Impressions d’ivresse d’un poète allemand

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IMPRESSIONS D’IVRESSE


d’un


POËTE ALLEMAND.


à monsieur ch. alexandre.




Ô vous qui m’ayez envoyé dans ma solitude la douce et généreuse parole de sympathie qui réconforte et qui relève ; vous qui, sans me connaître, êtes venu me serrer la main et me dire : Courage ! — cher ami inconnu, daignez accepter la dédicace de ce poëme, œuvre de croyant et d’artiste.

Vous qui aimez la sainte et vieille Allemagne, la robuste et féconde poésie germanique, éclose au pied des cathédrales, dans les bruissements des forêts, vous lirez peut-être avec indulgence l’œuvre bizarre, mais sincère, que je vous offre.

Ce poëme a été écrit d’abord en allemand dans une brasserie de Leipsick, entre un tonneau de bière, ma pipe et un piano, puis, traduit, à Paris, quand le vent des voyages eut poussé ma jeunesse vagabonde vers la grande ville. Cette œuvre est l’écho de souffrances profondes et vraies ; vous me pardonnerez l’excentricité de sa forme en faveur de la pensée qu’elle renferme et de la foi qui l’a dictée.

Pauvre et humble artiste, je n’ai ni opale ni émeraude à vous offrir en échange du diamant de vos beaux vers que vous m’avez envoyé ; mais ne repoussez pas mon caillou des montagnes.

Qui sait ? au doux soleil de votre généreuse amitié il reluira peut-être assez pour ne pas assombrir votre radieux écrin.

Étienne Eggis.

Hourrah !
Mes tempes ruissellent,
Mes yeux étincellent,
Mes jambes chancellent.

Hourrah !
L’ivresse s’augmente,
La bière écumante
Dans les brocs fermente.

Hourrah !
Près de moi tout roule,
Et le vent enroule

Le plafond qui croule.
Hourrah ! hourrah ! hourrah !





À boire ! à boire ! à boire !
Verse à boire, Satan, verse, verse toujours !
Que mon bocal usé me serve de ciboire
Sur l’autel de l’ivresse où j’ai voué mes jours,
Loin des rumeurs que font les terrestres séjours.

Que l’ivresse déborde
Dans mon crâne élargi que la folie étend,
Dans mon esprit perdu que la démence aborde,
Que mon cœur vers l’oubli s’envole au même instant
Que mon pied vers la cave où l’ivresse l’attend.

À boire ! de la bière !
Pas de vin ! de la bière avec du vieux tabac !

Verse sur mon esprit l’ivresse de la pierre,
Morne, apathique et lourde où rien ne se débat,
Où le cœur et le corps s’éteignent sans combat.

Ô Satan, bourre, bourre
Ma bonne vieille pipe aux parfums capiteux,
Dans son tube embaumé que le culot rembourre,
Verse avec l’étincelle, en nuages douteux,
Le néant de l’oubli, dans le tabac juteux.

Je veux que l’oubli sombre
Étende sur mon cœur sa muraille d’airain ;
Dans l’ivresse je veux que mon esprit qui sombre
S’engloutisse, perdu sous un flot souverain.
Et dorme son sommeil, immobile et serein.





Elle avait des yeux bleus et s’appelait Marie.

La jeunesse chantait sur sa lèvre fleurie,
Et l’amour commençait à chanter dans son cœur.

Le printemps était né le jour de sa naissance,
L’ange des dix-huit ans berçait son innocence,
Et sa lèvre ignorait tout sourire moqueur.

Mais dans le mois de mai, quand mes baisers timides
Passaient en frissonnant, sur ses lèvres humides,
Au milieu de sa joue une tache naissait ;

Et la tache était rouge et son visage pâle,
Que semblait éclairer une lampe d’opale
Tout autour de la tache encore pâlissait ;

Elle était poitrinaire, et souvent dans la nue
Elle entendait, le soir, une voix inconnue
Lui murmurer un chant que son âme achevait ;

Elle aimait la nuit sombre et la lune rêveuse,
Une brise penchait son épaule nerveuse,
Et la Mort vint la prendre un matin qu’il pleuvait.





À boire, à boire, à boire !
De mes jours d’écolier
C’est une sombre histoire
Que je veux oublier !

Quand ce souvenir monte
Dans mon cœur en émoi,
Nul effort ne le dompte,
Je pleure malgré moi.





