Impressions et fantaisies - Paul Drouot

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Gérard d’Houville
Impressions et fantaisies - Paul Drouot
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 544-557).
IMPRESSIONS ET FANTAISIES


PAUL DROUOT et Eurydice deux fois perdue [1].


Pourquoi, en tenant ce livre entre mes mains pieuses, ai-je tout à coup pensé à ce paysage d’Olympie où la vie et la mort semblaient à la fois rêver, étendues dans l’herbe si haute, — l’une qui parle, l’autre qui écoute, et laquelle ? — parmi les fleurs et les pures colonnes brisées ?

Non loin, au bord du torrent presque desséché, un pâtre qu’on ne voyait pas modulait un très aigu chant de flûte qui s’enfonçait dans la chaleur. Et cette chaleur, ardente, absolue, pareille à un désespoir jamais étanché, trop intolérable pour être au repos, ne cessait pas de créer des abeilles ; elles erraient, bourdonnaient, butinaient, sans nombre et dorées, comme le bruit naturel de la lumière. Et cette lumière oignait le contour des petites collines et huilait, comme pour leur rendre leur force, les fûts tombés, allongés dans la florissante prairie, et desquels l’esprit, loin de recevoir la sensation des choses abolies, imaginait facilement, simplement, l’élan harmonieux vers le ciel.

J’y ai pensé en lisant et relisant, une fois de plus, cette Déchirante Eurydice. J’y ai pensé, sans doute, pour la brûlante poésie de ces fragments qui seront immortels ; pour leur pureté, qui, elle aussi brisée, élève malgré tout ce temple d’amour et de douleur. Temple passé ou temple à venir, qu’importe ? puisque tout ce qui est beau se rejoint dans le temps. J’y ai pensé, mais non pas à cause du titre mythologique. Car rien de moins païen que ces palpitations d’un cœur sublime et qui souffre. Nul ne s’y peut tromper. C’est déjà vers Dieu que se hâte cette passion ; ce n’est qu’en passant, qu’elle heurte, frappe et crie en vain au seuil d’un autre être qui, faible et fuyante humaine, ne sait pas bien répondre à ce trop grave appel.

Ces accents à la fois si poignants, si emportés et si sincères, ne sont pas seulement l’histoire lyrique d’un amour malheureux ; ils n’expriment pas seulement la jeunesse et sa frénésie, le cristallin désir aux espoirs si tôt cassés, le bonheur dans sa brièveté toujours troublée d’appréhensions et de souvenirs, l’attente et son supplice, le regret et sa torture, mais surtout, ah ! surtout, l’immense solitude, l’espace où se fatigue une âme trop avide et trop aventureuse et que ne soutient pas encore la force de ses ailes ; surtout, ah ! surtout cette détresse de tendre toujours les bras inlassablement à l’ombre qui fuit ; surtout, ah ! surtout cette désespérance de toujours parler à qui est trop loin pour entendre ; cette consomption de flamme qui brûle et éclaire en vain, cette ferveur enfin qui toujours retombe parce qu’elle dépasse son objet ; flèche ardente, incessamment lancée, qui, ne pouvant se fixer au ciel, revient blesser notre propre cœur.

Oh ! tentative suprême ! Combat d’un Jacob et d’un ange ! Effort sacré auquel la déception perpétuelle n’enlèvera rien de sa noble beauté, car il porte en lui-même, en lui seul, sa vertu, son utilité, son achèvement. Qu’importe l’angoisse inutile et les larmes que nul ne comprend ? Ce qui s’y crée, ce qui y devient plus vivant que l’Eurydice qui les suscite, c’est cette souffrance, et sa sans égale beauté.

