Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 23

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IMPRESSIONS DES ANNAMITES
EN EUROPE

L’INTERPRÈTE PÉTRUS TRUONG-VINH-KY


I


Un voyageur en Orient, mon ami M. Henri Bineteau, me mit en relation avec les ambassadeurs annamites, et particulièrement avec le savant interprète de la légation, M. Pétrus Truong-vinh-ky ; — le lendemain même de leur arrivée, j’allai leur rendre visite dans un hôtel de la rue Lord Byron, où les pauvres Orientaux, au nombre de soixante, s’étaient campés tant bien que mal.

Un jeune Cochinchinois à la physionomie chafouine aux yeux clignotants, me conduisit à travers plusieurs chambres où des coulis dormaient dans les coins comme des chiens au chenil. — Je gravis un escalier dont les marches et les murs n’avaient pas complètement oublié le séjour qu’avaient fait, une année auparavant, les Siamois dans la même demeure.

Après un voyage de quelques minutes, mon guide frappa à une porte, qui s’ouvrit immédiatement ; je distinguai, du milieu d’un nuage épais de fumée, trois à quatre Annamites étendus sur des lits de repos, et près d’eux un jeune homme courbé sur une sorte de pupitre et qui travaillait pendant que ses frères se livraient aux douceurs du kief.

Sa physionomie me parut différente de celle de ses compagnons ; — son teint était cependant olivâtre, son nez largement épaté ; ses lèvres étaient grosses, et les pommettes de ses joues très-proéminentes ; mais son front, admirablement sculpté, révélait des dispositions philosophiques des plus prononcées. — Son costume, d’une simplicité très-grande, consistait en une sorte de robe noire rappelant un peu la soutane d’un prêtre. Un turban de couleur sombre s’en roulait autour de sa tête et laissait apercevoir, à la base de l’encéphale, quelques mèches de cheveux d’un noir bleuâtre. Ses pieds disparaissaient dans des babouches élégantes qui ressemblaient assez à des pantoufles de dame. Ce jeune homme se leva à mon approche, me tendit la main affectueusement, m’adressa une phrase d’accueil en français très-correct, et m’assura que je n’étais pas un étranger pour lui ; il roula à mon intention une longue cigarette, qu’il m’offrit après l’avoir humectée sur ses lèvres, et moi, bravant certains scrupules, je me mis résolument à marier mes joyeuses bouffées de tabac à celles de mon nouvel ami.

Je ne tardai pas à discerner la brillante intelligence et les nobles qualités du jeune interprète, dont la parole douce et sympathique m’avait tout d’abord charmé. Il s’énonçait avec une clarté parfaite, presque sans accent ; ses yeux, d’un noir brillant, étincelaient de temps à autre, suivant le tour que prenait la conversation.

Il me fut facile de voir que la théologie était sa spécialité de prédilection : il en causait sans prétention, mais avec une sorte d’entraînement irrésistible ; il était là sur un terrain qu’il aimait, — sur un terrain qu’il avait cultivé longtemps et qu’il connaissait à fond : il n’avait pourtant que vingt-cinq ans !

— Vous êtes chrétien catholique ? lui demandai-je.

— Oui, me répondit-il ; les missionnaires de Poulo-Pinang m’ont élevé dans la foi catholique ; j’ai failli même devenir pour toujours leur compagnon ; le sort en a décidé autrement, je suis marié et père de famille.

— Et vous devez toute votre instruction aux missionnaires ?

— À peu près tout ce que je sais ; ils m’ont enseigné le latin et le grec dès ma plus tendre enfance ; j’ai appris ensuite l’anglais, le français et l’espagnol avec des Pères de ces trois nations, et naturellement j’ai voulu joindre à ces connaissances le chinois, un peu de sanscrit et quelques dialectes de mon pays.

— Ainsi, lui dis-je, vous possédez environ dix langues ?

— Environ ; mais je soutiendrais difficilement une conversation en grec.

— Je le suppose bien ! On ne rencontrerait pas dans notre docte pays trois savants capables de répondre couramment en grec à une phrase interrogative.

— Je n’en crois rien, reprit Pétrus ; on est si savant en France !

— Parfaitement savant, en vérité, mais d’une ignorance presque proverbiale sur le chapitre des langues. Vous ne trouverez pas en France un seul homme sachant l’annamite !