Pleurer, se souvenir est également lâche,

Sachons mettre le ventre à la place du cœur,
Et marchons dans la lutte où le destin nous lâche
En buvant de l’oubli la robuste liqueur.





Verse à boire,
Hourrah !
Ma mémoire
Mourra !
Les douleurs qui m’oppressent
Sombrent et disparaissent
Dans les brocs que caressent
La bière et le tabac !

Les vents roulent
Sans loi,
Les murs croulent
Sur moi.
Tout s’abîme et s’écrase,

Sous le vent qui la rase,
La maison fuit sa base
Dans un affreux émoi.





Mon âme s’évapore
Et chaque atome ailé
S’enfuit par chaque pore
Comme d’un pot fêlé ;

Ma longue chevelure
Sur mon front basané,
Danse avec une allure
À tuer un damné.

Mes membres s’élargissent
Et baisent le soleil,

Mes poumons qui rugissent
Sortent par mon orteil,

De vastes perspectives
Déroulent à mes yeux
Des splendeurs primitives
L’infini radieux.





Je crois voir les murailles
Perdre par leurs entrailles
Leurs humides écailles
En globes incertains,
Et la terre bouillonne
Comme l’orge en la tonne,
Et le chaos entonne
Son cri dans les lointains.


Tout croule, tout s’abîme,
Et la base et la cime,
La montagne sublime
Et le vallon perdu,
Comme un chien qui patauge,
Comme un porc dans la bauge,
Le chaos dans cette auge
Seul, se lève, éperdu.





Penché sur un nuage où dort la nuit profonde,
J’assiste au dénoûment de la farce du monde.





Le vent de la tempête a fauché les cités,
Et le vieil univers comme un vaisseau qui sombre,
S’affaisse lentement, sous les flots, excités
Par un vent inconnu qui vient de la mer sombre.

Comme un enfant qui veut courir dans les prés verts,
S’empresse de quitter son habit des dimanches,
Dieu tire de ses bras l’habit de l’univers,
— Ce vêtement usé qui craquait sous les manches.

Et la main de la mort ploie au fond du néant
Le long tapis des cieux qui s’évident en tube,
Sous les sourdes rumeurs de l’abîme béant,
L’éternité chancelle et l’infini titube.

Et l’éternelle nuit où s’endort l’univers
Sur la carcasse humaine écrasant les deux pôles,
Dieu couche sur le bord des infinis ouverts,
Pousse un éclat de rire en haussant les épaules.





Mais alors dans les cieux
Dont craquaient les essieux,

Un ange à robe blanche
Se leva gracieux
Sur l’abîme qui penche.

Un large ruban bleu
Serrait par le milieu
Sa robe éblouissante,
Et relevait le feu
De sa gorge naissante,

Un sourire enivrant
Sur sa bouche s’ouvrant,
Embaumait ses deux lèvres,
Et dans le cœur souffrant
Jetait de vagues fièvres.

Comme une grappe au mur
Un luth d’or pendait sur
Le bord de son épaule,

Et ses cordes d’azur
Frissonnaient comme un saule.





C’était l’ange de l’amour,
Une lumière divine
S’épanchait de sa poitrine
Comme l’aube d’un beau jour.

Du luth les cordes sensibles
Palpitèrent sous ses doigts,
Et des hymnes indicibles
S’écoulèrent de sa voix.






Son chant était si doux et sa voix si suave
Que dès qu’il se mit à chanter,

Le chaos qui montait sur l’univers esclave
Se retourna pour l’écouter.






Et sa voix qui calmait les sphères éperdues
Chanta les voluptés des premières amours,
Le saint enivrement des lèvres confondues,
Et l’âge radieux où l’on croit aux beaux jours.

Il chanta la saveur des chastes jouissances
Que le premier baiser verse aux cœurs de seize ans,
Il chanta le parfum des jeunes innocences,
Il chanta l’espérance, il chanta le printemps.

Puis son luth raconta ces tristesses divines
Qui pleurent dans le cœur des enfants amoureux,
Quand ils vont cueillir, seuls, les roses des ravines
Et qu’ils reviennent, seuls, par le chemin pierreux ;

Puis toute l’épopée et sombre et radieuse
Que l’amour dans les cœurs écrit avec du sang,
Et son chant qu’embaumait sa voix mélodieuse
Fit palpiter d’espoir le monde frémissant.






