Impressions de voyage/03

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III.


LE COL DE BALME.


Mon guide fut exact comme une horloge à réveil. À cinq heures et demie, nous traversions le bourg de Martigny, où je ne vis rien de remarquable que trois ou quatre crétins, qui, assis devant la porte de la maison paternelle, végétaient stupidement au soleil levant. En sortant du village, nous traversâmes la Drance, qui descend du mont Saint-Bernard par le val d’Entremont et va se jeter dans le Rhône, entre Martigny et la Batia. Presque aussitôt nous quittâmes la route, et nous prîmes un sentier qui s’enfonçait dans la vallée, en s’appuyant à droite sur le versant oriental de la montagne.

Lorsque nous eûmes fait une demi-lieue à peu près, mon guide m’invita à me retourner et à remarquer le paysage qui se déroulait sous nos yeux.

Je compris alors, à la première vue, quelle importance politique César devait attacher à la possession de Martigny, ou, pour me servir du nom qu’il lui donne dans ses Commentaires, d’Octodure. Placée comme elle l’est, cette ville devait devenir le centre de ses opérations sur l’Helvétie, par la vallée de Tarnave, qui prit le nom de Saint-Maurice après le massacre de la légion thébéienne et de son chef ; sur les Gaules, par le chemin que nous suivions et qui mène à la Savoie ; enfin sur l’Italie, par l’Ostiolum Montis Jovis, aujourd’hui le Grand-Saint-Bernard, où il avait fait tracer une voie romaine qui allait de Milan à Mayence.

Nous nous trouvions au centre de ces quatre chemins, et nous pouvions les voir fuir chacun de leur côté, en les suivant plus ou moins long-temps des yeux, selon que nous le permettaient les accidens fantasques de la grande chaîne des Alpes au milieu de laquelle nous voyagions.

Le premier objet qui attirait la vue comme point central de ce vaste tableau était d’abord cette vieille ville de Martigny, où vivaient, du temps d’Annibal, ces demi-Germains dont parlent César, Strabon, Tite-Live et Pline, et qui dut à l’avantage de sa position topographique le terrible honneur de voir passer au milieu de ses murs les armées de ces trois colosses du monde moderne : César, Karl-le-Grand, Napoléon.

L’œil ne se détache de Martigny que pour suivre le chemin du Simplon, qui, s’enfonçant hardiment dans la vallée du Rhône, suit, de Martigny à Riddes, une ligne si droite, qu’il semble une corde tendue, dont les clochers de ces deux villes font les deux piquets. À sa gauche, le Rhône, encore enfant, serpente au fond de la vallée, onduleux et brillant comme le ruban argenté qui flotte à la ceinture d’une jeune fille, tandis qu’au-dessus de lui s’élève de chaque côté cette double chaîne d’Alpes qui s’ouvre au col de Ferret, s’élargit pour enfermer le Valais dans toute sa longueur, et qui va se rejoindre à cinquante lieues plus loin, à l’endroit où la Furca, point intermédiaire entre ces deux rameaux granitiques, réunit à sa droite et à sa gauche les larges bases du Gallenstock et du Mutthorn.

En ramenant la vue de l’horizon à la place que nous occupions, nous apercevions à gauche, mais pour le perdre aussitôt derrière le vieux château de Martigny, le chemin qui conduit à Genève par la vallée de Saint-Maurice ; à droite, visible pendant l’espace d’une lieue à peu près, côtoyant la Drance, torrent bruyant et caillouteux, qu’elle enjambe de temps en temps pour passer capricieusement d’un côté de la rive à l’autre, la route qui conduit au pied du Grand-Saint-Bernard, et à laquelle succède un sentier qui mène à l’hospice. Enfin, derrière nous, et en nous remettant en marche, nous retrouvions le chemin escarpé et rapide que nous gravissions, et que semble au premier abord dominer, sans solution de continuité, le sombre pic de la Tête-Noire, tandis qu’arrivé au haut de la Forclas, convaincu qu’il va falloir escalader immédiatement cette espèce de Pelion entassé sur Ossa, vous vous arrêtez étonné qu’une distance de deux lieues sépare ces deux sommités qui semblaient se toucher d’abord, et entre lesquelles s’ouvre inopinément une vallée dont vous ne pouviez pas même soupçonner l’existence.

Quelque habitué que je fusse déjà à ne me faire, au milieu de ces masses colossales, aucune idée des distances d’après le témoignage de mes yeux, je n’en fus pas moins étonné en découvrant tout à coup à mes pieds, et comme si le sol se dérobait, cette ride profonde de la terre. Immédiatement au-dessous de moi, à deux mille pieds de profondeur, je voyais se tordre et reluire, mince comme un de ces fils que le vent emporte à la fin de l’été, le torrent qui, s’échappant du beau glacier de Trient, serpente capricieusement dans toute la longueur de la vallée, et va fendre une montagne, de sa cime à sa base, pour se jeter et se perdre dans le Rhône entre la Verrerie et Vernaya. Quelques maisons éparses sur ses bords, couvertes de leurs toits gris, semblaient de gros scarabées se promenant lourdement dans la plaine, tandis que, des extrémités opposées de cette espèce de village, s’échappaient, à peine visibles à l’œil nu, les deux chemins qui conduisent indifféremment à Chamouny, l’un par la Tête-Noire, et l’autre par le col de Balme. C’était ce dernier que nous devions prendre.

