Impressions de mes voyages aux Indes/Visite officielle

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Sturgis & Walton company (p. 21-32).

VISITE OFFICIELLE


À quatre heures de l’après-midi, S. A. Le Maharajah de Kapurthala a fait sa visite officielle à S. A. Le Maharana, au vieux palais. Nous fûmes très honorés d’apprendre que le Maharana viendrait lui-même rendre la visite une demi-heure après, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire pour aucun souverain hindou. S. A. Le Maharajah de Kapurthala en fut très touché et apprécia beaucoup cette délicatesse. Le Maharana arriva en automobile, sans aucune escorte, accompagné d’un seule aide de camp. S. A. Le Maharajah le reçut à l’entrée de la vérandah ; ils s’embrassèrent comme les souverains d’Europe se donnent l’accolade. Ils entrèrent dans le grand salon, arrangé pour la circonstance. Deux fauteuils furent installés au milieu du salon pour Leurs Altesses, avec un rang de chaises de chaque coté pour les Officiers qui devaient se placer selon leurs titres ou leurs grades.

Je ne pus m’empêcher d’admirer à travers mon rideau, la distinction du Maharana, aux traits très purs et réguliers, dont la blancheur immaculée de sa belle barbe faisait ressortir la simplicité sévère de sa tenue. Il était habillé d’une tunique de drap noir très ajustée, et coiffé d’un petit turban bleu azur, tout roulotté, retenu par un magnifique solitaire de diamant. Il tenait à la main un superbe sabre ancien, enveloppé d’un fourreau de velours bleu, avec la poignée en diamants, rubis et émeraudes, d’une grande valeur par sa rareté.

Ils conversèrent sur la chasse, puis S. A. Le Maharana posa des questions sur l’Europe, en écoutant avec attention et étonnement les récits sur les voyages que S. A. Le Maharajah de Kapurthala a faits dans différentes parties du monde, et trouva extraordinaire l’inspiration du Maharajah d’avoir été parcourir l’Univers. Il fut encore plus étonné de savoir que Le Maharajah parlait d’autres langues que l’anglais, particulièrement le français dans lequel il s’exprime avec tant de facilité.

Tout ceci parait étrange et dangereux au Maharana, lui qui n’a jamais quitté son pays, deux fois seulement pour aller à Delhi à l’occasion des deux grands Durbars royaux, célébration qui fut faite pour couronner le roi d’Angleterre, Empereur des Indes Britanniques. Chaque fois qu’il se déplace, il lui faut d’avance consulter ses prêtres et astronomes, pour savoir quel sera le jour propice, où les astres lui seront favorables, étant persuadé qu’après toutes ces précautions prises, il ne lui arrivera aucun malheur durant son déplacement. Il ne voyage que le jour, aussitôt le coucher du soleil arrive, son train s’arrête et attend jusqu’à l’aurore pour repartir ; sa religion ne lui permet pas de prendre ses repas, sans avoir pris un bain en plein air.

Ce bain spécial est tout-à-fait primitif : on lui verse des cruches d’eau froide sur le corps, de la tête aux pieds. Ses prières commencent avec ses prêtres à six heures du matin jusqu’à midi, heure de son repas. Pour aller à Delhi qui n’est qu’à quarante huit heures d’Odaipure, le Maharana prend environ une semaine, avec son train spécial. Après une demi-heure que dura leur entretien, S. A. Le Maharana se leva en prenant congé de son hôte le Maharajah de Kapurthala, qui lui adressa ses chaleureux remerciements pour son bon accueil et son aimable hospitalité. À mon grand regret, je ne plus lui être présentée, car les coutumes sont tellement sévères, qu’il ne peut voir la femme d’un autre Prince Indien, considérant cela dans leurs habitudes, comme un manque de respect. S. A. La Maharani ne peut voir personne qui ne soit de sa caste ou religion, même parmi les Dames Hindoues cela est obligatoire.