Je ne vais pas citer des passages de cette œuvre, car il faudrait tout entière la citer et tous et toutes la liront et liront aussi ces volumes de poèmes : La chanson d’Eliacin, La grappe de raisins, Sous le vocable du chêne, et les derniers Vers inédits où partout circule avec une force parfois un peu sourde et bouillonnante encore, telle la sève au printemps, un impatient génie. Je ne raconterai pas non plus la vie et la mort de Paul Drouot, charmant poète, ami fervent et soldat héroïque ; Henri de Régnier lui a consacré une très belle préface émue et Paul Régnier a fait de cette courte, glorieuse et douloureuse existence, pieusement, complètement, définitivement, une admirable biographie qu’il faut souhaiter voir très vite paraître en un volume dont la place est fraternellement marquée à côté des œuvres du poète [2].

Tous ses amis, tous ses aînés se sont unis pour lui rendre hommage. Oui, on pourrait lui comparer certains éphémères épanouissements d’un Keats, au bord des gouffres pleins d’astres d’un Pascal... et pourtant, dans cette Eurydice inachevée qui sera sa gloire, il est et il restera incomparable : « Oh ! s’y écrie-t-il, tenir dans la main le rossignol quand il chante ! » Eurydice, c’est la réalisation presque effrayante de ce souhait. C’est vraiment sentir dans sa main le cœur d’un poète quand il souffre, quand il aime, quand il pleure et prie, quand il chante... Oh ! Drouot ! ce cœur !

Ce cœur, auquel vous donniez pour devise : « Cœur, supporte ! » Ce cœur ! comme il a battu, comme il a saigné, comme il a palpité de toutes les misères de l’homme et de toutes les agonies de la rédemption ! Ce cœur trop dévorant pour ce corps et se suppliciant de toute l’imperfection de ce qui change et passe, de quelles souffrances l’auriez-vous contenté, si déjà, avant votre mort de soldat, vous ne l’aviez offert à Celui que l’on n’implore pas en vain ?

Votre amour c’était déjà de la sainteté, et du martyre ; il y avait en vous je ne sais quelle foudroyante charité.

Vous êtes mort héroïquement, en fils de votre race, et comme vous l’aviez prédit dans des vers singulièrement prophétiques, dans une page inachevée...

Jeune homme au grand cœur, qui avez trouvé le repos dans l’holocauste, ne nous oubliez pas, nous, vos amis, qui vous vénérons et ne sommes pas en paix. Par ces nuits étoilées, qui vous versaient parfois quelque douceur, venez vous asseoir avec bonté au chevet inquiet des vivants qui vous ont chéri et que vous avez aimés... O vous qui avez modulé un grand cri, si pur, qu’il transpercera le temps et l’espace et, de cœur en cœur entendu, ne s’éteindra jamais.


JUIN

Beau juin ! saison des frais ombrages, jeunesse des arbres, douceur des herbes, charme chaud du premier été, pourquoi la Parisienne sédentaire te goûte-t-elle le plus souvent à Paris ?

— Parce que, vous explique cette folle ou ce sage, le Paris d’été est charmant et tout particulièrement en juin ; en ce mois privilégié, s’il fait clair, s’il fait doux, la ville, ravivée de soleil, embellie de lumière, coiffée de ses ramures neuves, a des grâces de jolie femme.

C’est l’époque où la pierre semble fleurir et, de grise devenir rose, où les jardins de Paris sont beaux, où tous les plus vieux monuments n’évoquent que de jeunes fantômes.

Des parterres du Luxembourg, — ah ! les gros ramiers se balançant sur les souples aubépines ! — aux roseraies de Bagatelle, il est doux de respirer ici la fin du printemps.

Le soir, au Bois, le Lac, avec ses barques gaies qu’éclaire à chaque proue une lanterne rouge, prend des petits airs d’Eaux douces et de Bosphore, et, au crépuscule, quand ne passent plus sur la route les automobiles bruyantes, des oiseaux chantent dans les acacias, cependant qu’aux polos, aux golfs, la jeunesse impitoyable s’amuse à martyriser les prairies.

A l’horizon des joueurs, la galopade des chevaux, porteurs de chimères, sous l’aspect de jockeys bariolés, forme une frise mouvante et toujours renouvelée, qui se déroule au seuil de la ville et plait plus aux citadins que celle du Parthénon.

Et la nuit, on danse encore au son des orchestres bizarres dont les nègres ont donné trop longtemps le ton aux modes féminines : — ah ! pour l’amour du noir !...