— Vous m’étonnez ! Mais au moins parlez-vous tous le latin, puisque vos prières sont dans cet idiome ?

— Ah ! cher lettré, vous m’étonnez bien davantage par votre aveugle confiance en notre savoir. Le latin est une admirable langue que les écoliers mettent dix ans à maltraiter, et qu’ils abandonnent dès qu’ils sont à la veille d’en saisir l’esprit.

Nous en demeurâmes là sur ce sujet : il revint à la théologie, et, me montrant un énorme manuscrit d’environ mille pages, écrit d’une main ferme et exercée, il me dit avec une délicieuse modestie de jeune auteur, — modestie tempérée d’une légère pointe d’amour-propre, — qu’en prévision d’un voyage dans un pays lettré et catholique comme la France, il avait traduit en latin un ouvrage par lui composé d’abord en annamite. Il ajouta que son livre avait exclusivement trait à la divinité de Jésus.

— Pensez-vous, me dit-il, que je trouverai facilement un éditeur ?

J’hésitai, je l’avoue, à décourager ce fervent chrétien, assez candide pour supposer qu’un ouvrage latin catholique aurait du succès parmi nous. Je lui répondis que peut-être certaines revues spéciales pourraient publier quelques fragments de son manuscrit.

Une idée navrante surgit alors subitement en moi : cette vie de Jésus écrite pieusement par ce fils de l’Orient me rappela le livre fameux qui venait de paraître, et dont le titre était tout à fait identique. Le jeune néophyte, enfant d’une contrée encore païenne, se présentait en Europe avec un livre inspiré par la foi la plus pure, et toutes les librairies allaient lui être fermées ; tandis que l’ouvrage où les attaques étaient dirigées contre le fondateur de notre religion se voyait presque disputé par tous les éditeurs.

Après une heure de charmantes causeries sur l’Orient, sur la littérature hindoue, sur les ruines du Cambodje et sur les graves affaires de Cochinchine, je voulus prendre congé du jeune interprète.

— Attendez, me dit-il, je désire que mon frère vous soit présenté.

Et il frappa familièrement l’épaule d’un gros garçon d’environ vingt-deux ans, étendu sur un canapé, et qui se mit sur ses deux pieds avec une lenteur tout à fait orientale. Le frère de Pétrus avait un embonpoint qui confinait l’obésité ; ses prunelles sombres nageaient dans une choroïde jaunâtre et ne révélaient que l’indolence. Ses joues et son front étaient fortement marqués de la petite vérole. Une sorte de jus rougeâtre dû au bétel perlait sur ses lèvres, et, lorsqu’il répondit au compliment que j’eus la politesse de lui adresser, je vis les plus affreuses dents que j’aie jamais aperçues ; elles étaient toutes déchaussées et noires comme de l’encre.

Je serrai la main de l’ami Pétrus, qui m’accompagna jusqu’en bas, et me demanda, en chemin, comment je trouvais son frère.

— Ma foi, lui dis-je, assez embarrassé de cette question, je vous avouerai que je ne l’ai qu’imparfaitement remarqué ; je ne puis guère formuler mon jugement.

— C’est qu’il est très-beau, mon frère, reprit-il avec une légère nuance de fierté.

Je ne m’attendais guère à pareille révélation.

— Oui, continua l’interprète, c’est un homme très-recherché, très-aimé ; il n’a que trop de succès auprès de l’autre sexe ; je crains beaucoup pour lui les dangers de Paris.

J’eus grand’peine à garder mon sang-froid. Cet affreux Cochinchinois un Céladon ! Cet homme à gros ventre un Adonis ! toutes les lois de la beauté me paraissaient détruites.

Deux ou trois jours après, je revis Pétrus ; il me visita chez moi ; nous passâmes plusieurs heures ensemble. Sa conversation était toujours la même : sympathique, élégante, facile, mais il y avait dans sa physionomie une impression de tristesse qu’il ne parvenait pas à dissiper.

— Vous vous en apercevez peut-être, me dit-il tout d’un coup, je suis très-préoccupé ; ce que j’avais prévu arrive.

— Hé ! quoi donc, cher lettré ?

— Eh bien ! mon frère s’est mis à la fenêtre ; une fort jolie demoiselle qui demeure en face l’a remarqué, et je la crois très-fortement éprise de lui.

