Impressions et fantaisies/05

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Gérard d’Houville
Impressions et fantaisies
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 382-393).
IMPRESSIONS ET FANTAISIES


SAINT-SEBASTIEN

Admirable, en son armure d’or, Ida Rubinstein appuyée sur son grand arc, rêve, immobile. Elle a le génie de l’immobilité, de l’attitude définitive qui la fixe à jamais dans notre mémoire. La muette pureté de la ligne éveille chez le spectateur le plus indifférent le sentiment de la perfection, le désir de l’inaltérable ; c’est à ce sentiment, c’est à ce désir, que l’artiste a dû de subir parfois une plus grande sévérité critique, laquelle était en somme un hommage acéré, une flèche retournant à cet arc qu’elle avait elle-même tendu, en suscitant, par exemple, sous l’apparence de Sébastien, une ferveur d’art plus brûlante. Bel éphèbe habité déjà par la folie sacrée du martyre, harmonieux et flexible, long, tendu, la tête petite sous le casque et la chevelure bouclée, la hanche, la jambe et le pied dessinés par Mantegna dans ses compositions les plus vivantes, l’épaule étroite, le bras souple, le corps tout entier pressé, épousé par l’or doux et lumineux qui le vêt, l’illumine et le protège, il entre, inoubliable, dans le trésor de nos visions, de nos souvenirs, et de nos rêves.

Et le texte du grand d’Annunzio, texte aux beautés architecturales, élève ses colonnes enlacées d’un printemps de roses, redresse les ruines des temples pour en bâtir des églises, fait sourire ou se crisper les mots séculaires, comme les figures aux seuils des cathédrales ; texte savant et mystérieux, lourd de sens, d’allégories, de poésie et de symboles, en même temps païen et sacré, humain et divin, tout brûlant de cette flamme animatrice et dangereuse qui donne la vie et la dévore, il est tout tendu, sûrement, puissamment, inexorablement, vers cette foi dans l’art et dans la beauté qui rejoint les dieux... et Dieu.

Et la musique de Claude Debussy passe comme la brise et le souffle et le vent autour de l’architecture des mots, effeuille les fleurs mariées aux pierres, s’enroule, invisible, aux fûts élancés, bâtit des ogives aériennes, des arches de sons, des tours de nuées, des porches de rêve, et fait frémir les ailes angéliques des paradis chrétiens, au-dessus des lamentations païennes qui pleurent le bel Adonis.

Et cela est très beau.

O mort de Sébastien cloué au laurier noir ! Ainsi ne meurent-ils pas, tous ceux qu’une ferveur trop violente brûle ? Qu’on les nomme saints, martyrs, héros, amants, poètes, tous ceux-là qui meurent par amour de l’amour, extase de leur foi, pour que ce qui est beau soit encore plus beau ?

Ils meurent ainsi les insatiables ! Mais auparavant ils ont vécu tout hérissés de flèches, les flèches de l’incompréhension universelle. Plus heureux, Sébastien n’en est percé qu’à l’heure du suprême sacrifice. Heureux, trois fois heureux ! Il meurt le cœur plein de ciel, aimé par ceux qui le tuent, sous la bénédiction des arbres.


Ces noirs lauriers du martyr m’ont fait songer aux humbles troncs blessés des pinèdes gasconnes. J’ai revu soudain le golfe d’argent, la forêt pleurant sa résine, et la dune pâle, si pâle, comme le tombeau toujours mouvant des choses qui n’ont pas été, son sable de cendre que le vent tourmente, enlève ; et la plage du pays banal et malade si exactement décrit dans la Léda, la plage qui devenait belle avec ses méduses et ses coquilles, longeant la forêt jusqu’au Pilât, à partir de la maison du poète, la maison de Gabriele d’Annunzio.

J’ai revu les grands lévriers incurvés comme l’arc de Sébastien et rapides comme ses flèches ; et la maison paisible où le poète travaillait dans une pièce ressemblant au salon d’un bateau, et qu’ornaient alors toutes les photographies des saints Sébastien, peints ou sculptés par le génie des artistes divers.

