Impressions et fantaisies/03

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Mme Gérard d’Houville
Impressions et fantaisies
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 136-147).
IMPRESSIONS ET FANTAISIES


LA FORÊT NUE

Par un jour d’hiver tout froid, tout bleu, mais sous un soleil vif qui fait croire au printemps proche, qu’elle est belle, la forêt nue !

Rien, rien, rien, pour la parer que la sincérité de son dépouillement, que l’intégrité des formes des arbres, et des branches brunes, tendues vers le miracle qui viendra, dans une attente paisible et sainte ; rien que votre résignation pleine de foi, troncs bruns qui ressemblez de loin à des moines velus de bure, debout, en immobile oraison, arbres au froc d’écorce, aux sandales de feuilles mortes ; arbres au cœur desquels sommeille la ferveur estivale, j’ai pensé en vous regardant, vous, tout nus flagellés par le vent de janvier, à cette âpre extase, l’extase de n’avoir plus rien, que saint François a nommée la joie parfaite.

Partageons-la, cette joie dénuée et divine ; laissons notre esprit, vide comme ce ciel, goûter cette sorte de néant, pareil à l’allégresse, pendant que le corps soumis se contracte, abolit ses sens, accepte l’hiver.

Aucun bruit. Aucune voix, ô délice ! Rien que le silence et ses arômes, une tranquillité si douce au cœur transi et l’espoir confiant des grandes métamorphoses.

Ames des plus chers humains, si, par la vertu singulière d’un pur hiver intérieur, vous vous dévoiliez ainsi comme cette forêt, que seriez-vous, sans vos feuillages ?

A l’orée, avant que les prés et les labours et la route ne recommencent, il y a une plantation de jeunes bouleaux, de ravissants bouleaux d’argent, tout blancs, tout brillants et tout intimidés.

Quel âge peuvent-ils compter, si hauts, si longs, si minces, si flexibles, adolescents qui ont trop vite grandi, et si souples et si étroits que le vent les balance comme des palmes ? Ce sont les novices en blanc de la forêt austère, aux tons capucins et franciscains ; ils sont si enfants qu’ils ont besoin, pour se sentir heureux, des forces du rythme et de la lumière. Alors, pinceaux légers, ils enluminent cette page d’horizon d’un indigo de missel ; ils caressent le ciel de leurs cimes si fines ; et, ce faisant, ils oscillent à la mesure d’un muet cantique ; il leur faut du mouvement et de la couleur, à ces pauvres petits frères ; et, à force de les regarder se balancer, se dodeliner, s’incliner, et se bercer, on se sent pris d’un vertige de voyage, d’une nostalgie bleue et argent, où les bouleaux pieux sans doute se racontent qu’un jour, cessant enfin d’être retenus à la terre, ils iront en pèlerinage jusqu’à l’azuré paradis.


Un petit oiseau a volé soudain très bas ; un roitelet ? si minuscule ? bien huppé ? Il a fui trop vite ; on l’a très mal vu. Et, du fond du bois, un appel d’oiseau si gentil, si peureux, vibre. Encore un ; et un autre aussi. Que disent-ils, devant le soleil qui décline ? Ils adressent une toute petite supplication aux grandes forces de la nature : « Ah ! soyez bonne pour nous qui sommes si petits et qui allons mettre bientôt au monde, au sortir de leurs petits œufs, des enfants plus petits que nous encore. Nous voudrions tant vivre heureux ! Finis vite, hiver ! Printemps, sois-nous tendre... Pstt... tri-tri-tri, psst, pchtt... » Et, de nouveau, le silence et le froid plus obscur.

