Impressions d’un bourgeois de Paris pendant le siège et la commune, Charles Aubert-Hix/01

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Impressions d’un bourgeois de Paris pendant le siège et la commune, Charles Aubert-Hix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 529-555).
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IMPRESSIONS
D’UN
BOURGEOIS DE PARIS
PENDANT LE SIÈGE ET LA COMMUNE

CHARLES AUBERT-HIX

Lorsque mon vieux camarade Paul Bourget me mit en mains un petit portefeuille de figure surannée, qui contenait cinquante lettres de notre ancien maître, M. Charles Aubert, datant du Siège de Paris et de la Commune, et lorsque je les eus lues, il me sembla que ce vivant et sincère témoignage ne devait pas rester inconnu. Ce sont les impressions directes d’un bon Français, plein de bravoure et de simplicité, avec un esprit vif et délié, et un cœur sensible. Elles sont notées au jour le jour, sans façon, sans autre souci que d’informer, au loin, des êtres chers, mais notées par une plume de bon écrivain.

Elles m’ont ému comme elles avaient ému mon ami. Je ne pense pas que personne les lise sans émotion, tant est communicative la chaleur toujours montante de leur vaillante action, la tristesse finale de leur chute, devant les plus horribles désastres. Mais, avec cette émotion, elles apportent un singulier réconfort à ceux qui vivent les longues et lentes heures de la guerre d’aujourd’hui. Nos pères ont su garder leur fermeté d’âme malgré tout, alors qu’après deux mois les forces du f)ays étaient brisées, ses armées captives, ses moyens de défense improvisés ; ils ne la perdirent que dans les convulsions sans cesse renouvelées de la guerre civile.

Nous les admirerons. Nous les plaindrons ; et, dès lors, nous n’aurons plus le courage de nous plaindre. Nous nous comparerons à eux, sûrs de trouver dans cette comparaison de robustes raisons de confiance. Il me semble que nous avons ici, outre des récits palpitans, de belles leçons d’histoire nationale.


I

C’est à Paris en juillet 1870. M. Charles Aubert, ou, comme on dit habituellement, M. Aubert-Hix[1], attend les vacances avec quelque impatience. La fin de l’année scolaire est laborieuse, comme toujours, dans cette rhétorique du lycée Louis-le-Grand où il tient sous son impérieuse, et quelque peu capricieuse autorité, une de ces énormes classes de quatre-vingts élèves, comme on en voyait alors, — la fleur de la jeunesse scolaire de Paris, la pépinière de l’Ecole normale et du Concours général[2]. Professeurs et élèves se préparent au repos bien gagné. Il ne reste plus à passer que quelques classes, quelques journées de concours, puis la corvée des distributions de prix. L’été est chaud, sec, fatigant, avec vent, poussière, une sorte de sirocco.

Aubert est seul à Paris. Sa famille, fille, gendre, petits-enfans, l’a devancé aux Sables-d’Olonne. Il s’inquiète de savoir s’ils n’ont pas eu trop chaud en route ; il ne pense qu’à les rejoindre : quel plaisir il se promet « de ce coin pacifique, où on vit à son aise, entre soi, et tranquillement ! » — En attendant, il finit sa besogne. Ces derniers jours ne sont pas sans importance : les succès de l’année vont se décider. On a déjà composé en version grecque, et puis en discours latin (le jeudi 14). « Le sujet était banal : Metellus demandant au Sénat romain de respecter la vie de Jugurtha vaincu. Un pareil discours n’aurait jamais été prononcé, ni au Sénat, ni par Metellus, ni à propos de Jugurtha. Enfin !… on ne s’avise pas de tout. » — Ainsi sourit M. Aubert. Le concours du 19 juillet excite fort son attente. C’est le discours français ! « J’ai de bons élèves, capables de réussir, » dit le maître ; — et il désire le succès[3].

Mais il y a bien autre chose en l’air : u Nos élèves sont un peu animés. Ces bruits de guerre les émoustillent. Il faudra, non pas les laisser faire, mais leur rendre un peu la main, et tenir compte des circonstances. » Cependant, « hier au Concours général, tout s’est bien passé pour le Prix d’honneur. On a, par tradition, sonné les heures, c’est-à-dire poussé autant de hon ! hon ! qu’il y a de coups de timbre. A cela près, bonne journée. »

C’est encore la vie paisible. Quant à Aubert, je le vois d’ici, arpentant les vieilles cours aux murs noirs du vieux lycée, qu’égaie la verdure assez sincère de quelques platanes. Il va d’un pas rapide et nerveux ; il laisse flotter au vent les plis de sa toge, que bombe par devant un agréable embonpoint, et dont il rejette les largos manches d’un geste noble ; la toque sur la tête est plantée crânement, et un peu de travers. Ainsi pénètre dans sa classe, au fond de la première cour à gauche, notre maître.

C’était, je le déclare, un maître extraordinaire et comme on en a peu vu. Je connais plusieurs de ses anciens élèves : après un demi-siècle, ou peu s’en faut, aucun ne l’a oublié[4].

Dans son enseignement, c’était un classique résolu et pur ; il ne tolérait à ses élèves que bien peu de fantaisies en dehors des siècles sacrés, Périclès, Auguste et Louis XIV. Lui-même, peut-être, se donnait personnellement un peu plus de liberté. Nous savions bien au collège son antipathie pour les romantiques, pour Hugo par exemple, et bien plus encore pour Baudelaire, qu’il avait eu pour camarade de collège (en même temps qu’Octave Feuillet).

« Je l’ai bien connu, votre Baudelaire ! — dit-il, certain jour où il venait de confisquer en classe un exemplaire des Fleurs du mal. — Je l’ai eu pour camarade. Voulez-vous savoir quel cas faisait de lui Rinn, notre maître ? Or donc, la version du jour était ce texte fameux de Pline le jeune : Magnum proventum poetarum hic annus attulit.

— Lisez votre devoir, Baudelaire, dit M. Rinn.

— « L’année a donné une grande provende de poètes… »

— Vous dites ?

— « Une grande provende… » répéta Baudelaire.

— Assez ! clama M. Rinn. A vous, Feuillet !

Et M. Aubert triomphait. Mais en sachant ses aversions, nous ne savions pas tout. Plus tard, quand je n’étais plus son élève, et que j’allais le voir, fumant sa pipe, sur son balcon de la rue Thénard, en vue des arbres du square Cluny, je découvrais, en l’écoutant, bien des choses. Dans sa jeunesse, il avait côtoyé des cénacles de lettres, connu Balzac quelque peu, et beaucoup Musset, qu’il aimait fort. Mais il aimait fort peu George Sand, qu’il se rappelait dans son logis de garçon, rue Racine. Il racontait sur tout ce monde des histoires un peu vives. Il racontait à merveille. Je me disais qu’il aurait dû écrire ses souvenirs. Il n’écrivit ni cela, ni autre chose, malgré maints projets ébauchés. Ses amis le déploraient, et entre autres Saint-Marc Girardin, avec lequel, sauf sur ce point, il s’entendait à merveille. Etait-ce paresse et flânerie ? Je ne sais. Mais plutôt, je pense que son tempérament faisait de lui surtout un orateur. Sa parole a régné sur des générations de jeunes gens. Il faisait une classe oratoire, et il était sans doute de cette race des meilleurs rhéteurs de Rome, dont rien ne nous reste, mais que leurs disciples portaient aux nues. « J’ai le sentiment, me dit un vieux camarade, qu’il travaillait peu pour sa classe, et ne nous apprenait pas grand’chose ; mais il avait une manière à lui, qui nous prenait. » Il était ardent, tumultueux, enthousiaste, ironique. Il avait un beau regard bleu, humide, au milieu d’un visage rose et frais, encadré de cheveux blancs courts, rudes et frisés. La voix était belle, nuancée, d’un timbre chaud ; il la dirigeait avec art.

C’était un lecteur sans pareil ; quand il nous déclamait, passionné, persuasif, tels vers d’Horace ou de Virgile, telle page de Bossuet, « l’inflexion seule de la voix valait un commentaire. » Nos jeunes cerveaux en recevaient une incroyable impression. Nous nous rappelons, chacun, telle pensée, tel mot, avec l’accent qu’il y a donné, et non pas autrement. Il éveillait notre réflexion : « Quand je ne devrais à Aubert que certains momens de joie, je serais un ingrat si je l’oubliais. » Ainsi parle le même camarade.