— Vous croyez ?

— J’en ai la certitude, reprit le candide Annamite ; elle lui a écrit ce matin ; mais, comme mon frère ne connaît pas le français, j’ai lu la lettre et j’y ai répondu.

— Et que lui avez-vous dit ?

— Je lui ai donné quelques conseils, répliqua l’excellent Pétrus.

— Et vous avez conservé le brouillon de votre missive.

— Oui, je l’ai même sur moi.

— Je serais bien aise que vous voulussiez m’en faire la lecture.

— Volontiers, me répondit Pétrus avec un sang-froid imperturbable.

Il sortit d’un petit portefeuille une lettre pliée en quatre et lut une épître à peu près conçue en ces termes :

« Mademoiselle,

« Il ne faut pas céder au premier mouvement du cœur ; vous êtes jolie, vous avez une belle âme, vous pouvez faire le bonheur d’un mari et d’une famille. La religion nous enseigne à modérer nos feux trop ardents. Les apôtres ont dit que le Paradis était seulement réservé à ceux qui savaient combattre leurs passions. Soyez donc assez forte pour maîtriser ce commencement d’amour. Du reste, mon frère n’a plus à donner sa foi, il est marié ; — dans quelques jours nous reprendrons ensemble le chemin de notre patrie. Vous l’oublierez, mademoiselle, et vous n’aurez pas à vous reprocher d’avoir troublé le calme d’une famille. Si le jeune homme que vous aimez n’était pas arrêté par les liens d’une union chrétienne, je vous aurais peut-être demandé de prendre auprès de lui le titre d’épouse, et vous nous auriez accompagnés dans nos régions lointaines ; mais il faut absolument que vous apaisiez les tourments de votre âme.

« Votre respectueux serviteur,
« Pétrus. »

Que dites-vous de l’admirable naïveté du bon interprète ? Elle me parut alors si singulière que je ne pus retenir un franc rire dont vous saisissez infiniment mieux le sens que mon candide compagnon. Je lui expliquai que la belle soupirante n’était qu’une fille de joie, et que sa grande honnêteté (à lui Pétrus) lui avait fait commettre une méprise dont on avait dû beaucoup s’amuser. Eh bien ! malgré l’assurance avec laquelle je parlais, je ne parvins pas à ébranler sa noble confiance ; il s’en alla, persuadé que les seuls charmes de son frère avaient enflammé une demoiselle de très-bon ton et de conduite parfaitement régulière[1]

II

À quelques jours de là, bras dessus, bras dessous, nous parcourions les boulevards et les grandes voies de Paris ; entrant ici dans un édifice religieux, là dans un palais ; plus loin dans une manufacture, plus loin encore dans un café ou dans un concert.

Ce qu’il voyait lui inspirait en général peu de paroles, mais on s’apercevait aux feux de son regard qu’il était loin d’être insensible aux merveilles de l’industrie et aux prodiges du génie européen.

À la Bibliothèque impériale, il examina avec le plus vif intérêt les collections d’ouvrages qui lui rappelaient l’Orient ; ses questions étaient fort judicieuses, et ses répliques témoignaient un profond savoir. Il feuilletait les manuscrits et les in-folio avec cette ineffable satisfaction du bibliophile, satisfaction qu’il faut avoir soi-même pour bien la comprendre chez les autres. Un linguiste très-versé dans l’histoire du bouddhisme s’entretint quelques minutes avec lui, et nous, assistants, nous demeurâmes convaincus que le jeune interprète de l’Annam aurait pu donner de précieuses leçons au vieux maître.

Voulez-vous une preuve éclatante de l’érudition de l’ami Pétrus, écoutez l’anecdote suivante :

Mandé par un de nos ministres, notre Annamite est interrogé sur ses connaissances ; il répond simplement que son érudition se borne à une dizaine de langues.

— Vous avez appris dix langues ! vous connaissez dix langues ! reprend avec étonnement l’homme d’État.

— Oui, répond Pétrus, mais je ne les parle pas toutes.

— Je n’ai pas de peine à le croire ; mais vous en parlez plusieurs ?

— Oui, entre autres le latin.

— Et vous pourriez causer en latin aussi facilement que dans votre propre idiome.