Mais bientôt les plaisirs de plein air, et tous les verts de la nature exigeront les robes claires, les couleurs épanouies. Car déjà les hâtifs marronniers roses se sont effeuillés et leurs fleurs tombées font une joue de fard à la pelouse ronde.

Et toutes les fleurs de juin, n’est-ce pas ? vous les avez eues dans votre maison, au long des jours : soucis vermeils et pensées masquées, pieds d’alouette, delphiniums (quelques-uns si pâles qu’ils semblaient n’avoir pas mis « leur bleu »), lis de juin, tout en satin blanc, que peu à peu le pollen dore, lis jaunes, enivrantes hémérocales, gants de Notre-Dame en velours grenat, nénuphars chétifs loin du limon, iris aux tons plus fins que des ombres, pois de senteurs aux ailes embaumées, capucines couleur des soleils couchants, et toutes les roses. Et surtout, vous avez bien profité de la semaine des pivoines, depuis celles qui sont d’un corail vif comme l’aile de l’ibis ou certains coquillages, et ces ponceau dont la pourpre s’effeuille si vite, jusqu’à celles toutes blanches qui sentent violemment le citron et la rose : poignardées d’une tache de sang comme la colombe, et de chair lourde, ou d’un blanc léger, vivant, nuancé, collerette rosée, ébouriffement de duvet... Vous souvient-il de ce matin, retour de bal, où vous avez vu que, dans le très grand vase évasé, leur gerbe étalée mais encore ferme et boutons demi-clos, s’était épanouie largement, plus proche à présent de l’oiseau que de la fleur, et que tout leur bouquet semblait s’être ouvert, impatient, brusque, d’un seul coup, comme votre éventail de plumes ?

Mais, le chèvrefeuille... Le chèvrefeuille !...


PROPOS D’EXPOSITION

— Fragonard. Voilà bien une exposition d’été, aimable, amusante, et si jeune de couleur et de mouvements !

— Il y a là des chefs-d’œuvre...

— Et pourtant on ne s’ennuie pas... Oh ! que cette robe jaune est charmante ! ce jaune aigre et mélodieux semble naitre de l’air de flûte joué par ce musicien galant.

— Madame, c’est le Concert dans le parc...

— Je l’aurais trouvé toute seule... Et voilà Une allée ombreuse...

— Ce n’est pas son nom... C’est celui d’un dessin...

— Je m’en moque, j’irai volontiers me promener là tout l’été...

— Avec moi ?

— Oh non ! les arbres y sont trop beaux. J’irai toute seule, avec un livre et je ne suis même pas sûre de vous inviter à ce goûter sur l’herbe.

— Madame, c’est la Collation à la fontaine.

— Si vous préférez. Pourquoi ce monsieur sans perruque a-t-il l’air de se moquer de moi et me considère-t-il d’un œil si clair, si intelligent et si dédaigneux ?

— Madame, c’est Diderot, — portrait célèbre.

— Ah ! c’est Diderot... Répondez, Diderot ? Je vous suis donc moins sympathique que Mlle Volland ?... Qu’il est vivant ! Il me fait peur ; on dirait qu’il pense encore... Pourquoi y a-t-il tant de monde devant ce petit tableau dans ce coin ?

— Madame, parce qu’il n’est pas convenable.

— Que chantez-vous ? Fragonard est toujours convenable ; il a cela de commun avec la nature. Trouvez-vous indécents ces beaux nuages qui, sous les courtines du soleil couché, dessinent des formes étendues, ou enlacées ?

— Alors contemplez l’Instant désiré et même le Feu aux poudres...

La Résistance... Avouez que dans ce gonflement d’édredons et d’oreillers on ne sait plus très bien si ce ne sont pas là de plaisants cirrus enflés par le vent un jour d’été... La fête de Saint-Cloud... les Marionnettes...Tous ces sombres parcs me plaisent, m’attirent, en même temps qu’ils me montrent le peu que je suis... Oui, de tout petits personnages sous de grands arbres, nous ne sommes que cela, mon cher.

