Impressions anglaises

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Impressions anglaises
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 458-468).
IMPRESSIONS ANGLAISES

Le sentiment d’admiration pour la nation britannique que tant de grands et libres esprits ont cultivé dans notre pays, la dure étreinte de la guerre en a fait pour tous les cœurs français non seulement un droit, mais un devoir.

Jamais jamais, quoi qu’il arrive, quelles que soient demain les inflexions imprévues de la trajectoire politique européenne, nous ne pourrons oublier que des soldats britanniques par centaines de milliers, plus nombreux que tous ceux que, dans l’histoire, l’Angleterre arma contre nous, reposent sur la terre de France pour l’avoir défendue.

Cette confiance, cette estime, cette amitié réciproques fondues au creuset du péril font aujourd’hui entre les deux pays un lien immatériel, mais plus solide, plus fort, plus durable que n’importe quel tunnel sous la Manche, que n’importe quel sceau rouge sur le parchemin d’un traité.

Ces sentiments, le gouvernement britannique s’attache très intelligemment à les maintenir et à les développer. Il sait que rien ne vaut à cet égard les contacts directs. C’est dans ce dessein qu’il m’avait convié, il y a peu de jours, à une brève visite de l’autre côté du « Channel. »

Les impressions fortes et charmantes rapportées de ce voyage, ainsi qu’un précieux et fluide bagage, je voudrais en faire part à mes lecteurs.

Je ne me donnerai point le ridicule d’avoir découvert l’Angleterre. Elle a eu, il y a bien longtemps déjà, ses Christophe Colomb. Pourtant on ne peut se défendre, dès l’instant qu’on y débarque et chaque fois, de l’impression d’être en un pays essentiellement différent sous certains angles, des contrées continentales.

Rien que la conduite à gauche des voitures dans la rue qui est pendant quelques jours si dangereuse pour le piéton habitué à traverser les boulevards parisiens, suffirait à vous démontrer que Paris est loin, bien loin, séparé de là par l’immense espace que déroulent entre les hommes des habitudes différentes.

Et puis on s’y fait ; on s’habitue très vite à ces quais de gare affleurant au plancher des wagons, de manière à éviter au voyageur la montée et la descente des marches ; on s’habitue très vite aussi à ces mille commodités hydrothérapiques, à ces trois repas dont l’importance relative ne suit nullement le cycle français ; à tous ces petits perfectionnements pratiques, répandus jusqu’aux classes les plus misérables de la population, et qui rendent là-bas la vie si « confortable. » Et puis quand on a pris très vite toutes ces habitudes, dont on aura quelque chagrin à se défaire au retour ; quand on n’est plus absorbé et obsédé par elles, on se prend à regarder plus loin. Ce qu’on voit alors est d’un violent intérêt : c’est le spectacle étonnant d’un peuple qui ne connaissait rien de la dure paix armée imposée à ses voisins continentaux ; qui s’est adapté à cet état militaire, si éloigné de ses mœurs, et qui maintenant, débouclant et déposant, avec une prestesse ordonnée et non moins admirable, toutes les pièces de sa puissante armure, se remet au travail pacifique.

Ce que représente pour la cause alliée l’effort britannique militaire et naval, quelques chiffres suffiront à le rappeler, dont l’éloquence concentrée dédaigne tout commentaire.

Le personnel de l’armée navale anglaise est passé de 146 047 hommes en juillet 1914 à 408 316 à la date de l’armistice. Du début de la guerre jusqu’en mars 1919 la flotte a transporté près de 27 millions d’hommes, sur lesquels 4 394 seulement, soit 1 pour 6 000, ont péri dans les traversées, du fait de l’ennemi. Elle a transporté en outre dans le même temps plus de 192 000 prisonniers, plus de 2 200 000 animaux, plus de 512 000 véhicules ; 242 millions de tonnes de marchandises, matériel et combustible. Une image donnera une idée de la fourmillante activité des navires britanniques pendant la guerre : tant vaisseaux de guerre que navires auxiliaires, l’espace parcouru par eux dans l’espace d’un seul mois représentait 7 millions de milles marins, ce qui équivaut à environ 290 fois le tour de la terre !