J’ai revu la statue de saint Dominique, si sage au seuil, et qui ne le gardait plus quand le maître du logis n’était pas là

J’ai humé le parfum de la demeure ; j’ai revu les coussins gris ainsi que la mer, les livres aux reliures brunes et fauves, comme le tronc des pins ou beiges comme la grève, les partitions feuilletées, ouvertes ; le piano ; les statues, les dessins, les étoffes ; l’hospitalière petite salle à manger jaune, les vins colorés dans les beaux flacons, les fruits bien groupés dans des plats ou des coupes de jade ; et les bouquets d’œillets blancs, et les tridents pour pêcher le thon et, sur la petite plage, jardin maritime, l’Astrolabe, barque échouée rêvant aux voyages. J’ai évoqué l’Homme pisan, ainsi que l’on nommait le messager, toujours porteur de présents et de belles lettres scellées...

Ah ! toutes ces choses ne sont-elles pas aujourd’hui un souvenir pieux ? Car c’est là dans ce pays aromatique et argenté, aux nacres pâles, souvent brumeux comme les limbes, que le poète, en son exil, attendait l’heure la plus émouvante de sa glorieuse destinée.

Que l’auteur des sublimes Nocturnes, trouve ici, à propos de ce « Mystère composé en rythme français » avec le salut de l’admiration, le souvenir ému de l’amitié fidèle.


ROSERAIE

C’est le crépuscule ; il a plu ; les roses s’effeuillent ; il fallait venir plus tôt pour les voir dans leur gloire. Ainsi j’ai manqué le temps rapide de la glycine de Versailles quand, dans sa splendeur, elle fait songer aux courtines du lit de la Belle au bois dormant et j’ai manqué les aubépines du Luxembourg à l’instant bref de leur floraison. Ne pourrait-on, dans les journaux, nous annoncer ces nouvelles importantes, nous prévenir ? Nous dire : « Courez à tel jardin ; en telle province, les pommiers sont en fleur... telle forêt est bleue de jacinthes ? » Mais on ne nous entretient que des crimes...

Donc, ici, les roses s’effeuillent ; une odeur essentielle se dégage de tout ce déclin et si quelque héros de roman se promenait en ces lieux, les yeux fermés sous un bandeau, il ne pourrait pas ignorer qu’il marche sous des arceaux de roses.

Du blanc au safrané, du rose au framboise, au carmin, à la pourpre, elles s’effeuillent ; elles ont été trop alourdies par les ondées ; leurs rameaux tourmentes par le vent et l’orage ne les ont pas défendues et elles vont toutes mourir en pleine jeunesse, en pleine beauté, les roses de juin, et l’on murmure malgré soi : « Madame se meurt ! Madame est morte !. . »

Tout près, les grands iris, japonais ou chinois, heureux de l’air humide, secouent avec confiance leurs grandes oreilles, leurs larges pétales blancs, violets ou mauves, dépliés, étalés, à la fois charnus et légers, et se mirent dans leurs parterres d’eau ; les lis, prêts à s’ouvrir, dressent entre les buis sombres leurs boulons longs et blancs : quelques-uns ont des tiges penchées par l’averse ; et ils semblent retarder leur éclosion afin que la pluie n’altère pas la puissante odeur renfermée en leurs boutons clos et gonflés comme des flacons opaques.

Au mur, le chèvrefeuille grimpe, écru et rosé ainsi qu’une nuque féminine. Les troènes embaument, encore mouillés ; et malgré soi l’on évoque des voyages où on respire ce parfum-là par les soirs pluvieux, dans les petites gares campagnardes. Et puis on retourne auprès des roses humer une dernière fois le vin de leurs coupes renversées et, dans une langueur brusque et crépusculaire, regretter de ne pas pouvoir ainsi qu’elles, s’effeuiller, en une fois, indolemment et tout à fait, pour en finir...


ARBRES NAINS

A l’exposition des fleurs il y a, dans un recoin vitré, une collection de ces merveilleux nabots.

Puissants et minuscules, certains semblent très grands, chenus et vénérables, car, en les regardant, on oublie sa propre taille, tant la justesse de leurs proportions est absolue.

Le cèdre est biblique ; étage, tortueux, il évoque le Liban et les descriptions de l’Atlas et le nom de Lamartine et le vers de Victor Hugo :


Un cèdre ne sent pas une rose à sa base...


Et cependant, ce petit cèdre nain, il irait juste à la cheville de certains rosiers et un moustique posé sur sa cime y figurerait un aigle. Par contraste ce mélèze nous parait inexplicablement trop petit. Il tremble au souffle du visiteur et on le juge autant impubère que le léger duvet de la lèvre d’un trop jeune garçon.

Mais ce pin... ce pin majestueux et svelte, à la cime en forme d’éponge, au tronc écailleux, ce pin n’évoque-t-il pas à lui seul, si petit, la forêt, la mer et la fable ? N’y voyez-vous pas lié un Marsyas minuscule, n’entendez-vous pas soupirer dans ses aiguilles entrecroisées l’écho de ses plaintes éternelles ?