— Il faut voir le Taureau blanc, tableau très célèbre...

— Autant que le portrait de Diderot ?

— Vous n’êtes pas sérieuse.

— J’adore ces jeunes dames qui d’un dessin si libre, si moderne, annoncent déjà Manet et Constantin Guys ; voyez donc cet air de tête, ce bonnet, cette collerette, cette pose et son abandon...

— Et La lettre ? n’est-ce pas le plus charmant petit tableau du monde ?

— Oui, exquis ; et cette lumière argentée qui joue sur ce front semble la visible émotion donnée par la lecture : le rêve qui se précise et devient pensée.

— Devenez-vous philosophe ?

— Hélas ! non. Et je ne sais pourquoi la couleur, l’atmosphère de cette petite chose me fait songer à un bouquet de Renoir...

— Devenez-vous critique d’art ?

— Tout juste. J’en vois un près de moi, qui a fort bien parlé des Fragonard, M. Paul Alfassa... Il n’a pas entendu.

— Cette Jeune fille brune... la malice en personne : on l’embrasserait.

— C’est vous qui n’êtes pas sérieux. Moi, je suis amoureuse de ces arbres ; et plus encore dans les dessins ; oh ! ces dessins » ces ombres profondes !... A propos, remarquez en passant que l’on compte trois Allées ombreuses, sinon plus ; le petit tableau pouvait bien aussi...

— Quelle rancunière ! Allons, pardonnez-moi sous les Pins de la villa Pamphili.

— Soit ; avant de vous enterrer sous les Cyprès de la villa d’Este. Ces bassins, ces terrasses, ces cascades, ces escaliers... C’en est fait ; je me sens envahie par la nostalgie de l’Italie. Un train part-il ce soir ?

— Non, demain seulement.

— C’est trop tard. Tant pis. Fragonard n’a rien dessiné avec plus d’amour que les arbres ; ils vivent ; ils bruissent ; ils respirent ; ils sont pleins de force et de passion ; voyez donc si celui-ci n’a pas l’air de chérir celui-là. Quelle volupté végétale dans l’entrelacement de ces branches qui se rejoignent ! Quelle félicité circule avec le vent dans ces feuillages !

— Ne continuez pas, ou bien à peine serez-vous sortie que dans les Tuileries vous vous transformerez en platane.

— Je ne veux pas devenir un arbre de Paris, un pauvre arbre qui ne va jamais à la campagne.

— Là, là, calmez-vous et ne rompez pas votre ombrelle sur mon des pacifique.

— Mon ombrelle ? J’y songe tout à coup. Qu’en ai-je fait ? Je l’ai oubliée dans la voiture.

— Que je suis sot !

— De n’y avoir pas pensé à temps ou de m’y faire penser trop tard ? Dans le doute, n’y pensons plus ; nous n’aurons jamais le temps de contempler toutes ces sépias, ces sanguines, tous ces dessins ; il y a maintes scènes familières d’une grâce, d’un enjouement, d’une vie inouïe ; ah ! qu’on fait bien la culbute dans les compositions de Frago !

— Je regrette l’Escarlopette que Mme la comtesse de X... n’a pas prêtée ; beaucoup de collectionneurs ont refusé de se séparer de leurs tableaux ; il en manque et non des moindres... D’ailleurs les plus beaux sont au Louvre...

— Qu’avez-vous à geindre, puisque nous sommes déjà dans l’impossibilité de tout regarder ?

— Ce n’est pas un aussi grand peintre que Watteau.

— Là : j’en étais sûre. Le public vit de comparaisons ; il joue tout le temps à un petit jeu : aimez-vous mieux le ciel ou la terre, l’eau ou le feu, la Heur ou le fruit, la belle ou la bête ?...

— Arrêtez ! Vous allez dire que la bête c’est moi ; et je ne suis pas sûr d’être préféré.

— Nous reviendrons.

— Nous reviendrons.

……….


SUITE

— Avez-vous vu les ravissants Hubert Robert, qui n’ont fait que passer, je crois, chez Georges Petit ?