Et l’univers reprit dans la voûte infinie
Son rhythme un moment arrêté,
Et poursuivit soudain, dans l’ordre et l’harmonie,
Sa marche vers l’éternité :

L’un vers l’autre penchés les mondes échangèrent
De longs baisers chastes et doux ;
Et les yeux de la mort dans l’ombre se figèrent
Sous les étoiles à genoux ;

Le poëme éternel que chantent les étoiles
Renoua ses strophes sans fin ;

Et les cieux sur leur front relevèrent leurs voiles
De l’un à l’autre confin.






Amour, amour, force divine,
Puissance que l’homme devine
Sur le mont ou dans la ravine,
Comme un pressentiment du ciel ;
Ô Dieu des cieux et de la terre,
Qui sur la femme solitaire
Comme sur le penseur austère
Verse un mot du Verbe éternel !

Les mondes naissants te respirent,
L’homme et le dieu vers toi soupirent,
Et les créations n’aspirent
Qu’à ton sein fécond et puissant ;
L’amour, c’est la force infinie,
D’où découle à flots le génie,

L’espoir, le bonheur, l’harmonie,
De Dieu miroir éblouissant !






Folie absurde ! C’est l’orgie
Qui dans notre corps excité
Féconde notre âme élargie ;
L’amour n’est que la lâcheté !






Que des tonneaux qui crèvent
Des bonheurs inconnus
Pleuvent sur nos fronts nus
Qui souffrent et qui rêvent ;

La raison, c’est la mort !
L’ivresse furieuse

Verse, mystérieuse,
Ce qui fait l’homme fort.

C’est la source infinie
Dont les flots débordants,
Dans leurs seins fécondants
Contiennent le génie.






Ô William Shakespeare ! intrépide plongeur
De ce vaste océan qu’on nomme l’âme humaine,
Toi, dont la main hardie et le pied voyageur
Des sombres passions connaissent le domaine,

Si le vent du génie au fond de ton cerveau
Fit éclore le monde éblouissant du drame,
Si la lyre créa, dans un moule nouveau,
L’écho de tous les chants qui palpitent dans l’âme,

C’est que l’orgie ardente oignait ton front puissant,
C’est que le feu du gin embrasait ton délire,
L’ivresse t’entr’ouvrait ce ciel éblouissant,
Où l’homme calme et froid jamais ne saura lire.






Hoffmann, toi le plus grand des poëtes connus,
Qui mêlas dans ton œuvre où l’infini rayonne,
Les mondes de la terre aux mondes inconnus,
— Comme un portrait de Dieu que le diable crayonne ;

Toi, qui fais ruisseler, en suaves couleurs,
Les arcs-en-ciel d’azur des sphères-invisibles,
Où dorment les esprits des rayons et des fleurs,
Dans leurs sérénités rêveuses et paisibles ;

Si tu restes debout au milieu des plus grands,
Si ton œuvre bruyante est vaste comme l’âme,

C’est que l’ivresse, comme une robuste femme
Sous ta cuisse nerveuse a fécondé ses flancs.

L’ivresse, c’est le fleuve où notre âme se trempe,
L’ivresse, c’est l’oubli ; l’oubli, c’est le bonheur ;
La raison, c’est l’abîme où le doute moqueur
Sous sa nuit désolée étouffe notre lampe.






J’ai vécu pauvre et seul, j’ai beaucoup voyagé.
Du pain noir de l’exil je connais l’amertume ;
Jamais la comédie à mes yeux n’a changé,
J’ai vu le même cœur sous un autre costume.

La harpe sur l’épaule et le bâton en main,
J’ai promené partout ma vie aventureuse,
J’ai dormi bien souvent sous l’arbre du chemin,
Et l’orage a battu ma jeunesse coureuse.

J’ai vu le ciel d’Espagne et le ciel d’Orient ;
Sur le sol que zébrait l’ombre des sycomores,
J’ai vu, près des péris, au regard souriant,
Dans les lointains d’azur se lever les rois mores.

Au pied des grands palais que le soleil ambra,
Mon rêve a ravivé, dans les splendeurs stellaires,
L’éblouissant passé qui dort sous l’Alhambra,
Et que troublent parfois les rumeurs populaires.

