Impressions du Chili - Les Chiliens et la France

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Impressions du Chili - Les Chiliens et la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 192-215).
IMPRESSIONS DU CHILI

LES CHILIENS ET LA FRANCE


I

Le 15 novembre 1911, M. Frederico Puga Borne, ministre plénipotentiaire du Chili en France, était reçu en audience solennelle à l’Elysée ; en vertu d’une délégation spéciale, il venait, de la part de son gouvernement, remercier le président de la République de la part prise par la France aux fêtes récentes du centenaire chilien. Ancienne colonie espagnole, le Chili est, en effet, une république indépendante depuis le 18 septembre 1810 ; à cette date le général Carrasco, qui commandait à Santiago pour le roi d’Espagne, fut déposé par ses administrés et dut céder la place à une junta de citoyens. L’an dernier, le Chili a célébré le centième anniversaire de cette journée d’émancipation ; la France s’est associée, par l’envoi d’un ambassadeur extraordinaire et d’un bâtiment de guerre, à l’allégresse nationale de cette commémoration. Notre attention n’a pas été indifférente au Chili ; la démarche de M. Puga Borne en est la preuve. Il nous paraît intéressant d’en saisir l’occasion pour fixer ici quelques impressions rapportées d’un récent voyage et marquer les raisons profondes de l’amitié franco-chilienne.

Avouons-le : on connaît fort peu en France cette république sud-américaine, qu’un universitaire de l’Europe centrale, revenu mécontent, dénonça comme « le dernier coin du monde ; » certain versificateur de café-concert ne soupçonnait pas que les Chiliens sont très différens des Peaux-Rouges et des nègres, lorsqu’en une strophe, dont la géographie vaut la délicatesse, il écrivit pour la rime, à la fin d’une ligne, le mot Chili. Nous pourrions nous excuser auprès de nos amis de là-bas en leur rappelant, par un choix d’anecdotes, que nombre d’Anglais, de Nord-Américains et d’Allemands ne sont pas beaucoup mieux renseignés que nous-mêmes ; c’était un diplomate, mais pas Français, qui demandait dernièrement à un notable Chilien : « Votre langue nationale est bien l’anglais, n’est-ce pas ? » Il est grand temps que cette ignorance cesse ; dans cette Amérique latine, dont la croissance étonnera les prochaines générations, le Chili a ses caractères particuliers, extrêmement attrayans pour les Français ; depuis l’ouverture, en avril 1910, du chemin de fer transandin, ses capitales sont à deux jours de Buenos-Aires, à trois semaines de Paris ; Vienne était aussi loin de Versailles à l’époque de Louis XIV.

Pour bien sentir l’originalité du Chili dans le monde sud-américain, c’est par l’intérieur qu’il y faut arriver, par le chemin de fer des Andes ; sur ce parcours, le voyageur traverse d’abord l’Argentine, où partout l’enfièvre une sorte de vertige de « valorisation ; » dans Buenos-Aires, cité géante de 1 300 000 habitans, dont le bouillonnement rappelle celui de New-York, devant les saladeros immenses, qui évoquent des souvenirs de Chicago, dans la pampa indéfinie où les villes poussent comme des fouilles le long de branches vives qui sont les chemins de fer, l’impression de tous les instans est celle d’une trépidation d’express ; un peu ahuri, l’étranger se laisse emporter dans ce tourbillon qui le domine et qui le grise ; dès qu’il réfléchit, il mesure à tous les pas la puissance de l’effort humain, puis il constate que la fortune argentine, sur des horizons de plaine larges comme ceux de la mer, n’est qu’esquissée encore. A Mendoza, mille kilomètres à l’Ouest de Buenos-Aires, le passager du transandin touche aux grandes montagnes, au Chili couché sur le versant du Pacifique ; le paysage se ride, des profils de glaciers s’estompent à l’arrière-plan ; dans l’air léger, par sept cents mètres d’altitude, les cloches sonnent les carillons clairs de nos villages de France. Mais les colons affluent, les banques s’agrandissent, les terres montent ; on cultive ici la vigne par lieues carrées, comme le blé dans la pampa de l’Est.

Quel contraste, lorsque, franchi par trois mille mètres le tunnel de faîte, le transandin, grinçant sur sa voie à crémaillère, atteint les premiers hameaux chiliens ! Arrêtons-nous, au passage, à Santa Rosa de los Andes, dont la hauteur au-dessus de la mer correspond à peu près à celle de Mendoza. Ce n’est qu’un modeste chef-lieu d’arrondissement, peuplé de huit à dix mille âmes ; bien que tête de ligne de la route qui traverse les Andes, rien n’annonce que l’existence y soit agitée ; de paisibles attelages de bœufs traînent dans les rues des chariots à roues pleines ; les cavaliers, arrivant de la campagne, laissent leur cheval seul, les pieds de devant entravés par une courroie, à la porte des maisons où leurs affaires les appellent ; le gérant de la poste s’aperçoit sans émotion que sa provision de timbres est épuisée ; Santa Rosa ne connaît pas encore le cinématographe ; à peine y trouve-t-on des cartes postales illustrées. Mais une tannerie, française, travaille sous une direction moderne et intelligente ; une minoterie, française aussi, emploie des machines des meilleurs constructeurs ; les employés anglais du chemin de fer transandin ont établi un tennis près de la gare, au pied d’une colline qui finit par un sanctuaire, et dont les rochers portent en lettres immenses l’inscription Ave Maria.

Descendons sur Santiago ; la capitale politique et administrative du Chili est entourée d’un cadre merveilleux de montagnes neigeuses, à l’Est le massif souverain de l’Aconcagua, dont la cime dépasse 7 000 mètres, à l’Ouest les hauteurs côtières dont il faut couper l’obstacle pour atteindre l’Océan Pacifique à Valparaiso. Un ingénieux bienfaiteur, Vicuña Mackenna (mort en 1885), a écrit l’histoire de Santiago et du vieux Chili, en aménageant, au milieu de la ville, la butte appelée Cerro de Santa Lucia : là les Espagnols avaient fondé leur primitive citadelle ; des couvens, dont plusieurs subsistent encore, s’étaient nichés à l’ombre de ce donjon. Les ruines militaires ont fait place à une promenade pittoresque, où des belvédères imprévus surgissent de bouquets d’aloès et de mimosas ; des écussons de fer et de pierre, exhumés pendant les travaux, sont redressés sur des portes en grilles ; des statues sont dispersées dans la verdure : le conquistador Valdivia, un chef d’Indiens Araucans, un prélat du XIXe siècle, premier archevêque du Chili émancipé ; le restaurateur du Cerro y repose en une petite chapelle, Pharaon dans sa pyramide. Luttes contre les Araucans et prédication catholique, établissement de moines et de cadets de famille, voilà ce que nous raconte le Cerro sur le Chili d’hier, dont n’est pas encore profondément différencié le Chili d’aujourd’hui.