Quant à cet érable, il est si beau avec ses vieilles branches, contournées et noueuses, son feuillage frais trop large pour ses rameaux, qu’on lui a composé, pour qu’il l’abrite, un vrai paysage, prêt à l’églogue.

Il étend son ombre sur une prairie pas plus large qu’un ventre de chatte ; on y a semé des fleurs toutes petites, des herbes naines, des mousses rases. Certes, à l’heure des féeries. Trésor des fèves et Fleur des pois doivent venir s’étendre sur ce gazon et se dire des douceurs sous ce bel arbre ; bêtes et gens, une quantité de personnages que l’on ne voit pas ont peut-être toute une vie liée à sa vie. Et je comprends l’air bridé, soucieux, énigmatique, de l’inquiet Japonais qui garde ces arbres nains, et que doit tourmenter nuit et jour la surveillance impossible de ce peuple microscopique.


CONVERSATIONS

— Je ne sais pas pourquoi je vous suis ainsi d’exposition en exposition... Tous ces tableaux célèbres appartenant à X et à Z ne sont donc jamais chez leurs malheureux possesseurs ? Ils me font songer à ces trop jolies femmes toujours autre part que chez elles, là où on les fête et les admire... Et puis, d’ailleurs, je n’aime pas la peinture.

— Eh quoi ! n’aimez-vous pas ce Moreau qui n’est pas le jeune ?

— Pour le louer, je me souviens malgré moi, des épithètes qu’un aimable vieux diplomate adressait aux jeunes dames en leur caressant les bras ; il disait : « Fin, fin ; délicat. » Je trouve votre Moreau fin, fin, délicat.

— Vous êtes sévère, c’est un très charmant peintre.

— Ses paysages sont tous de la même couleur ; ainsi habille-t-on de même toutes les petites sœurs dans certaines familles. Sa nature est gris bleu une fois pour toutes, comme quelques fonds de tapisserie.

— Bien. Passons aux Hubert Robert ; il y en a ici d’assez plaisants.

— Oui. J’adore ces dessous de ponts ; cela donne envie d’y habiter ; c’est vaste, frais, ensoleillé... La lumière s’y engouffre comme le bonheur dans une destinée. Lorsque, à propos de la crise des appartements, mon mari me dira : « Nous logerons sous les ponts... » je penserai à ceux-ci et mon cœur restera joyeux.

— Cette vasque, dans ce vestibule dallé, ces portes de verre, cela n’est-il pas assez mystérieux ? Imaginez-vous qui va entrer ?

— Une déception : voici des fêtes. Cette fête de nuit est bien mélancolique.

— Mais celle « de jour » l’est bien davantage encore.

— J’aime ces cyprès, ce jet d’eau, cette statue, le parti-pris vertical de ce jardin... Ils sont admirables, ces cyprès... Tenez, c’est ce que je préfère ici, avec ce panneau que nous avons vu tout à l’heure et qui est le portrait d’un pin.

— Le portrait d’un pin ?

— Mais oui. Pourquoi pas ? Et pourquoi n’organiserait-on pas un jour une exposition de portraits d’arbres ? Il y a bien eu les Cent portraits...

— Très intéressants... les Ricard... le Besnard... le Banville de Renoir, les seins de Mme Z... par Manet...

— ... Alors, pourquoi pas des portraits d’arbres ? Pourquoi toujours des humains, ou des animaux ?...

— Etonnants, les animaux dans l’art chinois au Musée Cernuschi !

— Vous m’interrompez tout le temps !

— Ne prenez pas l’air piqué. Je trouve votre idée excellente et je vois d’ici le catalogue : « Cent des plus beaux portraits d’arbres de Corot, Daubigny, Sisley, Rousseau, Ruysdaël, Diaz, Fragonard, Watteau, Hubert Robert... etc. . etc. . sous la présidence bien parisienne du marronnier du 20 mars... » Cela varierait un peu les expositions.

— Elles sont pourtant assez variées... Il y en a pour tous les goûts et de toutes les couleurs : depuis les Salons, les Maréchaux...

— Prud’hon aux grâces pompéiennes…

— Berthe Morizot qui avait, j’en suis sûr, un papillon comme palette... jusqu’à l’Exposition du Second empire...