J’ai fait des songes d’or, la pipe turque aux dents,
Dans les limpidités des cieux asiatiques,
Et j’ai vu naître au bord des nuages ardents,
Près des flots athéniens les étoiles attiques.

J’ai foulé tour à tour, sous mon pied voyageur,
Le sable des déserts et l’herbe des savanes,
Et j’ai bercé souvent mon front pâle et songeur
Aux refrains lents et doux des longues caravanes.


J’ai parcouru longtemps, la torche dans la main,
Les cryptes insondées des vieux temples de l’Inde,
J’ai promené mes pas, las du murmure humain.
Plus loin que l’équateur où l’univers se scinde ;

Puis je suis revenu des mondes primitifs,
Au sol européen où la souffrance abonde,
Où les hommes partout sont pâles et chétifs ;
Mais j’ai repris bientôt ma course vagabonde.

Alors, sans me lasser, vers les pays du Nord,
J’ai cherché d’autres fils de la famille humaine,
Où le pin sous l’orage en gémissant se tord,
Où l’hiver immobile a fixé son domaine ;

Dans la hutte enfumée où s’endort le Lapon,
Près de l’âtre glacé des pauvres Kamtchadales,
Auprès du Groenlandais qui vit de son harpon,
Et sur les mers de glace imprime ses sandales,


Dans les steppes sans fin que le Russe parcourt.
Dans la vieille Allemagne aux cités studieuses,
Où le rêve au foyer en souriant accourt
Ouvrir aux yeux du cœur ses forêts radieuses ;

J’ai promené partout ma lyre et mon bâton,
Même dans les forêts vierges du Nouveau-Monde,
J’ai frayé mon chemin, de la hache, à tâtons,
Sous les arbres géants que nulle main n’émonde.

Les racines sans fin du vaste baobab
Ont gardé mon sommeil du souffle de l’orage,
Pendant qu’un tigre noir que chassait un nabab
Pleurait dans le lointain ses hurlements de rage.

Pèlerin sans amis, voyageant pauvre et seul,
Sous tous les cieux connus j’ai passé solitaire,
Et j’ai senti partout, comme un sombre linceul,
S’étendre sur mon cœur une tristesse austère.


Partout la soif de l’or ! La vertu nulle part !
Dans ce monde galeux que l’égoïsme altère,
Où des rois et des dieux on fête le départ,
Quand j’ai cherché l’amour, j’ai trouvé l’adultère.

Le faible sous le fort écrasé sans pitié,
Les hommes pour de l’or vendant jusqu’à leur mère,
Car l’on ne voit jamais l’amour ni l’amitié
A l’homme pauvre ouvrir leur cabane éphémère.

Il faut avoir de l’or ! Si vous n’en avez pas,
On marchera sur vous comme sur un reptile,
Si vous avez de l’or on baisera vos pas,
Et l’on glorifiera votre vie inutile.






Oh ! qui me donnera les ailes du condor ?
Oh ! qui m’emportera sur un nuage d’or,
Loin des pays brumeux où mon âme s’endort ?


Je voudrais que le vent des mers tumultueuses
M’arrachât pour jamais aux routes tortueuses,
Où rampe comme un ver la vieille humanité ;

Oh ! je voudrais bondir vers des continents vierges
Dont nulle main jamais n’a défloré les berges
Près des cieux inconnus où dort l’éternité ;

Vers ces monts étoiles d’où nous vient la lumière
Où la création, dans sa beauté première,
Chante l’amour sacré de la terre et des cieux ;

Où la muse des vers cueille au bord de la grève
Le vin de l’idéal dans les vignes du rêve
Et le verse en chantant sur les fronts soucieux.

Oh ! je voudrais monter sur l’orage ou les nues,
Voir éclore à mes yeux des terres inconnues,
Assises, au soleil, dans leur virginité ;


De jeunes continents, des forêts solitaires
Où de l’homme jamais n’ont battu les artères,
Tout un monde de calme et de sérénité ;

M’en aller où s’en vont les sanglots des poëtes,
Les aspirations des âmes inquiètes
Que tourmente la soif d’un bonheur introuvé ;

M’en aller où s’en vont les souffrances cachées,
Les vierges par la mort sur leurs tiges fauchées,
Radieuses encor d’un rêve inachevé !






Là je retrouverais au fond d’une prairie
Cet ange aux yeux d’azur qui s’appelait Marie.






Marie ! ô doux écho de mon cœur de dix ans,
Autel calme et fleuri de mes amours naissants !


