Images de la vie/35

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Chez l'auteur (p. 107-110).

EXIT AL CAPONE


Ceci n’est pas l’oraison funèbre d’Al Capone. C’est simplement le cri d’une conscience que révolte l’injustice ; c’est une voix obscure et sincère qui s’élève pour s’inscrire contre l’énorme raz de marée d’ordures que certains vidangeurs de la presse américaine, si empressés à encenser les crapules officielles, ont fait rouler sur la tombe de celui qu’ils qualifiaient jadis d’ennemi No 1, de roi de la pègre et de chef des gangsters. Toutes ces épithètes et une litanie d’autres du même genre ont été rééditées à l’occasion de sa mort. Son grand crime ? Celui de ne pas avoir partagé avec le gouvernement américain les énormes profits, les millions qu’il avait faits au temps de la prohibition en vendant à des prix fantastiques les liqueurs alcooliques que réclamait la grande masse du public.

Des utopistes, des têtes sans jugement, dénuées de tout sens commun qui dirigeaient alors les destinées de la république voisine avaient cru bon de supprimer, comme ça, par une proclamation, par un trait de plume, la vente de l’alcool. Du jour au lendemain, l’on voulait imposer à une population de 120 millions de personnes le régime de la tempérance. Cette loi allait absolument à l’encontre du sentiment populaire comme le démontra abondamment le commerce illicite des liqueurs qui se déclencha alors. En dépit de la loi et, malgré la loi, le public assoiffé voulait boire. Dans la seule ville de New-York surgirent en quelques mois près de 75,000 de ces débits clandestins que l’on qualifiait de speakeasy et où hommes et femmes se rencontraient pour étancher leur soif et pour apaiser d’autres passions. Al Capone fut le produit direct, naturel, de cet état de choses créé par la stupide prohibition, décrétée par des hommes privés de tout jugement, de toute psychologie, de tout sens et gonflés de l’importance qu’ils croyaient avoir.

Au temps de la découverte de fabuleux gisements d’or au lointain Klondyke, des milliers d’aventuriers se ruèrent vers le Yukon glacé, attirés là par l’appât de fortunes colossales. Avec la prohibition, il n’était pas nécessaire d’aller si loin pour récolter les millions. Ils étaient là dans la ville même, dans les poches de cette multitude qui avait soif et qui était prête à payer de gros prix pour pouvoir se désaltérer. Al Capone, un aventurier comme il y en a tant dans l’histoire, vit là sa chance. Résolument, il se lança dans le commerce de l’alcool. Entreprenant, audacieux, dénué de scrupules, il brassait rondement les affaires. Al Capone était le général d’une armée de vendeurs. Il s’était adjoint des lieutenants de sa trempe qui ne reculaient devant rien pour éliminer la concurrence et assurer à leur chef, sinon le monopole, du moins la suprématie dans le commerce des liqueurs alcooliques. Ils y réussirent. Des crimes furent commis, mais malgré tous ses efforts, la police ne put jamais rattacher Al Capone à aucun de ces meurtres. Les lieutenants et ceux qui travaillaient sous leurs ordres étaient grassement payés. Ils ambitionnaient encore davantage et étaient prêts à tout. Faut-il tenir Al Capone responsable de leurs actes ?

La prohibition était devenue une farce ridicule car le peuple consommait plus d’alcool qu’au temps où la vente en était autorisée. Al Capone récoltait des millions. On a dit et répété qu’en certaines années, il a fait 25 millions de profits. On lui intenta des poursuites pour avoir évité le fisc, pour ne pas avoir payé son impôt sur le revenu. Il versa alors diverses sommes et peut-être n’aurait-il pas été inquiété davantage, s’il n’avait commis l’erreur de se mettre trop en évidence. Lorsqu’on le vit un jour dans une loge à une grande partie de football qui avait attiré les sommités du monde officiel, social, financier et sportif, on fut choqué de cette impudence, on fut humilié, vexé, de voir ce gangster enrichi se mêler à l’élite de la société. On le coffra. Son affaire était bonne. Il fut traduit en justice sous l’accusation d’avoir fraudé le gouvernement, de ne pas avoir payé son impôt sur le revenu. Il était condamné d’avance. Des juges intègres lui imposèrent une sentence de onze ans de pénitencier. On l’interna à Alcatraz, institution pénale où sont détenus les pires criminels des États-Unis. À quel régime, à quelles tortures fut-il soumis par les brutes chargées de veiller sur les bagnards ? Nul ne le saura jamais. Les murs de forteresse de cet enfer des maudits écrasés par la vindicte de la société ne parlent pas. Et les cachots sans air et sans lumière dans lesquels pourrissent dans une abjecte saleté les damnés qu’on y a renfermés ne racontent pas d’histoires. Lorsqu’il entra dans cette infâme geôle, Al Capone jouissait d’une robuste constitution. Lorsqu’il en sortit après sept ans et demi de réclusion, il était une ruine physique et à moitié fou. Il est mort le 25 janvier 1947 à l’âge de 48 ans après avoir été libéré en 1939.

Je n’ai pas voulu faire l’oraison funèbre d’Al Capone. Simplement, j’ai tenté de montrer qu’il était le produit direct de l’état de choses amené par la loi stupide, vexatoire et hypocrite de la prohibition. L’auteur de ces lignes ne fait pas usage d’alcool, il ne l’aime pas. Toutefois, il ne croit avoir aucun mérite à cela et il ne s’en targue pas. Ses parents non plus n’en faisaient pas usage et si cette hérédité qu’il leur doit était le seul héritage qu’il aurait reçu d’eux, il leur en serait encore reconnaissant, mais de ce qu’il est tempérant de nature, il ne saurait s’en prévaloir pour condamner ceux qui aiment la bière et le whiskey. Et lorsque tout un peuple est injustement privé par quelques fanatiques de l’alcool qu’il réclame, il nous semble injuste de condamner celui qui a tenté de lui procurer la bienheureuse bouteille.

Ah ! s’il avait simplement partagé avec le gouvernement les énormes profits qu’il encaissait dans ce « maudit » commerce il aurait été absous de ses fautes et il jouirait en paix de sa fortune.

L’homme qui vous parle paie son impôt sur le revenu. Il le paie, non par goût, non par patriotisme, ni parce qu’il s’y sent contraint par une obligation morale. Il le paie parce qu’il y est forcé, parce qu’il sait qu’il aurait des ennuis s’il tentait de se soustraire à cette mesure. Il paie, sachant qu’il ne reçoit rien en retour. Simplement le gouvernement lui arrache son argent. Il ne saurait donc blâmer Al Capone d’avoir essayé de se dérober à cette ordonnance, d’avoir maneuvré pour ne pas se laisser dépouiller de ses gains. On lui a fait son procès et il a été déclaré coupable, mais aux yeux de tout homme dénué de préjugés, le châtiment infligé à Al Capone a été hors de toute proportion avec sa faute.