Quant à l’effort militaire correspondant, deux chiffres suffiront à en faire mesurer l’ampleur : tandis qu’en août 1914 toutes les forces militaires de l’Empire étaient de 733 000 hommes, le nombre total des hommes enrôlés a atteint 8 689 000 hommes, dont 724 000 ont péri et plus de 2 millions ont été blessés.

Si donc l’effort de nos Alliés britanniques pour la victoire a été, à beaucoup d’égards et en valeur absolue, inférieur à celui de la France qui reste la « grande blessée, »... peut-être aussi la « grande sacrifiée » de la guerre, il n’en représente pas moins au point de vue de la progression, si j’ose dire, au point de vue du chemin parcouru entre le départ et l’arrivée au point de vue de ce que les physiciens nomment l’accélération, un monument d’énergie militaire incomparable.

Ce n’était point une mince affaire que de démobiliser tous ces soldats improvisés ; on l’a bien vu chez nous. Le très honorable sir Robert Horne est même d’avis, ainsi qu’il a bien voulu me l’expliquer dans son cabinet de Whitehall, que le problème de la démobilisation était encore plus ardu en Angleterre qu’en France.

Sir Robert Horne, comme tous ceux de ses collègues du ministère anglais à qui j’ai eu l’honneur de serrer la main, offre une apparence, en vérité surprenante pour des regards parisiens, de jeunesse, de robustesse et pour tout dire d’un vilain mot qui représente une bien jolie chose, — de « sportivité. »

Cet aspect athlétique, cette élégance musclée des hommes politiques de l’Angleterre, qu’on retrouve chez ses grands hommes d’affaires, chez la plupart de ses grands administrateurs, chez ses grands chefs militaires et navals, — si élevé que soit leur grade et leur âge, — sont une des choses les plus frappantes pour un Français. Elle est évidemment la conséquence des habitudes sportives maintenant innées chez les Anglo-Saxons et qui ne sont encore qu’exceptionnelles chez nous.

On m’a dit qu’aux États-Unis les ministres s’astreignent chaque matin à faire des exercices gymnastiques avant le labeur politique. C’est une habitude excellente. D’abord, pendant cette réunion préliminaire, les hommes d’État ne font manifestement aucune de ces choses qui, ensuite, peuvent être dommageables à leurs concitoyens. Puis et surtout, l’assouplissement du corps assouplit l’esprit. A condition de le pratiquer avec modération (l’exemple des anciens Grecs le prouve bien), à condition de le considérer comme une fin et non comme un moyen, le sport est, à tous les âges et surtout à un certain âge, le succédané moderne de la fontaine de Jouvence.

Il est évidemment pour beaucoup, avec les habitudes d’hygiène qui en dérivent, dans la magnifique allure physique, dans la longévité moyenne supérieure à la nôtre, dans la faible morbidité du peuple britannique. Le samedi après-midi surtout, dans tous les parcs, sur toutes les pelouses, sur tous les terrains de jeu de l’Angleterre, on a l’impression, inconnue en France, de tout un peuple sans distinction d’âge, de sexe, ou de classe sociale qui se délasse sainement par l’exercice joyeux de ses muscles. Ainsi comprise, la semaine anglaise, comme aussi la journée de huit heures sont des conquêtes précieuses. Il s’en faut, hélas ! de beaucoup chez nous que les heures de loisir supplémentaires accordées depuis peu au peuple travailleur aient eu ce résultat. C’est faute d’habitude sans doute, d’éducation, faute aussi d’organisation et de terrains appropriés. Si bien que notre ouvrier était jeté soudain dans un repos diurne inaccoutumé : c’est la grisaille du « zinc, » bien plus que la verdure des terrains de sports qui a profité de ces réformes...