— Ma foi, oui, aussi aisément.

— Eh bien ! reprend le ministre en pressant le ressort d’un timbre, je vais immédiatement vous mettre en relation avec un latiniste de premier ordre ; il sort à la minute de mon cabinet, je le fais rappeler, vous allez converser ensemble.

Quelques instants après, un homme d’une cinquantaine d’années, à la physionomie très-froide, porteur d’un ruban rouge et d’une cravate blanche, entre dans la chambre ; il s’incline devant le dispensateur des places et des dignités et se met aux ordres de Son Excellence.

— Mon cher monsieur, lui dit le ministre, vous êtes le plus fort latiniste que la France possède ; ce n’est pas là un compliment, c’est une vérité. Vous savez disserter dans la langue de Cicéron mieux que la plupart dans leur langue maternelle ; je vous présente un jeune interprète annamite qui prétend s’énoncer en latin sans aucun embarras ; je ne connais pas de juge meilleur que vous ; à l’œuvre donc, causez.

Le docte professeur préluda par une phrase que n’aurait pas désavoué, l’auteur des Verrines lui-même. La période s’arrondissait mollement, harmonieusement ; les mots se mariaient entre eux et caressaient délicieusement l’oreille.

Pétrus répondit par une phrase nette, claire, d’une élégance douteuse peut-être, mais pourtant d’excellent aloi. On lui avait demandé si la France (Gallia) sanctuaire de la littérature, n’était pas le pays de son esprit et par conséquent sa véritable patrie ; il repartit que l’homme avait deux patries, celle de l’esprit et celle du cœur ; qu’on chérissait bien l’une, mais qu’on adorait l’autre, et qu’à tout prendre, il s’apercevait bien à son âme qu’il était né dans les parages de l’extrême Orient ; que sa véritable patrie était là.

Le savant français reprit en sous-œuvre la même idée ; il la développa, mais avec une certaine gêne ; il se jeta brusquement ensuite dans un autre sujet et trébucha à la fin d’une phrase ; les expressions lui manquaient ; il était visible que la traduction du français en latin ne se faisait dans son esprit que très-péniblement ; il attendait parfois plusieurs secondes avant de terminer ses périodes et semblait louvoyer pour ne pas faire naufrage.

L’interprète annamite parlait au contraire avec plus de laisser-aller que jamais ; il semblait, de minute en minute, acquérir de nouvelles forces. La voie qu’il suivait était diamétralement opposée à celle de son interlocuteur : ses expressions devenaient précises, lumineuses, tandis que son antagoniste se perdait dans une phraséologie vague et indécise. Il arriva même un moment où, se voyant à bout de ressources, le célèbre linguiste d’Occident répondit tout simplement en français à une interrogation latine de Pétrus ; le jeune Annamite répliqua en latin, on lui répondit encore en français.

Se tournant alors vers le ministre qui avait assisté à ce curieux tournoi :

— Ce jeune interprète, dit-il, se sert parfois de locutions peu choisies, mais sait en somme assez bien le latin.

— Oui, reprit malignement le ministre, il me semble même mieux le connaître que beaucoup de linguistes de France.

III

Je reviens à nos entretiens. — Un jour, en passant devant un restaurant du Palais-Royal, nous vîmes sortir d’une voiture de gala une jeune mariée qui, du marchepied de sa calèche à chevaux blancs, s’élança dans un escalier et disparut.

— Qu’est-ce ? nous dit l’interprète, dont les yeux avaient été quelque peu éblouis de cette apparition. Qu’est-ce ? Une femme de plaisir ?

— Non pas ! lui répondit un de nos amis, c’est une jeune fille, sans doute fort honnête, qui vient d’acheter un mari.

Pétrus ne comprit pas que la réponse n’était au fond qu’une boutade, et il repartit sur un ton sérieux :

— Si, en France, les hommes se vendent, c’est précisément le contraire en Cochinchine ; nous achetons toujours nos femmes.

— Quoi ! m’écriai-je, en seriez-vous encore à ce point de barbarie ?

