LA COMPAGNIE DU VIEUX COLOMBIER
Saison 1917-1918
Directeur Général : Jacques Copeau
Administrateur : G. Gallimard — Secrétaire Générale : Miss Andrews — Régisseur Général : Louis Jouvet — Régisseur : Robert Casa Actrices
Suzanne Bing, Lucienne Bogaert, Madeleine Geoffroy, Jane Lory, Eugénie Nau, Paulette Noizeux, Valentine Tessier. Acteurs
Robert Bogaert, Émile Chifoliau, André Chotin, Jacques Copeau, Charles Dullin, Henri Dhurtal, François Gournac, Paul Jacob-Hians, Louis Jouvet, Marcel Millet, Jean Sarment, Jacques Vildrac, Lucien Weber, Marcel Vallée. Maître à chanter : Jane Bathori Engel
Maître à danser : Jessmin Howarth
Costumiers, Décorateurs, Accessoiristes, Architectes :
Pierre Bonnard, Jean Louis Gampert, Duncan Grant, Valentine Gross, Paul Jacob-Hians, Berthe Lemarié, Cicette Jacob-Hians, George van Muyden, Val Rau, Antonin Raymond. Émile Verhaeren
We had once to welcome Antoine. Now we have to welcome Copeau. The Théâtre du Vieux-Colombier is the theatre of today.
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Impromptu du Vieux-Colombier
IMPROMPTU
DU
VIEUX-COLOMBIER
DU
VIEUX-COLOMBIERS
donné pour la première fois par Jacques Copeau et sa troupe, pour l’inauguration du Théâtre du Vieux Colombier de New York le 27 novembre 1917.
“ Ceci n’est qu’un amusement auquel j’ai eu l’audace de demander à Molière de collaborer. L’Impromptu de Versailles a servi de modèle a l’impromptu du Vieux Colombier et l’on apercevra facilement que des répliques entières de l’original ont passé dans la copie. Puisqu’il ne s’agit que d’un badinage, j’espère que ma témérité ne sera pas trouvée sacrilège. Il ne me reste à m’excuser vraiment que de jouer jouait dans l’impromptu de Versailles. ”
Elle salue de la tête, puis elle commence à parler doucement.
Recevez le salut de la France…
Tandis que vos navires, lourds de moissons et de soldats
poussent leurs proues guerrières vers l’ouest où l’on se bat,
un souffle moins rude a détaché de notre rivage, vers vous,
cet autre navire,
qui débarque, ce soir, au cœur de votre ville
sa cargaison de poètes, d’acteurs, de musiciens,
avec tous les oripeaux du drame et de la comédie.
Au milieu de la guerre,
Accueillez le sourire de la France…
Molière ressuscité dans un justaucorps jaune,
le vieux Corneille sous un grand feutre à plumes,
Marivaux perché sur ses talons rouges,
Beaumarchais la canne à la main,
et Shakespeare…
conduisent un cortège de figures éternelles :
Malvolio d’Illyrie et Figaro de Séville,
Scapin de Naples,
et Sganarelle des environs de Paris,
Colombine avec Zerbinette,
Arlequin qui soulève son masque,
Dorante dont le pourpoint éclate de jeunesse…
Et près de la farce italienne agitant ses grelots,
la douleur moderne qui sanglote à mi-voix.
Au nom de ces beaux démons de la fable,
au nom de l’honnête esprit et du travail,
au nom de la joie —
et de la guerre aussi puisqu’elle est juste —
au nom de la paix que vous avez promise au monde,
au nom de vos fils, qui vont abreuver de leur sang
l’antique sillon de notre tradition française,
avec amitié,
avec respect,
avec reconnaissance,
je vous salue.
* Allons donc, messieurs et mesdames ; vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici ? La peste soit des gens. Hola, Ho, monsieur Gournac !
Quoi ?
Monsieur Vallée ?
Qu’est-ce ?
Monsieur Dhurtal ?
Plait-il ?
Madame Nau ?
Hé bien ?