Qu’importe ! Retournons encore un peu dans la forêt, aux places où les feuilles mortes sont roses ; plus loin, là-bas, où les fûts sont en velours émeraude tout habillés par cette mousse brodeuse et si vertement velue que l’on nomme, je crois, Zygodon. Zygodon : on dirait un nom de nain... Et, justement, dans cette déclivité, ne voilà-t-il pas la maison d’un nain. Là, toute trapue et toute basse parmi des troncs abattus, à mi-chemin de ce sentier en pente qui s’enfonce .si mystérieusement dans le crépuscule ? Quelle bizarre cabane où l’on pourrait tout an plus ranger des outils ! Mais elle possède une cheminée qui fume ; elle possède une fumée aussi grande qu’elle est petite. Habitez-vous ici, nain Zygodon ? Viendrez-vous m’ouvrir, si je heurte à votre porte ? Mais non ; vous ne m’ouvrirez pas. En vain, puisque les nains sont tous cordonniers, vous crierai-je que je vous veux commander une paire de pantoufles dans cette mousse si jolie et qui porte votre nom. Sans doute me répondrez-vous : « Passez votre chemin ; je n’ouvrirai que bien plus tard, plus tard, à la violette qui me coud mes bonnets, ou au muguet qui me montrera clochette blanche… » Mais d’ailleurs, vous êtes peut-être sorti, nain Zygodon ? Il ne reste plus au logis que votre servante ? Elle surveille la marmite, puisque le feu fume ? Non. Jamais servante et marmite ne pourraient tenir ensemble en si petite maison ; vous aurez simplifié les choses ; la servante et la marmite ne font qu’une et si j’insiste et frappe à l’huis trop fort, la marmite va venir m’ouvrir elle-même avec son couvercle à la main.

Adieu, forêt, car il est tard ; le soleil va disparaître et la brume déjà grandit ; en vapeurs froides et parfumées d’essences sylvestres, elle circule entre les arbres, se précise en apparitions, s’effile et se défait ; elle modèle le corps fuyant d’une jolie bête, s’envole comme une fée, s’étire comme une nymphe, imite au ras du sol un vague champ de blancs narcisses… Partons. Partons et hâtons-nous ; car la forêt veut être seule pour créer et réaliser ses songes. Et ce qui se forme en cette ombre, ce sont les secrets du printemps.


CROQUIS

Le kiosque où l’on vend journaux et revues. Ce kiosque est dans un courant d’air au coin d’une avenue et d’une rue. Il est des plus achalandés par des gens qui tiennent leurs chapeaux, relèvent leurs cols, ou se blottissent dans leurs fourrures. Le vent, inlassable, taquine toutes les nouvelles du monde avec ces feuillets imparfaitement retenus qui se rebroussent, claquent et battent, et dont l’agitation froissée ne cesse jamais : quotidiens et périodiques, magazines, modes, littérature, politique, vies plus ou moins parisiennes, grands et petits guignols, sports, toilettes, théâtres, cinémas, crimes et gloires, nouvelles reines, assassins, académies, jockeys, chapeaux, conférences, deuils, mariages, images, dessins, photographies, couleurs, grisailles, grimoires imprimés, couvertures rutilantes, tout cela pêle-mêle vole, vole, vole et voudrait bien voler plus loin. Indifférente au vent, la marchande, — et pour elle sans doute le plus beau temps du monde est-il celui où les journaux ne remuent pas, — la marchande, empaquetée de lainages, tout au fond de son abri bariole avec, devant elle, des piles plus pesantes de journaux en las, et quelques solides revues, semble une sainte saugrenue que l’on vient saluer dans sa niche parmi l’envolement, qui gagnera bientôt le ciel, de ses immenses scapulaires.

La rue est barrée et sent le goudron ; des ouvriers rient ; un brasero rougeoie ; un moineau rôde ; à l’horizon, les Champs-Elysées et une station de taxis qui font une longue chenille vernie. Dans l’avenue, non loin du kiosque, un aulo stationne, et de son siège, le chauffeur en poil de bique s’amuse à regarder le vent feuilleter les feuilles et un chien subreptice qui, au pied de ce temple de l’actualité, exprime un dédain non dissimule pour toute cette prose inutile.