— Oui, la Vie de Mme Geoffrin ; tableaux bien amusants, bien charmants, un peu trop bleus.

— C’est égal, quelle douce et familière évocation de cette jolie vieillesse ; avec ces aimables nonnes dans ce beau couvent, dans ce jardin !... Là aussi, quels arbres !

— Et quelles mœurs ! Souvenez-vous du premier déjeuner, de la vieille dame servie par un petit laquais qui a déroulé son catogan et porte ses cheveux très longs dans le dos comme une fille travestie... Inutile d’ajouter que toutes ces choses délicieuses se sont vendues des prix fous en moins d’un instant.

— Tout est toujours vendu en moins d’un instant ; ainsi les plus jolis tableaux de Mlle Charmy...

— C’est un joli nom ; de nos jours ?

— Charmy ! nom qui plait, nom qui charme, nom vivant comme la peinture signée de ce nom-là. Faubourg Saint-Honoré elle a exposé quelques toiles et lorsque je les ai vues tout était déjà vendu, archi-vendu. Et je comprends que les amateurs se soient hâtés d’acquérir ces tableaux hardis, ces fleurs et ces nus peints avec tant de liberté et de vérité, tant d’audace printanière ! J’ai rêvé longtemps à la façon dont se prélasse sur un bleu maritime l’enfantin corps en fleurs de La petite Maud et aux jambes bizarres d’un bouquet d’anémones.

— Vous rêvez longtemps à ce qui vous a plu ?

— Très longtemps. Ainsi, tenez, je suis encore poursuivie par le souvenir d’un certain âne qui joue de la mandore.

— ? ? ? ? ? Au cirque peut-être ?

— A la bibliothèque Sainte-Geneviève. Vous savez que quelques livres d’heures, bibles, évangéliaires, missels, bréviaires, psautiers, y furent dernièrement exposés. Un jour, je les voulus voir et c’était un jour d’orage et je ne savais pas a quelle heure fermait cette exposition. Néanmoins je partis sous les nuages et j’arrivai au but en même temps que la foudre et la pluie ; le tonnerre grondait sur les vieilles pierres ; une obscurité lugubre m’environnait et rendait cette heure de moins en moins propice à la contemplation des vieux manuscrits. D’ailleurs, la salle en était close et le moment de la visiter depuis longtemps passé. Aussi mon désir ne cessait-il de grandir avec les obstacles et je sentais bien que j’allais considérer quelque chose d’étonnant.

Car le plus aimable des administrateurs voulut bien m’ouvrir la porte et, à la lueur de sa lampe électrique, — foudre complaisante et asservie, cependant que les éclairs zébraient de paraphes d’or l’horizon noir, — je pus contempler les belles pages des livres vénérables, et leurs caractères et leurs miniatures, leurs saintes et leurs saints et leurs longues dames habillées presque à la mode d’aujourd’hui, leurs martyrs et leurs floraisons, leurs architectures et leurs entrelacs, leurs rinceaux, leurs bleus et leurs ors, leurs vermillons, leurs verts, leurs orangés aussi frais que s’ils venaient d’éclore. Et je me penchais comme une sorcière ignorante sur ces si beaux grimoires et j’écoutais les dates et les noms avec une attention d’enfant.

Sur de hautes tablettes, tout autour de la pièce, des bustes de personnages illustres voulaient bien me considérer sans trop de froideur ; la pluie ruisselait en déluge ; mais je songeais qu’à l’entrée j’avais admiré, jouet immense, la réduction assez importante d’un bateau à voiles, et que, s’il fallait naviguer, je pourrais toujours y trouver place avec le plus aimable des administrateurs.

Et puis la vue du livre d’heures de Charles d’Orléans m’ayant remis en mémoire les vers consolants :


Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,


je crus de nouveau à l’apaisement des tempêtes et je fus toute aux ciels d’azur dont les paradis sont peints dans les livres pieux.