Tout autre que Santiago, qui garde une allure de capitale coloniale espagnole, Valparaiso est la ville des contacts avec le dehors, un de ces ports que Cicéron déjà dénonçait comme encourageant les innovations et les usures du cosmopolitisme. On aurait tort d’y chercher un outillage moderne dont, à vrai dire, le tremblement de terre de 1906 a retardé la création ; Valparaiso est, plutôt qu’un port, une rade, dangereuse dès que se lève le vent du Nord ; on voit alors les paquebots se mettre sous pression, pour être prêts à gagner le large dès la première alerte. Eventrée par la catastrophe, Valparaiso n’a pas encore pansé ses blessures ; la ruine de nombreux édifices, dans le quartier qui était précisément le plus neuf, l’a rejetée de plusieurs années en arrière ; par là s’accuse son aspect de port la fin où la vie populaire, mêlée à celle des marins de passage, grouille à ciel ouvert, en marge du mouvement plus bourgeois qui est la comptabilité de cette fourmilière ; voici, comme à Naples, des étalages de frutti di mare, des maisons aux murs peints où du linge sèche aux persiennes, des rues où les enfans d’honnêtes boutiquiers jouent à cache-cache sous les fenêtres de filles fardées qui guettent les matelots. Le dimanche, avec ses bains de mer, ses éventaires de sucreries et de fritures, ses bandes de gamins cherchant des coquillages aux pointes des rochers, la crique des Torpederas fait penser au coin des Catalans, sur la corniche de Marseille.

Le peuple chilien, en effet, est près de nos peuples de la Méditerranée ; il est serviable, jovial, peu exigeant dans ses besoins aussi bien que dans ses distractions ; après un travail dont sa vigueur supporte aisément la fatigue, il se plaît aux réunions, à la causerie, à la danse ; doit-on voir là une descendance des origines andalouses ? Les feuillages et les fleurs, dont la nature chilienne est prodigue, offrent le décor frais et peu coûteux des fêtes locales ; sous des ramadas (treillis de verdure), aux sons de la guitare, les couples dansent la curca, qui n’est pas du tout, en son principe, le déhanchement brutal des professionnels de music-hall, mais tout au contraire un rythme lentement berceur et enveloppant. Le Chilien, qui va souvent chercher de l’ouvrage au dehors, par exemple en Argentine, ne part jamais sans esprit de retour ; lorsque les groupes de peones, rentrant chez eux, traversent la frontière, ils expriment bruyamment leur plaisir par des « Viva Chile ! » qu’accompagne un renfort joyeux de jurons et de gros mots ; il arrive que des Chiliens de bonne éducation, entraînés par la contagion, crient d’aussi bon cœur que les terrassiers, et dans le même langage, mais le mouvement est si spontané, si sympathique, qu’il faudrait être bien prude pour s’en scandaliser.

Le clergé, au Chili, est très puissant encore ; lorsqu’un malade, dans la campagne, demande le viatique, plusieurs parens ou voisins, à cheval, partent pour chercher le prêtre au plus prochain village ; celui-ci monte en voiture, si les chemins le permettent, à cheval dans les autres cas ; et les cavaliers le conduisent processionnellement, chapeau bas, jusqu’à la maison du moribond ; dans certaines villes, un carrosse spécial, peint de couleurs voyantes, est réservé au prêtre qui porte le Saint-Sacrement ; tous les passans le saluent et les soldats lui présentent les armes. Les dames ne doivent pas entrer à l’église avec des chapeaux ; leur tête est coiffée du manto, capuchon presque monastique, uniforme pour toutes les classes sociales… en apparence et d’un peu loin, tout au moins, car la coquetterie féminine n’est jamais à court de gracieuses subtilités. Le catholicisme, de ce côté des Andes, est resté plus formaliste, on dirait volontiers plus archaïque qu’en Argentine. Au-dessus de la porte du marché de Valparaiso, on lit une inscription, pas très ancienne, car elle est datée de 1863, qui est ainsi conçue : Domini est terra et plenitudo ejus. Tout cela est d’un peuple encore jeune, et dont la fraîcheur même est savoureuse ; ajoutez la bonne grâce et la simplicité pleine d’aisance de l’accueil réservé à l’étranger, pour peu qu’il soit présenté, un sens général de la vie de famille, des goûts d’artistes et de lettrés dans la société des dirigeans, en somme un ensemble de qualités qui se résument en une véritable séduction.


II

Qu’est donc la nation chilienne ? Comment s’est-elle faite, et comment son histoire l’explique-t-elle ? François Pizarre, après avoir conquis l’empire péruvien des Incas (lî>24-1 ; j32), désigna l’un de ses compagnons, Almagro, pour une expédition dirigée au Sud ; cette première colonne, après avoir franchi péniblement des plateaux neigeux, troués de volcans, découvrit enfin des vallées fertiles, au climat tempéré, dont elle prit possession ; Almagro touchait aux limites du Chili central d’aujourd’hui. Après lui, Pedro de Valdivia s’avança plus loin, et fonda Santiago, en 1541 ; il avait emmené des familles et, d’accord avec quelques caciques, ou chefs indigènes, commença une véritable colonisation ; dans ses lettres à Charles-Quint, il décrit le pays comme tempéré, très sain, riche en bois qui font contraste avec l’aridité des régions qui le séparent du Pérou. Descendant toujours au Sud, le long de la côte du Pacifique, les Espagnols se heurtèrent à des indigènes plus résistans, les Araucans, qu’ils apprirent à estimer en des combats meurtriers ; contre eux, ils se fortifièrent dans des villes, sans jamais renoncer à reculer vers le Sud les limites de leur conquête ; des Jésuites allèrent prêcher l’évangile aux Araucans, mais leurs succès furent lents ; au XVIIIe siècle seulement, les pionniers avaient pénétré jusqu’à la lisière des archipels qui prolongent la côte de terre ferme, provinces actuelles de Valdivia et de Llanquihué.

Le Chili proprement dit est cette zone centrale, isolée au Nord par les steppes que transforme de nos jours l’industrie minière, disputée au Sud par les Araucans ; de ces conflits mêmes, qui ont tourné peu à peu à la fusion des races, est née une population robuste qui a grandi surtout par ses propres forces car, si loin de l’Espagne, au terme de routes terrestres difficiles, jamais une immigration intense n’est venue la renforcer ; les gouverneurs du Chili, les riches propriétaires ou kacendados entre lesquels avait été partagé le domaine des terres et des indigènes soumis, se livraient volontiers à l’agriculture ; ils expédiaient par mer des vivres au Pérou ; par les vallées rapides qui tombent des glaciers, ils remontaient vers la Crête des Andes et fondèrent sur le versant oriental des estancias d’élevage. Les provinces de Mendoza et de San Juan relevèrent du Chili avant de passer, au moment de l’émancipation, dans l’alliance de Buenos-Ayres ; elles préparèrent, en 1816-1817, l’armée libératrice qui traversa les Andes sous les ordres de San Martin, et balaya le régime espagnol au Chili par les victoires de Chacabuco et de Maipu (1817-1818) ; aidé alors par les Chiliens affranchis, soutenu par la Hotte anglaise de l’amiral Cochrane, San Martin put libérer le Pérou à son tour : c’est exactement la réaction du flot créole sur la vague de la conquête espagnole.