En revanche, malheur à ceux qui ne le suivaient pas où il voulait les conduire ! Il était terrible. Comme il massacrait nos pauvres devoirs, feignant de ne pas comprendre, discutant, clamant : « Mettez une note ! » Il nous trouvait bien en arrière sur la génération de sa jeunesse, murmurait contre la décadence des études classiques, et l’invasion, déjà, des sports, des langues vivantes et des-arts d’agrément. Nous ne travaillions plus assez dur, et puis nous manquions d’ « idées générales. » Ce mot-là, c’était son tout ; il nous en foudroyait. Quelles formes il prenait d’amusant paradoxe, pour nous inculquer ses principes ! Il faut l’avoir vu foncer, les bras croisés, la lèvre sardonique, l’œil étincelant, sur ses élèves surpris, et, à demi-voix, articuler ces mots : « Mes petits amis, vous n’existez pas ! » Cela voulait dire : « Vous n’avez pas d’idées générales. »

Il les voulait générales, mais il les voulait personnelles. Il n’aimait pas l’honnête « fort en thème, » et lui préférait un élève même un peu insoumis, mais révélant un caractère. Il ne voulait pas que les prix de l’enseignement fussent « des prix de vertu, comme à Nanterre. »

Quelles étaient ses doctrines personnelles, morale haute, civisme antique, amour de l’ordre et de la liberté, foi en Dieu, christianisme solide et large, à la manière de l’ancienne France, on le découvrira en lisant ses lettres[5].


II

Il écrit la première, en classe, pendant que ses élèves composent ; c’est en classe que j’ai voulu, autant qu’il est en moi, le faire apercevoir, avec sa figure, son attitude, son geste, son action, avant de lui donner la parole.

C’est le 15 juillet, alors qu’il ignore encore les événemens qui se sont passés à la Chambre pendant la séance de nuit : « Je comptais vous écrire hier ; mais j’ai fait comme la Chambre ; mon attente a été vaine. A six heures, comme les journaux vous l’auront appris, tout a été remis en question, et c’est aujourd’hui seulement qu’on saura ce qui a été décidé. Vous comprenez l’angoisse générale ! Les déconfitures de Bourse me touchent peu. Ma compassion pour les haussiers et les baissiers va de pair avec celle que m’inspirent les spéculateurs de farine. Mais que de familles inquiètes ! Cette garde mobile, qui semblait n’être qu’un mythe, devient une réalité douloureuse. J’ai des élèves qui partent, d’autres qui sont sur le point de partir. » Le tumulte des rues devient grave ; « hier une bande de vauriens a passé près de chez moi en poussant des hurlemens… J’aime à penser que tout cela finira bien ; mais les Prussiens ne sont pas des ennemis à dédaigner. C’est une armée de citoyens. On les exerce depuis longtemps à ce métier. » Il pense avec horreur à tant de sang « qui va couler peut-être. »

À la fin de la lettre, plus tard, il a ajouté une ligne : « J’apprends à l’instant que la guerre est déclarée. Vous le saurez avant de recevoir ma lettre. »

Trois jours après : « Paris est d’une inquiétude fiévreuse, et ces départs de troupes répandent dans la population une émotion indicible, que vous partagez de loin. J’ai assisté samedi au départ du 62e. Vous ne pouvez imaginer l’enthousiasme public. De la place du Châtelet au chemin de fer, le boulevard était couvert de monde ; des cris, des chants belliqueux, toutes les scènes qu’on ne peut représenter tant elles sont saisissantes. » Parmi ces clameurs, il a le cœur serré. Dans les premiers jours, les bruits qui courent sont plutôt heureux : « On parle, ce matin (18 juillet), du Rhin et de la Moselle franchis. » Mais la lutte sera terrible. On l’espère courte : « Espérons qu’une lutte de quelques semaines suffira à réduire les Prussiens. » Le bon patriote, malgré qu’il en ait, laisse transpirer ses doutes. Mais il y coupe court : « Enfin, enfin ! espérons la victoire. » En finissant sa lettre, pour effacer toute fâcheuse impression, il ramasse les bons symptômes et les nouvelles favorables : « Vous ne pouvez vous imaginer l’entrain des troupes. » L’entrain est égal dans le civil : « Cette fièvre gagne tout le monde. Il y aura aujourd’hui une masse d’enrôlemens. » — « J’arrive de l’Ecole de Droit. Là encore, les mêmes agitations. Le doyen que j’ai rencontré m’a dit qu’on examinait d’office les candidats que la mobile réclame, et ceux qui veulent s’engager. »

Dans sa classe, Aubert a un élève dont le père occupe auprès de Napoléon III une place importante ; il en profite pour se. renseigner : « Ceci en confidence. Mon petit X… dînait hier à Saint-Cloud. Le Prince impérial part ; l’Impératrice paraissait fort triste du départ prochain de son mari et de son fils. L’Empereur était rayonnant. On a reçu à table un télégramme qui annonçait la marche en avant des troupes. Le camp de Châlons a pris le chemin de Strasbourg. »

Le 19 juillet, Aubert surveille le Discours français au Concours général ; les jours suivans, il continue ses fonctions de professeur de lycée. Les graves événemens de la guerre ne le détournent pas de certains soucis de carrière : à son âge, avec sa haute valeur, il aurait pu prévoir quelque avancement ; sa famille l’espérait. Mais il savait, quant à lui, à quoi s’en tenir : « Je ne peux espérer, dit-il, quoi que ce soit de l’administration actuelle. » Il n’était pas impérialiste, tant s’en faut. Je me demande qui l’était au lycée. Point les élèves, en tout cas. Les maîtres pas davantage, ou du moins ils ne le faisaient pas paraître. Aubert ne s’occupait guère alors de politique. Mais il ne cachait pas ses sentimens, ni ses relations sympathiques avec le cercle du Journal des Débats.

Il finit donc son année sans penser à plus, et il s’annonce aux Sables-d’Olonne pour le 9 août. Mais les derniers jours qu’il passe à Paris voient peu à peu le ciel s’assombrir. On se tourmente on ne sait de quoi. Après l’enthousiasme de la première heure, l’esprit public commence à marquer quelque nervosité. De petits faits fâcheux s’accumulent ; la santé est médiocre ; il y a « une petite épidémie de choléra. » La formation des gardes mobiles de la Seine donne lieu à quelques désordres dont on s’efforce d’étouffer le bruit dans les journaux. On se plaint des lenteurs des transports, de la médiocrité des services d’intendance. On gémit de l’imprévoyance des pouvoirs publics. « Ce sont petites misères, impossibles à éviter, et qu’il ne faut pas exagérer. Une bonne nouvelle les balaiera d’un souffle. »

Il arrive des nouvelles plutôt heureuses, mais de peu d’importance, ou, ce qui est pire, trompeuses et venues on ne sait d’où. Et bientôt ce sont les défaites. La Chambre, qui avait clos sa session le 21 juillet, est convoquée d’urgence. À ce seul bruit, on sent vaciller le fragile édifice du pouvoir impérial. Dès ce jour-là, Aubert le voit à terre. Il écrit, le 8 août : « Les esprits sont montés à un point que vous ne pouvez concevoir. Qu’arrivera-t-il de la discussion de demain ? Tout est possible, même la déchéance de l’Empereur, dont on parle ici tout haut, même la République ! Ce serait une lâcheté, en face de l’ennemi, au lendemain d’une défaite ; je ne comprendrais rien de plus honteux. Mais l’illusion du gouvernement a été complète ; l’incapacité semble si évidente, les revers sont si poignans, le ministère a été si maladroit et si faible, que tout est possible. Il faudrait une victoire ; mais quel régime que celui où une victoire est nécessaire !… » Il redoutait la révolution très violente, avec une « poussée de l’Internationale. » Elle fut remise à trois semaines, et la « poussée » à quelques mois. Il pensa donc avoir quelque temps devant lui, et partit pour la mer.