C’est alors qu’à la marge d’un bestiaire je te vis, cher âne, cher âne joueur de mandore dont tu froissais les cordes d’un sabot savant, cependant que tes oreilles insatisfaites semblaient dire, à demi penchées : « Je ne joue pas encore très bien cet air-là. »

Tu me regardas avec l’œil du prisonnier d’une double prison, — le vieux manuscrit et ta forme d’âne, — et tu me dis : « Délivre-moi. Conduis-moi vers Titania pour qu’elle me retrouve et me désensorcelé. Il lui suffirait de me cajoler un peu, comme dans Shakspeare, et je redeviendrais un jeune homme charmant. Pour cela il te faut d’abord arracher la page où je languis et l’emporter vite, vite, pour la livrer au vent d’orage. Eteins la lampe électrique, soulève la vitrine, subjugue l’administrateur et disparais ensuite promptement sous la pluie et sous les éclairs. »

Mais, hélas ! je ne pus rien pour toi ; et je m’en allai, l’orage ayant cessé, par un petit crépuscule humide, frais et zinzolin ; je te revoyais dans le miroir des flaques, qui, sur toute la place, de ci de là, luisaient. Le dôme du Panthéon prenait des airs romains sous de majestueux nuages, des hirondelles tournaient autour de la tour de Clovis. Le soir était doux comme une femme qui a pleuré. L’église exquise de Saint-Étienne du Mont étant close, je ne pus aller m’y purifier du sort que tu me jetas, pauvre âne, joueur de mandore.

Je dégringolai la rue de la Montagne Sainte-Geneviève en courant, comme si derrière moi j’entendais le bruit de tes sabots. Je pensais à l’Ane d’Apulée et à celui de Peau-d’âne et aussi à l’illustre Cadichon… Maintenant je revois en rêve tes oreilles penchées et veloutées, ton œil tendre et désespéré, et je me dis : « Oh ! qu’as-tu fait ? Qu’as-tu donc fait, pour devenir cet âne ?… »


LE BAL DE L’OPÉRA

Depuis que l’on est petit, on sait à n’en pas douter que le ciel est un endroit de délices, l’enfer un lieu de châtiment ; on sait aussi qu’au purgatoire on se purifie dans les souffrances et que, au bal de l’Opéra, on se distrait dans la malice et l’imbroglio, que l’esprit, la fantaisie, la farce, la grâce, l’imprévu et tous les caprices s’y cachent sous la barbe du loup et dans les plis du domino.

Depuis deux siècles il y a des bals à l’Opéra, et je n’y suis encore jamais allée ! Voilà bien des soirs perdus, et il n’est que temps de me rendre à mon tour au bal de l’Opéra.

Marmontel a dit, paraît-il, et je ne connais de lui que cette phrase : « Le monde est un bal masqué. » Or ce bal, dit « du Grand prix, » réunissant à la fois « le monde » et les masques, devait réussir tout particulièrement, et, fort beau, il réussit. Je dois dire, pour être juste, qu’il n’avait rien d’endiablé, sauf par le chatoiement enflammé des rouges qui, du plus vif au plus pourpré, s’éteignant dans les violets et se sulfurant dans les mauves, se rallumait dans les orangés, et donnait bien l’image embrasée du plaisir avec ce qu’il peut receler d’un peu satanique et redoutablement brûlant. Et toutes ces couleurs se mêlaient, se fondaient en danses ou en promenades ; tous les rouges se joignaient, s’enlaçaient, se renforçaient de leurs contrastes ou de leurs similitudes, le rouge de la pruderie et celui du plaisir, l’incarnat de la honte, le vermillon de la joie, le cramoisi de la timidité et la pourpre de la colère : tous ces tons de fleurs et de péchés, toutes ces nuances de sentiments et de sensations formaient comme un grand, jardin passionné, ondoyant au souffle violent de la musique.