Mais ces créoles, eux-mêmes, sont des Espagnols, ou du moins des néo-Espagnols. Si le gouvernement de Madrid n’a pas su ménager pour la dynastie royale l’avenir des populations sud-américaines, la race hispanique a marqué ces sociétés nouvelles d’une empreinte indélébile ; par la religion et par la langue, les Chiliens sont Espagnols ; les conquêtes qu’ils ont réalisées, au Sud et au Nord de leur région centrale, sont des conquêtes de l’hispanisme. Ils ont d’abord assimilé les Indiens ; ceux-ci n’ont pas été systématiquement détruits, ils se sont résorbés dans la race conquérante, non sans lui transmettre quelques-unes de leurs hérédités ; on aurait peine aujourd’hui à retrouver des types indiens purs, sauf dans l’extrême Sud ; les caciques qui posent complaisamment devant l’objectif des photographes, cavaliers un peu lourds sous leur poncho et leur chapeau haut de forme, sont presque tous des sang-mêlé. Au XIXe siècle, le Chili indépendant a reçu quelques contingens d’immigrés, Anglais et Nord-Américains, Allemands et Français ; les premiers arrivaient ordinairement seuls, les autres, souvent en famille ; or ces derniers mêmes ne résistent pas à l’absorption par le milieu chilien et, dès la deuxième génération, ne sauraient être en rien distingués des chilenos legitimos, Le bénéfice net de cette émigration ainsi digérée aura été sans doute pour le Chili la constitution d’une classe sociale qui lui manquait, une bourgeoisie, urbaine et rurale, entre l’aristocratie des hacendados et le peuple des peones, rudement maniés par leurs maîtres.

Comme pour toutes les autres républiques de l’Amérique latine, le premier siècle de vie autonome fut, pour le Chili, une période de formation ; le départ des gouverneurs et des soldats espagnols laissait apparaître une société sans institutions politiques, morcelée entre les coteries de caudillos rivaux et qui doit faire effort encore, après cent ans écoulés, pour dégager la notion d’un intérêt général de l’émiettement des partis et des influences de personnes. Le Chili toutefois, resserré par la géographie dans une région bien délimitée, a pris forme d’Etat moderne plus tôt que d’autres républiques voisines ; le fédéralisme outrancier qui, parmi ces Latins, multiplie si malheureusement le personnel politique, ne l’a emporté que pendant peu d’années, aux termes de la constitution de 1828 ; de véritables hommes d’Etat, les Joaquin Prieto, les Diego Portalès ont ensuite gouverné avec des vues plus larges, désireux surtout de conciliation et d’union civiques. La nationalité chilienne s’est ensuite affirmée, trempée dans des épreuves militaires, guerres contre Santa-Cruz, dictateur de la Bolivie et du Pérou (1836-1839), contre l’Espagne (1865-1867), guerre « du Pacifique » (1879-1881). Le Chili, essaimant autour de sa région centrale, a conquis ainsi de nouveaux domaines de colonisation ; il a résolu pacifiquement un litige de frontières avec l’Argentine, dont il est aujourd’hui voisin le long des Andes, jusqu’à la Terre de Feu ; la Bolivie a accepté des cessions consenties après la guerre du Pacifique, mais il reste encore, pour les provinces alors conquises sur le Pérou, un litige pendant.

Soldats par vocation héréditaire, les Chiliens tiennent passionnément à leur marine et à leur armée ; quelles qu’aient été les vicissitudes de la politique, aucun gouvernement n’a négligé ces forces nationales ; il est vrai que l’armée et la marine ne furent pas toujours d’accord entre elles ; le président Balmaceda, qui s’appuyait sur la première, fut renversé en 1891 par une révolution partie du Nord, et dont les chefs avaient d’abord rallié la flotte ; mais il semble bien que, dans les vingt dernières années, ces rivalités aient été tout à fait oubliées. Le Chili constitue donc une puissance militaire, en raison même des habitudes et des goûts de ses citoyens ; c’est un sentiment qui s’est affirmé, en 1910, pendant toutes les fêtes du Centenaire. A Valparaiso, le Club naval est l’édifice qui frappe le premier l’œil du voyageur, au sortir de la gare ; il est tout voisin d’un monument élevé aux officiers et matelots morts héroïquement pendant la guerre du Pacifique ; si le visiteur étranger veut faire une démarche de courtoisie auprès des autorités de la ville, c’est chez l’amiral commandant que les conseillers experts l’inviteront à se présenter tout d’abord.


III

Les fêtes du Centenaire ont apporté au Chili une raison de s’interroger sur lui-même ; il s’est soumis à un examen de conscience dont témoignent diverses publications, plus ou moins officielles, beaucoup d’articles de journaux, nombre de discours parlementaires ; le moment était opportun, pour fixer exactement le point de départ d’une deuxième étape. La forme territoriale de la République chilienne est très particulière : c’est une bande littorale, longue de près de 5 000 kilomètres, entre 18° et 54° de latitude Sud, et dont la superficie totale est supérieure de moitié à celle de la France ; la population, recensée en novembre 1907, était de 3 250 000 habitans ; elle s’élève peut-être à 3 millions et demi aujourd’hui, comparable à celle du département de la Seine ; elle est très inégalement répartie, relativement dense au centre, dans les districts historiques du vieux Chili, rare dans les régions récemment annexées à ce noyau, c’est-à-dire dans le Nord et dans le Sud. Le Chili colonial du Sud se compose d’une côte et d’une série d’archipels découpés de fiords, façade Pacifique du plateau de Patagonie : une zone pluvieuse, boisée, propre aux pêcheries, à l’élevage et sans doute à l’exploitation de quelques placers. Le Nord, au-delà du Tropique, fut un désert jusqu’au jour où les nitrates y attirèrent une population de mineurs et d’usiniers ; ce progrès remonte seulement à 1882-1883, mais depuis lors, telle a été la fortune issue de ces industries, que les provinces septentrionales, habitées par oasis artificielles, ont mérité le surnom de coffre-fort du Chili.