III

Malgré tout, il a quelques bons jours sur la jolie plage en croissant de la gracieuse côte vendéenne. C’était un cœur sensible que cet homme vif, ardent, un peu colérique. Il n’aimait rien tant au monde que sa vie de famille, et surtout il adorait les enfans. En quittant ses élèves à la fin de la dernière classe, il disait : « Et maintenant je vais voir mes petits-enfans ! » Et bonsoir Cicéron, le lycée et les « idées générales. » En ce tragique mois d’août 1870, il débarque de Paris avec tout un assortiment de vêtemens d’enfant, chapeaux, pèlerines, et de petits outils pour jouer au sable.

Là-bas aussi, avec sa jeune famille, il retrouvait des amis d’Angers, et tous ses souvenirs, et toute sa jeunesse. Le caractère angevin est une marque qu’on n’efface pas. Trente ans de Paris ne l’avaient pas fait perdre à Aubert. Une bonhomie toute ronde se faisait jour de temps en temps, avec la gaieté et la plaisanterie assez vive, mais sans méchanceté. Ajoutez une convivialité chaleureuse, à laquelle il s’amusait à donner une allure un peu rabelaisienne. Il vantait la bonne chère d’un ton lyrique, et non parfois sans surprendre les gens. Il ne craignait pas d’ailleurs de les mystifier quelque peu. Un soir, à dîner, au Ministère de l’Instruction publique, où la cuisine alors était renommée, il a pour voisin un jeune homme lettré, qui attendait de lui quelque propos grave ou délicat ; il lui commente le menu, et s’étonne de le trouver si froid sur la matière : « Mais le diner ! dit-il ; mon jeune ami, Balzac me disait : « Le dîner, c’est l’avenir de la journée ! »

C’est dans cette joviale humeur qu’il eût voulu se retrouver aux Sables, et il espérait au moins en ramasser quelque reste en courant sur la plage avec les enfans. Mais le tourment le mord au cœur : « C’est à peine, dit-il, si on s’aperçoit des agaceries de la mer. » Il ne peut plus se supporter loin de Paris : « Il m’est absolument impossible de ne pas rentrer. Les nouvelles sont nulles ou contradictoires… Je ne veux pas être absent s’il y a un devoir à remplir. J’aurais honte de ne pas m’inscrire, comme tous mes amis, sur les contrôles de ceux qui peuvent concourir à la défense de Paris. »

Après une quinzaine à peine, le voilà de retour. Il y est seul, et souffrant cruellement d’une crise de furoncles. Il ne peut résister cependant au désir de voir et d’entendre :

« Hier, pour me distraire un peu, le bras orné d’une énorme poupée en farine de lin, j’ai pris une voiture pour aller un peu voir ; je suis allé jusqu’à la Halle où on empile le blé en sacs et en tonneaux ; je me suis arrêté un instant sur les boulevards, mais la douleur m’a forcé à rentrer, et, grâce à des bains de main et des cataplasmes, je commence à respirer.

« Vous savez tout ce que je sais, car je n’ai encore pu voir personne, sauf Chaudey, l’avocat[6], avec qui j’ai causé un instant. Le siège de Paris semble inévitable ; les Prussiens sont à une petite distance, et, si ce n’est pas une manœuvre de guerre, lundi ou mardi ou mercredi, ils seront en vue de nos murs. Tout le monde ici est fort résolu ; on ne voit aucune agitation ; la garde nationale se réunit tous les matins sous mes fenêtres, et on part deux fois chaque jour pour un exercice de trois heures. Il y a des groupes sur les boulevards ; on se dispute les journaux ; on fait des provisions, en vue d’une hausse des marchandises alimentaires. Je ne sais trop si je dois m’encombrer de cette façon ; c’est peut-être plus prudent.

« Je ne sais encore quel service on me donnera ; je n’ai pu encore me faire inscrire ; avec mon bras, j’aurais l’air d’un blessé pour rire ; je pense que, mercredi ou jeudi, je pourrai faire mon service. Quelques gardes iront dans les forts ; la plus grande partie demeurera sur les remparts ou plutôt derrière les remparts. On voit beaucoup de femmes et d’enfans qu’on expédie en province. Du haut de mon balcon, c’est une procession continuelle de voitures chargées de bagages ; seulement les grandes voitures sont rares ; il faut le plus souvent se contenter des petites voitures jaunes.

« Quant à la chose publique, si nous avons le temps et l’ordre, tout ira bien. Je ne peux pas croire que Paris ne réussisse pas à se protéger. Les Prussiens jouent leur jeu hardiment, mais je crois qu’ils perdront la partie. Leurs armées seront écrasées ; c’est une question de jours et d’heures. Je voudrais la Chambre moins bavarde ; mais le sentiment du danger contiendra les plus emportés.

« Le Ministère traverse avec assez de fermeté ces discussions puériles, où chacun s’agite et cherche à se faire remarquer. Il n’y a plus, selon moi, qu’à obéir, tant que l’ennemi sera sur le territoire ; après, on verra. » (26 août.)

Il voit donc les choses publiques sous un meilleur jour qu’à son départ, et accorde même quelque confiance au ministère Palikao. Dès lors, le moral est bon dans la partie saine de la population de Paris. Et puis Aubert veut soutenir de loin le cœur de ceux qu’il a quittés, et abonde en détails réconfortans :

« Ce matin, j’ai fait mes provisions chez Potin, pour éviter le renchérissement des marchandises, qui prend des proportions de panique. Cependant, tout le monde revient, et je vous assure que malgré le chagrin que j’ai eu de vous quitter, je m’applaudis d’avoir pris ma résolution. Tout le monde est ici ; on s’arme fort tranquillement, sans pour. D’ici à trois jours, quelques travaux des remparts seront finis ; la ville semble dès lors devoir être imprenable ; quant aux forces en hommes, elles sont au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. On ne rencontre que des soldats, sans compter les douaniers, les marins, l’infanterie de marine, les francs-tireurs ; c’est un monde à n’en plus finir.

« Vous aurez vu, par les journaux, qu’on nettoyait Paris. Je puis vous dire de visu que non seulement les repris de justice et les filles ont été expulsés, mais par une mesure générale, tous les Prussiens ou Allemands du Nord, même riches et tranquilles, ont reçu l’ordre de partir immédiatement ; chez les X…, quatre familles ont dû obéir avant onze heures du matin ; on a fermé les caisses, emballé le déjeuner et on est parti. Le général Trochu n’admet aucune hésitation. » (29 août.)

Son bras malade a beau le persécuter encore, il faut qu’il sorte, qu’il coure, qu’il observe. C’est un œil grand ouvert et qui sait regarder. Il n’a pas encore la force d’aller visiter les remparts ni les forts. Il les croit en bon état. On lui dit que les îles de la Seine sont « bourrées de canons, avec 800 coups par pièce ; » il espère que les Prussiens seront « touchés de ces attentions délicates. » On n’a d’ailleurs aucune raison de savoir s’ils assiégeront ou non Paris. En tout cas le siège serait court. Un officier du génie, qu’il rencontre, lui dit : « S’il n’entrent pas en trois jours, ils n’entreront jamais. » C’était alors une opinion universelle ; j’en puis témoigner par moi-même[7]. Personne ne pouvait prévoir l’admirable force de résistance de Paris. L’exilé cependant rassure sa famille sur une interruption possible du chemin de fer, du télégraphe, et donc de la correspondance : « Il faut nous y attendre, » dit-il. Mais si, d’ici quelques jours, le ciel s’éclaircit, il sautera avec joie dans le premier train : « Je m’embarque et je vous arrive. » Les lettres sont pleines de ces incertitudes et de ces espérances que chaque jour varie, pleines aussi de ces petits riens qui sont l’occupation aimable de la vie de famille. Les siens sont revenus en Anjou, et tâchent de lui faire passer quelques victuailles de campagne : ce sont tous ces détails qui donnent la vie au récit.

Il en est de plus poignans. La pensée la plus présente est celle des petits-enfans. Je trouve quelque chose de charmant dans le retour perpétuel des noms, des chers noms enfantins, sous la plume de cet homme énergique et résolu, l’aïeul, qui seul, là-bas, et malade, s’apprête à tenir sa place et à jouer son humble rôle dans le drame qui va commencer.