Un gamin à la Poulbot renifle avec convoitise une image violemment coloriée ; un monsieur très bien achète le dernier journal paru ; il dépose ses sous modestement sur l’éventaire ; sainte Journeaude ne le regarde même pas (faudrait voir qu’il n’eut pas de monnaie !). Inclinant son chef sur ses mitaines, sainte Journeaude semble dire : « Ceci vous sera compté en Paradis. Je ne vous oublierai pas dans mes prières... »

Cependant une jeune bonne accorte lui jetant un nom « d’illustré, » elle daigne murmurer au hasard, sans même regarder les ailes en papier de ses cocottes captives : « Je ne l’aurai pas ; ou je ne l’ai plus ; à moins que je l’aie pas encore. »

il fait froid ; l’Illustration en est toute rose ; le Cri de Paris a le nez incarnat ; Fantasio bleuit ; la Vie Parisienne grelotte, décolletée ; Femina se blottit près des Lectures pour tous qui verdissent. Une dame âgée demande en rougissant la Semaine de Suzette ; une petite fille veut le Temps ; le caniche d’un voisin vient chercher les Débats ; un vieux monsieur crépusculaire s’obstine à réclamer le Matin, et moi, je regarde un journal nouveau « essentiellement féminin » qui se nomma Dalila ou Cléopâtre et sur la première page duquel, poings en gueule et gueules au point, deux hommes demi-nus, féroces, se convoitent ; ce sont Criqui et Ledoux... Au ciel encore clair, au-dessus du kiosque, la lune lot levée, essentiellement féminine elle aussi, ne peut s’empêcher de sourire au souvenir d’Actéon.


RÉVEILLEZ-VOUS, BELLE ENDORMIE…

Une jeune fille s’endormit… Et ça se passait à Vincennes. Elle dormait, dormait si bien, sans rien demander à personne, était belle et semblait heureuse parmi ses cheveux dénoués. Alors, peut-être croyez-vous qu’on l’a laissée dormir en paix et que je commence un très vieux conte ?

Mais non. On a parlé d’elle dans les journaux ; on l’appela l’Endormie de Vincennes. On vint la voir, on la secoua, on fit appeler les médecins ; on la nourrit avec une sonde ; on la piqua, mais non pas du fuseau magique, on la drogua, on la turlupina de façon scientifique, ce qu’on fit à la fin si bien qu’on la réveilla… et la maria.

Et puis on n’en parla plus, — plus du tout et c’est pourtant là que l’histoire commence ; car enfin, que ne doit-on pas à une jeune personne qui dormait si bien et n’avait pas dit : « Réveillez-moi à telle heure ?… » Le prochain dormeur, averti, jugera plus sûr d’écrire à son chevet une petite pancarte ainsi conçue : « Pas avant dix heures… et dans cent ans s’il vous plaît. »

Auriez-vous pris cette précaution, Belle au bois dormant, s’il avait fallu recommencer, ma chère, sans la vieille fée à la perfide quenouille ? Dormir cent ans ! Que cela doit sembler bon ! Quel teint frais au réveil, quel air reposé, et qu’on doit se sentir dispos quand on s’étire ! Et plus de bâillements ; fi ! l’on n’a plus sommeil.

Mais si l’on n’a pas pris ses précautions avant de s’assoupir et si, comme dans le conte, tout le monde s’endort avec vous et se réveille itou… quelle déception ! Rien de changé ! Il faudrait donc pouvoir plonger en léthargie en même temps que soi quelques privilégiés, — et pas beaucoup, — et laisser soigneusement tous les autres en état d’activité, afin d’être bien sûr que dans un siècle il n’en restera plus un… plus même l’ombre…

Voilà… L’endormie de Vincennes commençait peut-être un nouveau conte, à la fois véridique, impossible, agréable. Mais, hélas ! on l’a réveillée ; et quelque drogue sans prestige a pris dans cette guérison le rôle du Prince charmant.

Il n’est donc jamais possible d’être tranquille ?

Dites ? Auriez-vous osé la troubler, cette dormeuse paisible et souriante, cette dormeuse sans soucis, sans ennuis, sans tourments, sans délires, cette vierge assez sage enfin pour dormir au lieu de vivre, ainsi que toutes les autres qui, bien éveillées, on le sait, sont les vierges folles.

El qui sait si plus tard, elle n’ira pas gémir près de celui qui vient de la rendre à la vie :

— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi m’avez-vous réveillée ? Je vivais un si joli rêve !...