— Oui, reprit l’interprète avec sa candeur habituelle, nous offrons au père de la femme qui nous plaît une somme d’argent en échange du bonheur qu’il nous cède. C’est logique ! Des deux méthodes, — de la vôtre, qui consiste à n’accepter une femme qu’à la condition d’une dot, et de la nôtre, qui exige de la part du mari une sorte de payement, ma foi, je préfère la seconde. En prenant une demoiselle fort opulente, vous, homme pauvre, vous devenez esclave par ce seul fait. La fortune n’est pas à vous, la puissance non plus ; car les deux marchent toujours de pair. Nos mariages sont au fond plus réguliers que les vôtres : ils ressemblent au commerce ordinaire, c’est juste ; mais ils n’altèrent pas notre suprématie, ils ne compromettent pas notre autorité.

Je ne savais trop que répondre à la logique presque éloquente de l’ami Pétrus. Craignant de défendre une cause au moins douteuse, je changeai le tour de la conversation et lui demandai en riant combien pouvait valoir une femme sur le sol de l’Annam.

— Les prix varient, répondit-il ingénument.

— Je le pensais.

— Une belle femme peut valoir 100 000 sapèques.

— Et la sapèque a probablement la valeur d’un franc ?

— Oh non ! il en faut environ six cents pour faire un franc.

— Une belle Annamite aurait donc cours au prix d’environ trois cents francs ?

— Oui, c’est à peu près le taux ordinaire, mais il y en a de bien meilleur marché. Ainsi, plusieurs de nos compatriotes qui nous accompagnent sont mariés et n’ont évidemment pas déboursé une somme aussi forte. Les coulis acquièrent une femme moyennant une douzaine de francs ; mais, vous et moi, nous ne voudrions pas de pareilles compagnes.

— Je le comprends, mais encore ces femmes ont-elles de bonnes mœurs ?

— En général. Ceci dépend de la surveillance.

— Mais, objecta-t-on, l’argent a partout une valeur conventionnelle, et les douze francs de vos Annamites sont peut-être tout aussi pesants en Cochinchine que douze cents francs en Europe.

— Je serais tenté de ne pas le supposer, répondit ingénieusement Pétrus, car un de vos amiraux faisait travailler nos concitoyens à raison de trois francs par jour. Naturellement, on n’a pas dû établir cette base de prix sans y réfléchir mûrement.

— Ainsi, ajoutai-je, un Cochinchinois quelque peu laborieux pendant quatre jours pouvait, au cinquième, prendre femme ?

— C’est la vérité ; ceci s’est vu souvent, me répondit Pétrus, mais plus souvent encore l’ouvrier se grisait avec de l’eau-de-vie ou achetait des armes.

IV

J’ai rarement vu d’homme plus impartial dans une position cependant plus difficile. Son éducation européenne et sa confraternité avec des Français donnaient à mon ami Pétrus la mesure de la prétendue civilisation de l’Annam ; mais son cœur pouvait-il répudier sa patrie ? Non. — Il louvoyait avec prudence entre ces deux écueils : déprécier l’Europe ou son pays ; — il admirait l’une et aimait l’autre : c’était la meilleure voie qu’il pût suivre.

Son esprit, bien que très-indulgent, se plaisait assez volontiers aux critiques anodines ; il n’égratignait pas, il chatouillait seulement, car sa bonté l’entraînait même parfois à oublier ses intérêts les plus chers.

Je me souviens qu’il s’amusait beaucoup de la crédulité de ses compatriotes, qui avaient pris au sérieux les mille trucs de la grande féerie de Peau-d’Âne et qui en étaient sortis persuadés que des sorciers planaient au-dessus de la salle de la Gaîté. Il me raconta également avec le sourire sur les lèvres la terreur que M. Robin, le prestidigitateur, avait su leur inspirer ; voici l’anecdote :

On était alors au beau temps des fantômes, des spectres, des apparitions impalpables ; M. Robin s’en était constitué le grand prêtre. L’ambassade presque entière se rend un soir dans sa petite salle du boulevard du Temple ; les Annamites subissent assez bravement les premières opérations magiques, mais sont pris d’un vif sentiment d’inquiétude à la vue de ces spectres vivants qu’un souffle fait évanouir ; cette inquiétude se change en stupeur quand ils distinguent sur la scène le fantôme d’un de leurs compagnons. Vous jugez de leur angoisse ! Ils cherchent autour d’eux leur frère ; il n’y est plus ; ce n’est donc pas une illusion ; — ils croient à un guet-apens et sont sur le point de s’élancer dans la rue ; ils hésitent pourtant comme foudroyés par ce coup imprévu. Deux minutes après, — minutes longues d’un siècle, — ils entendent un bruit de pas derrière eux ; la porte de leur loge s’ouvre bruyamment ; — plus de doute, on se prépare à les assassiner ; ils se lèvent, pressent instinctivement la poignée de leurs armes, lorsqu’ils voient entrer, avec la physionomie souriante, leur compatriote qu’ils supposaient à jamais perdu.