Mademoiselle Tessier ?
Qu’y-a-t-il ?
Mademoiselle Lory ?
Que veut-on ?
Mademoiselle Geoffroy ?
Qu’est-ce que c’est ?
Mademoiselle Noizeux ?
On y va.
Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci. Hé !
Têtebleu. Messieurs, me voulez-vous faire enrager aujourd’hui ?
Que voulez-vous qu’on fasse ? Nous ne savons pas nos rôles ; et c’est nous faire enrager vous-même que de nous obliger à jouer de la sorte.
Ah ! les étranges animaux à conduire ques des comédiens ! * (il appelle dans l’ouverture centrale) M. Millet ! M. Weber !
Présent !
Ah… vous y êtes ?
Sûr qu’on y est.
En scène pour la répétition !
On y est bien.
La scène… C’est de la planche, solide sous le pied, élastique et sèche. C’est pas de la boue.
D’où viens-tu, toi ?
De Champagne.
Moi c’est au fond d’un petit village, le soir, que la nouvelle resplendissante m’est apparue : notre Vieux-Colombier qui renaît… Mon vieux Millet, quand j’ai su le Patron de retour d’Amérique, quand j’ai vu notre petit théâtre rouvert, les ouvrières tirant l’aiguille, les peintres teignant les étoffes, et déjà des costumes flamboyant sur les mannequins parmi toute une agitation légère de femmes allant et venant… je ne pouvais pas y croire.
C’est la vie… C’est l’âme qui reprend son essor, c’est la voix humaine s’élevant au milieu du tumulte.
Qu’elle ne se taise plus jamais ! (Se tournant vers Suzanne)
À quoi penses-tu, Suzanne ?
Au pays, que nous avons quitté. À ceux qui souffrent et attendent ; à ceux qui désespèrent. À Paris, qui depuis près de quatre ans gît dans l’obscurité, serrant tous ses trésors contre son cœur. Aux quais de la Seine, à Montmartre et à un petit marchand d’antiquités de la rue des Saint-Pères.
Ne parlez pas de ça, voyons, c’est bête.
Je pense aux soldats dans la terre, et à ceux qui attendent sur les quais des gares, la nuit.
Oui.
Oui.
Oui.
Je pense à ceux des nôtres qui n’ont pas pu nous suivre.
À ceux que nous ne reverrons plus, parce qu’ils sont morts.
Monsieur Gampert ! Où est Monsieur Gampert ? Mademoiselle Cicette, vous n’avez pas vu Monsieur Gampert ?
Non, mademoiselle.
Monsieur Gampert ! Monsieur Gampert !
Est-ce qu’on répète ?
Je ne sais pas.
On nous appelle, mais le Patron n’est pas là.
Personne n’a vu le Patron ?
Moi, c’est bien simple ; on m’a donné une perruque qui ne m’entre pas dans la tête. (Rires.)
Est-ce qu’on répète ?
On ne sait pas.
portant une toile fraîchement peinte.]
Attention à la peinture fraîche !
On peint encore des décors une demi-heure avant le lever du rideau ? C’est gai !
Je croyais qu’il n’y avait pas de décors ?
On ne sait pas.
On ne sait rien.
qui porte des pliants.)
Pose ça ici.
Le public arrive, vous savez.
Et la répétition ?
La répétition, la répétition, je m’en fiche.
Savez-vous où est Mr Gampert ?
Qu’est-ce que vous lui voulez à Mr Gampert ?
C’est pour mon corsage.
Si vous vous figurez que vous m’intéressez avec votre corsage !…
Comment voulez-vous que je joue avec un perruque pareille !
On n’a pas idée d’avoir une tête comme la vôtre. Et puis, laissez moi tranquille, je me maquille.
Ah ! Mr Gampert !
Qu’est-ce qu’il y a mon vieux ? Ça ne va pas ?
Ah ! C’est toi ? Rien ne va. Comment veux-tu que ça aille ? Je suis crevé.
Tu sais bien qu’au dernier moment tout s’arrange.