Et il lui répondra :

— Alors, selon vous, j’aurais dû vous laisser dormir jusqu’à votre extrême vieillesse ? On vous aurait soignée comme un végétal nocturne, considérée comme une curiosité ; vous auriez dormi tout votre rêve et vous vous seriez réveillée au seuil de la mort avec des cheveux blancs. Mais, en vous voyant au miroir, ne vous seriez-vous pas écriée : « J’ai donc dormi tout ce temps-là ! Il fallait m’éveiller plus tôt ! Vous m’avez volé ma jeunesse ; et j’aurais tant voulu la vivre ! J’aurais tant voulu rire, jouer, aimer... »

On vous aurait expliqué en vain la faim, la soif, le froid, le chaud, la douleur et la tristesse, la déception et la peine, la fatigue, l’effort, la maladie, le deuil, la trahison, toutes les souffrances qui, en dormant, vous furent épargnées ; mais vous n’auriez jamais compris ; surtout si, par la fenêtre ouverte au printemps, vous aviez pu contempler un arbre en Heur...

Allons, tout mal réfléchi, peut-être a-t-on bien agi en vous réveillant. En tout cas, c’est fait ; et puisque c’est fait et le mariage aussi : bonjour, Madame...


JE FONDE UN PRIX...

Ma vieille amie me fit venir et me dit :

— Je veux fonder un prix.

— Vous voulez fonder un prix ? Excellente idée. Pas neuve, par exemple. Cela se fait beaucoup cette année.

— Ne vous moquez pas. Pourquoi ? C’est très aimable de fonder un prix. Un prix littéraire s’entend. Mais voilà... à quelle œuvre le décerner... et dans quelles conditions ?... J’hésite. J’ai consulté diverses personnes ; aucun avis ne me satisfait. Je fonde un prix... Je fonde un prix... Mais quel prix ?

— Rien de plus simple, ma chère amie. Mais possédez-vous un dictionnaire ? Oui ? Sur ce rayon ? à la lettre P. Ecoutez-moi bien. Je commence.

« Vous pourriez fonder le prix Mate exclusivement réservé au premier des singes auteurs ; le Prix Mipare réservé également à l’œuvre d’un premier né, jamais d’un cadet ; le Prix Am peut récompenser une étude grecque ; le Prix Ere un bel ouvrage religieux ; le Prix Mitif un livre sur la peinture et les primitifs, cela va de soi ; le Prix Merose ou Prix Mevère me semble indiqué, ainsi que le verbe couronner, pour un ouvrage sur les fleurs, savant ou poétique ; le Prix Ma Donna se donnera aux mémoires d’une chanteuse, le Prix Me Sautier à un petit bouquin un peu frais et spontané auquel on pourrait pourtant aussi décerner le Prix Meur. Le Prix Vilège s’offrira à l’auteur le plus recommandé par ses amis et connaissances. Le Prix Smatique sera gardé pour quelque chose d’étincelant, de brillant de mille feux ; le Prix Ape récompensera les amoureux des jardins ; le Prix Zon attendra un nouveau Silvio Pellico ; le Prix Vauté ne peut être fondé par une vieille dame respectable : renonçons-y ; vous pourriez vous associer avec votre charmant et incomparable et spirituel ami, le comte Primoli, pour fonder le Prix Moli... Si vous voulez je me charge de lui télégraphier à Rome votre décision... Quant au Prix Fixe, on le donnerait plu- sieurs années de suite au même auteur pour le même livre... ce qui laisserait au jury le loisir de se reposer.

— Taisez-vous ! Vous êtes insupportable ; et remettez, s’il vous plaît, le tome du dictionnaire à sa place et à son rang. On ne peut parler avec vous de choses sérieuses.

— Mais si, mais si. Ne vous fâchez pas. Allons, sans plaisanterie, voulez-vous un avis ? un vrai ?

« Eh bien ! offrez tous les ans une forte somme à un jeune homme beau, spirituel, bien doué, gentil, qui n’aura pas encore écrit une ligne ; élevez une statuette à son avenir, et par une fête inoubliable célébrez son « vingtenaire. »

— Avez-vous fini de rire ?

— Je pars... je pars... Mais convenez auparavant que vous n’avez jamais entendu une proposition plus sensée.