— Oh ! celle-là délicieuse, amusante, et même pour une profane comme moi. Et savez-vous qu’on revoit sans déplaisir les fauteuils crapauds et tous ces canapés capitonnés aux nombrils, innombrables... Il y a un salon noir et nacré ravissant. ,. Et des bibelots qui ont bien de la cocasserie familière... N’avez-vous pas été ému en voyant dans une vitrine les harnachements des chevaux et voitures de Napoléon III, cette cravache dont il caressait peut-être un cheval favori ? Je ne sais pourquoi, cela évoque très directement un faste quotidien, vivant... Et puis l’exil, le désastre, la mort...

— Voilà ; c’est la vie.

— Ne nous attendrissons pas.

— Que d’amusants et jolis tableaux : les Alfred de Dreux, si pimpants et romanesques, ses amazones si « Julia de Trécœur ; » les Lami si documentés, la voiture à Longchamp de Degas, les courses de Manet où tout est d’un gris tellement « climat de Paris, » les chevaux, le ciel, les gens et les équipages ; et ce Stevens, ce merveilleux Stevens : la femme au cachemire rouge étrusque avec le chapeau noir...

— Et cette amusante aquarelle : le cabinet de toilette de Mme de Castiglione, la coiffeuse de la belle des belles, avec, de chaque côté, des pots de fleurs en terre, tout simples, tout nature ! Cela m’a donné une idée nouvelle de son esprit : il y avait donc en elle, comme en d’autres plus humbles femmes, un petit cœur de Mimi Pinson...

— Avez-vous remarqué le tableau représentant tous ces élégants au balcon du Cercle de la rue Royale ?

— Oh oui ! j’ai compris là le plaisir des hommes au cercle : être débarrassés des femmes... Et vous savez, il y a « Swan » près de la porte...

— Mais oui ; et cette exposition n’est-elle pas tout entière La Recherche du temps perdu ! Avez-vous eu le loisir de regarder les bijoux, les éventails, les pendules, les ombrelles, les robes ?

— Je crois bien ! J’en ai rêvé. J’ai vu un de ces messieurs des Arts décoratifs assis dans le salon bleu vif, près du guéridon ; il était vêtu d’une crinoline ; décolleté en baignoire ; coiffé en bandeaux et boucles ; orné de bijoux ; cela lui seyait très bien, et il agitait un éventail de Morin et faisait faire son portrait par Winterhalter... Lequel ? ah non ! « Si vous croyez que je vais dire... »

— Vous êtes folle !

— C’est bien vrai ! Et voilà ce qui se passe dans nos cervelles quand nous avons regardé un peu trop « d’expositions. »


AVANT LE BAL DE L’OPERA

Il y a des femmes paresseuses qui n’ont pas vingt-cinq mille francs à dépenser pour le costume d’un soir comme la marquise C., ou qui n’ont pas songé d’avance à s’en commander un plus modeste et d’ailleurs bien joli, et qui, au dernier moment, vont tenter d’en louer un, comptant sur la chance, le hasard, l’occasion.

Suivons l’une d’elles, au théâtre de P…, par exemple, où, avec une recommandation, on la recevra aimablement et la fera monter dans les magasins de costumes.

Elle traverse d’un pas hésitant, dans l’ombre, les solitudes grises des vastes salles solitaires, sombres, endormies ; par endroits, éveillés d’un rayon furtif, les miroirs semblent, au bruit des pas, ouvrir un instant les yeux ; c’est triste sans écho, et mystérieux sans attrait.

Des escaliers, des portes ouvrant sur l’obscurité… et toujours du silence. Enfin des voix, un battant poussé, de la lumière, et, dans un tohu-bohu de couleurs, de soies, de satins, d’argent, de broderies, des femmes qui cousent, allongeant, rétrécissant, ajoutant un galon, un volant, une dentelle, une rose à des formes qui se balancent à des porte-manteaux… Et ces femmes vite vite se dépêchent, pinçant des plis ou décousant des ourlets ; c’est pour demain, c’est pour ce soir…

On la chasse, la visiteuse, de cet atelier en travail ; on l’emmène plus loin, dans une sorte de grenier où s’entassent les falbalas comme si les robes des femmes de cent mille Barbe-Bleue étaient suspendues, rangées, dérangées, exhibées en ce lieu bizarre ; les unes chiffonnées, accroupies ou étalées, les autres oscillant à des morceaux de bois, comme à des squelettes.