Tu parles comme le patron. Lui aussi, il se figure toujours que tout s’arrangera. Tu sais comme il est : c’est un homme qui ne connait pas la réalité. C’est à dire : il ne veut pas la connaître, il ne veut pas qu’il y ait des choses qu’on ne puisse pas faire. Il te commande un travail que tu crois comprendre, que tu trouves beau et logique, bien défini, que tu aimes déjà. Tu l’exécutes. La réalisation, pour le patron, c’est ce qui lui sert à penser à autre chose. Il a bien la réalité sous ses pieds, mais comme un tremplin, pour la repousser du pied. Et puis, vois-tu, il croit que ses forces sont inépuisables, et ça n’est pas vrai. Il y a des moments où rien ne sort plus de lui. C’est comme un trou noir où je m’enfonce. Et alors, on croit tout perdu.
Mais tout renaît l’instant d’après. Tu l’avais laissé morne, découragé, sans vie, et soudain tu l’aperçois marchant d’un pas allègre, sans fièvre, radouci, et voyant devant lui des choses nouvelles.
Oui, neuf. Et on s’y remet, et on irait jusqu’au bout du monde, parce qu’il a l’air d’être sûr de lui et de nous. Et on l’aime parce qu’il vous entraîne. Mais il y a des jours où on le déteste, parce qu’on voudrait bien rester tranquille un peu.
Je crois qu’il nous aime bien.
Sûr. Malheureusement, depuis deux jours, c’est le trou noir. Il répond impatiemment à tout ce qu’on lui demande, ou bien il ne répond pas du tout. Ce matin nous avons eu une dispute. Il s’écarte, il nous fuit. Je viens de frapper quatre fois à la porte de son cabinet, pas de réponse.
Peut-être qu’il dort.
Comment ! un quart d’heure avant le lever du rideau ?
Nous sommes frais.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Le patron dort.
C’est charmant !
On ne répète pas ?
Si nous allions dormir aussi ?
Allons, allons, ne vous faites pas tant de bile, quoi ! Vous savez vos rôles.
* Pour moi je vous déclare que je ne me souviens pas d’un mot de mon personnage.
Je sais bien qu’il me faudra souffler le mien d’un bout à l’autre.
Et moi je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
Et moi aussi.
Pour moi, je n’ai pas grand’chose à dire.* ..........
Il me faudrait au moins un corsage dans lequel je ne fusse pas fagottée.
Et à moi une perruque qui ne fût pas pour un enfant de cinq ans.
Chut !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Le patron vous entend.
Eh bien, Patron, qu’y-a-t-il ?
Rien. Je vous regarde. Il y a parmi vous des visages que je connais si bien, pour les avoir tant regardés, comme l’artisan connaît la matière qu’il travaille. Il y en a que je connais mal. Il y en a que je ne connais pas. Alors, je vous regarde et je pense que c’est sur vous, sur ce petit groupe d’hommes et de femmes papotant de leurs affaires, dont l’un pense à sa perruque, l’autre à son corsage, un autre au soulier qui lui blesse le pied, et plusieurs peut-être aux quelques lignes que la critique des journaux leur consacrera demain — c’est sur vous que doit descendre l’esprit du poète. C’est de vous que doit sortir cette chaleur qui ira saisir l’âme des hommes venus pour vous entendre, et la ployer aux émotions. C’est par vous que doit s’accomplir ce miracle d’une grande nation livrant à ceux qui l’aiment le secret de son génie. Et je voudrais implorer le secours d’une force que je ne connais même pas, que je suis sans doute impuissant à vous communiquer malgré tout mon amour, et qui vous ferait plus beaux, plus purs, plus harmonieux, plus vrais. Oh, mes enfants, s’il en est un seul d’entre nous qui n’ait point le sentiment d’accomplir une tâche religieuse, qui pour se donner à elle et s’y sacrifier ne soit prêt à purger son cœur de toute petitesse et de tout égoïsme — que celui-là s’en aille ! Oh, mes enfants, comprenez-vous bien ce que nous sommes venus faire ici ? Sur cette terre où les nôtres jadis ont versé leur sang pour qu’elle fût libre, devant ce grand peuple qui donne aujourd’hui le sien pour la liberté du monde, qui depuis trois années n’a cessé de secourir notre patrie qu’il vénère, nous venons apporter la beauté de la France.