Pour en revenir à sir Robert Horne, voici les raisons fort convaincantes, ma foi, qui, à son avis, ont rendu la démobilisation anglaise plus malaisée encore que la nôtre : « Chez vous, m’a-t-il dit, la population est en majorité agricole, et on peut compter que plus de 70 p. 100 de vos démobilisés sont retournés d’emblée à la terre où leur main-d’œuvre s’est trouvée immédiatement utilisée. L’Angleterre au contraire a une population surtout industrielle ; or la plupart de nos industries avaient été complètement transformées en vue de la guerre et n’étaient pas prêtes à recevoir leurs ouvriers des temps de paix. Pourtant à l’heure actuelle, 90 p. 100 de nos mobilisés ont retrouvé un emploi. Un autre problème, et bien angoissant, se posait : c’est l’utilisation des mutilés et des inaptes. Nous avons, au point de vue des pensions, fait tout ce que nos finances nous permettaient pour eux, et puis le gouvernement est intervenu et nous avons fait retrouver leurs places à 700 000 d’entre eux. Si on excepte ceux qui sont encore traités dans les hôpitaux, il n’en reste plus que 40 000 à placer. Le gouvernement a considéré comme un devoir de conscience de s’occuper d’eux et le roi vient de signer un programme arrêté dans mon ministère et qui met tous les industriels dans l’obligation de réserver 5 pour 100 de leurs emplois aux inaptes. »

Comme je parlais ensuite à sir Robert Horne des grèves qui agitent le monde, et surtout de la grève des chemins de fer dont l’Angleterre est sortie si heureusement : « Il me semble que c’est un malaise universel que cette fièvre de grève qui ravage nos pays. Sans parler des habitudes de paresse que la guerre, en dépit de ses durs moments, a données à tant d’hommes, il semble que le conflit mondial ait précipité, ait accéléré dans le domaine social, à la fois les idées et les choses. Les ouvriers ont acquis dans ces années des avantages tels et en même temps leurs désirs légitimes et leurs prétentions sont devenus tels qu’ils eussent correspondu sans doute à un temps dix fois plus long en période normale. Pour sortir de ces difficultés, il nous faudra donc, nous aussi, accélérer l’allure, et créer maintenant en cinq ans une évolution sociale et des réformes qui, avant la guerre, eussent exigé cinquante ans. Patience et justice, tel doit être notre mot d’ordre. En tout cas, et la grève des chemins de fer l’a montré, jamais le peuple anglais ne permettra qu’une de ses fractions, si puissante soit-elle, prétende maîtriser le gouvernement que tous se sont librement donné. »

Les pelouses fraîches du parc de Saint-James sont moelleuses aux pieds du Parisien qui a l’habitude de ne jouir que visuellement, à travers des fils de fer, et sous l’œil sévère des gardes, des gazons qu’on trouve aux parcs de sa ville. C’est là, près du Ministère de la guerre où veillent, si pittoresques dans leur ronge uniforme cuirassé, deux horse-guards, sentinelles équestres et magnifiques, tout près aussi du noble palais de Buckingham, que siègent dans des baraquements improvisés et modestes les bureaux de la mobilisation.

C’est là que nous a reçu, entouré d’un brillant état-major, le major-général Burnett-Hitchcook, directeur, général de la mobilisation. « Je parle, nous a dit cet officier général, parfaitement le français ; mais le préjugé insulaire veut que je vous donne quand même en anglais mes explications. » Ces explications furent si intéressantes que j’ai pardonné au major-général ce préambule qui était pourtant sérieux et n’avait rien d’une boutade. Qu’il me permette pourtant de lui dire ici, — j’admire assez vivement son œuvre pour qu’il autorise cette petite réserve, — qu’un officier français, dans la même situation..., et sans doute aussi beaucoup d’officiers anglais, eussent dit et fait le contraire. Ce préjugé naïf, qui faisait jadis qu’un Anglais eût cru déroger en parlant un idiome étranger, a fait son temps et perdu beaucoup de sa valeur, depuis que les commis voyageurs allemands se sont mis à aller parler à tous les indigènes du globe leur propre langue... et surtout depuis la guerre. J’en ai eu la plus vivante, la plus cordiale des démonstrations à la halle aux poissons de Londres où la moitié de ces porteurs, si curieux avec leur chapeau de bois à rigole, me criaient gentiment, ayant repéré je ne sais comment ma nationalité : « Bedjour, Massieu ! »