Eh bien ! Pétrus, homme crédule s’il en fut, puisqu’il croyait à la vertu de certaine demoiselle dont nous avons parlé plus haut, Pétrus nous contait ce petit épisode en véritable esprit fort ; il nous jura n’avoir pas eu une seule minute de crainte.

D’après ses conversations, je pouvais, pour ainsi dire, soupçonner les impressions que ressentaient les Annamites, car leur physionomie, en général, ne révélait rien ; on sait que les Orientaux sont d’une impassibilité à toute épreuve. Pourtant, à leur arrivée en France, l’accueil qu’on leur fit ne laissa pas de troubler leur apparente quiétude. Voici ce qui s’était passé à ce sujet :

Lorsqu’ils entraient dans le port de Toulon, on fit partir à peu près en même temps une douzaine de batteries, afin de leur rendre des honneurs dignes d’eux ; — le premier ambassadeur ne put conserver son sang-froid ; c’était une réception splendide, princière, mais infernale, qui pouvait se changer en fête de mort. En entendant cette fête de la poudre, sa physionomie devint singulièrement rêveuse. Quant aux coulis, ils se blottissaient dans des coins du navire comme des chiens par un temps d’orage.

Lorsque Pétrus partit pour l’Espagne, où il s’embarqua pour Alexandrie, il me fit une promesse qui cadrait parfaitement avec mes désirs, — il me promit d’interroger ses compagnons sur leurs impressions et de m’envoyer, pour ainsi dire, le résumé du grand journal de l’ambassade.

Ce résumé précieux, je l’ai entre les mains ; le style en est simple, peu fleuri, peu imagé, bien qu’oriental. Je vais, du reste, vous le communiquer.

« Excepté Paris et Madrid, dit Pétrus dans son mémoire, les Annamites n’ont voulu aller nulle part ; ils ont simplement rendu des visites de politesse aux autorités locales et n’ont jamais accepté les invitations de qui que ce soit. Aussi ont-ils négligé l’étude des pays où ils sont passés. Quant à moi, continue-t-il, je n’ai jamais laissé échapper les occasions de voir et de connaître, autant qu’il était possible, les contrées que nous avons touchées pour n’importe quel motif.

« D’après les communications recueillies soit par mes conversations avec eux, soit par la lecture de leurs journaux de voyage, je vous présente le résumé de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils admirent et de ce qu’ils veulent introduire dans leur pays pour le bien des habitants.

« Ensuite je vous désignerai les obstacles qui pourront arrêter ou retarder le progrès de la civilisation que le royaume d’Annam désire dès à présent implanter avec plus de sincérité que jamais. »

Je n’ai rien changé à ces phrases qui, sans être élégantes, sont très-convenablement exprimées ; — je continue à reproduire textuellement le curieux mémoire du jeune interprète :

« Mes compagnons sont tous convaincus que l’Europe est déjà très-avancée en civilisation ; ils comprennent votre supériorité dans l’art du confortable et savent que vous êtes infiniment au-dessus d’eux dans les sciences et dans l’industrie. Ils ont vu comment les affaires politiques se traitent chez vous, comment les affaires administratives s’y font. Ils ont connu et apprécié les mesures que prennent les gouvernements pour le bien public. Le même principe existe chez eux, mais, il faut l’avouer, il a été souvent mal appliqué, mal exécuté. Ils ont compris l’égalité, la fraternité, la liberté, base à trois pieds de la vie sociale ; — ils ont observé de quelle importance était pour vous la puissance des armes et une milice nombreuse, dont l’entretien, quoique n’étant pas toujours indispensable, peut être très-nécessaire dans certains moments et produit toujours bon effet pour la gloire d’une nation. Ils sont aujourd’hui, grâce à vous, persuadés des avantages immenses de l’agriculture, vie pour ainsi dire du peuple.