Tulles, blancheurs, immenses toiles d’araignée, est-ce l’ennui du plaisir qui vous a tissés là en volants ronds, sous les poutres ? Et vous, velours gris, argents éteints, peluches aux tons de poussière, êtes-vous des chauves-souris hivernant en l’absence des fêtes, avec leurs regrets sous vos ailes, vos manches et vos replis ?

Plumes immenses, aux couleurs caraïbes, couronnes sauvages de ceux qui sont à présent sans diadèmes, tricornes sans pensées, jupes sans hanches, corsages vides, affaissements des verts, des roses, des bistres, des bleus, des citrons, des oranges, des zinzolins, des ocres, des incarnats et des grenats et des carmins auprès des grandes taches sourdes des noirs luisants ou veloutés, éclairs de paillettes, éclat trop vif ou terni des ors, tout cela s’éteint dans les coins d’ombre ou s’anime au passage d’un rayon, traversant, malgré le temps nuageux, quelque carré de vitre plafonnante ; et c’est d’une si triste somptuosité en plein jour ce purgatoire d’oripeaux, ces limbes bizarres où les vêtements attendent leurs corps, où les formes attendent leurs vies, les coiffures leurs rêves, où tout a l’air en pénitence, un peu puni du méfait d’avoir été joyeux, est enfin presque mort, que l’on n’ose croire que tout cela peut renaître pour une nuit ou pour un soir.

Mais, au milieu de tant d’apparences encore vides, la jeune visiteuse hésite et frémit. L’âme du vieux plaisir, à la fois avide et désillusionnée, semble rôder ici, invisible, sournoisement. Ah ! dans tous ces plis, dans ces miroitements, ces cassures, ces jupes dégonflées, ces manteaux dont l’essor est brisé, ces dominos cachant des spectres, ces dentelles meurtries, ces chapeaux qui ont perdu la tête, ne voit-elle pas les rides des vieilles fêtes, des réjouissances caduques, des espoirs déçus, des joliesses vieillies ?

Elle s’en va ; elle s’en va très vite, comme on s’en va après avoir regardé, au Campo Santo de Pise, les fresques du Triomphe de la mort...

Elle s’en va. Elle court vers un plaisir neuf, une joie qui ne vivra qu’un soir et pour elle seule. Mais, comme elle a compris brusquement le néant des fastes, des plaisirs et des fêtes, elle sent qu’elle va s’habiller tout en noir, afin de porter déjà le deuil de cette joie qu’elle espère et dont, tout en la vivant, elle se séparera pour toujours...


APRES

Les beaux masques quittent la cohue, la salle brillante et très splendide, somptueuse, toute parée à la vénitienne, de tapis et d’étoffes suspendus aux rebords dorés, où les gondoliers orange et blanc tenant leur rame en l’air sont censés mettre de l’ordre, où, dans la demi-ombre des loges rouges, les masques blancs à la Longhi, aux profils de fouines de neige se parlent sous le tricorne et la baüta. Une foule de petits nègres y abritent sous de hauts parasols, le doge de Max et moult belles dames endiamantées. On avait annoncé un éléphant blanc et un lion fauve, mais on n’a exhibé qu’un chameau se promenant majestueusement parmi les plaisanteries que l’on devine. On a admiré toutes les « entrées, » Venise aux pieds de laquelle se roule de marche en marche un danseur nu et doré représentant sans doute l’admiration universelle ; l’Adriatique étincelante à la traîne interminable et sinueuse, comme le Grand Canal (j’allais dire en personne) et la fastueuse et ravissante ambassade persane et les Bouddhas d’or et les Bouddhas bleus, et la troupe charmante et funambulesque de toute la Comédie italienne, Pierrots, Arlequins, Colombines, Cassandres joyeux, pittoresques et dansants... et une sirène déguisée en bacchante avec des grappes dans les cheveux et une queue de tritonne. Et tous ces défilés, il faut bien le dire, se détachant sur un grand rideau noir, vaste fond de ténèbres, qu’avait fourni la maison de Borniol... O Bossuet, n’êtes-vous pas dans la salle, avec Casanova ?... Tous ces figurants et tous les autres costumes de toutes les couleurs, d’un luxe extrême et souvent d’une grâce et d’un goût charmant ou baroque, évoluent et tournoient dans une ondoyante et mouvante fantasmagorie. Mais les beaux masques quittent la cohue chatoyante et qui danse toujours aux sons de deux orchestres, — assez maigres pour l’immense Opéra, — et qui mêle les teintes et les formes les plus diverses, les dominos aux robes orientales, les costumes Louis XV et casanoviens aux crinolines et même aux toilettes les plus modernes.