Ce qu’on m’a montré au bureau de la mobilisation, qui est aussi celui de la démobilisation, est fort curieux. J’y ai vu notamment dans une grande pièce dont l’accès est interdit au profane, — pas toujours comme on voit, — une série de petites tables dont chacune représentait, indiqué par une pancarte, un des pays d’Europe ou d’outre-mer où l’Angleterre a des troupes. Et il y en a beaucoup de ces pays-là ! Or sur chacune de ces tables sont des sortes de damiers percés de trous alignés ; dans une partie de ces trous sont plantées verticalement des fiches en bois d’environ 10 centimètres, peintes de diverses couleurs. Chaque fiche représente une unité encore mobilisée ; chaque couleur indique l’arme à laquelle appartient l’unité (artillerie, corps médical, aviation, infanterie, etc...) On a ainsi d’un coup d’œil pour chaque pays considéré, et pour tout l’univers, l’état actuel, et la situation numérique de l’armée britannique tout entière.

J’ai beaucoup admiré ce système si simple, si pratique, si facile à tenir à jour, si parlant... si britannique. J’y ai retrouvé l’état d’esprit concret qui caractérise les Anglais, même lorsqu’il s’agit des sujets les plus abstraits, et qui fait que, là où un Français écrirait des formules et des équations, on voit un savant illustre comme Lord Kelvin représenter par des modèles mécaniques en bois, fer ou carton les propriétés les plus abstruses de l’électricité ou de l’éther.

Le jour où je fis cette visite (c’était le 14 octobre) l’Angleterre avait démobilisé 143 745 officiers et 3 262 163 hommes. Il en restait encore quelques-uns à démobiliser, si j’en juge par l’impressionnant alignement des petites fiches coloriées qui se dressaient encore sur la table du major-général Burnett Hitchcook.

L’honneur d’être reçu par le Premier britannique en sa demeure de Downing-Street est le plus appréciable peut-être de ceux qui peuvent flatter un visiteur allié. Le Right Honorable Lord George, ce petit homme énergique et fin qui gouverne le puissant empire de la Terre, et qui a eu le terrible privilège de diriger la nef britannique dans la plus grave tempête qu’elle ait jamais affrontée, n’a pas beaucoup de minutes à perdre. C’est une faveur digne de gratitude pour un étranger, que d’en occuper quelques-unes.

On a beaucoup discuté et on discutera longtemps encore sans doute, le rôle éminent que Lloyd George a joué dans ces heures tragiques de la planète. Ce n’est point mon affaire d’avoir une opinion là-dessus, et si j’en ai une de la dire ici. Ce qui est très vrai, c’est que Lloyd George, lorsqu’il a donné de sa personne, l’a fait dans le sens d’une intensification toujours plus grande de la lutte pour la victoire. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’il a eu pour la France, aux heures cruelles de l’angoisse, des paroles et aussi des actes qu’aucun cœur bien placé ne peut oublier. Peut-être a-t-il été, un pou à notre égard, comme ces époux sensibles et ardents qui, lorsque l’être cher est en danger de mort, souffrent mille tourments et se jetteraient au feu pour le sauver, puis qui, lorsque l’armistice…, je veux dire la convalescence… arrive, sentent leur affectueuse angoisse tomber, un peu plus vite même que la fièvre tant redoutée. Je ne sais…