Est-ce que vous n’avez pas confiance en nous ?
Si, Gournac, si, en chacun de vous j’ai confiance, en vous qui êtes la loyauté même et l’ardeur au travail, en vous, ma chère Nau, qui avez été l’élève et la compagne d’Antoine, en vous, Vallée, et en votre jeune femme, parce que vous avez l’enthousiasme, et en vous, Dhurtal, les deux Bogaert, les nouveaux venus, les jeunes — pour mes anciens, je n’ai rien à leur dire. Mais, ce que je ne sais pas encore, c’est si, parmi ces hommes et ces femmes appelés à la même tâche, un esprit commun peut naître et grandir. Et voyez-vous, mes amis, tout est là : notre action n’aura point de force, notre art n’aura point d’âme, si vous ne savez pas vous fondre en un seul être brûlant d’une même flamme, sentant, comprenant, obéissant, aspirant d’un même élan. Depuis trois ans, je songe à cette minute où le rideau se déchirera devant nous, où nous serons de nouveau exposés au public. J’avais rêvé d’une longue et studieuse préparation. Et nous voilà une fois de plus mis en demeure de faire face à une tâche si grande que nos forces pourront à peine y suffire. J’avoue que cela me fait trembler.
* Si cela vous faisait trembler, vous prendriez mieux vos précautions et n’auriez pas entrepris en huit jours ce que vous avez fait.
Le moyen de m’en défendre ?
Le moyen ? Une respectueuse excuse fondée sur l’impossibilité de la chose dans le peu de temps qu’on vous donne, et tout autre en votre place, ménagerait mieux sa réputation, et se serait bien gardé de se commettre comme vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l’affaire réussit mal, et quel avantage pensez-vous qu’en pendront tous vos ennemis ? *
N’écoutez pas cette peronelle. Elle ne sait ce qu’elle dit.
Si j’en avais eu le temps, je me proposais de composer en manière d’impromptu une petite comédie où nous nous serions joués nous-mêmes et où le caractère de chacun aurait paru. J’aurais su par ce moyen faire entendre au public qu’un grand empêchement nous est venu des circonstances pour réaliser pleinement nos intentions, qu’il ne conviendrait pas de nous juger sur nos premières réalisations, et que…
Au diable, mon Patron, pour moi je ne vois pas qu’il y faille tant de discours. Et si seulement vous voulez vous reposer sur nous, vous verrez que tout ira bien. Et s’il est nécessaire de vous rendre confiance, je vous demande de vous rappeler ce que nous avons fait. Pour les premiers combats nous étions dix, hommes et femmes, sur lesquels deux à peine avaient la foi. Sans doute avions-nous de grands mots à la bouche : faire de l’art, travail désintéressé, racheter le théâtre de cet état d’abaissement ou des exploiteurs l’ont fait tomber. Mais la foi, Patron, la foi pratique et invincible, elle nous est entrée dans l’âme peu à peu, jour par jour. Il nous a fallu la vie commune, l’amour commun, l’humble travail quotidien qui crée tout avec les mains de l’homme et par elles fait tout sortir du néant, il nous a fallu la guerre, l’apprentissage de la patience et de la discipline, et la menace
Il faut aussi nous laisser le temps, Patron, de nous ressaisir, d’écarter de nos yeux des images trop affreuses. Moi, je suis de Rheims.