Le centre, pays tempéré par excellence, plus arrosé et forestier du Nord vers le Sud, est le terroir privilégié de l’agriculture ; en certaines provinces, il faut irriguer, comme dans la Californie Nord-Américaine ; au-dessous de Santiago, et surtout de Concepcion, les pluies sont abondantes et cette précaution devient inutile ; mais partout, dès qu’elle est fécondée par Peau, cette terre chilienne porte, on dirait avec joie, les moissons de céréales, les fourrages pour le bétail, la vigne, les arbres fruitiers ; les maisons se dispersent dans la campagne, les champs sont bordés de haies ; des pâturages, d’un vert liquide, dessinent les vallées basses ; ici et là, des coulées de galets, sillonnées d’un filet d’eau limoneuse, indiquent une circulation des rivières encore mal distribuée, des alternances capricieuses entre les maigres et les crues. Nulle part, à ce qu’il semble, la vie du paysan ne doit être pénible ; les marchés ruraux, même dans la saison la plus froide, sont égayés par des étalages de fleurs ; les chariots à bœufs y déversent des pyramides de fruits et de légumes, de toutes saveurs et de toutes tailles, depuis le petit haricot (frejol) jusqu’au gros melon d’eau (sandia), en passant par la pomme, la figue, la grenade, l’olive, etc. Certes, la culture n’est pas toujours très prévoyante et, sur de grands domaines, la terre est surmenée par deux récoltes annuelles, l’une de maïs, l’autre d’orge ou de blé ; même sollicitée sans égards, elle est compatissante à l’homme ; ici le vers du poète chante dans la mémoire :


Fundit humo facilem victum justissima tellus !


Mais ce terroir chilien, si libéral, souffre d’un grave défaut, son morcellement extrême ; il présente, dans l’épaisseur du soulèvement andin, qui plonge immédiatement dans la mer, des alvéoles à fond plat, aux bords abrupts, communiquant malaisément entre eux ; pour sortir de la plaine de Santiago, il faut de tous côtés s’engager dans des défilés ; les ports, Valparaiso même, sont posés sur des baies sans rayonnement naturel dans l’intérieur. Le Chili central est formé d’une série de compartimens que l’évolution de la conquête espagnole a entr’ouverts les uns aux autres, à une époque de vie économique pauvre, de circulation médiocre ; au Sud, les chenaux et les fiords suppriment l’inconvénient des cloisons entre les districts cultivés ; dans le Nord au contraire, les communications sont d’autant plus précaires que l’eau manque souvent, sur le tracé d’itinéraires au profil de montagnes russes. Les étrangers qui les premiers, au XIXe siècle, attaquèrent les mines, indifférens à toute autre chose que leur exploitation particulière, n’ont eu d’autre programme que de rattacher à un port la poche où ils trouvaient le minerai ; de là le dessin des voies ferrées d’abord construites au Chili, un chapelet de chemins locaux, perpendiculaires à la côte, et sans lien entre eux ; la jonction de ces tronçons n’est encore achevée que dans le centre, où la cohésion du peuple chilien des origines s’exprime notamment par l’unité vite réalisée d’un réseau plus complet, aujourd’hui propriété de l’Etat.

Corriger cette nature incomplète, étendre d’un bout à l’autre du territoire l’armature protectrice d’un outillage national, tel est le devoir qu’une étude, même sommaire, des conditions géographiques impose présentement aux dirigeans du Chili. Leur pays est adossé à des montagnes qui comptent parmi les plus hautes du globe ; les cimes sont couvertes de glaciers, qui ont fourni déjà la matière de travaux scientifiques intéressans ; cette Suisse des Andes australes, que borde une côte de Norvège, rassemble de curieux échantillons de dislocations volcaniques, d’oscillations de névés, de captures de fleuves. Elle tient aussi des forces emmagasinées dans ses immenses réserves de houille blanche. Dans l’ensemble, les eaux fluviales du Chili s’écoulent mal ; pendant l’hiver de 1899, des inondations diluviennes envahirent les provinces du Sud ; on dut circuler en barque dans les rues de Valdivia et de Concepcion ; en d’autres saisons, au contraire, c’est la sécheresse qui est redoutable. Plusieurs députés voulaient marquer l’année du Centenaire par la création d’une Oficina nacional de riego, service de drainage et d’irrigation tout ensemble, qui aurait assisté les propriétaires et attaqué une série de travaux aux frais de l’Etat ; nous croyons que cette initiative attend encore la consécration d’une loi. Eclairé par la science moderne, le Chili n’ignore plus qu’il possède, en différences de niveaux sur des pentes arrosées, les sources d’une richesse inépuisable.

De même qu’à discipliner ses énergies hydrauliques, il pense à varier sa production minière. Les versans des Andes recèlent des gîtes et des carrières de toute sorte, dont on n’a fait encore qu’effleurer les plus accessibles ; la Cordillère, qui est un des systèmes montagneux les plus jeunes du globe, appartient à cette « ceinture de feu » de l’Océan Pacifique, que remanient encore, sous nos yeux, des éruptions et des tremblemens de terre ; elle abonde en roches minéralisées que ses cours d’eau, très actifs, ont souvent décomposées et débitées en placers. Avant 1860, les mineurs du Chili exploitaient seulement les alluvions aurifères ; puis est venu l’âge du cuivre, extrait dans les provinces de Copiapó et de Santiago ; il était à l’origine exporté brut en Angleterre, et traité dans les fonderies de Merthyrtydfîl, près Bristol ; une usine moderne fut ensuite élevée aux environs de Santiago. Après le cuivre, par lequel se sont élevées de belles fortunes, le nitrate (caliche) a enrichi les provinces du Nord ; propriétaire de réserves très étendues, où des salares réputés stériles ont été reconnus n’être que le mince couvercle de salitreras puissantes, l’Etat chilien se préoccupe de ménager le marché mondial des nitrates, dont son territoire est le principal fournisseur ; de là l’intérêt qu’il prend aux travaux de propagande et de stabilisation des cours que poursuivent les exploitans du caliche.

Mais la consommation de cet amendement, si précieux qu’il soit pour l’agriculture, se développe lentement ; l’attention des ingénieurs chiliens est aujourd’hui plus volontiers fixée sur les mines, très riches elles aussi, de fer et de manganèse ; ces minerais, de valeur relativement médiocre, ne peuvent pas supporter des transports onéreux ; il est donc nécessaire, si l’on veut assurer l’exploitation pratique des gisemens, d’améliorer la circulation intérieure et d’outiller, en Chili même, une industrie sidérurgique. Le pays pourra se passer du combustible importé de l’étranger, s’il sait employer ses combustibles nationaux, c’est-à-dire, outre la houille noire de quelques gisemens, la houille blanche, le bois et, probablement, le pétrole. Afin d’encourager la métallurgie du fer, le gouvernement chilien passa, en 1905, une convention avec une Société française affiliée au Creusot ; il lui concéda des forêts, jusqu’à concurrence de 80 000 hectares, et, de plus, diverses garanties financières ; alors furent créés, d’après les types les plus neufs, les hauts fourneaux de Corral, près de Valdivia ; ils sont chauffés au bois, et l’ingénieur en chef a découvert un procédé qui permet d’obtenir la fonte par la combustion directe des bûches ; l’usine de Corral, ainsi que ses fondateurs s’y étaient engagés, a réussi, pour le Centenaire, à fabriquer de l’acier avec du minerai et du combustible chiliens. Des difficultés ont surgi à propos des concessions forestières, le gouvernement voulant ne les accorder que peu à peu, l’entreprise soutenant que la prise de possession immédiate de tout son domaine est nécessaire à l’organisation de son travail : un haut fourneau, en pleine action, ne saurait être exposé à manquer de combustible ; aussi l’exploitation de nombreux chantiers de bois est-elle ici la condition préalable d’un travail sagement ordonné. Il est vraisemblable que ce litige ne durera pas : avec une usine comme celle de Corral, la première de ce genre dans toute l’Amérique du Sud (elle pourra donner 45 000 tonnes de fonte par an), le Chili sera maître, non seulement de pourvoir à ses propres besoins, économiques et militaires, mais encore d’intervenir sur tous les marchés voisins du fer et de l’acier.