Ce qui est sûr, c’est que son amitié pour la France reste fidèle, bien qu’elle ait peut-être ressemblé un peu, à de certaines heures, à cette petite maison de Downing street où il m’accueille : assez grise, terne et presque pauvre de façade, comme écrasée par les grands édifices officiels qui la surplombent, mais admirable à l’intérieur, toute ornée, d’une richesse élégante, de précieuses œuvres d’art, de souvenirs émouvants. Là, dans un salon, qu’ornent les portraits de tous ceux qui furent les premiers ministres de la Grande-Bretagne, graves ou souriants, sous leurs lourdes perruques et leurs chaînes d’orfèvrerie, la fille de Lloyd George, Mme Caray-Evans, avec une simplicité avenante qui rehausse sa jeune beauté, nous offre la tasse de thé odorant sans laquelle il n’est point d’hospitalité britannique. Quant au premier lui-même, son regard fin et vif, sa tête lourde au sourire léger, casquée d’une longue chevelure d’artiste, sa petite taille, ses propos curieux, gallamment… et galloisement courtois, tout nous rappelle que nous avons devant nous un Celte, plus parent de notre type de France que de l’athlétique carrure des Anglais pur-sang.

Un coup d’œil, en sortant, au cabinet tout simple où délibèrent les ministres et où des buvards modestes, soigneusement rangés, marquent les places des tout-puissants absents et nous voilà dans la rue. J’y avais croisé, au moment d’arriver, les délégués des ouvriers des chemins de fer venus pour discuter avec le premier un problème qui leur tient à cœur (la nationalisation des chemins de fer), et à leur tête, le célèbre Thomas. Leurs regards étaient durs et calmes ; ils n’échangeaient entre eux aucune parole. On voyait qu’on n’était pas en France…

Je passe sur une visite au Times, cette vieille citadelle de la liberté d’écrire, où M. Walther, qui dirige après ses ancêtres successifs (que voilà une belle noblesse traditionaliste !) le grand phare de la presse politique européenne, nous fait une réception somptueuse. Nous en avons vu bien d’autres analogues, où j’admirais l’ordonnance traditionnelle qui préside à l’heure solennelle des toasts et des speechs. Au Times celui de M. William Stead fut exquis et plein d’aperçus profonds, mais trop vastes pour être répétés ici. Dans tous ces repas, dont le rythme était réglé parfois par un ordonnateur à chaîne, solennel, marteau d’ivoire en main, une cuisine qui s’efforçait d’être française, mariée à des vins délicieusement et authentiquement français, et mille autres prévenances tâchaient à complaire aux hôtes d’un jour.

Je passe, — car il faut se borner, — sur la visite faite à bord d’un rapide destroyer dans la vaste rade de Harwich où dorment, à la chaîne, comme des chiens muselés parmi les croiseurs britanniques, les grands sous-marins allemands et leurs grands navires ateliers (releveurs, docks d’épreuve, etc.). Je passe aussi sur une charmante excursion à Manchester, la première cité industrielle du monde, à des usines où des milliers d’ouvrières tissent les précieuses cotonnades. A Manchester, ce sont les grands bourgeois de la cité, industriels et commerçants, qui nous ont reçus. Avec une fierté pleine de je ne sais quelle naïve noblesse, ils m’ont fait admirer ses usines bruissantes, ses manufactures innombrables, qui alimentent à elles seules un tiers des exportations de la Grande Bretagne. Cette métropole industrielle a eu l’orgueilleuse ambition d’être aussi une reine du commerce : grâce à son « ship canal » de 58 kilomètres de long, qui joint la mer au cœur même de l’Angleterre, et où les plus grands vaisseaux peuvent naviguer, ce rêve est maintenant réalisé, et Manchester est devenu un des plus grands ports de ce pays aux grands ports.