Ces images, mes amis, ne les écartez pas de vos yeux. Il faut qu’elles nous inspirent. Mais gardons-les secrètes. Nous n’exploiterons jamais des émotions sacrées. Nous ne parlerons pas de nos souffrances. Nous ne déploierons pas sur une scène de théâtre le drapeau des combats. Nous ne chanterons pas d’hymne guerrier. Nous ne ferons pas applaudir un acteur sous l’uniforme bleu. Celui qui représente ici la France, qui est l’ami de Ronsard, de Shakespeare et de tous nos vieux auteurs, nous a donné l’exemple de la délicatesse et de la dignité. Mais dans toutes nos actions, dans tous nos gestes, dans la moindre intonation du beau langage qu’il nous est donné de parler, nous tâcherons d’être reconnus pour de véritables Français… J’avais besoin de vous parler, mes amis. C’est fait. Maintenant, travaillons.
* Je veux vous dire encore une fois tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l’esprit *
[À Chotin] :
Vous, Chotin, vous êtes le jeune homme. C’est à dire, qu’il faut que vous exprimiez la jeunesse. Et pour cela,
J’essayerai, monsieur.
* Mon Dieu, pour moi, je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière, car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.
Cela est vrai ; et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur. * Vous n’êtes pas seulement ici pour recueillir la sympathie du public pour vos dons naturels et nous ne sommes point sur un de ces théâtres où trois ou quatre acteurs toujours les mêmes se voient fabriquer sur mesure des personnages qui servent aussi complaisamment leurs défauts que leurs qualités. * Tâchez donc de bien prendre tous le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez, * au lieu de ne représenter que ce que vous êtes.
Monsieur, bonjour.
Votre serviteur, monsieur.
Sans reproche. Monsieur, vous êtes bien gardé.
Monsieur ?
On a peine à se frayer un chemin jusqu’à vous.
Puis-je savoir, monsieur, qui vous êtes ?
Permettez-moi de ne point divulguer mon nom propre, et souffrez que je me fasse plutôt connaître à vous par ma qualité, qui est d’être un amateur passionné de toute chose belle ; c’est à dire, de toute chose nouvelle. Je suis l’Amateur. Et comment allez-vous ?
Fort mal, monsieur, pour le moment.
Pour Dieu, vous autres, ne quittez pas vos places, nous reprenons.
* Je viens d’un lieu où j’ai bien dit du bien de vous.
Je vous suis obligé. [À part] : Que le diable t’emporte.
[Aux acteurs] : Ayez un peu soin…
Vous jouez une pièce nouvelle aujourd’hui ?
Oui, monsieur. [Aux acteurs] : De grâce, songez…
Comment la nommez-vous ?
Oui, monsieur.
Je vous demande comment vous la nommez.
Ah, ma foi, je ne sais pas. [Aux acteurs] : Il faut, s’il vous plait, que vous…
Comment serez-vous habillés ?
Comme vous voyez [aux acteurs] Je vous prie…
Quand commencerez-vous ?
Quand le public sera venu, [à part] Au diantre le questionneur !
Quand croyez-vous qu’il vienne ?
La peste m’étouffe, monsieur, si je le sais.
Savez-vous point… ?
Tenez, monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde. Je ne sais rien de tout ce que vous pourrez me demander, je vous jure. * Au surplus, vous voyez que nous sommes au travail et que le temps nous presse.
Sans doute, je vois, monsieur, je vois, et serais aux regrets que ma présence vous dérangeât le moins du monde. Je vous supplie de faire toutes choses comme si je ne fusse point parmi vous. C’est ce que je demande au contraire, et je n’aime rien tant que de surprendre les artistes sur le vif même de leur travail et de leur invention.
Pour nous, monsieur, nous n’aimons guère à être observés dans notre travail, et…
* Mesdemoiselles, votre serviteur.
Ah, bon ! Le voilà d’un autre côté.
Vous voilà belle comme un petit ange. Jouez-vous toutes les deux aujourd’hui ?
Oui, monsieur.
Sans vous la comédie ne vaudrait pas grand’chose. *
Je vous assure, monsieur, que ces dames sont pour l’instant moins en peine de vos galanteries que de jouer proprement leurs personnages. Peut-être n’oseraient-elles pas vous l’avouer, c’est ce qui me fait prendre sur moi de vous inviter…
Parbleu, monsieur, vous me semblez être un étrange homme et peu propre sans doute aux fonctions que vous remplissez. Je ne vous vois à la bouche que le mot de travail. Il me semblait pourtant que le théâtre…
Pas celui-ci, monsieur, pas celui-ci.