Le fer traité à Corral vient des mines beaucoup plus septentrionales de Coquimbo, par mer ; les frets, assurément, sont moindres qu’ils ne seraient par terre, mais cette voie maritime peut être coupée en temps de guerre ; le Chili ne sera vraiment capable de défendre et d’exploiter librement tout son territoire, que lorsque ses communications seront assurées par un chemin de fer intérieur, lié aux principaux ports. Ce chemin de fer longitudinal n’existe actuellement que dans la partie centrale ; au Nord, il ne s’avance pas beaucoup plus loin que la latitude de Valparaiso ; il vient d’inaugurer (octobre 1911) sa dernière section méridionale entre Osorno et Puerto Montt, et arrive ainsi au seuil des archipels du Sud, à 1 080 kilomètres de Santiago. Le longitudinal, qui est à voie large d’Espagne (1m, 68), doit être prolongé vers le Nord, pour se souder aux réseaux miniers, isolés dans les provinces septentrionales ; le projet présentement adopté comporte la voie de 1m, 68 jusque dans le district de Coquimbo,, et la voie de I mètre au-delà ; il établira la liaison avec les lignes internationales d’Antofagasta et d’Arica en Bolivie ; une fois complet, il serait, sur 3 500 kilomètres, un tronçon du chemin de fer panaméricain, projeté au Congrès de Washington (1890), des capitales du Canada et des Etats-Unis à celles de l’Amérique australe. Parallèlement à l’œuvre du chemin de fer, le Chili doit poursuivre l’outillage de ses ports ; il est encore fort loin du but ; les travaux seront longs et coûteux, même si l’on y apporte beaucoup de persévérance ; la côte plonge à pic dans la mer profonde ; à Valparaiso, la sonde descend à 70 mètres, très près du rivage.


IV

On voit combien vaste et nécessairement dispendieux sera cet ensemble d’innovations, dont nous nous bornons à esquisser ici les traits caractéristiques ; une meilleure exploitation du sol et du sous-sol apparaît solidaire d’un renforcement méthodique des organes de relation ; les préoccupations des hommes d’Etat chiliens, aujourd’hui, sont autrement vastes qu’à l’époque, toute voisine de nous encore, où le Chili n’était pas sorti de son domaine central. En agrandissant son territoire, la République de Santiago s’est trouvée, pareille à toutes ses voisines du Sud-Amérique, poser sur des espaces longtemps « vagues, » de délicates questions de mitoyenneté. Une série chronologique des cartes de l’Amérique latine, depuis le milieu du XIXe siècle, fait ressortir la disparition progressive des « zones tampons, » et la détermination des frontières. Au baron de Rio Branco, ministre des Affaires étrangères du Brésil, revient l’honneur principal d’avoir, au partage de ces domaines longtemps indécis, appliqué avec succès la procédure de l’arbitrage. Le Chili, nation militaire, a eu recours aux armes ; vainqueur dans la guerre du Pacifique, il a annexé les provinces littorales de la Bolivie, désormais coupée de la mer, et des territoires jadis classés péruviens, ceux de Tacna et Arica. Postérieurement, ceux-ci ont été colonisés, en raison de leur valeur minière ; à vrai dire, ils n’étaient pas grand’chose auparavant. Or, le Pérou conteste l’interprétation chilienne du traité qui a mis fin à la guerre du Pacifique ; le Chili a décidé que les grandes manœuvres de 1911 (octobre-novembre) auraient lieu précisément en territoire contesté : plusieurs régimens d’infanterie et de cavalerie avec des mitrailleuses ont été ainsi transportés près des frontières extrêmes du Nord. Le conflit armé n’est pas certain, on peut même espérer que, finalement, la paix sera respectée.

Avec la République Argentine, le Chili a résolu à l’amiable le litige issu de l’imprécision des frontières, au temps de la domination espagnole : un premier traité, signé en 18SI, avait laissé les solutions-incertaines ; les deux gouvernemens envoyèrent sur le terrain des commissaires dont les études ont été une révélation sur toute une partie des Andes ; ils observèrent que la ligne de faîte ne se confond pas avec la ligne de partage des eaux, alors que les textes diplomatiques, rédigés avant toute étude détaillée du sol, ne les avaient pas distinguées ; comment trancher le différend ? D’abord, on arma des deux côtés ; puis la raison prévalut ; il n’y avait pas là de provinces anciennement peuplées, dont la mutilation serait une barbarie, en même temps qu’une maladresse ; c’étaient des terres à peine habitées et riches surtout de possibilités d’avenir ; Argentine et Chili avaient mieux à faire que de se ruiner mutuellement pour vider par la force un pareil procès ; tous deux s’adressèrent au gouvernement de Londres ; une sentence arbitrale d’Edouard VII, en novembre 1902, trancha le litige par une honorable transaction. Les deux pays ont, depuis lors, resserré leur amitié ; des visites ont été échangées, entre les présidens, pendant l’année des centenaires ; le chemin de fer transandin, par Mendoza et les Andes, a été inauguré au printemps de 1910.

Pour le Chili, ce chemin de fer pourrait être une sortie, largement ouverte, sur l’Atlantique ; il n’en est malheureusement pas ainsi, car le transandin est présentement administré de manière à décourager le trafic. La construction a été difficile : rigueur du climat sur les sommets, raideur des pentes sur le versant chilien, aridité absolue du pays traversé ; mais il n’y avait rien là qui pût arrêter des ingénieurs résolus. Une puissante Compagnie anglo-argentine, le Pacifique, a pris sous son contrôle le transandin du versant oriental ; du côté chilien, la Compagnie d’exploitation a passé avec l’Etat un traité tel, qu’elle est intéressée à travailler le moins possible et à ne pas compléter ses travaux ; le matériel roulant manque, les galeries nécessaires sur les trajets ordinaires des avalanches ne sont pas construites, les tarifs ne sont pas fixés. Des intérêts particuliers aggravent la mésintelligence des deux transandins, qui se touchent comme à regret sur la ligne frontière et laissent les voyageurs exposés, par 3 200 mètres d’altitude, aux fantaisies d’un aubergiste sans pitié. Des commissions mixtes, réunies à Buenos-Aires, n’ont pas réussi encore à redresser ces malfaçons. Le transandin ne sera jamais, croyons-nous, une voie de transit pour les marchandises lourdes, en provenance ou à destination de l’Europe, qui préféreront l’économique route de mer sans transbordement ; mais il devrait faciliter les échanges locaux entre le Chili et les provinces préandines de l’Argentine ; il devrait être le chemin normal des passagers, des courriers, des colis-postaux… Il y a là, pour le Chili surtout, une nécessité nationale, qui autorise le gouvernement à des interventions catégoriques.