IV

Car il est malade ; ce feu du sang, que les tourmens du jour ont allumé, lui ôte le sommeil et lui augmente les angoisses. Mais l’approche du danger redouble sa confiance. Il veut croire au mieux, et il va se rassurer près des bons citoyens qui travaillent et veillent, et ne pensent qu’à la patrie :

« Nous sommes ici dans l’attente du grand événement qui doit s’accomplir aujourd’hui ou demain. Peut-être même a-t-il eu lieu hier ; nos armées sont en présence ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que l’armée de Lyon est partie de Paris avant-hier soir pour se trouvera temps sur les derrières des Prussiens. On frémit à la pensée du nombre d’hommes qui vont se rencontrer ; peut-être 800 000 hommes en présence, dans un espace de dix lieues. C’est l’avenir de la France qui va se jouer dans cette redoutable journée.

« Ici tout se prépare en cas de malheur ; tous les travaux des fortifications touchent à leur fin ; nous avons eu les quelques jours de répit que le génie demandait ; la Seine est barrée ; toutes les portes sont fermées par des maçonneries solides, armées, et des meurtrières ; les canons sont en place ; les palissades en pieux forment en avant des portes une sorte d’enceinte avancée. Quant aux troupes, on ne voit que cela.

« J’ai vu hier M. de Talhouët[8] pour une affaire ; il est, vous le savez, du Comité de Défense ; nous avons un peu causé de tout cela… Le maréchal Bazaine a entouré son corps d’armée d’un secret impénétrable. Il a chez lui quinze, vingt sacs de lettres, toute la correspondance de l’armée, tout est retenu par son ordre ; on expédiera quand les inconvéniens n’existeront plus. Il parait en outre que les hommes de guerre du Comité ne se lassent pas d’admirer la conduite de Bazaine ; ses manœuvres sont magnifiques. Selon toute apparence, Mac-Mahon l’a rejoint. Enfin on attend et on espère ; ma lettre vous arrivera peut-être après la grande dépêche. » (31 août.)

Deux jours plus tard, on attend toujours « la grande dépêche. » L’impression favorable s’accentue : « On commence à croire que Paris ne sera pas assiégé. Les déménagemens de la banlieue n’en continuent pas moins ; c’est aux portes un encombrement de toute la journée, et comme on n’entre que par une ouverture étroite et contournée, le passage est fort retardé. » Paris continue à faire d’énormes approvisionnemens ; chacun veut être prêt, quoi qu’il arrive : « A la porte de Potin et des autres, il y a des barrières pour contenir la foule, comme aux théâtres à l’heure des représentations. »

Et la défense se prépare. « Des troupes partout ; le Champ-de-Mars est transformé en camp de troupes ; on loge les soldats partout. Notre collège, que les pompiers avaient occupé, est habité aujourd’hui par mille gardes forestiers à qui nous trempons la soupe, un peu à nos dépens. On attend 100 000 mobiles que les particuliers logeront. »

Il faut vraiment qu’Aubert se soit senti bien rassuré, car sa lettre suivante (7 septembre) nous fait comprendre qu’il n’a pu résister à la tentation, et qu’il est. retourné deux jours à Angers. Il revient, est-il besoin de le dire, chargé de victuailles, fruits, fromages, volailles. Il a respiré : il va mieux. Mais pendant qu’il n’était pas là, le « grande dépêche » est venue, grande et fatale ; les malheurs publics sont entrés dans une phase plus douloureuse ; le siège est devenu presque une nécessité. Paris a fait une révolution. Le bon patriote l’avait prévue d’avance, et d’avance elle l’avait indigné. Elle l’inquiète pour l’avenir. Il prévoit de sombres jours. Il sent le levain de l’émeute dans le peuple des faubourgs.

« Que vous dire de l’état des esprits ? Dans quelle résolution, et avec quelles espérances aborde-t-on cette grande épreuve du siège ? Qu’y a-t-il de possible dans l’état matériel de la défense ? Toute la question se résume en un seul point : tenir trois semaines. Encore faut-il compter qu’un mois ou six semaines seront nécessaires, en attendant qu’une armée se forme, qui puisse tourner autour des assiégeans, couper leurs communications, intercepter leurs convois et laisser au temps le soin de les ruiner. Toujours la même question : y a-t-il des armes ? On ne rencontre dans les rues que gardes nationaux manœuvrant ou allant étudier leur poste de combat ; mais toute une partie de la population reste étrangère à ces préparatifs et murmure des paroles hostiles contre ce qu’on est convenu d’appeler des riches. Le gouvernement, si ce qui existe mérite ce nom, n’inspire qu’une confiance médiocre ; on se sent mal à l’aise derrière ces hommes qui ont préféré saisir le pouvoir par un coup de main, au lieu de rester unis à tous dans un suprême et patriotique effort. Tout ce personnel est misérable. Tant de noms de nécessiteux incapables, qui se décernent toutes les places ! ce spectacle soulève le cœur ; on ne sent pas la patrie, et c’est par un effort de résignation qu’on se range derrière ces gens qu’aucun pouvoir régulier n’autorise.

« Quant aux mesures prises, on s’en tient à la levée en dehors des hommes mariés avec enfans ; il est déjà presque impossible d’armer les autres. On parle de 90 000 fusils achetés en Suède ; on dit que l’Angleterre nous cède aussi des armes ; l’industrie privée s’est mise à l’œuvre ; c’est le temps qui est nécessaire, et, selon toute apparence, c’est le temps qui manquera. » Désormais, Aubert craint de voir les événemens se précipiter. Il est sûr du moins que la lettre qu’il écrit passera, parce qu’il la confie à un ami qui part pour Angers. Il l’accompagne de recommandations, qui peuvent bien être les dernières :

« Faisons notre devoir, mes bien chers enfans, et que Dieu nous garde. J’espère que le danger commun n’atteindra pas votre ville qui m’est si chère ; j’espère que vous surtout, mes bien-aimés, vous échapperez à ces terribles hasards. Je vous embrasse de tout cœur comme je vous aime : les petits, les grands, tous ceux que nous aimons ensemble. A demain, si je peux ; dans le cas où les communications seraient rompues, pensez toujours à moi, comme je penserai toujours à vous. Si quelque malheur m’arrivait, le peu que j’ai d’argent serait caché dans ma bibliothèque blanche, en bas, entre le dernier rayon et le plancher.

« Je vous embrasse encore une fois ; il ne faut pas s’attendrir, il faut s’aimer virilement. A demain si je peux ; à bientôt si Dieu nous aide. » (7 septembre.)

Cependant, la poste fonctionne encore le lendemain et les jours suivans. Aubert ne veut pas rester sur cet adieu un peu solennel. Il retrouve tout son entrain pour railler les « bavardages d’alarmistes. » Et : « Les renseignemens sont bons ; les arméniens se complètent. On se raffermit ! » Il profite du répit que lui laisse l’ennemi pour réconforter son monde. Le père de famille prend le dessus : « Du moment que je vous sais en bonne santé, j’ai le cœur, sinon content, du moins calme. » Il pense aux « chers petits mignons, » à celle qu’il appelait quand elle était toute petite « la petite furie, » à l’autre qui a un petit bobo à l’œil, à l’aîné : il veut qu’on lui achète une belle carabine, afin qu’il ait l’illusion de prendre les armes, comme les prend à Paris, pour de bon, le grand-père. Et il rit des premières privations : plus de lait ! « Je vais prendre du chocolat quoique je ne l’aime guère. »


V

Les divers bruits qui courent, d’intervention diplomatique, de médiation, ne lui semblent pas sérieux. « On parle de paix sans y croire. On prépare la lutte, sans douter qu’elle s’engage d’ici peu de jours. » C’est le moment de l’arrivée en foule des gardes mobiles de province, moment de vie, d’animation, d’agitation pittoresque, que n’a oublié aucun des témoins. « Les costumes sont d’une variété singulière. Quelques compagnies sont très coquettement habillées. Tout le reste a pris la blouse bleue, blanche ou grise. » Pour commencer, on les loge chez l’habitant. C’est une joie générale. Dans la maison de la rue Thénard, il en loge treize : « Le quartier en est plein. » Il n’est pas à plaindre, celui que la chance du billet de logement a mené chez Aubert ! Il arrivait de Meaux et était venu à Paris en se repliant devant les Prussiens. « Depuis dix-huit heures, il n’avait pas mangé. Vous pouvez croire qu’il a dévoré mon bœuf, et visité avec soin le fond d’une bouteille de vin d’Anjou 1 Je le loge, j’ajoute 2 francs à sa solde de 1 fr. 50. On lui fera la soupe le matin pour qu’il n’ait pas l’estomac trop vide. »

Il arrive aussi à Paris des débris des armées vaincues, et ce n’est pas le spectacle le plus consolant : « On rencontre pas mal de soldats qui arrivent de Sedan. Il en passe toute la journée sur les boulevards. » Il y a même des cavaliers : « Pauvres hommes ! Leurs chevaux fourbus font pitié ! »

L’armement inquiète un peu. Mais on y travaille avec rage. Aubert a fait une tournée sur les remparts et dans un fort. Son impression est satisfaisante.