CAUCHEMAR

« ... Me voilà revenue dans ma province où souvent je me remémore, chère amie, les jours vécus avec vous, les amusantes soirées ou matinées de théâtre. Dès que je reviendrai, voulez-vous, nous irons voir les pièces nouvelles... Je vous fais rire parce que je suis « bon public, » si bon public que, longtemps ensuite, je vois, j’entends encore, je me plais ou me déplais, me divertis où m’impatiente. Dans ma solitude momentanée j’évoque encore mes impressions et je vis là-dessus jusqu’au plaisir nouveau.

Quel bel affreux moment nous avons passé à Jacqueline ! Quel talent a cet Henri Duvernois et ont ces Guitry ! Quelle poigne ! quelle douleur forte, âpre, profonde et dont la réalité me râpe encore ! Puis, quelle charmante pièce que Comédienne ! quel dialogue gai, vivant et simple, d’une si jolie qualité, de tant d’esprit, et d’un si aimable langage ! Et, sous ses apparences de grâce affectée et pourtant si vraie, quel caractère douloureux, acharné, rebelle que celui de cette Comédienne qui, après un essai bien bref de résignation à la nature, ne veut pas vieillir, ne veut pas vieillir encore !

Ne veut pas vieillir non plus, cette Léa de Chéri, qui, sous ses airs archi-modernes et la saveur juteuse de l’admirable français direct et pur de Colette, est une pièce classique ; Léa est une sorte de Phèdre et Chéri un Hippolyte qui, au lieu d’être dévoré par un monstre, par plusieurs monstres fut élevé ; vous savez bien, l’étonnante scène des vieilles qui sont Parques, Furies, Euménides, spectres enfin de ce qui fut et fut peut-être beau. Comme on se sent moral après avoir écoulé toutes ces choses ! Comme on veut être bon ; comme on se résigne à des cheveux blancs ; comme elle paraît belle, une vieille grand’mère ; et comme on est bien résolue à n’être « pas comme ça !... » Et cette douleur, celle horreur, cette fatalité de ce qui vient trop tard et de tout ce qui passe, c’est bien là une impression que laissent certaines œuvres classiquement tragiques.

Je pense à cette grande œuvre bizarre et profonde, l’Ame en folie, où l’homme et ses instincts rôdent dans une « forêt de symboles. » Je revois Mme Piérat dans Aimer, où l’auteur ne sait pas ce que l’héroïne veut, mais où l’actrice, elle, est si jolie !... Je revois l’étonnant artiste qu’est Chevalier dans ce Dédé si gai et si célèbre, et l’admirable représentation de Molière au Louvre, les bougies, les tapisseries, les costumes, et là de nouveau Mme Piérat encore plus jolie... Puis je passe à Mlle Thérèze Renz, charmante en dompteuse avec son éléphant si bien élevé qu’elle pourrait le mener dans le monde ; et aux lions et aux ours de je ne sais plus quel cirque et aux autres éléphants du Nouveau Cirque, encore. Tout cela fait guignol dans ma cervelle provinciale. Ajoutez-y, comme dans les recettes de cuisine, quelques expositions, les récits de deux triomphes féminins aux Académies et vous allez réunir à peu près les éléments d’un rêve insensé. Pourtant j’avais raffolé de « Faisons un rêve » ... Mais ce fut un cauchemar que je fis.

J’habite une aquarelle de Waroquier dans une de ces maisons à flanc de montagne dont il excelle à rendre la solidité pierreuse, au bord d’un lac dont il a peint, d’un pinceau chinois, tous les reflets ; dans ma chambre il y a la table et le bouquet d’anémones d’une des charmantes natures mortes peintes par Henri Manguin et qui ont succédé chez Druet à l’exposition Waroquier.

Je m’arrache à la magie de ces couleurs enchanteresses ; je sors ; je m’’en vais ; et, une fois dans la rue, je me mets à suivre un monsieur respectable, tant je m’étonne de le voir coiffé d’un chapeau féminin orné d’un noir corbeau. Est-ce le carnaval ? Le monsieur respectable me conduit jusque dans la cour de l’Institut, au pied de l’illustre Coupole : trente-neuf dames en défendent l’accès par les pas et les entrelacs d’un très étourdissant ballet, qui du vert d’eau au vert billard réunit toutes les nuances vertes. Le monsieur respectable s’assied tristement sur une borne et le corbeau s’envole en criant : « Jamais plus !... » comme dans un poème célèbre.

