Impressions de mes voyages aux Indes/Mandalay

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Sturgis & Walton company (p. 69-78).

MANDALAY


Un peu déçus de voir un tout autre paysage, sans verdure et tout desséché, nous arrivions le matin à Mandalay. Notre installation dans une espèce de maison convertie en hôtel, était moins que modeste et c’était la première fois que nous étions si inconfortables. Enfin, il fallût se résigner et faire contre mauvaise fortune, bon cœur, et tant bien que mal, nous fîmes tout notre possible pour être à l’aise.

Après un médiocre déjeuner, j’allais visiter le grand fort dans lequel se trouve le palais du roi Thibault, le fameux tyran. Il est bâti entièrement en bois, quelques parties seulement sont en laqué et le reste peint en rouge comme imitation. Rien n’y est remarquable ou artistique ; quelques chambres sont décorées de verreries de couleurs tellement clinquantes et de si mauvais goût, qu’elles attirèrent mon attention ou plutôt ma curiosité. Pour traverser d’une pièce à l’autre, les ouvertures étaient si étroites et si basses, qu’il fallait se mettre de côté et courber terriblement la tête. Tout l’ensemble de l’intérieur du fort a un aspect délaissé et lamentable ; c’est avec un certain soulagement que je quittais cette enceinte morne et lugubre ou certains récits qu’on nous fit au sujet des cruautés du roi Thibault (aujourd’hui exilé aux Indes et prisonnier des Anglais à Poona, depuis l’annexion de la Birmanie, en 1885), nous faisaient frémir.

Désirant acheter des rubis, on me conseilla d’aller au marché de pierreries où l’on a le choix et où les prix sont plus abordables, puisqu’on peut les marchander. Je pris un expert avec moi, car tous ces étalages aux pierres superbes de couleurs, en possèdent plus de fausses que de vraies. Des monceaux de rubis de toutes dimensions faisaient notre admiration, mais je fus vivement désillusionnée quand j’appris qu’ils étaient de fabrication parisienne. Toutes ces pierres, ainsi que le saphir, sont si bien imitées, qu’elles sont d’un grand commerce dans ce pays, qui pourtant possède les plus belles. Les femmes riches ou pauvres sont si coquettes, qu’elles aiment toujours à être bien parées ; selon leurs moyens, elles achètent sans souci, du faux ou du vrai, pourvu que ce soit effectif. Leur pierre préférée est le diamant jaune, taillé pointu, très saillant : elles le portent aux oreilles comme une réclame et en vous proposant de vous les vendre. Ils sont ravissants et si brillants qu’on est tout-à-fait tentés de les acheter.

Tous les comptoirs sont tenus par les femmes qui sont de charmantes et intelligentes commerçantes, sans être toutefois trop ennuyeuses. Avec tact et patience, elles font de brillantes affaires, sous la surveillance de leur mari presque toujours présent, silencieux et intéressé. Je fis aussi quelques achats d’objets en laqué, grande spécialité du pays, d’un travail fin et artistique, qui ressemble beaucoup au travail chinois. Quelques heures se sont passées là, sans que nous nous en apercevions.

L’après-midi se termina par l’ascension du grand temple bouddhique, situé au haut d’une colline. Trois cents marches couvertes, à monter chacune d’une largeur démesurée, fut un pénible exercice, Ceci se trouva amplement récompensé par le splendide panorama qui se déroulait à nos yeux à perte de vue. À chaque étape de cent marches, se dressait la statue de Bouddha, dans différentes poses significatives à ses traditions. On dominait la ville du haut, si grandiose par un beau coucher de soleil, qui disparaissait lentement et faisait détacher toutes ces pagodes blanches, comme des objets précieux que l’on ne peut saisir. Pendant longtemps, nous restâmes en extase et n’eûmes que quelques minutes de lumière du jour, pour visiter l’intérieur du temple qui n’avait de remarquable qu’une statue dorée colossale de Bouddha, ayant le grand geste, d’indiquer à l’humanité la voie et la grandeur de l’Univers.

Notre descente fut plus rapide que notre montée, et fatigués nous fûmes heureux de rentrer pour dîner et prendre un bon repos après cette journée si bien remplie.

Malgré que Mandalay ne soit pas un endroit favorisé par la nature, on y est attiré par tous ces intéressants temples et pagodes. À part cela, la vie y est très monotone et les heures non occupées nous paraissent des journées sans fin. La ville est en plus grande partie peuplée par les Chinois dont le nombre dépasse celui des Birmanes. Les rues sont malpropres avec des maisons bâties en bois qui menacent de vous tomber sur la tête, tellement elles sont peu solides de construction.

Comme nous devions quitter ce jour, le Commissaire voulut nous emmener le soir après diner, voir une foire qui se tenait en dehors de la ville. Il fallut aller en automobile jusqu’à un certain endroit où nous devions descendre et marcher dans le sable par une obscurité la plus complète qui ne me rassurait pas du tout. Ne pensant jamais voir la fin de ce trajet, nous arrivâmes enfin sur une grande place, éclairée par des lumières bizarres, aux couleurs bariolées qui reflétaient magiquement sur une foule indescriptible de toutes sortes de gens. Depuis les plus jeunes, jusqu’aux plus vieux, tous étaient là, prêts à passer la nuit à la belle étoile, ayant avec eux leurs couvertures et leur nourriture. Les enfants du plus bas âge dormaient et quelques grandes personnes ne pouvant pas résister faisaient leur sieste chacun à leur tour et se réveillaient les uns les autres, pour ne pas perdre un instant les choses attractives.