Ce que j’ai aimé surtout dans la cité du travail et de l’argent, ce fut la série des fresques géniales de Madox Brown qui ornent le « Town Hall, » l’Hôtel de Ville. Ces fresques d’un si étrange et si poétique romantisme mettent au cœur de cette métropole du négoce une note d’art idéal qui a charmé et détendu mes nerfs abasourdis par toutes ces machines à fabriquer de la richesse.

Et puis, et puis surtout... comment mon cœur n’en aurait-il pas battu... j’ai regardé les deux statues qui encadrent à droite et à gauche la porte monumentale du Town Hall : l’une est celle de Joule le physicien, l’autre celle de Dalton, le chimiste. Hommage modeste, touchant et clairvoyant de l’argent et de la puissance matérielle à la science désintéressée. L’Angleterre honore ses savants...

C’est à cet instant, à cet instant seulement, que j’ai bien compris, messieurs les Anglais, pourquoi votre nation est vraiment une grande et belle élite humaine.

Votre richesse est immense, et elle était sans seconde avant que les États-Unis ne connussent leur prospérité actuelle ; vos colonies sont les plus opulentes, les plus nombreuses de la terre ; vous tenez presque partout les écluses et les portes des mers et des continents ; vos navires sont maîtres des océans par leurs canons, des ports par leurs cales gonflées de marchandises. Et pourtant, laissez-moi vous le dire, tout cela ne serait rien si ce n’était que cela.

Ce qui rehausse tout cela, ce qui rend vraiment grande cette immense puissance matérielle, c’est qu’elle sert finalement de piédestal et de support à l’idée, à la pensée, aux grands hommes, honneur de l’esprit humain, qui ont vu le jour dans vos îles et y ont conçu et réalisé l’œuvre divine de leur cerveau. Ce qui fait que l’Angleterre n’est pas seulement une Carthage, une Tyr opulente, mais périssable dans l’histoire, c’est que, comme un arbre noueux que couronne la grâce sublime d’une fleur, sa richesse vient aboutir à la création de quelques grands hommes. C’est Newton et c’est Shakspeare, pôles immortels du génie humain.

Un jour, au début de la terrible guerre, l’ex-empereur Guillaume, dans une de ces harangues emphatiques qui lui étaient familières, a parlé avec mépris de votre nation de marchands, de « mercantis, » comme on dirait aujourd’hui pour mieux traduire sa pensée. Eh bien ! ce n’était pas vrai, c’était un grossier mensonge historique.

Je ne veux point parler de vos grands peintres, ni de vos grands écrivains dont les œuvres débordent d’un si puissant, d’un si poignant idéalisme : j’ai nommé Shakspeare et cela suffit. Par une étrange anomalie, — et qui constitue votre seule faiblesse dans l’ordre des choses élevées. — vous n’avez point produit de grands musiciens.

Mais quand on pense à la Science, maîtresse et reine du monde de l’idée et du monde de la matière, à la Science qui lentement soulève les voiles éternels et qui, — à un degré un peu moins noble, — asservit et captive les forces aveugles de la nature, comment ne pas admirer la floraison magnifique des génies que la Grande-Bretagne a produits, et qu’aucune nation ne dépasse, et qu’une seule égale : notre France ?

C’est votre Roger Bacon qui, dès le XIIIe siècle, pose les bases inébranlables de la Science tout entière et la délivre de la scolastique stérile. C’est votre Gilbert qui fonde l’étude du magnétisme terrestre. C’est votre Napier qui invente au XVIe siècle ce merveilleux instrument de savoir : les logarithmes.

Puis c’est Newton, le plus grand sans doute, dans l’ordre intellectuel, des fils de l’Angleterre, c’est Newton, Christophe Colomb de l’univers, qui fonde la mécanique, découvre la gravitation universelle, dissèque la lumière, invente le calcul différentiel et intégral. Jamais un être humain n’a fouillé aussi profondément dans les entrailles obscures des phénomènes, jamais aucun n’en a tiré des paillettes aussi étincelantes de vérité. La nation qui a produit un Newton est une grande nation ; elle est immortelle ; elle sera honorée tant qu’il y aura des êtres pensants, même si brusquement l’Océan qui l’a tant servie devait l’engloutir demain tout entière.