Dans la soirée nous avons visité le jardin favori du Maharana, nommé « Sahalion Ki Bari » entouré de hauts murs blancs ou il va régulièrement chaque Lundi. Dès l’entrée nous vîmes au milieu d’une piscine, entourée d’une bordure de marbre, un joli kiosque très gracieusement posé, d’un travail très artistique, d’où s’échappent de tous côtés des milliers de jets d’eau diamantée, d’une fraicheur délicieuse. À côté un autre petit jardin réservé à la Maharani, était ravissant avec ses fontaines, ses parterres aux fleurs si variées, d’un parfum si pénétrant. Ce lieu paisible est un endroit de repos, plein de charmes et d’un délicieux agrément : on peut s’y croire au Paradis.

Le soir, après le diner, le Maharana eut l’aimable pensée de nous envoyer ses musiciens, ses danseurs et son chanteur ; celui-ci étant considéré comme le plus grand artiste de toute l’Inde. Il a une voix magnifique, ses chants me rappellent avec joie et étonnement ceux du Sud de l’Espagne, par leurs airs langoureux, leurs paroles douces, tendres et expressives. Les danseuses sont très gracieuses, leur corps est d’une souplesse extraordinaire, les mouvements de leurs bras et mains sont jolis et très lents. Elles sont habillées très chargées, leur costume est riche avec des couleurs voyantes variées, et ses voilages mystérieux bordés de galons d’or, qu’elles portent sur leur tête. Tout en dansant, elles aiment à se cacher le visage ; petit à petit, elles le découvrent avec grâce et légèreté, montrant des bijoux éclatants qui donnent une certaine gaieté à cette danse harmonieuse. Elles deviennent des fées lorsqu’elles imitent la roue du paon.

Tout en dansant, elles aiment à manger le béthel, qu’elles adorent, c’est une habitude acquise dès leur enfance, dont il serait impossible de les priver. Ce rouge écarlate que donne le béthel aux lèvres, est considéré comme une grande coquetterie, très appréciée entre elles.

Ce qu’il y avait de plus amusant, c’était de voir les quatre musiciens de la danseuse. Chaque effort que le joueur de tam-tam faisait pour faire sortir un son, était une pose plastique. Quant aux violonistes, ils nous étonnèrent à la manière de tenir leur instrument comme une contre-basse, et pouvant arriver à accompagner leur étoile. Ils trouvèrent cependant le moyen de nous jouer la Marseillaise pour terminer la soirée.

Le lendemain, jour fixé pour notre départ, nous prîmes le train de dix heures et demie pour nous rendre à Chitorgarh. À regret nous quittions Odaipure, mais nous emportions un bien doux souvenir de cette ville antique le génie humain a su laisser des traces ineffaçables qui resteront à jamais gravées dans notre mémoire, et nous fera revivre nos heures d’extase.

NOTRE ARRIVÉE À CHITORGARH


À midi et demie, nous arrivions à Chitorgarh après un voyage de deux heures seulement d’Odaipure. S. A. Le Maharajah envoya des Officiers pour faire tous les arrangements nécessaires et nous donner du confort, dans une Bungalow réservé aux voyageurs.

Après quelques heures de repos, nous sortîmes faire l’ascension du fameux fort : un des plus historiques de l’Inde. Malgré le soleil encore ardent, nous montâmes dans une voiture attelée de quatre chevaux, d’un aspect aussi ancien que le fort, qui partit à grande allure suivie d’autres équipages non moins pittoresques, pour notre suite. À grand bruit, ce défilé traversa la première porte du fort, ou se trouve la ville indigène. Une foule de gens se précipita à notre passage, aux semblants gais et souriants, aux costumes frais et clinquants, nous accueillant avec leurs « salams » (saluts).

Après la seconde porte, nous vîmes deux célèbres tombeaux dans lesquels reposent deux frères, le général Fatch et le général Yamal, ces deux héros, dont les noms sont si connus dans l’Inde entière pour leur bravoure.

Ils combattirent contre les Mahométans pendant plusieurs années et remportèrent de glorieuses victoires jusqu’à leur mort.

Nous traversâmes en tout, sept portes, récemment restaurées, toujours gardées par des sentinelles. La dernière porte par laquelle nous entrâmes, ainsi que les autres, était d’un travail richement construit en pierre sculptée à la main, mais celle-ci d’une beauté plus remarquable par son minuscule travail sculpté représentant des têtes d’éléphants, de tigres, de singes, d’un goût spécial dont l’art est tout-à-fait perdu aujourd’hui.