On nous fit installer dans une baraque en planches, qui tremblait à chaque pas que nous faisions et qui me donnait la chair de poule à chaque craquement de bois que j’entendais ; malgré les tapis qui étaient étendus tant bien que mal sur le plancher pour donner un cachet plus luxueux et plus confortable à cette installation improvisée en plein air. Devant nous, venait de se lever un énorme rideau, et avant que je n’eus le temps de me rendre compte de ce que c’était, on me dit que j’allais voir la plus grande représentation de marionnettes que je n’avais jamais vue. En effet des personnages de grandeur naturelle, aux mouvements très cadencés, des animaux comme le tigre, le cheval, y étaient si bien représentés, qu’on ne pouvait pas les croire artificiels.

Ils jouèrent toute une pièce de théâtre, qui représentait les anciens rois au moment de leur grandeur, ainsi que leurs chasses avec toutes sortes d’animaux. Leurs gestes m’amusèrent beaucoup, ne pouvant croire que tous ces personnages fussent faits de morceaux d’étoffe ; l’enthousiasme de l’auditoire qui nonchalamment assis plus ou moins à l’aise par terre, appréciait et délirait devant ses poupées. Ce public revêtu de ses plus beaux habits et bijoux, avait un aspect propre et très pittoresque, qui nous charma et nous donna la meilleure impression. Nous ne pûmes rester, aussi longtemps que nous le pensions, puisque nous devions nous embarquer le soir à minuit à bord du bateau « Glasgow » qui fait le service de Mandalay à Prôme, sur le fleuve Irra-ouaddy.

Nous nous embarquions très vite, étant presqu’en retard pour le départ du bateau. Le fleuve nous parût immense et grandiose par la demi-clarté d’une nuit calme et sereine par un ciel diamanté de ses précieuses étoiles.

Les cabines étaient des plus confortables, peu de passagers étaient en première classe : aussi, cette vie en famille fut très appréciable. Par contre, en troisième classe, le pont était bondé de toutes sortes de gens, installés pêle-mêle, faisant leur cuisine là, et couchant à la même place. Beaucoup tenaient des boutiques, vendaient des légumes, et des bibelots, trouvant le moyen de faire un peu de commerce.

De temps à autre, le bateau faisait escale de quelques heures pour prendre des marchandises, telles que des grains, des huiles, etc., et s’approvisionner de charbon. Le transport des bestiaux est une des choses les plus importantes. Le fleuve est très large et ses rives sont parfois très fertiles et pittoresques. Par quelques pagodes placées ça et là, nous vîmes qu’une petite ville ou village se trouvait à proximité.

Notre vie à bord se passe aussi tranquillement que chez soi ; rien à faire de particulier qu’à lire, jouer aux cartes, ou contempler la nature, car nous n’avons fait la connaissance de personne. Un soir, pourtant, nous changeâmes cette monotonie, en faisant de la musique. Le Capitaine du « Glasgow », bon vivant, homme d’un certain âge, joua du tambour et des grelots, accompagné de son gramophone, ce qui faisait un ensemble et une cacophonie désopilante.

Le lendemain matin, nous étions près de Prôme ; le fleuve était superbe et magnétisant avec son eau calme et si bleue que je crus un instant que rien n’avait été si beau entre le ciel et la terre. Vers cinq heures le tumulte commença : nous arrivions à Prôme et tout le monde se préparait à descendre. À la gare, qui était proche, nous attendait le même wagon, dans lequel le cuisinier préparait déjà ce qu’on peut appeler pour le train, un frugal repas.

De nouveau, nous étions à Rangoon. J’y visitais les écoles de filles, d’une propreté exemplaire, avec une organisation tout ce qu’il y a de plus moderne. C’est une dame birmane qui se chargea de me conduire dans toutes les différentes classes, elle-même s’occupant beaucoup de l’éducation de toutes ces jeunes filles à qui elle consacre la plus grande partie de son temps.

Le lendemain, nous quittions définitivement la Birmanie, en faisant des adieux touchants à Rangoon. Nous repartions sur « l’Angora », sur lequel nous retrouvâmes les mêmes cabines et avons fait un voyage aussi agréable qu’en allant, car la mer était belle, pareille à un lac. Deux jours de traversée et nous débarquions de nouveau à Calcutta, retrouvant en parfaite santé tous ceux que nous avions laissés pendant ces trois semaines.

Notre séjour, cette fois, fut de trois jours seulement, bien occupés par les courses, dîners, etc., offerts par nos nombreux et dévoués amis que je quittais avec émotion pour rentrer chez moi à Kapurthala ; où je désirais me reposer sérieusement de tous ces extras de fatigue de voyage.