« Tout ici est en mouvement ; les forts sont prêts à une bonne et solide défense. Celui d’Aubervilliers, que j’ai visité hier, a déjà son armement complet. Il est approvisionné de vivres et de munitions pour un temps assez long. J’y suis allé serrer la main d’un de mes élèves qui s’y est enfermé mercredi avec trois compagnies de mobiles ; vous pensez que la garnison ne se borne pas à ces braves garçons ! Tout cela est consolant, quoique la défense ne laisse pas que d’inspirer des inquiétudes. On fabrique à force des cartouches, on distribue des armes, mais un grand nombre ne reçoit que des fusils à piston, en attendant qu’on puisse les échanger contre des fusils à tabatière. Les armuriers n’ont pas une arme à vendre ; il faut attendre qu’on en fabrique. L’Angleterre, dit-on, nous en a vendu ; la Suède aussi, et on en attend d’Amérique. Nous gagnons du temps, on se prépare, on s’exerce, on entoure la place d’engins destructeurs ; tout ce que la science peut mettre en œuvre pour soulever le sol et produire des explosions est employé avec intelligence. J’ai visité hier Bercy et les fortifications, tout est prêt ; on démolit, on brûle autour des remparts pour que le jeu de l’artillerie soit libre. » (10 septembre.)

Deux jours plus tard, il revient d’une nouvelle tournée, plus content encore :

« La défense est prête ; les munitions abondent ; l’esprit général est bon. La garde mobile commence à se discipliner ; leur esprit est assez bon, et il parait qu’ils commencent à pouvoir user de leurs armes. J’ai essayé hier de coucher en joue avec un chassepot ; c’est toute une affaire. L’épaulement et le tir combinés offrent une difficulté réelle que l’habitude seule peut vaincre.

« En sortant d’Aubervilliers, je suis allé à Vincennes et de là à Joinville-le-Pont, pour me faire une idée de ce côté de Paris. Vincennes est bondé de canons ; les forts sont bien armés. Quant à Joinville, dont le pont doit sauter ce soir, toutes les maisons sont déménagées ; à la Tête-Noire, je n’ai pas pu trouver une soupe et une tranche de bœuf. A partir de Joinville jusqu’à Paris, même solitude ; par-ci par-là, on incendie les bois ou les rideaux d’arbres qui gêneraient la défense. On était en train de ramener le matériel ; les habitans avertis montaient en wagon avec leurs pendules, leurs statuettes, ce qu’ils ont ajourné à la dernière heure. J’ai rencontré un petit garçon qui ramenait ses joujoux. Il faut voir la désolation de ces pauvres gens qui vont attendre à Paris l’issue d’une lutte redoutable. »

Le tableau est mélancolique assurément, mais ne respire cependant que la confiance. Ce qui tourmente davantage l’observateur, c’est la sombre et vilaine politique. Certes, il ne regrette pas l’Empire ; il en parle sans tendresse : « Jamais peuple n’a été plus impudemment trompé et volé : des arsenaux vides, des cadres dégarnis, un état-major incapable, quelle leçon pour tous, et comme il faudra en profiter ! » Mais il ne lui semble pas qu’on en profite. Les nouvelles qui lui arrivent de toute la France, et surtout d’Angers, lui montrent la ruée au pouvoir d’un monde de journalistes et de politiciens. Il soupire, — mais, bah ! il est résolu à ne se troubler de rien. On réglera plus tard les comptes de la politique : « Il faut aider les bons, se garer des méchans, gagner du temps ! »

Et puis il faut faire son devoir. Aubert est inscrit au 21e bataillon de la Garde nationale, qui aura à garder les remparts entre Montrouge et la barrière d’Italie. Son service commence le 16 septembre. Il y prend grand plaisir ; il va à l’exercice ; il s’essaie au tir, et c’est bien une autre affaire qu’avec un chassepot ! Notre arme était l’énorme fusil à tabatière, si lourd, si inexact au tir, si rude au recul. Quelles gifles il nous donnait, si nous n’y prenions garde !

Mais la société avait son charme ; c’était une douce familiarité avec tous les voisins, la petite bourgeoisie du quartier. Le capitaine c’est le lithographe d’en face ; le commandant, le marchand de produits chimiques du coin de la rue des Ecoles. Nous avons tous goûté la camaraderie cordiale, le bon esprit des bataillons qu’on appelait bataillons de l’ordre, ceux du centre de Paris ; nous n’y repensons pas sans un petit coup au cœur ; on y trouvait de braves gens, de bons compagnons de peine et d’espoir ; l’allure militaire manquait un peu, mais non la bravoure, la fermeté, l’amour de la patrie. — « On est unis, on est d’accord ; on sent que la concorde parfaite peut seule nous tirer d’affaire ! » La dernière lettre, avant l’interruption complète, est du 16 septembre. La voici : « Rien qu’un mot. L’ennemi est aux portes. Nous sommes heureusement en mesure. A l’heure où vous lirez cette lettre, on se battra entre Charenton et Choisy. Je n’y serai pour rien : la lutte aura lieu en avant des forts. Une lettre demain, si elle peut partir. Surtout ne vous inquiétez pas de mon silence. »


VI

La lettre du lendemain ne partit pas. Les suivantes sont sur papier pelure et ont gagné la province en ballon. Il y en a une de septembre, deux d’octobre, trois de novembre, six de décembre, trois de janvier[9]. Elles étaient reçues à Angers avec une curiosité qui dépassait le cercle de la famille : on se les communiquait dans toute la ville.

La première est du 26 septembre. « Voilà un rude régime, pas de lettres de vous depuis près de quinze jours, et pas moyen de vous écrire que de petits billets que le vent emporte. Quand recevrez-vous ces quelques lignes ? Vous parviendront-elles ? Je n’en saurai rien d’ici au jour du revoir ! » Il aurait pu mettre ces mots en devise sur toutes les suivantes. Mais il a pris son parti, comme tous les braves gens de Paris : « Nous allons fort bien, et nous sommes parfaitement tranquilles et résolus. Décidément Paris est une ville qui saura se défendre. »

Quinze jours plus tard, l’impression reste la même et se confirme : « Nos affaires militaires sont en bonne voie ; l’impossibilité absolue d’entrer dans Paris de vive force est aujourd’hui démontrée aux Prussiens ; aussi paraissent-ils résolus à convertir en blocus le siège qu’ils avaient préparé. Depuis vingt-deux jours qu’ils sont sous nos murs, ils n’ont pas avancé d’un pas. Pour mon compte, j’ai promené ma longue-vue autour des fortifications sans en avoir rencontré un seul. L’armement de Paris comme forts et remparts ne laisse rien à désirer. On travaille sans relâche à fabriquer des canons se chargeant par la culasse et des mitrailleuses. On est même parvenu à organiser des ateliers pour la confection des chassepots ; enfin, tout marche à souhait. Il faut dire que les nouvelles venues de province ont relevé ici les plus abattus. Je ne peux pas croire que le gouvernement nous trompe. On parle d’armées en formation et presque en marche, on parle de levées considérables. Vous devez maintenant avoir entre les mains ce qu’on a pu acheter d’armes à l’étranger. Cet accord unanime de la France pour le salut commun est le gage assuré de la victoire. En attendant, nous tiendrons bon.