La plupart des loges sont vides, leurs spectatrices ayant préféré l’imprévu du couloir ; et semblent aussi des masques, sombres entre les dorures, les lumières, les girandoles et toute la décoration, lampions, glycines et perroquets, banale, mais jolie et multicolore. On pense au premier acte d’Henriette Maréchal que les Goncourt ont fait se passer au bal de l’Opéra. Allons-nous voir se dresser dans une de ces loges vides le fameux « monsieur en habit noir, » qui insulte les masques groupés en bas et qui leur envoie comme principale injure : — je m’en excuse auprès du directeur et des lecteurs, — « Abonnés de la Revue des Deux Mondes !... »

Robes à paniers, perruques poudrées, dominos classiques, bautas de Longhi, mantilles espagnoles, chapeaux et tricornes, masques noirs ou blafards, violets ou dorés, aux mufles de bête, aux cils faux, aux paupières de strass ou bien loup tout simple et posé, sombre, comme une pensée de velours sur un visage blanc ; cagoules transparentes sous lesquelles brillaient les dos nus, draperies d’argent, casques emplumés, robes persanes, voiles à la turque ; toutes les formes inventées par les peuples Les plus variés pour rendre trompeuse l’apparence et la parer des prestiges du secret et des attraits du mystère, étaient là, représentées sous leurs plus séduisantes couleurs.

Et pourtant, dans l’atmosphère d’animation et de joie et le pétillement de la fête, circulait je ne sais quoi de vaguement mélancolique. Ce genre de plaisir serait-il à son déclin ? Le croiriez-vous ? Le bal de l’Opéra ne « battit son plein » jadis que sous Louis-Philippe, quand les débardeurs de Gavarni intriguaient les héros de Balzac au bruit de l’orchestre de Musard. Car Musard, oui Musard, précurseur du « bruitisme, » cassait des chaises en mesure au plus ardent du quadrille, et tirait des coups de pistolet pour activer le galop. Depuis lors, avec les tangos et shimmys, peut-être ne sait-on plus l’art de se divertir dans les quiproquos et les spirituelles intrigues. Et puis ces pénitents du plaisir n’étaient pas égaux, puisque les hommes jouaient la partie à visage découvert. Une mascarade générale eût donné prétexte, sinon à plus de folie, du moins à plus d’illusions. On aurait pu espérer rencontrer Casanova ou tout au moins Arsène Houssaye, au lieu de ces jeunes gens sincères qui s’avouaient : « Ce serait drôle si les femmes savaient parler... » Et voilà un reproche qu’on ne leur fait guère qu’au bal de l’Opéra...

Ces messieurs, eux, n’étaient qu’eux-mêmes ; et leurs physionomies connues rappelaient aux femmes qu’elles n’avaient point cessé d’être, elles aussi, elles-mêmes. Or, une délivrance vraiment délicieuse, ce serait de pouvoir un instant l’oublier. Il faudrait boire, à l’entrée, quelque breuvage qui, durant une heure ou deux, abolirait le sentiment de la personnalité, et satisferait cet obscur désir qui nous tourmente et nous effraie, nous semble menaçant et reposant à la fois, cet inconscient et fort besoin, par moments, de n’être plus soi, qui met une tête de mort entre les mains du moine et un masque sur le joli nez encore vivant.


BALLETS

On va voir un ballet et on tombe dans une cabale. Les sifflets, les hurlements, les applaudissements, les vociférations, les clameurs composent dans une salle un « concert bruitiste. » Et cela fait deux divertissements au lieu d’un.

Pourquoi ce vacarme ? Il faut apporter à tout spectacle des yeux frais et une âme ingénue ou bien alors rester chez soi. Il faut, ô bon public, redevenir enfant, pour mieux laisser la sensation et l’impression venir à toi, sans les décourager d’avance par des idées préconçues. Pour ma part, d’un cœur naïf, je me suis parfaitement divertie aux Mariés de la Tour Eiffel de Jean Cocteau. C’est un gai spectacle, bouffon et profond ; une féerie jouée à la foire. La cocasserie des costumes, la perfection guignolesque des mimes, l’ingéniosité ingénue des inventions, tout cela compose un plaisir neuf, d’une drôlerie très imprévue et d’une véritable poésie comique. Deux phonographes, compère et commère de revue, ou remplaçants du chœur antique, parlent de chaque côté de la scène et nous racontent ce qui se passe. Ils nous expliquent les choses les plus vraies et à la fois les plus fantastiques. De quelle utilité ne seraient-ils pas pour expliquer toute œuvre nouvelle, le public ayant assez naturellement horreur de la nouveauté !