Attendra-t-il l’ouverture du canal de Panama pour voir assurées, par mer, ses communications directes avec l’Atlantique ? Cette inauguration, en fait, rapprochera les ports sud-américains du Pacifique de New-York autant que de l’Europe ; on le sait à Santiago, et l’on ne semble pas s’en féliciter sans réserves. Les Etats-Unis, dans leurs rapports avec l’Amérique latine, ont trop souvent laissé percer la conviction de leur supériorité. Au Chili, le gouvernement de Washington a durement endossé la revendication d’un groupe de concitoyens, la firme Allsop, qui ont fini par obtenir une indemnité de 2 675 000 francs. Autant on apprécia naguère un Nord-Américain, Wheelwright, qui vécut au Chili de longues années et fut l’initiateur de la construction des chemins de fer, autant on estime les conseils techniques d’ingénieurs ou de spécialistes, autant on est peu enthousiaste, malgré les politesses officielles, pour des voyages qui prennent des airs d’inspections, comme celui du ministre Elihu Root en 1906, ou encore pour l’ingéniosité de capitalistes qui excellent à faire travailler à leur profit l’épargne d’autrui. Ce sentiment se fait jour à toute occasion, par exemple quand un diplomate nord-américain, avec une confiance trop peu nuancée, propose la médiation des Etats-Unis entre le Chili et le Pérou. A Santiago, l’opinion n’accueille sans défiance ni les démonstrations politiques de Washington, ni les démarches plus sourdes d’envoyés spéciaux japonais qui observent un besoin général de main-d’œuvre et ne seraient pas fâchés d’ouvrir les voies à une immigration nippone.

Le Chili est très soucieux d’écarter toutes les collaborations trop absorbantes ; plus volontiers que vers l’Amérique du Nord, il regarde donc vers l’Europe ; mais là encore, à mesure qu’il prend plus exactement conscience de lui-même, il témoigne quelque impatience des amitiés impérieuses. L’Angleterre a toujours été populaire au Chili, depuis le jour où l’amiral Cochrane associa la flotte britannique à l’épopée de l’indépendance ; les relations de commerce, issues de l’industrie minière, ont rapproché les deux pays ; nombre d’ingénieurs anglais sont venus s’établir au Chili ; l’exploitation des salitreras du Nord est en majeure partie aux mains de capitalistes de Londres. Une autre raison des sympathies anglo-chiliennes est le culte commun des deux nations pour leur flotte ; les jeunes gens des meilleures familles de la République servent volontiers comme officiers de vaisseau, après une préparation très sérieuse, au cours de laquelle ils travaillent sous des instructeurs anglais ; ainsi naissent des amitiés durables ; beaucoup de Chiliens instruits, apparentés à des familles britanniques, parlant l’anglais aussi couramment que l’espagnol. Valparaiso, cité du commerce, des banques, des maisons de consignation, possède sur l’un de ses cerros tout un quartier anglais avec des temples, un peu froids, et des cottages encadrés de jardinets fleuris ; à l’occasion du Centenaire, ses résidens ont offert un arc de triomphe à la municipalité.

Les Allemands furent des colons, au Chili, avant de devenir des commerçans, des industriels et des banquiers. La colonisation allemande a commencé autour de la baie de Valdivia, en 1857 ; encouragée par le gouvernement chilien, elle s’est enracinée dans cette région au climat doux et humide, favorable à une agriculture qui rappelle celle des rives de la mer du Nord ; mais ces Allemands des campagnes se sont vite fondus dans le milieu chilien ; les mariages mixtes, l’amalgame des affaires quotidiennes les ont rapidement assimilés ; le mouvement de l’immigration s’est ensuite ralenti, non sans que le Chili eût gagné des travailleurs sérieux, qui ont contribué pour une part notable à l’aménagement de ses provinces continentales du Sud. Dans les villes, les Allemands résistent plus longtemps, mais les plus clairvoyans de ces résidens ne se dissimulent pas que l’absorption ethnique est seulement retardée. Au reste, il n’importe guère au développement des relations germano-chiliennes, car ces Allemands, même nationalisés, demeurent des agens de propagande disciplinés de l’influence germanique ; ils reçoivent et dressent les nouveaux venus, ils informent leurs compatriotes d’Europe des occasions qui s’offrent autour d’eux ; on doit attribuer à leur sens persévérant de la solidarité, tout autant qu’à l’impression des victoires de 1870, les succès nationaux indéniables que l’Allemagne, depuis quarante ans, a remportés au Chili.

La banque allemande est fortement établie à Santiago et Valparaiso ; beaucoup de négocians étrangers, des Français même, sont ses tributaires ; la Deutsche Bank a créé une filiale, appelée « allemande transatlantique ; » la « chilo-allemande » ne réussit pas moins bien, et l’on annonçait, l’an dernier, la venue imminente d’une troisième société, dépendance de la Dresdner Bank. Ces banquiers s’assurent des collaborateurs du pays, bien au fait d’habitudes très différentes de celles d’Europe ; ils ne négligent pas les affaires les plus minimes, et en ces pays où souvent il faut beaucoup parler avant de conclure, s’arment d’une inaltérable patience. Les Allemands paraissent moins heureux au Chili dans l’industrie que dans la banque : lorsqu’ils doivent s’adresser à la main-d’œuvre indigène, ils manquent de doigté ; des chantiers de constructions navales et de réparations, à Valdivia, végètent, malgré l’importance locale de leur spécialité. Si la Compagnie de navigation Kosmos, où l’on travaille entre Allemands, mène une concurrence redoutable contre ses rivales anglaises, un Allemand n’a pu se maintenir à la direction des chemins de fer de l’Etat chilien ; il ne dominait pas une comptabilité d’ailleurs très embrouillée, mais surtout il était sans cesse débordé par des grèves ; un éminent ingénieur belge, maladroitement écarté naguère, lui a succédé.

L’influence allemande est très apparente dans l’Université chilienne, et surtout dans l’armée. Le matériel scolaire vient d’Allemagne, quelquefois de l’Amérique du Nord ; la pédagogie s’inspire des méthodes allemandes ; et nous reconnaissons volontiers que la plupart des professeurs allemands engagés par le gouvernement chilien font honneur tout ensemble à la science et à leur pays ; certains, dont les contrats sont plus courts, montrent moins de tact et détournent la sympathie par leur présomption : tel un maître qui, cette année même, se prétendait supérieur aux règlemens de la Faculté où il enseignait et publiait, dans une revue médicale d’Allemagne, des articles malveillans sur la ville où il recevait une déférente hospitalité. Quant à l’armée chilienne, par ses règlemens, par ses uniformes, elle est d’apparence tout allemande ; c’est assurément un bel organisme militaire ; on ne saurait lui rendre meilleur hommage que de rappeler comment diverses républiques sud-américaines, la Colombie, le Paraguay, demandent à ses états-majors des missions pour l’éducation de leurs propres troupes. Les officiers allemands, instructeurs de l’armée chilienne, ont trouvé là des hommes vigoureux, accoutumés, sur les propriétés des hacendados, au ton du commandement ; ils en ont tiré fort bon parti. Toutefois le gouvernement chilien s’est aperçu de quelques intempérances ; il n’accepte plus que les fournitures militaires lui soient envoyées d’Allemagne, et comme imposées d’office ; il y a tendance, dans la jeune année, à réclamer des règlemens assouplis.