« Le grand mal de notre situation, ce sont les rumeurs qui circulent et que l’on accueille sans réflexion ; il y a quinze jours, 100 000 personnes attendaient sur le boulevard Saint-Michel le passage de 40 000 Prussiens qu’on annonçait s’être rendus à Châtillon. Il y a quatre jours, on disait hautement que la province refusait tout concours. L’esprit inquiet va ainsi d’un excès à l’autre. Cependant la solidité commence à s’établir dans les esprits. On se fait à l’idée des dangers et de la mort. Paris se relève ; les femmes surtout sont merveilleuses de résolution et d’énergie. La première lueur d’espérance nous est venue d’un journal de Rouen publié par le Gaulois. Depuis, les renseignemens se multiplient et on ne doute plus du succès. » (10 octobre.)

Aubert a commencé son service sur les remparts ; c’est assez dur ; on couche sur la terre nue, à la belle étoile ; les nuits d’automne sont humides. C’est là pourtant qu’on se sent vivre. Prendre part à la lutte, en être au moins spectateur, tel est le désir de tous les bons Parisiens. C’est le moment où les curieux, pour se distraire, prenaient un billet circulaire sur le chemin de fer de Ceinture, afin de pouvoir à la dérobée s’offrir quelque coup d’œil sur les forts et les lignes ennemies. Du haut de son rempart, le garde national voyait bien plus de choses, après qu’au petit jour il était sorti de son mauvais sommeil, réveillé par les premiers coups de canon et le crépitement matinal de la fusillade aux avant-postes. Il se penchait sur le parapet, tout emmitouflé de châles et de passe-montagnes, et cherchait à deviner la signification des bruits et des formes, détonations, flammes, fumées. C’est ainsi qu’Aubert avait suivi le combat de Châtillon, tristement terminé par cette panique des zouaves, qui se continua jusque dans l’intérieur de la ville ; puis il vit prendre le plateau de Villejuif. Quelques jours plus tard, il comprenait très clairement les phases du combat de Bagneux :

« J’ai assisté hier, de mon rempart où j’étais de garde, au combat de Bagneux ; cette fois on avait pris des précautions sérieuses, un secret absolu et 160 pièces d’artillerie. Le combat a commencé jeudi à neuf heures ; l’artillerie a joué d’abord, et son feu a jeté le désordre parmi les Prussiens qui occupaient le village ; nous suivions avec nos longues-vues le mouvement des troupes, qui sont entrées résolument à travers les rues, sous le feu des Badois qui occupaient les maisons. Le village a été enlevé à la baïonnette et on a ramené une centaine de prisonniers. Bientôt la lutte s’est engagée avec les hauteurs de Châtillon où les Prussiens ont démasqué une batterie installée dans un petit bois ; le feu des ennemis a été promptement éteint ; nos troupes montaient bravement. En somme, bonne journée ; l’ennemi a éprouvé des pertes considérables ; de notre côté 40 morts et 70 blessés. Les Prussiens ont demandé un armistice pour enterrer leurs morts. L’impression est ici très bonne ; nos soldats ont retrouvé l’entrain des anciens jours ; la mobile s’est distinguée comme toujours. » (15 octobre.) Le spectacle du haut des remparts ne suffit pas à Aubert. Il trouve aussi moyen de sortir de Paris et d’aller quelque peu errer aux avant-postes.

« J’ai voulu voir un peu au-delà des fortifications et j’ai demandé un permis de circulation pour me rendre à Courbevoie, au-delà du pont de Neuilly ; de là, j’ai poussé jusqu’au chemin de fer de Saint-Cloud, dernière limite, que les francs-tireurs seuls peuvent dépasser. Je les voyais tirer dans les vignes sur les sentinelles ennemies. J’avais devant moi Bezons occupé par nos grand’gardes ; Colombes à droite, Nanterre à gauche ; c’est seulement au-delà de la Seine que les Prussiens sont en forces ; tout est bien gardé, la ligne, les mobiles, la cavalerie, gardant toutes les issues ; de bonnes batteries sont établies sur le chemin de fer. Du reste le Mont-Valérien domine toute cette plaine, qu’il tient sous son feu meurtrier. J’oubliais : je vous dirai que, pour gagner le pont de Neuilly, j’avais fait un détour par l’avenue de Madrid et le bois de Boulogne ; toute l’avenue de Madrid est crénelée de barricades. Le bois de Boulogne est en bon état de défense, protégé par les canonnières, et surtout par de formidables batteries établies dans le bois, et surtout à Auteuil et à Boulogne ; le château de Saint-Cloud fumait encore ; ce n’est plus qu’un amas de décombres. On entend à chaque instant des coups de fusil que les sentinelles échangent d’une rive à l’autre. Toutes ces maisons de Neuilly vides, ces belles demeures qui entourent le Bois fermées ou crénelées, ce silence précédant la lutte, tout cela serre le cœur. Mais il ne faut pas s’attendrir ; c’est l’heure des grands sacrifices et des résolutions viriles ! Grâce à Dieu, la France surprise et trahie n’a pas succombé dans la première heure ; les Prussiens verront beau jeu. » (16 octobre.)


Voici une autre expédition bien plus aventureuse.

« On m’avait beaucoup parlé des Hautes-Bruyères. J’ai voulu voir par mes yeux où en étaient les travaux. Je suis sorti par la porte d’Italie, et comme un gendarme m’avait barré le route à la hauteur de Bicêtre, je me suis rendu à l’hôpital occupé militairement depuis la guerre, et la bonne chance a voulu que le général de Maudhuy, qui commande la brigade, fût précisément le père d’un de mes élèves. Muni d’un laissez-passer, j’ai franchi les postes qui environnent le fort et, après vingt minutes de marche, j’arrivais aux Hautes-Bruyères ; tirez une ligne du fort de Bicêtre à l’Hay ; au milieu de la distance, sur une hauteur, vous aurez l’emplacement de cette redoute activement achevée et qui canonne à son aise l’Hay, Chevilly et les hauteurs de Choisy ; les pièces de marine qu’on y installait portent jusqu’à Sceaux ; c’est un très bel ouvrage. Les revêtemens en terre offrent peu de prise à l’artillerie ennemie ; les soldats sont installés convenablement dans l’arrière-partie de la redoute où les obus seuls peuvent les atteindre. Du haut des remparts, l’intérêt de ces luttes est ce qu’on peut imaginer de plus saisissant. A deux mille mètres dans la propriété ombragée d’un beau parc, pendant que nous regardions avec des longues-vues, le fort de Montrouge a envoyé au beau milieu d’un groupe deux obus qui ont troublé son repos. La justesse du tir des marins est vraiment surprenante. Ils tombent d’emblée là où ils veulent. »

Un autre jour de ce même mois d’octobre, nous le retrouverons au Nord de Paris.

« Jeudi matin, comme je me préparais à sortir, mon ami Billet, lieutenant de mobile caserne à Saint-Denis, est venu me voir. Je lui ai proposé de le reconduire jusqu’à son cantonnement et, malgré quelques difficultés, je suis arrivé à Saint-Denis. A dix heures, déjeuner avec les officiers ; à midi, départ avec cinq à six officiers pour visiter les derniers avant-postes. Nous avons commencé par Epinay, où des soldats de la ligne se sont mis en tête de descendre la sentinelle prussienne. Le brave Badois tournait autour d’un gros arbre pour échapper aux balles françaises ; nous sommes partis avant qu’on eût réussi.

« D’Epinay, nous avons gagné Villetaneuse où les sentinelles ennemies occupent l’extrémité du village, tandis que les Français occupent l’autre extrémité. Ces messieurs voulaient tirer pour leur compte ; je les ai accompagnés jusqu’à la dernière maison ; nous marchions isolés le long des murs, pour ne pas offrir trop de prise ; arrivés à la dernière maison, nous avons trouvé un incendie ; ils avaient brûlé la maison en l’abandonnant. Vous comprenez bien qu’il m’a fallu coucher à Saint-Denis, d’où je suis revenu le lendemain vendredi. »

Ces excursions hardies renouvelaient en lui la confiance. Il prenait plaisir à la communiquer au loin, à la jeter, comme il disait « sur l’aile du vent. »


VII

Octobre lui avait rendu ses occupations professionnelles. Le 7 octobre, il avait repris ses classes[10]. On avait concentré tous les élèves des lycées de la rive gauche à Louis-le-Grand rebaptisé Descartes (Aubert trouvait ce changement de nom parfaitement ridicule). On admit même quelques internes. Ainsi put être reconstituée une division unique de rhétorique, où le nombre des élèves oscilla entre 46 et 55 ; et les quatre professeurs des deux grandes divisions d’autrefois nous donnaient leurs leçons en alternant deux à deux par quinzaine.