Nous descendîmes dans la vallée. Mon guide me conseilla de faire halte à une petite baraque oubliée par le village au bord du chemin et pompeusement décorée du nom d’auberge. Ce repos était nécessaire, me dit-il, pour nous préparer à faire les deux autres tiers de la route, la seule maison que nous devions rencontrer après celle-là étant distante de trois lieues et située dans l’échancrure même du col de Balme. Ce que je compris de plus clair dans tout cela, c’est qu’il avait soif.

On nous donna, au prix du Bordeaux, une bouteille de vin du cru avec lequel un Parisien n’aurait pas voulu assaisonner une salade, et que mon Valaisan vida voluptueusement jusqu’à la dernière goutte. Heureusement je trouvai ce que l’on trouve partout en Suisse, une tasse d’excellent lait, dans laquelle je versai quelques gouttes de kirchenwaser. C’était un assez pauvre déjeuner pour un homme auquel il restait encore six lieues de pays à faire. Mon guide, qui vit ma préoccupation, et qui en devina la cause en me voyant piteusement tremper, dans ce mélange acidulé, une croûte de pain dure et grise comme de la pierre ponce, me rendit un peu de courage en m’assurant qu’à l’auberge du col de Balme nous trouverions à manger quelque chose de plus restaurant. Je priai Dieu de l’entendre, et nous nous remîmes en route.

Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à l’entrée d’un bois de sapin où j’avais vu se perdre la route. Mon guide ne m’avait pas trompé : là devait commencer la véritable fatigue. Cependant j’aurai tant à parler dans la suite de passages escarpés et dangereux, que je ne cite celui-ci que pour mémoire. Nous commençâmes à côtoyer la pente rapide du col, ayant à notre droite un précipice de cinq ou six cents pieds de profondeur, et au-delà de ce précipice une montagne à pic que les gens du pays appellent l’Aiguille d’Iliers, et qui venait d’acquérir une célébrité récente, par la chute mortelle qu’y avait faite en 1831 un Anglais qui avait voulu parvenir à son sommet. Mon guide me fit voir, aux deux tiers de la hauteur de l’Aiguille, l’endroit où le pied avait manqué à ce malheureux, l’espace effrayant qu’il avait parcouru, bondissant de rocher en rocher comme une avalanche vivante ; puis enfin au fond du précipice, la place où il s’était arrêté, masse de chair informe et hideuse à laquelle il ne restait aucune apparence humaine.

Ces sortes d’histoires, peu gracieuses par elles-mêmes, le sont encore moins, racontées sur le terrain où elles sont arrivées ; il est peu réconfortant pour un voyageur, si flegmatique qu’il soit, d’apprendre qu’à l’endroit même où il est, le pied glissa à un autre, et que cet autre s’est tué. Au reste les guides ne sont point avares de tels récits ; c’est un avis indirect qu’ils donnent aux voyageurs, de ne point se hasarder sans eux.

Cependant là où cet Anglais s’était tué, un pâtre, suivi de son troupeau de chèvres, courait à toutes jambes, sautant de rocher en rocher, ébranlant à chaque bond quelque pierre qui dans sa chute en entraînait d’autres. Celles-ci détachaient en roulant de petits rochers qui à leur tour en déracinaient de plus gros ; enfin toute cette avalanche descendait avec une vitesse croissante sur le talus de la montagne, cliquetant comme de la grêle sur un toit ; puis, après un intervalle de silence, elle allait se précipiter avec un bruit sourd dans l’eau qui coulait au fond du ravin coupé à pic qui séparait les deux montagnes. Il nous accompagna ainsi sur le versant opposé à celui que nous suivions, redoublant d’adresse et de vélocité pendant l’espace d’une demi-lieue, sans autre motif apparent que celui de prolonger le plaisir qu’il voyait bien que me donnaient son adresse et sa témérité montagnarde.

Depuis quelque temps l’air se rafraîchissait, nous montions toujours, et déjà nous étions arrivés à sept mille pieds à peu près au-dessus du niveau de la mer ; çà et là de grandes plaques de neige annonçaient que nous approchions des régions glacées où elle ne fond plus. Nous avions laissé au-dessous de nous, dans la montée du bois Magnen, les hêtres et les sapins : les pâturages seuls poussaient à l’endroit où nous étions parvenus. Une bise froide passait de temps en temps, et glaçait tout à coup sur mon front la sueur que la fatigue y rappelait bientôt. Ce fut avec une véritable joie que j’appris de mon guide que nous allions apercevoir l’auberge du col de Balme ; quelques minutes après je vis effectivement, au milieu de l’échancrure de la montagne qui sépare la vallée de Chamouny de celle du Trient, poindre, en se découpant sur un ciel bleu, le toit rouge de cette maison bénie, puis ses murailles blanches qui semblaient sortir de terre au fur et à mesure que nous montions ; enfin les degrés de sa porte, sur lesquels était assis un chien roux, qui vint gracieusement vers nous les yeux brillans et la queue flamboyante pour nous inviter à venir nous reposer chez son maître.