Ce corbeau m’enlève et me dépose au Louvre. Là devant l’Enterrement de Phocion, l’inoubliable Chevalier fait danser l’héroïne d’Aimer en lui chantant le fox-trot qu’auraient bien pu successivement lui fredonner aussi le mari et l’autre :


Si j’avais su, évidemment
J’aurais agi tout autrement...


Vous connaissez l’air ; cet air me poursuit et continue jusque dans la salle de tapisseries où, sous la douceur des bougies, des comédiens étincelants jouent Amphitryon devant un parterre d’éléphants ; ceux-ci manifestent leur plaisir par de longs barrissements ; et leurs oreilles palpitent comme de mous éventails. Aux entr’actes, ils s’entretiennent, d’une trompe anxieuse, de ce qui se passe dans l’Inde. Tous leurs babils gris, barrés de quelques grands cordons, font un effet fort distingué. Mais bientôt entrent pêle-mêle, en scène, avec les grands cerfs chers à Curel, les ours et les lions des deux sexes et de tous les âges. Ils s’agitent, ils rugissent, ils hurlent, ils crient et le vacarme devient terrible. — Le petit chat est mort, gémit une jeune lionne dans un silence. — Je l’ai mangé, crie le lion... ; mais à présent je veux La chair humaine... » Et la grande Ourse arrosant de larmes sa noire fourrure, et retenant à grand’peine par une patte un petit ourson épouvante devant sa maturité ténébreuse, la grande Ourse pleure et se lamente et hurle et grogne : « Je ne veux pas vieillir... je ne veux pas vieillir encore » .

« Je crois que j’ai besoin de repos ; n’est-ce pas, chère amie ? »


L’OIGNON DE JACINTHE

Février, saison des jacinthes ! Autant que moi les aimez-vous ? Autant que Mme de Montbazon qui, vous le savez, ne voyant pas venir l’homme qu’elle aimait, mourut dans le parfum d’une jacinthe ? Du moins Gaspard de la Nuit nous l’affirme et je veux croire que ce rôle de consolatrice fut tenu par une jacinthe bleue, une de ces jacinthes d’un bleu si pâle qu’elles sont déjà toutes prêtes à mêler une âme à leur parfum.

Dès la fin de décembre, les oignons sont étiquetés dans des paniers à la porte des fleuristes, à l’éventaire des marchés : jacinthe rouge, jacinthe blanche, violette ou rosée... Les petites étiquettes annonciatrices des magies sont Là, toutes sèches et toutes pratiques, parmi les gros oignons ternes et qui se tiennent cois, sournoisement. Ah ! si l’on ne comptait que sur eux pour savoir quelle couleur ils couvent sous leurs mystérieuses pelures, on ne saurait pas grand’chose. Violacés et brunâtres avec quelques petits vers tortillés au derrière, clos, secrets, laids, rébarbatifs, qu’ils sont tentants, les oignons de jacinthe, qui dans l’hiver et le froid, sous le vent qui glace ou la pluie qui transit, sont des enchanteurs renfrognés, momentanément résignés à être laids, tristes et sombres, parce qu’ils savent posséder le pouvoir qui transforme, et le secret de se faire aimer.

Ne les plantez pas dans des cailloux remplissant avec l’eau une potiche. Certes, il feront tout leur devoir d’oignons bien élevés, ils donneront naissance <à des petites feuilles vernies, et à une hampe naine aux fleurs serrées qui se flétriront sans avoir grandi. Donnez-leur plutôt une bonne terre ; et, chaque jour, dans la chambre triste des villes, contemplez les progrès de ce printemps prisonnier. Attendrissez-vous devant l’ongle vert et luisant de la première pousse, jaillie hors de terre comme si elle l’avait grattée d’un doigt impatient. Voyez monter les feuilles lisses, et à leur abri, comme un bel enfant bien gardé, la grappe close des fleurs futures. Quelquefois, en une nuit, tel un gosse après une maladie, elles grandissent, grandissent étonnamment, les sournoises, comme si elles avaient voulu faire une bonne farce. N’étaient-elles pas toutes petites encore, hier au soir ? Et maintenant les voilà grandes ; de vraies dames ; parées, embaumées ; toutes prêtes pour le bal et l’amour. Car, bien vite, les fleurs se sont écartées de la tige mère, se sont dépliées, défroissées, creusées, élargissant leur profond périanthe et, remplissant la pièce hivernale, leur divine odeur murmure à l’oreille du pauvre citadin qu’il y a des champs, des bois, des jardins, des prairies, toute la nature enfin, et ses prodiges, et ses puissances, et l’air libre, et des grands ciels, couleur de cette fleur azurée, et des vents vagabonds, ô pauvres gens captifs de vos mornes travaux dans des maisons fermées, des brises pures et tout imprégnées de parfums sans nombre et changeants.