Les malheurs du photographe qui a perdu ses images, et qui, à force de répéter « un petit oiseau va sortir, » voit sortir en effet de son appareil toutes sortes d’apparences qui s’échappent des vieux clichés et dont il ne peut plus arrêter la vie ; le discours du général, l’arrivée du lion, la poursuite de l’autruche, la danse des dépêches, et l’enfant prématuré et mille autres farces, nous subjuguent et nous enchantent d’autant plus qu’accompagnées par les réflexions des judicieux et spirituels phonographes, elles cachent souvent sous leur apparente saugrenuité les vérités les plus justes, et d’assez amers symboles. Ce qui n’empêche pas de rire, du rire le plus franc et le plus satisfait. Alors, pourquoi ces sifflets ? Pourquoi bouder contre son agrément, et ne pas applaudir simplement et en toute bonne foi, en reconnaissance d’une heure pendant laquelle on s’est si pleinement amusé, l’auteur, en quête de folies et de sagesses nouvelles, le très subtil et très charmant poète Jean Cocteau ? La musique du « groupe des Six » qui accompagne « les Mariés » est une excellente musique d’opérette, bondissante, gaie, rieuse et libre.


Le même soir, avant ces impayables Mariés de la Tour Eiffel, on donnait un autre ballet : l’Homme et son désir de M. Paul Claudel. Là, point de phonographes pour m’expliquer quoi que ce soit ; et j’ai compris ce que j’ai voulu, me livrant tout à mon aise au délire de l’interprétation et imaginant ce sous-titre :

« ... ou la candidature. » 

La scène est à trois étages, trois grandes marches d’un vert billiard, ou plutôt non : académique. Sur la marche du milieu danse un homme nu et doré. Sa danse est belle et limitée par la forme d’un losange pas beaucoup plus grand qu’un fauteuil. Là, l’une après l’autre, des forces bizarres que personnifient des danseuses viennent impérieusement le tenter. Elles le persuadent de se présenter à l’Académie.

Tout en haut passent alors des formes voilées ; elles passent, blanches et noires, et repassent, inlassables : une voix... deux voix... trois voix. Oui. Non. Boule blanche, boule noire... Combien aurai-je de voix ? Et le malheureux, désormais en proie à l’idée fixe, continue à danser un pas d’hésitation, d’espoirs, de convoitise, cependant que se déroule au-dessus de lui l’hallucination du « pointage. »

Une dame puissante et calme, aux gestes mesurés et qui sans doute représente la coutume ou la convention, ou la tradition, vient à son secours et lui démontre par une mimique péremptoire que, pour se présenter à l’Académie, il faut faire des visites à des messieurs sensés et dont la fantaisie est sévère ; la nudité dorée ne leur plaira pas. Elle lui offre donc ses propres voiles, dans lesquels il s’enroule peu à peu, pendant qu’à son tour elle se découvre à demi ; alors elle lui met la main sur les yeux, afin de lui cacher sans doute ses propres imperfections et toutes les difficultés qui l’attendent, et elle l’entraîne, en proie pour un temps à la fièvre verte, du côté du Palais Mazarin.

Cependant que continuent à passer à l’étage supérieur les fantômes des voix, anonymes et voilés, blancs et noirs, oui et non... et que, tout en bas, deux ombres se désintéressent de ces agitations que, mieux que personne, elles savent vaines : celle-ci, passée, que l’Homme et son désir remplaceront peut-être, et celle-là, future, qui le remplacera plus tard, à son tour...


GERARD D’HOUVILLE.

  1. Paul Drouot, Eurydice deux fois perdue, précédée d’une préface de M. Henri de Régnier publiée par la Société Littéraire de France. Paris.
  2. Une importante partie de cette étude a paru dans la Revue hebdomadaire.