— Merci, mon chien, merci ! Nous y allons.

J’étais si pressé de trouver du feu et une chaise, que je me précipitai dans l’auberge sans prendre le temps de jeter un regard sur cette fameuse vallée de Chamouny, qui, du seuil de la porte, se déroulait à la vue dans toute son étendue et toute sa beauté.

Lorsque le froid et la faim, ces deux grands ennemis du voyageur, furent un peu calmés, la curiosité reprit le dessus. Je me fis conduire les yeux fermés, par mon guide, à l’endroit le plus favorable pour embrasser d’un seul coup-d’œil la double chaîne des Alpes, et bientôt je me trouvai placé sur un point assez élevé pour ne rien perdre de son étendue. Alors j’ouvris les yeux, et comme si une toile se levait sur une magnifique décoration, je saisis, avec un plaisir mêlé d’effroi de me voir si petit au milieu de si grandes choses, tout l’ensemble de cet immense panorama, dont les dômes neigeux, dominant la riche végétation de la vallée, semblent le palais d’été du dieu de l’hiver.

En effet, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ce n’étaient que pics décharnés, à chacun desquels pendaient, comme la queue traînante d’un manteau, les scintillantes ondulations d’une mer de glace. C’était à qui s’élancerait le plus près du ciel, de l’Aiguille du Tour, de l’Aiguille-Verte ou du Pic du Géant ; c’était à qui descendrait le plus menaçant dans la vallée des glaciers d’Argentières, des Bossons ou de Taconnay. Puis à l’horizon qu’il ferme comme s’il était la dernière sommité de cette chaîne que sa masse nous dérobe et qui fuit vers les Pyrénées, dominant pics et aiguilles, couché comme un ours blanc sur les glaçons d’une mer polaire, le frère du Chimboraço et de l’Immaüs, le roi des montagnes d’Europe, le Mont-Blanc, cette dernière marche de l’escalier de la terre à l’aide duquel l’homme se rapproche du ciel.

Je restai une heure anéanti dans la contemplation de ce tableau, sans m’apercevoir que j’avais quatre degrés de froid.

Quant à mon guide, qui avait vu cent fois déjà ce splendide spectacle, il courait, pour se réchauffer, à quatre pattes avec le chien, et le faisait aboyer en lui tirant la queue.

Enfin, il vint à moi pour me faire part d’une idée dont il venait d’être frappé :

— Si monsieur veut coucher ici, me dit-il avec l’accent d’un homme qui ne serait pas fâché de doubler son bénéfice en dédoublant ses journées, monsieur trouvera un bon souper et un bon lit.

Le maladroit ! s’il m’avait laissé tranquille, ce souper et ce lit, j’aurais bien été obligé de les prendre, et Dieu sait quel repas et quel sommeil l’un et l’autre me promettaient.

Je me levai tout effrayé à l’idée du danger que j’avais couru

— Non, non, lui dis-je, partons.

— C’est que nous ne sommes qu’à moitié chemin tout juste de Martigny à Chamouny,

— Je ne suis pas fatigué.

— C’est qu’il est quatre heures.

— Trois heures et demie.

— C’est que nous avons encore près de cinq lieues à faire et trois heures de jour seulement.

— Nous ferons les deux dernières lieues de nuit.

— C’est que vous perdrez un beau paysage.

— Je gagnerai un bon lit et un bon souper. Allons, en route.

Mon guide, qui avait épuisé toutes ses meilleures raisons, se remit en marche en soupirant. Nous partîmes.

Toutes les choses que je vis, tant que le jour me permit de distinguer les objets, ne furent plus que des détails du grand tableau dont l’ensemble m’avait tant frappé ; détails merveilleux pour qui les voit, mais fatigans, je crois, pour ceux à qui on essaierait de les peindre. D’ailleurs, il entre bien plus dans le plan de ces Impressions, si tant est que ces Impressions aient un plan, de parler des hommes que des localités.

Il était nuit noire lorsque nous arrivâmes à Chamouny. Nous avions fait neuf lieues de pays, qui, sans exagération, en valent bien douze ou quatorze de France ; c’était une bonne journée.

Aussi je ne m’occupai que de trois choses, que je recommande à tous ceux qui feront la route que je venais de parcourir :

La première, de prendre un bain ;

La seconde, de souper ;

La troisième, de faire remettre à son adresse une lettre contenant une invitation à dîner pour le lendemain, et portant cette souscription :

À Monsieur Jacques Balmat, dit Mont-Blanc.

Puis je me couchai.

Maintenant, je vais vous dire en deux mots et de mon lit, si toutefois sa célébrité n’est point arrivée jusqu’à vous, ce que c’est que M. Jacques Balmat, dit Mont-Blanc.

C’est le Christophe Colomb de Chamouny.