Pur et blond souvenir de mes jeunes années,
Sanctuaire d’azur dont les fleurs sont fanées,

Ô toi qui fis éclore, au mois où naît la fleur,
Le premier chant d’amour du printemps de mon cœur !

Te souviens-tu du soir où seuls nous nous assîmes
Dans le bois dont la lune illuminait les cimes,

Où fondant l’avenir sur d’éternels beaux jours,
Nous jurâmes tous deux de nous aimer toujours ;

Les brises mariaient leurs rumeurs incertaines
Au murmure étouffé des cascades lointaines,

Et la senteur des foins nouvellement coupés
Montait dans les tilleuls par la brume estompés.


À tes côtés rampait un buisson de genièvres ;
— Je posai lentement mes lèvres sur tes lèvres ;

Et puis, ivres tous deux d’amour et de printemps,
L’un dans l’autre perdus nous restâmes longtemps ;

Toutes les voluptés dans l’univers encloses
S’épanchèrent alors de tes lèvres mi-closes ;

En sentant tes baisers sur mes lèvres courir,
Si Dieu l’avait permis j’aurais voulu mourir !

Et c’est elle, ô mon Dieu ! que la mort a fauchée !
— Oh ! la folie alors sur mon front s’est penchée…


Près de la fontaine où vont les troupeaux,
Sous les frais gazons du champ du repos,
Dors, dors, ma pâle bien-aimée,
Dans la haie ombreuse où chante le nid,
Dors dans les parfums ton sommeil béni,
Rose que le vent a fermée ;

Écoute tes sœurs qui vont au couvent
Et que fait trembler le souffle du vent,
Et le murmure des feuillages ;
Dors, ange des cieux, sur le bord des eaux,
Où la source chante, au pied des roseaux,
Ses doux et jeunes babillages ;

Marie ! est-on bien au fond du tombeau ?
Oh ! ton sommeil doit être doux et beau
Comme la céleste patrie ;
Car rien n’a troublé l’onde de tes jours,
La Vierge a voulu pour ses beaux séjours
Cueillir ton enfance fleurie.


Morte !… ô Satan !… Satan !…
À boire, à boire, à boire !
Ce souvenir flottant
Au fond de ma mémoire,
Brise mon cœur tari,
Brûle mon œil flétri ;

Que l’ivresse fougueuse
Verse à mon front lassé
Sa caresse rugueuse
Et l’oubli du passé,
Que dans mon cœur qui saigne
Tout s’étouffe et s’éteigne !

Que l’appétit vainqueur
De l’estomac avide
Envahisse mon cœur
Dans ma poitrine vide,
Et tue au fond de moi
L’espérance et la foi !


Mort ! mort à l’espérance !
Hourrah ! hourrah ! hourrah !
Et nargue à la souffrance,
Vive la bière et le tabac !






Oh !… la bière !
Vaste bière,
Où le cœur
Dort vainqueur !
Oh ! l’ivresse,
Allégresse !
Ciel de fer
De l’enfer !

Joie immense !
La démence
Qui rugit,
M’élargit

La poitrine,
Où doctrine,
Avenir,
Souvenir,

Tout s’étouffe
Sous la touffe
De forêts
Aux bruits frais
Que fait naître
Dans mon être
Ce saint feu
Qui fait Dieu !

Dans la bière
Vautrons-nous,
Sans lumière
À genoux,
Que l’ivresse
Qui me presse

Sur mes jours
Soit toujours !






Mais, hélas ! c’est en vain que l’ivresse impuissante
Met son bâillon de fer à la voix de mon cœur ;
Je sens renaître en moi mon âme agonisante ;
L’ange du souvenir reste toujours vainqueur.

Sur quel sommet désert ouvres-tu tes pétales,
Sombre fleur du néant qu’on appelle l’oubli ?
Le manteau de la mort, aux étreintes fatales,
Te recèle peut-être en son lugubre pli.

Oh ! la mort ! cabaret mystérieux et morne
Où tous les pèlerins qui viennent du berceau
Entrent en déposant, à l’angle de la borne.
Leur pourpre ou leurs haillons, leur sceptre ou leur roseau.


C’est l’oubli, n’est-ce pas, que boivent dans tes salles
Tes pâles voyageurs, riches, grands ou petits,
Car tous ceux qu’ont reçus tes portes colossales
De ton étrange hôtel ne sont jamais sortis.