Cela laissait le temps à Aubert de circuler, d’observer et de noter. Mais cela lui rendait des obligations, qui lui étaient chères et qui lui furent bienfaisantes, et aussi le contact quotidien de ses collègues. Surtout, l’amitié la plus cordiale le liait à son proviseur, son ancien camarade d’École, Julien Girard, et l’intimité du Siège resserrait cette amitié. La figure de M. Girard appartient à cette histoire ; il y paraîtra désormais souvent, avec son bel amour du devoir et ses vertus antiques. J’ai de lui un souvenir bien présent. Les enfans ont l’œil ouvert plus qu’on ne pense sur les hommes qui les entourent : ils peuvent être injustes dans leurs antipathies ; mais leurs sympathies ne les trompent guère.

Mon souvenir est charmant. Il y avait dans notre proviseur, à côté de la gravité que comportait sa fonction, une expression aimable, mais rêveuse, presque mélancolique. C’était un homme modeste, désintéressé, peut-être un peu indolent. On ne s’étonne pas d’apprendre que c’était un fils des pays chauds, ne « sous un ciel enchanté, » aux Antilles, dont il aimait, me dit-on, à rappeler les beautés « avec un plaisir attendri. » Presque fameux, dans sa jeunesse pour ses éclatans succès de concours universitaires, il avait restreint ses ambitions à une carrière consciencieuse d’excellent maître d’humanités, à une chère vie de famille. Il avait laissé briller sans envie ses camarades d’école, Vacherot, Geffroy, Martha, et ce Despois, que les écoles adoraient alors pour ses démêlés avec l’Empire et sa traduction de Juvénal.

Aubert est, sur un point, semblable à Girard : ces deux esprits distingués ne devaient laisser aucune œuvre après eux[11]. Mais c’est leur seul trait de ressemblance. Ils différaient en tout : Aubert trouvait Girard bien calme, et lui le trouvait « bien mobile ! » Mais ils s’aimaient sincèrement. Ils se sont prêté l’un à l’autre, jusqu’au bout des malheurs publics, une aide fraternelle, qui à certains jours, certes, n’était pas superflue[12].

Et donc, nous allions en classe, et chaque mois, pour quinze jours, nous retrouvions l’œil d’Aubert, et le clairon enflammé de sa voix. Son aspect avait un peu changé, à cause surtout de la barbe, qu’il avait laissée pousser, en pointe et toute blanche. C’était l’époque où il écrivait à son petit-fils : « Tu ne reconnaîtras pas grand-papa : il a une barbe comme un sapeur ! » Pourtant c’était bien le même homme. Quand il venait faire sa classe en descendant de garde, on voyait sur sa tunique à passepoils blancs, comme jadis sur sa robe, sautiller sa croix de la Légion d’honneur ; la noble corpulence était pourtant un peu tombée. Il plantait son képi hardiment, comme autrefois sa toque, sur l’oreille, la tête en arrière, et portait beau.

Et quand un de ses élèves descendait de garde comme lui, il avait l’honneur de poser, dans un coin de la classe, son sac et son fusil, à côté de ceux du maître.

Le travail abattu dans ces classes de Siège n’était pas bien lourd. On le croira. Mais c’est encore à la classe d’Aubert que nos esprits trouvaient le plus de profit. Car son éloquence était toujours là. Comme au bon temps, il restait peu immobile dans sa chaire, mais allait, venait, s’arrêtait, s’asseyait à moitié sur le coin d’une table. Et c’était toujours le même flot de paroles tempétueuses, joyeuses, mordantes. Si l’élève traînait et ânonnait en expliquant tel texte classique, le maître avait vite fait de lui arracher le livre des mains : il lisait, il commentait. Le son de sa voix chaude vibre encore à mon oreille.

Et comme il nous enseignait la foi et la confiance !


VIII

Sa confiance allait recevoir une rude atteinte. La fin d’octobre et les premiers jours de novembre furent lugubres. Ce fut l’échec du Bourget, puis la nouvelle de la chute de Metz. Tout cela effaçait la lueur d’espoir qu’avait apportée M. Thiers, revenu de sa laborieuse tournée d’Europe : on avait entrevu un armistice, l’élection d’une Assemblée, l’avènement d’un pouvoir régulier. Tout cet espoir sombra.

L’émeute du 31 octobre est le plus noir des souvenirs, pour tous ceux qui ont traversé les jours du Siège. J’entends encore, tandis que j’écris, les coups rythmés du tambour, battant le rappel dans mon quartier à la tombée du jour, à l’heure où je rentrais du collège. Je vois le prompt rassemblement de mon bataillon, sa marche silencieuse, dans les ténèbres profondes où le soir sans gaz plongeait alors Paris ; l’arrivée, par la place Lobau, à l’Hôtel de Ville, où nous croyions le gouvernement encore captif. Je respire encore l’air étouffé des salles et des escaliers de l’Hôtel de Ville ; je vois serrés, empilés les uns contre les autres les uniformes bariolés, et les visages rouges et ruisselans, les yeux hors de la tête, les gueules hurlantes ; ce sont des bousculades, discours, cris, poussées folles ; c’est une nuit d’allées et venues soudaines, de rixes auxquelles on ne comprenait rien ni ne pouvait rien comprendre. Et puis, l’émeute vaincue, ce retour triomphal dans nos quartiers, et ces lendemains, ces jours de détente, de cordialité fraternelle : chacun respirait, reprenait vie, espoir !

Aubert n’a pas vu les bagarres de l’Hôtel de Ville. Il se trouva au dehors, quelque envie qu’il eût d’être dedans. Mais il donne bien l’image du Paris raisonnable et patriote en ces terribles heures. A vingt reprises différentes, l’émeute avait menacé. Je sais combien on la craignait et la détestait dans les bataillons du centre de Paris[13]. On cite ce mot de Sarcey, bon témoin de la bourgeoisie d’alors : « Nous haïssions davantage les Prussiens, mais nous redoutions les Bellevillois. »

L’impression qu’Aubert reçoit de l’émeute du 31 octobre est, pour qui sait tout, une image diminuée en partie et en partie outrée des événemens ; elle est bien conforme à l’opinion d’alors. Il donne d’ailleurs des détails qui semblent inédits ; l’un est curieux, et se rapporte à un homme dont aucun trait de vaillance et de présence d’esprit ne paraîtra extraordinaire, le comte Horace de Choiseul.

« Dès le matin, on avait appris que le Bourget, occupé par nos troupes et attaqué dans la journée de samedi par les Prussiens, avait été repris par la faute du général de Bellemare, qui s’était cru, avec deux canons, en force contre l’artillerie ennemie, quarante canons. Dans cette affaire, il a dû mourir sept ou huit cents hommes, sans compter les prisonniers. Vous n’imaginez pas combien cette perpétuité de guignons et de fautes a rendu ce dernier échec douloureux. Pour accroître encore notre chagrin, arrive l’affaire de Metz dont toutes les douleurs vous étaient connues avant de parvenir jusqu’à nous. Enfin, à deux heures et demie, comme je sortais du collège, où, sous l’impression de tant de coups, j’avais été causer avec Girard, près du pont du Châtelet, je vois accourir une foule affolée. On crie : « Aux armes ! » Dix mille gardes nationaux courent à leurs fusils. Deux mauvais sujets avaient décharge des revolvers sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et toujours le même cri : On égorge nos frères, on tire sur le peuple ! avait retenti dans Paris. Un quart d’heure après, cent gamins escaladaient les grilles et le gouvernement prisonnier était aux mains de Flourens, Blanqui, Delescluze, Mottu et Millière. La moindre imprudence, un ordre mal donné ou mal compris, pouvait amener les plus grands malheurs. Il faut dire que la population tout entière s’est levée en masse contre ces drôles, que quarante mille hommes ont cerné l’Hôtel de ville, délivré le gouvernement, et enlevé les émeutiers. Mais ils se sont retirés, ces misérables, comme des gens qui ont manqué leur coup ; ils sont libres, ils se moquent de nous qui, par conscience, ne voulons pas les punir. Hier, on a voté pour savoir si le gouvernement de la Défense nationale avait ou non la confiance publique. En face de l’ennemi, au milieu de toutes ces misères et de toutes ces hontes, voilà où nous réduit l’effronterie de quelques gredins !