C’est que le Chili s’affermit chaque jour en sa personnalité de peuple latin ; il voudrait développer ses relations avec l’Italie, aujourd’hui surtout qu’un malentendu, entre Rome et Buenos-Aires, détourne du Rio de la Plata une partie de l’émigration italienne ; on a parlé d’un traité de commerce italo-chilien, sur le principe de la nation la plus favorisée ; on étudie la création d’une ligne de paquebots directs, subventionnée par les deux gouvernemens. Les peones chiliens sont d’admirables ouvriers : aussi en demande-t-on partout, sur les salitreras du Nord et les placers aurifères du Sud, sur les chantiers de chemins de fer, en Argentine pour la moisson, à Panama pour les terrassemens ; l’agriculture du Chili central, essentielle à la prospérité nationale, en souffre et comme, malgré les invites des Japonais, le gouvernement chilien ne veut pas de jaunes, il se tourne vers l’Italie, vers le Portugal et l’Espagne. Les Espagnols ont célébré sans rancune les centenaires de 1910, fêtes de l’hispanisme ; leurs émigrans, dans le milieu rural chilien, ne se sentent pas dépaysés, comme au premier contact avec les sociétés plus composites de l’Argentine et de l’Uruguay ; ils y pourront acquérir des terres moins chères encore ; les Chiliens lettrés se piquent de parler et d’écrire un espagnol plus pur que celui de leurs voisins de l’Est.


V

Contrairement à ce que l’on croit communément chez nous, la France est représentée, au Chili, par une colonie importante, seize à dix-huit mille personnes, d’après les renseignemens les plus autorisés. La plupart sont originaires de nos provinces du Sud-Ouest, de la Gironde aux Pyrénées ; les Basques sont particulièrement nombreux et se soutiennent entre eux avec autant de résolution que les Allemands eux-mêmes. On ne rencontre pas, parmi les résidons français du Chili, des fortunes considérables, pareilles à celles que des compatriotes ont amassées en Argentine ; mais la colonie compte très peu de non-valeurs et de déclassés. Les meilleures boulangeries, les tanneries les mieux tenues du Chili se parent du titre de françaises ; des maisons de commission, bien achalandées, appartiennent à des compatriotes, elles ne parviennent pas toujours, malgré des demandes détaillées en France, à se pourvoir d’articles français, qu’achèterait volontiers leur clientèle. Dans la campagne, quelques vignobles sont propriétés françaises ; beaucoup de viticulteurs chiliens engagent des Français, Bourguignons et Girondins, pour la direction de leurs vendanges et de leurs chais. En ces divers ordres d’activité, nos concitoyens arrivent presque tous à une aisance au moins moyenne ; acharnés au travail pendant les années de conquête, ils s’accordent ensuite des voyages en France, mais sans abandonner leur résidence au Chili. Les Basques se distinguent par leur soin de se faire toujours relever par des jeunes qu’ils forment eux-mêmes, avant de leur transmettre leurs affaires ; de là, entre notre pays basque et le Chili, la continuité de relations toujours entretenues : le 18 septembre dernier, quatre-vingts « Américains » des Basses-Pyrénées se réunissaient en un banquet, à Cambo, pour célébrer la fête nationale du Chili.

Bien que le gouvernement français se soit peu inquiété de développer là-bas notre influence, des concitoyens, venus spontanément ou mandés par des amis, s’élèvent à des situations éminentes parmi les intellectuels et dans les professions libérales. Les Chiliens apprécient en connaisseurs l’art de nos architectes, qui savent construire avec les matériaux du pays, donnent de la grâce à la brique, lorsque la pierre manque, et courbent harmonieusement la raideur des poutres de fer. Le Palais des Beaux-Arts de Santiago est une œuvre française ; une des premières imprimeries et lithographies d’art de la capitale est dirigée par un compatriote : les Chiliens estiment qu’il n’est pas indifférent de composer avec goût des vignettes réclames et des en-têtes de papier commercial. Des ingénieurs français sont employés par les chemins de fer de l’Etat, d’autres ont proposé au gouvernement d’électrifier une section du longitudinal, prouvant encore sur ce terrain la particulière faculté d’adaptation de la science française. Un ancien polytechnicien organise le service d’observation des tremblemens de terre ; son modeste laboratoire est creusé à la base du Cerro de Santa Lucia, au-dessous d’une plate-forme où chaque jour le coup d’un canon Krupp éclate, pour annoncer midi. L’alcantarillado, ou travail d’assainissement de Santiago par un réseau d’égouts, difficile en raison de l’horizontalité du sol, vient d’être terminé par une Société française.

Notre colonie a dû beaucoup, — on ne m’en voudra pas de prononcer ici un nom propre, — au ministre de France, tout récemment admis à la retraite, qui a consacré au Chili près de sept années de sa carrière, M. Paul Desprez. Les Français, à l’étranger, sont souvent individualistes à l’excès, ou bien, croyant honorer la France en n’abdiquant rien des passions métropolitaines, ils se campent par groupemens rivaux et consacrent leurs loisirs à de mutuelles excommunications ; ils ont besoin d’un conseiller amical qui, sans indiscrétion ni brusquerie, s’intéresse à leurs succès, adoucisse les jalousies personnelles, multiplie les occasions de rapprochement, concilie, en vue de tâches communes, des bonnes volontés qui se boudaient et souffraient peut-être, en silence, de ne pouvoir s’entendre ; ce rôle délicat est celui du ministre de France. Il faut, pour le bien remplir, ne pas se sentir un passant, — c’est trop souvent le cas dans l’Amérique du Sud, — et se dépenser beaucoup en efforts de détail, dont on sait d’avance qu’il sera peu parlé au quai d’Orsay. Il est vrai que, lorsque l’on quitte sa résidence, on est salué, comme le fut M. Paul Desprez, par l’unanimité d’une reconnaissance émue, qui s’exprime autrement que par des rites officiels.