Après deux heures de voiture, où la poussière était étouffante et la chaleur insupportable, durant cette pénible ascension, nos pauvres chevaux étaient exténués de fatigue, nous fûmes heureux de nous trouver au milieu de cette ville qui disparaît peut à peu. — Quelques palais en ruines nous donnent une

Tour des victoires à Chitorgarh

Tour des victoires à Chitorgarh


idée de leur splendeur grandiose d’autrefois, hélas engloutie sous tous ces décombres.

Les temples sont particulièrement beaux par leur savante sculpture, et malgré leur écroulement de plusieurs siècles, n’en ont pas moins gardé cet aspect fier et imposant, ou chaque fétiche religieux est encore si distinct aujourd’hui. Parmi tous ces décombres s’élèvent deux magnifiques tours en pierre, absolument intactes : la première a sept pieds de haut et l’autre neuf ; elles sont appelées « Tours des victoires », et sont sculptées avec la même richesse de travail. Nous fîmes l’ascension de cette dernière qui nous prit une demi-heure. L’intérieur était en marbre très travaillé comme l’extérieur ; dans chaque tournant les sujets représentant la mythologie hindoue, étaient différents. Les marches très étroites, toujours en marbre, au nombre de deux cent quatre vingt, étaient d’une hauteur incroyable et rien pour nous appuyer ou nous soutenir. Il fut très pénible d’arriver au sommet.

Quel magnifique panorama se déroulait alors à nos yeux. La plaine qui s’étendait à perte de vue, nous laissa en contemplation devant cette immense nature. De l’autre côté, nous considérions avec mélancolie tous ces amas de ruines, où chaque pierre a son histoire, et qui autrefois formaient une ville si puissante, pleine de force, et la plus importante de Rajputana. Aujourd’hui, il ne reste de toutes ces forces et grandeurs qu’une cité morne, habitée par quelques pauvres gens, ignorant leur propre origine. Pour nous ce n’est plus qu’une lamentable vision.

S. A. Le Maharana d’Odaipure fit restaurer un des plus historiques de ces palais, où habitait autrefois le Maharana Bin Singh, avec son harem et sa fille unique, d’une beauté remarquable qu’on appelait Parmarvati, signifiant « déesse de beauté ». Cette jeune Princesse fut tellement admirée par l’Empereur Akbar de Delhi, qui avait entendu tant parler de sa grande beauté, la fit demander aussitôt en mariage, croyant de suite qu’il serait agréé ; mais quelle fut sa colère d’entendre que cette jeune Princesse fière de sa race Rajpute, refusa catégoriquement cette proposition, qu’elle considéra comme une insulte, n’étant aucunement tentée de devenir

Une de mes ascensions en dandy

Une de mes ascensions en dandy


Impératrice des Indes, étant donné qu’il lui fallait adopter la religion mahométane. — C’est après cette humiliation que l’Empereur déclara la guerre, espérant que par force, la Princesse céderait à leur union.

Cette guerre dura plusieurs mois et voyant la défaite arriver, Parmarvati eut le sang-froid de sacrifier sa vie, en se faisant brûler vive et entraînant avec elle par son courage et sa bravoure tout le harem de son père et les femmes des nobles de la cour, environ seize cents femmes.

Aujourd’hui, il ne reste plus en souvenir d’elles qu’une pierre tombale, qui renferme toutes leurs cendres. C’est la seule trace parmi tous ces décombres, qui rappelle cette guerre où les femmes ont rempli un si grand rôle d’héroïsme.

Par milliers, de petites fleurs sauvages s’élèvent parmi tous ces débris, elles sont de couleurs fades et variées. Par leur aspect lugubre, on dirait qu’elles sentent la tristesse de ce lieu mortuaire, où la nature les a fait naître.

Après une journée très fatigante où le temps nous parût si court, en contemplant l’art de l’immortel génie humain, nous descendîmes vers sept heures.

Après avoir pris un bon diner, nous repartîmes par le train de minuit, pour Kotah.