« Examinant sainement ce que leurs yeux leur ont montré en France et se reportant par la pensée dans leur propre patrie, — ils trouvent, malgré leur amour-propre national, qu’il y a une grande différence entre l’extrême Occident et l’extrême Orient ; ils ne peuvent qu’avouer que leur pays est stationnaire dans sa première étape de développement, et que, comparé à l’Europe, il est encore bien en retard ; ils espèrent pourtant qu’une concurrence s’établissant, ils parviendront un jour à être au niveau des nations les plus civilisées.

« Les travaux publics, les constructions élevées, belles et solides, les routes partout bien entretenues, les chemins de fer si commodes pour la circulation, l’organisation administrative, les établissements destinés à l’enseignement du peuple, les collèges ouverts à la jeunesse, les institutions pieuses, voilà ce qui a surtout frappé de surprise et d’admiration les Annamites, qui n’avaient auparavant jamais rien vu de pareil. Après de mûres réflexions, ils louent les coutumes, les habitudes, les mœurs des Européens. La propreté et la beauté des habitations leur plaît également beaucoup.

« Quant à quelques usages contraires aux leurs, les Annamites ne sauraient naturellement les trouver de leur goût ; cependant, comme ils réfléchissent que les Européens peuvent avoir la même répulsion pour leurs habitudes, ils se gardent bien de les dénigrer.

« Des trois ambassadeurs, le premier est celui dont l’intelligence s’élève le plus haut ; son jugement est droit ; il estime toute chose à sa juste valeur. Il m’a souvent manifesté son vif désir de faire le bien et de travailler autant qu’il le pourrait au perfectionnement du peuple annamite. Malgré cela, lorsqu’il vient à regarder ses cheveux blancs, il soupire comme s’il souhaitait de consacrer le reste de ses jours aux occupations paisibles d’une agréable retraite. Je l’ai fortement engagé à n’en rien faire, et j’ai l’espoir que, cédant à mes sollicitations, il accomplira ce qu’il a si bien commencé.

« Stimulé par l’amour de son pays et jaloux d’utiliser les connaissances acquises par son voyage en Europe, il a l’intention d’introduire en Cochinchine ce qui lui a paru devoir être favorable à la civilisation. Il m’a fréquemment demandé quel était, suivant mon opinion personnelle, le meilleur moyen de triompher des préjugés et de faire comprendre au peuple les avantages de l’agriculture et de l’activité industrielle. Le plus efficace à mon avis, c’est de le faire sortir de son apathie, c’est de l’habituer au travail ; après, on appliquera son intelligence à telle ou telle faculté ; je suis convaincu qu’en toutes choses le début est ce qu’il y a de plus difficile.

« Les ambassadeurs se sont consultés sur la construction de grands édifices ; ils ignorent s’ils pourront jamais avoir des monuments aussi hauts que ceux d’Europe ; — ils font des études pour savoir où la terre présentera une solidité suffisante pour supporter le poids de lourds bâtiments ; ils désignent déjà sur la carte les positions les plus favorables pour créer de grands centres de population ; — ils se demandent comment on pourra exploiter les terrains abandonnés et incultes ; comment ils parviendront à posséder une flotte ; quels moyens il faudrait employer pour rendre le pays plus sain, etc.

« Ils ont compris qu’en Europe la cause principale de l’avancement, c’est la nécessité ; chacun, en effet, est dans l’obligation de gagner de l’argent. Votre brillante fortune intellectuelle pourrait bien moins tenir aux dispositions heureuses de votre esprit qu’au petit nombre de ressources dont vous disposez. Dans l’Annam, le sol est excessivement riche ; l’esprit, n’étant pas en butte à la nécessité du travail, demeure dans l’inaction. Nous serions évidemment plus riches au point de vue intellectuel si nous étions sur une terre moins opulente.

« Il ne s’agit pas pour les chefs de vouloir transformer l’Annam pour y parvenir ; il y a à lutter contre la force d’inertie ; non-seulement l’opinion de quelques esprits est peu de chose, comparée à celle d’un peuple entier, et risque fort de n’être pas écoutée ; mais combien de superstitions à abolir, combien de coutumes à réformer, combien de préjugés à abattre, combien d’amours-propres à blesser dans cette refonte générale !