L’union réalisée de tous les résidens français du Chili s’est exprimée, en 1909, par la fondation d’un « mausolée » de la colonie, au cimetière de Santiago. Après quatre années de démarches patientes, le ministre de France, aidé de deux ou trois concitoyens estimés de tous, s’assura les fonds nécessaires — une cinquantaine de mille francs et, ce qui valait plus encore, le concours dévoué de tous ses administrés ; un architecte français, fonctionnaire distingué du gouvernement chilien, dressa gracieusement la maquette ; les Sociétés de secours mutuels, la Société française de bienfaisance s’empressèrent de souscrire ; désormais, tous les Français qui ne reposeraient pas à Santiago dans des tombes de famille, goûteront dans le mausolée la paix d’une suprême réunion ; ils dormiront sous un manteau de terre de France, rapportée tout exprès, et pieusement étendue sur les fondations. Le monument est tout proche de celui que Santiago a élevé aux pompiers morts au feu ; deux pompiers des compagnies françaises sont ensevelis parmi ces braves. L’usage est maintenant établi que la fête du 14 juillet s’ouvre, au cimetière, par un hommage aux disparus ; le cortège, en se rendant au mausolée, salue au passage en même temps les Chiliens et les Français tombés victimes du devoir.

Tout récemment, aux environs de Santiago, sur un terrain donné par deux compatriotes qui rentrent en France après avoir vaillamment acquis leur indépendance, MM. Biaut, a été posée la première pierre d’une maison de retraite de la colonie ; on l’appelle « le foyer français ; » ce sera, dans un site riant, sur les pentes d’une colline largement aérée, un tranquille atelier de famille pour des vieillards valides, et un asile temporaire pour les convalescens ; tous les frais ont été couverts par des libéralités privées ; des Chiliens ont tenu à en prendre leur part, et l’offre la moins touchante ne fut pas celle des ouvriers du village voisin, la « poblaciôn Biaut, » qui ont donné dix mille briques pour aider à la construction. « Ceci sera ma dernière œuvre, » disait non sans mélancolie M. Paul Desprez aux amis qui l’en remerciaient ; en ce jour d’inauguration, qui fut aussi celui des adieux, le ministre avait reçu de chaleureux télégrammes des résidens français de Tacna, d’Iquique, de Coquimbo, de Concepcion, de Punta-Arenas. Le gouvernement avait, pour cette circonstance, prêté la musique militaire d’un de ses régimens d’élite ; on écouta, tête nue, la Marseillaise et l’hymne chilien ; la cérémonie prit fin aux accords de Sambre-et-Meuse.

Jamais, mieux qu’après ces manifestations qui l’ont révélée capable d’une action solidaire, la colonie française n’a été plus justement populaire au Chili ; jamais moment ne fut plus favorable pour resserrer ces amitiés et leur faire prendre une forme concrète. Le Chili possède une élite intellectuelle des plus instruites ; ses services, militaires et civils, de cartographie et de « mesure des terres » ne le cèdent pas aux meilleurs de l’Europe ; l’an dernier, au Congrès Scientifique International de Buenos-Aires, les rapports de la délégation chilienne furent multiples, divers et très remarqués. Aux premiers rangs du monde universitaire figurent des savans et des lettrés, des juristes, des médecins dont les meilleurs maîtres d’Europe s’honoreraient d’être les collègues ; la plupart disent très haut leurs sympathies pour la culture française ; on connaissait dans nos cercles littéraires Benjamin Vicuña Subercaseaux, romancier et critique d’art, bibliothécaire des Affaires étrangères à Santiago, que vient de faucher une mort prématurée ; Rodriguez Mendoza, l’auteur de Cuesta Arriba, publie à Paris ce livre où vibrent tous les atavismes de la réceptivité et de la passion d’indépendance de l’âme chilienne.

En art comme en littérature, la France tient au Chili par des affinités intimes. Mais avons-nous fait tout ce qui dépendait de nous pour que l’on connut, là-bas, la France comme nation, comme une nation qui entend compter parmi les plus actives et les plus dignes de considération ? Valparaiso, jadis point d’attache d’une division navale, ne voit plus que rarement notre pavillon ; elle serait heureuse de le saluer, pourtant, et l’a chaudement témoigné à l’équipage du Montcalm, venu pour les fêtes du Centenaire ; à Santiago, le don par la colonie d’un beau monument commémoratif, « République et Liberté, » a par une aimable réciprocité valu à un jardin de, la capitale le nom de « Place de France. » L’ordre chilien du Mérite, reconstitué pour le Centenaire, fut remis au ministre de France par un groupe d’officiers chiliens, décorés de la Légion d’honneur. Pourquoi tous ces incidens symptomatiques sont-ils à peine relevés chez nous ? Il vaudrait la peine, cependant, de les commenter et d’en comprendre les leçons. Aujourd’hui, le Chili accueillerait volontiers des Français dans plusieurs de ses services publics, enseignement supérieur, météorologie, géodésie ; il ferait place à des banquiers qui ne lui tendraient pas, de loin, la faveur d’un emprunt, mais viendraient se mêler à sa vie quotidienne ; il manque de libraires français ; il connaît surtout, en spécialités de parfumerie ou de médecine, les contrefaçons de nos concurrens[1]

Défendons-nous ; la lutte est d’autant plus attachante que nous rencontrons là-bas des amis — et des gens qui s’organisent. Sous nos yeux, le Chili veut réformer des pratiques gouvernementales qui avaient, naguère, troublé quelque peu le mouvement des affaires. Sa stabilité politique est solide : à la fin de 1910, la mort du président Montt, celle du vice-président Albano, survenue quelques jours après, n’ont pas un instant paralysé le jeu normal de la Constitution ; le doyen des ministres a provisoirement assumé la présidence, jusqu’à la nomination régulière d’un président définitif, M. Ramon Barros Luco ; la transmission des pouvoirs a été parfaitement calme, malgré cette série d’accidens accumulés. Mais il est vrai, et les dirigeans de la politique chilienne ne le cachent pas, que les finances réclament un régime de recueillement, que le change trop bas assure des avantages seulement provisoires aux industriels mêmes qui en désirent le maintien, que les récentes émissions de papier-monnaie ont dépassé toute mesure, qu’il convient de moins sacrifier aux politiciens et, sur un territoire tout en façade, très vulnérable, de renoncer aux mesquineries du candilismo d’arrondissement. Homme d’âge et d’expérience, le président voudrait grouper autour de lui toutes les forces vives, élaborer et réaliser un programme qui dominerait les revendications des partis ; nous espérons qu’il n’a pas trop présumé de la clairvoyance patriotique de ses concitoyens. Nulle part de meilleur cœur qu’en France, et avec le désir plus sympathique de stimuler cet essor, on n’applaudira aux progrès de la nation chilienne, travailleuse et idéaliste tout ensemble, riche de cultivateurs, de pionniers, d’artistes et de soldats.


HENRI LORIN.

  1. En 1911, sur un commerce chilien total de 626,31 millions de piastres, dont 328,83 aux exportations et 297,48 aux importations, la France figure pour 14,34 millions et 19,2 respectivement dans ces deux colonnes. Elle occupe, dans l’une et dans l’autre, le quatrième rang, venant après l’Angleterre, (127 et 94), les Etats-Unis (67,6 et 36,5), l’Allemagne (63,4 et 72). Les transactions franco-chiliennes accusent un progrès sensible en 1910 sur 1909. (D’après un rapport de M. Albéric Néton, consul de France à Valparaiso, publié en novembre 1911 par le Moniteur Officiel du Commerce.)