« Depuis, l’armistice est devenu la préoccupation générale ; on sent qu’une assemblée peut seule prendre en mains les affaires publiques et investir les pouvoirs de fait d’une autorité suffisante. Je ne vous écris pas plus longuement aujourd’hui. Nos correspondances vont être libres sans doute à partir de samedi ou dimanche. Vous pourrez écrire. » (4 novembre.)

On voit qu’à la date du 4 novembre, Aubert croyait encore au succès de la mission de Thiers à Versailles, à telles enseignes qu’il voyait déjà la correspondance rétablie avec la province. — Le 9, tout espoir est perdu. Le Siège continue et les nouvelles venues du dehors sont telles qu’Aubert peut craindre qu’Angers soit envahi, et que ses enfans aient dû aller chercher plus loin un refuge. Le père dit simplement : « Soyez fermes dans l’orage, » et reprend sa calme assurance.

« Vous avez su le retour de M. Thiers ; pendant deux jours, il a conféré avec les ministres, et le mercredi, à l’heure même où il partait en voiture pour l’entrevue annoncée à Versailles, cette misérable échauffourée Blanqui, Flourens et Delécluze éclatait dans nos murs. Sans la présence d’esprit de M. de Choiseul, M. Thiers serait parti convaincu que le général Trochu et ses collègues étaient renversés et que le pouvoir avait passé aux mains de quelques drôles. M. de Choiseul a eu l’heureuse inspiration d’enfourcher un cheval et de courir au galop après la voiture de M. Thiers pour lui annoncer la défaite des insurgés et le retour de l’ordre. C’était plutôt un pressentiment, que l’annonce d’un fait accompli.

« Grâce à Dieu, le bon sens public s’était prononcé contre l’esprit de désordre ; à trois heures, la garde nationale prenait les armes ; à six heures, le général Trochu était délivré ; à deux heures du matin, 40 000 gardes nationaux cernaient l’hôtel de ville et chassaient un tas d’ivrognes qui s’y étalaient à leur aise. Enfin, les électeurs convoqués à une sorte de plébiscite donnaient au gouvernement 525 000 suffrages contre 51 000. On se comptait, on se sentait en nombre ; le pouvoir recevait ainsi une sorte de consécration. Il est vrai que dans les élections municipales le même accord ne se produisait pas. Quelques hommes arrêtés par ordre du gouvernement pour l’affaire du 31 octobre étaient élus avec de grandes majorités. Cependant, si on est divisé sur les personnes, on reste unanimes ! sur la résistance.

« Vous savez maintenant le résultat des conférences de M. Thiers avec les ministres prussiens ; deux questions résolues dans un sens négatif ont amené leur rupture ; M. de Bismarck n’a pas admis le ravitaillement de Paris ; on a refusé à l’Alsace et à la Lorraine le droit d’intervenir dans les élections. Dans ces termes, d’un côté le démembrement de la France était admis en principe ; de l’autre, en mangeant vingt-cinq jours de vivres, Paris se livrait à la discrétion des Prussiens. Le gouvernement a refusé et a bien fait. Dans tous les rangs, dans toutes les classes, on a approuvé cette mesure. Le résultat publié dès dimanche, dans le Journal officiel, était accompagné d’un décret qui organisait trois armées, la garde nationale mobilisée, et deux autres commandées par le général Ducrot et le général Vinoy. C’est au général Trochu qu’est réservé le commandement dans son ensemble. Aujourd’hui, un nouveau décret détermine les catégories de gardes nationaux qui vont prendre aux opérations militaires une part active. C’est un effort suprême qui peut nous sauver. La province finira peut-être par comprendre que son sort est inséparable du nôtre ; nous ne pouvons pas nous débloquer par nos seules ressources ; mais la pensée d’une paix qui ouvrirait aux Prussiens les portes de Paris et leur livrerait la France ruinée, démembrée, déshonorée, cette seule pensée fait horreur. Ceux qui l’admettent comme possible en seraient inconsolables, une fois le fait accompli, et pour mon compte, malgré mon âge, je marcherai avec les autres. Ou nous serons vainqueurs, et j’en aurai ma part, ou la mauvaise fortune nous poursuivra jusqu’au bout et je n’aurai pas le remords d’avoir épargné ma vie.

« On parle des sympathies de l’étranger, j’y crois plus qu’à une intervention efficace ; ce qu’il y a de certain, c’est que, pour n’être abandonné ni de Dieu ni des hommes, il ne faut pas s’abandonner soi-même. J’espère encore que l’Europe comprendra son véritable intérêt ; j’espère que les sympathies du peuple russe entraîneront le Tsar et détermineront l’Autriche. Pour moi, sans être un fin politique, je ne puis penser que les neutres se soient avancés à ce point pour reculer devant une réponse insolente et dérisoire. » (9 novembre.)

Et l’attente interminable continue.


HENRY COCHIN.

  1. Il était veuf de Mlle Hix, dont le père fut directeur d’une grande institution d’enseignement secondaire, fameuse au début du xix6 siècle, et où Villemain avait fait ses débuts de professeur.
  2. Tous les succès de concours et d’examens se disputaient alors entre Louis-le-Grand et Bonaparte.
  3. Il l’obtint. Le prix d’honneur revint à Raphaël-Georges Lévy, aujourd’hui membre de l’Institut, le second prix de Paul Bourget, aujourd’hui membre de l’Académie française.
  4. Je nomme, parmi ses anciens élèves, Paul Bourget et Denys Cochin, de l’Académie française, Noël Valois et Paul Girard, de l’Académie des Inscriptions, Gérard, ambassadeur de France, l’excellent historien Paul Lehugeur. — J’exprime ma reconnaissance à Paul Girard, qui m’a donné, pour cette étude, une aide si efficace.
  5. M. Aubert (Jacques-Charles), né à Paris le 29 décembre 1820, entra à l’École normale en 1840, professa à Angoulême, à Angers, puis à Paris, où il occupait la chaire de rhétorique à Louis-le-Grand depuis 1859.
  6. Celui qui fut fusillé par la Commune.
  7. Le 16 septembre, traversant Paris pour rejoindre le gouvernement de la Défense nationale à Tours, l’amiral Fourichon disait devant moi, à mon père, que le siège ne pourrait dépasser deux à trois semaines.
  8. Le marquis de Talhouët-Roy, ministre des Travaux publics dans le premier Cabinet Ollivier, démissionnaire au Plébiscite, nommé, en août 1870, membre du Comité de Défense des fortifications de Paris,
  9. Il y en eut d’égarées. Car Aubert écrivait chaque semaine.
  10. Les classes de grammaire étaient rentrées le 3. Nos quatre professeurs de rhétorique étaient, avec M. Aubert-Hix, MM. Merlet, Jacob et Perrot (qui est mort récemment secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions). Je dois des renseignemens précis sur la vie du lycée à la gracieuse obligeance de M. Poullain, secrétaire du lycée et secrétaire de l’Association des anciens élèves.
  11. Aubert avait consacré des années à un grand ouvrage sur la Famille, resté inachevé et inédit. Paul Bourget m’a dit que ces beaux fragmens ont servi beaucoup au développement de sa pensée dans son magnifique roman l’Étape.
  12. Girard (Julien-Nicolas), né à la Pointe-à-Pitre le 1er juin 1820, vingt-cinq ans professeur de l’enseignement secondaire, puis tour à tour proviseur des lycées Louis-le-Grand et Condorcet, est mort inspecteur général honoraire, le 4 mars 1898.
  13. Le bataillon qui a dégagé le gouvernement de la Défense nationale est le 106e L’arrestation des chefs de l’insurrection a été opérée par les 15e, 16e et 17e des sixième et septième arrondissemens. (Je faisais partie du 17e.)