« Et le chapitre des dépenses ! — Je le passe et j’arrive à d’autres considérations. Rien de plus tenace que nos fonctionnaires dans leurs principes. D’ailleurs ils ne verront, ils n’entendront jamais les ambassadeurs. Comment parviendront-ils à se pénétrer de leurs idées ; — mais supposez même que ces grands Thomas (sic) comprennent intérieurement les avantages de la civilisation européenne, ils feront tellement examiner, scruter, peser les institutions que l’on voudrait introduire, qu’il sera bien difficile qu’elles commencent même à prendre racine.

« Ils ne songent pas au bien du peuple, ils ne pensent qu’à plaire à leur souverain : voilà la vérité ; ils l’endorment au murmure de leurs flatteries.

« Ce fait que je viens de signaler est une des causes de la plupart des maux des Annamites ; — les gouverneurs ne parlent au souverain que des événements heureux ; ils ne l’entretiennent que de ce qui peut le charmer ; — aussi, malgré les prescriptions de la loi, cachent-ils les calamités et évitent-ils d’ébruiter les défaites, les famines, les mauvaises récoltes et jusqu’aux épidémies. — Rien ne transpire de tout cela dans les rapports annuels que le souverain exige d’eux pour se mettre au courant des affaires de l’État ; — les gouverneurs annamites sont craintifs, soupçonneux, observateurs serviles de traditions déplorables ; aussi filtrent-ils souvent des mouches et font-ils avaler des éléphants entiers (sic).

« Comment, maintenant, parviendra-t-on à répandre les éléments des connaissances avec cette écriture idéographique composée d’une infinité de signes très-difficiles ? Je ne nie pas qu’on ne puisse se livrer aux sciences avec ces caractères. Mais que d’inconvénients ! que de difficultés ! Pour arriver à pouvoir lire et comprendre bien ce que les caractères expriment, il faudrait qu’un homme y consacrât au moins toute sa jeunesse ; il ne lui resterait jamais assez de temps pour se livrer aux travaux scientifiques. Si vous pouviez comprendre aussi bien que moi les coutumes et les habitudes de mon pays, je n’aurais pas besoin d’insister autant sur les obstacles que rencontreront les moindres tendances d’innovation.

« Mes compatriotes forment un peuple très-docile, très-imitateur, mais complètement inerte ; je vois là surtout la faute du gouvernement, qui ne s’est pas occupé de l’animer, de le réveiller ; j’ose espérer que dès aujourd’hui il ne demeurera plus dans cette nuit d’inactivité et marchera comme l’ancien monde occidental dans la voie du progrès. »

Le savant interprète termine sa lettre par plusieurs phrases de philosophie transcendante de tournure fort mystérieuse. — Je crois être parvenu à en saisir le sens, comme l’archéologue déchiffre sur une pierre des signes effacés… ; mais cette traduction me paraît si peu certaine que je ne vous en fait pas part. Que d’antiquaires devraient avoir ma prudence !

Pétrus et ses compagnons sont aujourd’hui dans leur patrie. Mais, avant de quitter l’Europe, ils ont voulu visiter l’Espagne et présenter leurs hommages à la reine Isabelle ; on n’ignore pas, d’une part, le rôle important que le gouvernement de Madrid a joué dans les affaires de Cochinchine, et l’on comprend, de l’autre, l’intérêt que l’Annam doit avoir à conserver des relations amicales avec la puissance maîtresse des Philippines. Il y avait donc pour les délégués de l’Annam un utile et gracieux devoir à accomplir dans la Péninsule.

Leur retour en Orient ne s’est pas effectué sans difficulté ; ils se sont crus un moment le jouet de quelque divinité acharnée à les retenir dans les parages de la Méditerranée. Les tempêtes, les ouragans les ont assaillis sur les côtes de France, d’Italie et de Grèce ; leur bâtiment ne pouvait sortir des ports de refuge sans être subitement en butte à de terribles bourrasques. Après de véritables angoisses, les ambassadeurs ont fait leur entrée à Alexandrie. Depuis cette époque, le ciel leur a été plus propice.

  1. J’espère que mon excellent ami me pardonnera cette révélation. Je n’ai pas voulu priver mes lecteurs de ce détail intime de mœurs qui peint l’élévation, la candeur charmante de sa belle âme.