Chère jacinthe des bois, à la fois violette et bleuâtre comme l’ombre d’un trop beau jour, ô vous simple, sauvage, et du genre « endymion, » je vous aime aussi depuis que je vous cueillais dans mon enfance, saccageant, sous l’œil indulgent d’une grand’mère, pourtant amie dus plantes, les clairières du bois de Boulogne, où vous vous épanouissiez pour faire plaisir aux gens de Paris.

Que ce souvenir est honteux et que je m’apparais telle une jeune barbare ! Maintenant, si je ne cueille presque jamais les fleurs, c’est que je les aime davantage. Je respecte leur vie charmante. Je ne les sépare pas de la terre où elles sont nées. Je me contente d’accueillir celles que d’autres ont coupées. Et le destin des fleurs me semble émouvant et sacré. Tout donner, grâce, beauté, fraîcheur, odeur : embellir, parer, parfumer les êtres et l’univers ; puis mourir, après avoir transmis leur âme pour que nous ne soyons pas trop malheureux ! O chères fleurs ! O muettes amies ! Que deviendraient sans vous les humains penauds, sur la terre dévastée ?

Et que vous êtes belle, vous, jacinthe d’Orient, qui venez d’Asie et que courtise jalousement la Hollande amie des arômes, vous qui êtes arrivée, reine au long cortège bariolé, avec tant de variétés et de dames d’honneur, et de suivantes magnifiques que, parmi elles, l’on ne distingue plus la souveraine.

Vêtues de rouge ou de safran, roses chair, carminées, grenat, et jaunes et violettes comme la nuit, et couleur de ciel au crépuscule et mauves et bleues, à peine bleues comme l’aube, et d’un blanc de lune, et toutes, doubles ou simples, de fleurs petites ou larges, toutes, de chair grasse et si ferme, aux luisants de cire, aux couleurs de fard, droites de sève, juteuses de suc, lourdes de parfums, dans votre robuste élégance, dans votre pimpante grâce, que vous êtes plaisantes, fraîches à l’œil, et merveilleuses au nez et que, dévotement, jacinthes, l’on vous salue !

Il était une fois une petite fille à laquelle une vieille amie donna un oignon de jacinthe. « Petite fille, — lui dit-elle, en faisant sauter dans ses mains ridées la boule aux nombreuses soies qui ressemblent aux soies des ballons, — petite fille, il y a là-dedans un miracle ; oui, mon enfant : de la vie, de la joie, de la couleur épanouie, du parfum clos comme dans un flacon jaloux. Un beau jour tout cela s’exhalera, s’épanouira hors de cette boite ronde ; c’est un joli cadeau, un présent de conte de fée : soigne-le bien. »

Et la petite fille adora l’oignon de jacinthe ; elle fit sa prière en le contemplant ; elle le berça comme sa poupée ; elle le mit la nuit sous son oreiller et lui donna de grands baisers au réveil, elle le mena même à la promenade. Mais, hélas ! sans eau, sans terre et sans repos, l’oignon se ratatina, mécontent, sans même donner à une petite langue verte, qu’il tire au nez de la vie, pour le principe, jusqu’au fond des caves, le droit de se montrer. Et la petite fille déçue le lança, un jour de visite, à la barbe de la vieille dame vexée.

Hélas ! n’agissons-nous pas ainsi, souvent, comme l’enfant vis-à-vis de son oignon de jacinthe, avec nos plus chers désirs, et nos espoirs, et nos rêves ?


Gérard D’HOUVILLE