Le groupe de beaux masques s’en va dans la nuit fraîche... Ce sont peut-être des Grieux et Manon, la belle M. M. et le chevalier de Seingalt ; l’une est toute en argent sous la dentelle noire ; l’autre porte un tricorne mauve et une robe à bouquets allant du mauve au bleu pendant que, le loup ôté, on voit s’alanguir la paupière également mauve ; un jeune homme porte un domino de dentelle d’or et l’autre un manteau rouge... lis s’en vont ainsi au Garon, restaurant espagnol de la rue Fontaine, où l’on aime se réunir aux sons d’un orchestre américain pour y résumer ses impressions. Ainsi, dans la nuit, leurs silhouettes se situent ; ils redeviennent des êtres humains sous des vêtements bizarres, alors que dans l’immensité du bal ils n’étaient tous que des costumes animés, des guignols dont le désir de divertissement tirait les fils. Et leurs ombres les étonnent...

— Au fond, dit l’une, ces fêtes, c’est un peu triste ; c’est l’immense chatoiement de la déception ; déception que, quotidienne, nous n’apercevons que par petits morceaux...

— Oui, dit l’autre ; pour moi le bal de l’Opéra, cela ressemble au Jugement dernier.

— Avec beaucoup d’élus...

— Ils étaient dorés sur tranche, les élus ! Jamais de la vie on n’a vu à la fois tant de messieurs presque nus et entièrement peints en or...

— Et on dit que l’or est rare...

— Tout en or aussi était le personnage Louis quatorzien, frémissant au bout d’une ficelle et tombant sur un pauvre homme figurant un rosier grimpant...

— Mais non ! Voyons ! c’était un cerf...

— Vous avez mal compris ; c’était un rosier.

— Et la belle dame jaune ?

— Le soleil.

— Tiens ! je l’ai prise pour la mer ; elle émergeait d’une coquille...

— Le soleil, vous dis-je...

— Mais non, le soleil tombait sur le rosier...

— Le rosier ne recevait sur ses roses qu’une étoile...

— Ah ! tant pis, je renonce à comprendre.

— C’est plus sage et plus sûr...

— La salle ressemblait à la place Clichy, jour d’exposition de tapis.

— Ne soyez pas toujours injuste et « débineur ; » c’était ravissant, absolument ravissant.

— El le drap mortuaire ? Ça vous réjouit vous, ces choses-là ? S’il y avait eu mon initiale, cela ne m’aurait pas fait passer une bonne soirée ; je suis superstitieuse.

— Pas moi...

Au Garon, entre les colonnes de velours rouge, assis sur les banquettes de même couleur, les beaux masques rêvent. C’est en vain qu’ils ont mis des loups de velours noir ou de peau blanche et qu’ils sont allés au devant de l’inconnu ; ils ont retrouvé « les mêmes » et ne sont à jamais qu’eux-mêmes. Une fois de plus, ils ont espéré rencontrer le bonheur, l’amour ou tout simplement le plaisir et la fantaisie... Ont-ils rapporté de leur nuit de fête une miette au moins de tout cela ? Non ; ils ont faim, et voici l’aube. Iront-ils aux Halles ? C’est l’heure et la saison où, aux pieds de la ville encore ennuagée, roulent des tonnelets de lis et se déversant des paniers de roses. Non. Ils montent dans l’automobile blanche, et filant dans le matin opalin, ils vont, sous leur déguisement nocturne, boire du café au lait et manger des œufs au lard, sur la route de Saint-Germain, au Coq hardi...

— Et où iras-tu demain ? — demande l’un d’eux à l’une d’elles, — au grand Prix ? Kefalin gagnera... ou Ramus... Et l’empereur d’Annam sera là sûrement et aura l’air d’être venu tout droit du bal de l’Opéra, comme nous ici...

Elle réfléchit une seconde sous son grand tricorne : son manteau d’argent luit dans l’air gris du matin mouillé, auprès de la cape cramoisie.

— Où j’irai ? dit-elle avec un air de délectation sournoise. Je suis soûle de bals, de spectacles et de réjouissances ; éreintée de « galas, » plus que lasse. J’irai voir mon amie Thaïs, aux beaux cheveux incorruptibles ; Thaïs mieux déguisée que moi ; Thaïs charmante momie, qui ne parle, ni ne remue ; Thaïs qui ne va plus dans les fêtes et qui se repose enfin, bien tranquille, au musée Guimet... .


GERARD D’HOUVILLE.