Mais ce que j’aime en toi, sinistre hôtellerie,
C’est que toujours ta porte est ouverte au passant ;
Tous s’y viennent asseoir quand la gourde est tarie ;
On entre sans frapper, l’hôte est toujours présent.

Ô Mort ! gouffre infini, secret de flamme et d’ombre,
Je veux fouler aussi tes cryptes insondées ;
Je veux porter ma lampe au fond de ta pénombre,
Je veux verser en toi mes espoirs débordés !

Architecte inconnu des sphères et des mondes,
Ô poëte railleur du drame d’ici-bas,
Toi qu’on appelle Dieu ! — tous ces êtres immondes
Que le destin enchaîne en d’ignobles combats,


Tous ces forçats enfin du bagne de la vie
Gardent dans leur misère un trésor inouï,
C’est de pouvoir mourir quand ils en ont envie,
Et fermer à jamais leur regard ébloui.






Si dans un soir d’orage, alors que la tourmente
Bat les flots turbulents de la mer écumante,

Que les sapins froissés par le vent de la nuit
S’agitent sourdement dans leur lugubre ennui,

Et que dans l’air troublé les esprits des orages
Jettent au front des cieux le drap noir des nuages,

Si Dieu venant vers moi sur l’éclair ou le flot
Mêlant au bruit des mers son éternel sanglot,


Me disait en cachant sa torture secrète :
— Monte, tu seras Dieu ! moi, je serai poëte !

Je dirais : — Non ! — Là haut, Dieu n’a pas su garder
Le suprême pouvoir de se suicider. —






Suicide, refuge
Des cœurs inconsolés !
Sol aux fruits désolés
Où l’âme du transfuge
Porte ses autels écroulés !

Mer qu’ignorent les sondes,
Où les bonheurs brisés,
Les rêves épuisés
Et les douleurs profondes,
Jettent leurs cris inapaisés.


Mon âme dévastée,
Drapée en son orgueil,
Brise sur ton écueil
Sa barque démâtée
Où rien n’est debout que le deuil !

Au fond du suicide
Mon cœur enseveli,
S’enivrera d’oubli,
Et ce breuvage acide
Endormira mon front pâli.






Vous êtes-vous jamais dans les nuits argentées
Sur le bord des forêts promené triste et seul,
En égarant bien loin des routes fréquentées
Vos pas et votre cœur, tristes comme un linceul ?

 
Pleine de sourds effrois la nuit silencieuse
Pesant comme un cercueil sur le front d’un vivant,
Enténébrait d’ennui votre âme soucieuse
Dans la vieille forêt que tourmentait le vent.

Vous alliez, vous alliez, et les branches séchées
Craquaient sous votre pas dans les sentiers perdus,
Et des chênes moussus les feuilles détachées
Tournaient autour de vous en essaims éperdus.

Bientôt vous arriviez au bord d’une clairière
Solitaire et sauvage où la lune dormait ;
Où parmi les cailloux d’une ancienne carrière
Un orme rabougri, rongé jusqu’au sommet,

Penchait sur le sol nu ses branches dépouillées ;
L’arbre était jeune, mais la sève avait tari,
La mousse verdissait sur ses hanches rouillées,
Et les vers habitaient son tronc noir et pourri.


Il restait triste et seul, sur la terre crayeuse,
Au milieu des cailloux immobile et penché ;
Ses branches n’avaient plus nulle note joyeuse,
Et la bise pleurait dans son tronc desséché.

Et moi, pauvre rimeur tordu par la souffrance,
Je suis comme cet orme où la sève a tari ;
Tout s’est éteint dans moi, tout, jusqu’à l’espérance,
Je ne crois plus à rien, je suis un tronc pourri.

Dans le sable j’ai vu se perdre goutte à goutte
Tout le sang généreux de mes illusions,
Le ver du scepticisme, au début de la route,
A rongé ma jeunesse aux sombres visions.

L’amitié n’est qu’un mot et l’amour une chose,
Les hommes les plus purs ont de la fange au cœur ;
La hideuse chenille habite dans la rose,
Et toute mélodie a son écho moqueur.


Dieu n’est qu’un mot créé pour empêcher les crimes :
Qui de nos jours encor peut croire à la vertu ?
On fait la poésie en entassant des rimes,
On grandit en montant sur un homme abattu.