Comme elle est florissante encore, la moisson nouvelle qu’après lui vos grands savants cueillent dans les champs inexplorés de la nature ! C’est Dalton, ce Dalton qu’honorent les marchands de Manchester, Dation presque égal à notre Lavoisier, et qui fonde la théorie atomique. C’est James Watt, c’est Faraday, merveilleux exemple d’un cerveau qui n’a point besoin de l’appareil mathématique pour élucider et découvrir les phénomènes les plus subtils de l’électricité, C’est Yonng qui, avec notre Fresnel, met définitivement en évidence la nature ondulatrice de la lumière. C’est Joule qui fonde la théorie si féconde de la conservation de l’Énergie. C’est Harvey, Jenner, Lister. C’est le grand Maxwell et sa théorie électromagnétique de la lumière d’où sortent les ondes hertziennes et la télégraphie sans fil. C’est Darwin, émule et continuateur de notre Lamarck, qui éclaire l’enchaînement des formes naturelles. C’est toute la lignée de vos géologues, de vos naturalistes. C’est la pléiade brillante de vos astronomes : les Halley, les Bradley, les Herschel, les Ross, les Lockyer, les Huggins dont les vies sont toutes sillonnées de découvertes étonnantes, comme un ciel d’été rayé de météores. C’est, tout près de nous, la magnifique floraison des découvertes physiques et chimiques de Rayleigh, de Ramsay, de Crooks, de J.-J. Thomson, de Larmor, de Rutherford.

Et c’est la nation qui a produit ces grands découvreurs, ces nobles servants de l’idée désintéressée, que Guillaume II osait appeler une nation de marchands uniquement préoccupée d’intérêts matériels !

Cette insulte grotesque du reitre germanique, elle ne m’a, nulle part, bouleversé d’indignation autant que dans cette abbaye de Westminster qui est votre Panthéon à vous, et où, sans y prendre garde, je marchais sur la dalle où repose Newton, où gît, vide maintenant, ce crâne sublime qui a contenu tant de pensée, et où rayonna, le bref espace d’une vie, tout ce qu’un être périssable peut contenir de divin

Honneur aux marchands dont le négoce crée et entrelient le génie ! L’expérience prouve que les grands cerveaux ne se peuvent développer que dans les civilisations opulentes ; la richesse comme la liberté est une condition nécessaire, sinon suffisante, du progrès intellectuel.

La France a Descartes, Laplace, Lamarck, Lavoisier, Ampère, Laënnec, Pasteur, et tant d’autres moins grands, mais grands encore. Vous avez, vous Anglais, tous ceux que j’ai dit. Nulle lignée scientifique ne peut être comparée à celles-là et c’est une raison de plus pour garder nos mains unies, longtemps, toujours, car il n’est point de nations qui comme les nôtres, et pour cela même, puissent préserver le monde de la bestialité.

Pour arriver à cet épanouissement cérébral, pour produire des types humains aussi achevés que ceux que j’ai nommés, il faut de longues générations, de séculaires et persistantes traditions, un raffinement prolongé et transmis d’âge en âge. Il en est de cela comme de ces gazons anglais, si beaux qu’on n’en trouve nulle part ailleurs de pareils. Mon ami Jacques Marsillac, qui est à Londres un des représentants les plus délicats de la pensée française, m’a dit à ce propos une anecdote charmante et suggestive. Récemment, au parc de Hampton Court, un Américain demandait au jardinier comment on obtenait d’aussi merveilleux gazon : « C’est bien simple, répondit l’Anglais, on rase l’herbe tous les jours et, au bout de mille ans, on a ce gazon ! » Cette réponse du jardinier est riche de sens ; je n’en veux point tirer la morale. Tirez-la les premiers, messieurs les Anglais !


CHARLES NORDMANN.