, dans la chambre du jeune ecclésiastique comme elle en aurait déposé un devant l’autel de la Vierge. Puis, ce fut une couple de pivoines et plus tard, un bouquet de roses et de syringas.

Le jeune prêtre lisait son bréviaire en marchant lentement à l’ombre des arbres, il se promenait en chaloupe sur le lac, ou, debout sur le quai, il lançait sa ligne aussi loin qu’il le pouvait dans l’espoir qu’un doré ou un achigan mordrait à l’hameçon. Il ne prenait jamais rien. Mais la vieille tante ne le perdait pas des yeux. Un prêtre chez elle ! C’était mieux que de gagner le gros lot à la loterie. Ce n’était pas l’homme qui la fascinait, car elle arrêtait rarement les yeux sur sa figure. C’était la soutane. Si elle mourrait pendant que le jeune abbé était dans l’humble logis, bien sûr qu’elle irait droit au ciel. Des jours, le prêtre restait enfermé dans sa chambre, à travailler. Il préparait une thèse, avait-il expliqué à ses logeuses. Une thèse, elles ne savaient pas exactement ce que c’était, mais sûrement qu’il fallait être savant pour entreprendre pareille tâche.

Certains après-midi, une voisine venait passer une heure chez la tante et la nièce. L’on causait de choses insignifiantes. La vieille femme aimait à amener l’entretien sur le jeune prêtre. Bien sûr qu’il serait nommé curé un jour. Et pourquoi ne serait-ce pas à Beaufresne ? Pourquoi l’évêque ne lui confierait-il pas la charge de la paroisse ? À cette pensée, la vieille femme était toute réjouie.

— Est-ce qu’il n’est pas gênant, pas fier ? s’informait la voisine.

— Non, pas du tout. Et poli, aimable. Il nous parle comme s’il nous avait toujours connues. Jamais il ne fait de bruit. Il ne nous dérange pas.

— Je suis sûre que vous le regretterez lorsqu’il partira à l’automne pour reprendre sa charge de professeur.

— Moi, je suis contente de voir un prêtre dans la maison. Il me semble qu’il nous préserve du malheur, déclara la tante. Puis, du ton de fierté avec lequel elle aurait déclaré : C’est moi qui sers sa messe, orgueilleusement elle proclama : C’est moi qui fais son lit.