Oh ! que je serai bien dans ma tombe inconnue
Où seules passeront la tempête et la nue,
Et que nul pied ne foulera ;
Que j’y dormirai bien mon sommeil immobile,
Car du monde lointain le murmure débile
Loin de ma tombe passera ;
La vase des torrents éteindra mes artères,
Le ver étouffera mes douleurs solitaires,
Et mon front enfin oublîra !






Oui !… mourir !… Mais après ! — Oh ! le doute, le doute !

Malgré moi je frissonne et mon esprit redoute
De sonder ce chaos sous la tombe béant !
Si la mort n’était pas le passage au néant ?
Si ce monde effrayant, dont le prêtre crédule,
— Debout près de l’autel que le vulgaire adule, —
Assure l’existence au delà du tombeau,
Si ce monde existait ! si l’âme, saint flambeau,
Emportait dans les deux une flamme immortelle !
Que sert la mort du corps si l’âme est éternelle ?
O Mort ! que cache donc ta muraille d’airain ?
Est-ce le néant sombre, est-ce le ciel serein ?

Quand l’espoir et la foi, dans l’église claustrale,
Baignaient encor mon front de leur onde lustrale,
Quand je disais encor ma prière du soir,
Et qu’à la Fête-Dieu je portais l’encensoir,
Un prêtre aux cheveux blancs, aussi doux que ma mère
Me répétait souvent qu’à cette vie amère
Succède pour tous ceux qui gardent le cœur pur,
Un paradis lointain où des anges d’azur

Versent sur tous les cœurs ridés par la souffrance,
Un bonheur si complet qu’il exclut l’espérance,
Et puis il ajoutait que les cœurs déchirés,
Les êtres qu’ici-bas la mort a séparés,
Se retrouvaient là haut, dans d’ineffables joies,
S’ils n’avaient pas de Dieu quitté les saintes voies,
Et réunis enfin dans la félicité,
Sans craindre le retour d’aucune adversité,
Ils vivaient l’un dans l’autre une vie éternelle,
Et les pleurs pour toujours ignoraient leur prunelle.






Ô Marie ! est-ce vrai
Que je te reverrai
Dans un monde meilleur où nos amours divines
Ne porteront jamais de couronne d’épines ?

Est-ce vrai que le ciel
Ait, providentiel,

Créé dans l’infini quelques sphères heureuses
Où ne se fuiront plus nos lèvres amoureuses ?

Où réunis tous deux,
Loin d’un monde hideux,
Nous chanterons ensemble en strophes éternelles
Le poëme divin des amours immortelles !






Oh ! l’ivresse s’éteint dans mon cerveau calmé ;
D’un doux parfum d’espoir mon cœur s’est embaumé ;
Oui, je veux retremper mes lâches défaillances
Dans le fleuve puissant des fécondes croyances,
Je veux dans la chapelle où s’en vont les enfants
Apporter devant Dieu mes sanglots étouffants,
Et rester à genoux, au seuil du sanctuaire,
Jusqu’à l’instant suprême où le drap mortuaire,
Quand Dieu l’aura permis, recouvrira mon front,
Et que sur mon cercueil les cierges brûleront ;

Alors de ses liens mon âme délivrée
Jaillira, radieuse et de ciel enivrée.
Vers ce céleste Éden où ma félicité
Vivra dans tes beaux yeux son immortalité !


prière.

Dieu des cieux et des mondes
Qui gouvernes les ondes,
Jette de ta hauteur un regard de bonté
Sur les douleurs profondes
De mon cœur dévasté !

Donne-moi l’espérance
Que ma longue souffrance
S’endormira bientôt dans les bras de la mort,
Et que mon existence
S’éteindra sans remord !


Que ta bonté propice
Chasse du précipice
Le vertige mortel où mon front se débat,
Et qu’un heureux auspice
Soutienne mon combat.

De son amour suivie
Mon âme inassouvie
Marchera sans gémir vers le but assigné,
Au travers de la vie,
Comme un serf résigné.

Et quand l’heure venue
Descendra de la nue
Je mettrai lentement dans les plis du linceul
Ma douleur inconnue
Et mon front pâle et seul.


Ma souffrance tarie
Dans la tombe fleurie
S’éteindra doucement en murmurant encor
Le doux nom de Marie
Dans un suprême accord !