Au fait, peut-on vous demander en quoi votre maison diffère des autres ? J’ai oui dire que vous prétendiez vous distinguer et je ne serais pas fâché de tenir de votre propre bouche…
Vous verrez bien, monsieur, ce que nous ferons, et tout ce que je pourrais vous dire…
Permettez, permettez. — Les réalisations sont sans doute quelque chose mais, en somme, ne diffèrent que peu les unes des autres. Pour moi, c’est aux principes que je m’intéresse surtout. C’est là que je discerne l’originalité d’un homme et j’ai, je vous l’avoue, un goût particulier pour les théories. Vous êtes à ce qu’on m’a dit un philosophe du théâtre.
Oh ! Oh ! Oh !
D’autres disent un apôtre.
Je suis tout simplement un homme qui fait son métier du mieux qu’il peut, l’apprenant chaque jour, chaque jour découvrant quelque chose qu’il ignorait la veille. Je laisse à d’autres le soin de qualifier le “temple de l’art” notre Vieux-Colombier. Et je vous prie de croire que notre modestie n’est point feinte quand nous déclarons simplement que nous voulons faire de notre maison une maison propre, digne du respect du public et de l’amitié des poètes. Et c’est, je crois, ce que nous en avons fait, mes camarades et moi.
Or donc, vous vous flattez d’atteindre le succès en demeurant ce que vous êtes, et sans la moindre concession aux exigences vulgaires du public ?
Je n’ai jamais vu pour ma part que le public eût des exigences vulgaires. Mais j’ai observé qu’il témoignait sa reconnaissance à ceux qui lui marquent du respect.
Encore un mot, monsieur. Faut-il croire ce qu’on dit de vos intentions de ne jouer ici que le grand répertoire, notamment ce répertoire classique pour lequel nous avons aujourd’hui plus de déférence que de curiosité ? Les uns vous représentent comme un artiste austère, entièrement acquis aux œuvres les plus sévères du passé…
Il se peut…
Les autres font de vous un lettré, épris du modernisme le plus extravagant.
Vous verrez.
Dans l’un ou l’autre cas, je crains…
Achetez, monsieur, achetez un fauteuil d’orchestre, et jugez-nous, je vous prie, non pas sur ce qu’on dit de nous, mais sur ce que nous faisons.
Au moins me laisserez-vous vous avertir que si vous avez décidé de ne nous rien offrir d’attrayant, de mousseux, de parisien, vous pouvez vous attendre à jouer le plus souvent devant une salle vide.
Pour ce soir, monsieur, je crois bien qu’elle est pleine, et si vous n’avez pas retenu votre place, vous ferez bien de vous hâter. À vous revoir, monsieur.
Monsieur… (Il se retire.)
Ah, que le monde est plein d’impertinents ! Or sus, commençons. Figurez-vous donc premièrement que la scène est dans le palais du Duc.
Et comment diantre voulez-vous que nous nous la représentions devant ce rideau, au milieu de ces quatre pliants ?
Ne vous occupez donc pas tant de savoir comment sera le décor. Mais jouez vos rôles à la perfection. Soyez ce que vous devez être, non seulement dans les mots, mais jusqu’au fond du cœur et dans les moindres des mouvements que commande l’action. Le spectateur n’en veut pas davantage. Si vous êtes de vrais seigneurs, il imaginera sur vos têtes le plafond d’un palais. Où en étions-nous ? Je ne m’en souviens plus.
Mais nous n’avions pas encore commencé.
* Mon Dieu, j’entends du bruit ; c’est le public assurément qui s’impatiente ; et je vois bien que nous n’aurons pas le temps de passer outre. Voilà ce que c’est de s’amuser. Oh, bien, faites donc pour le reste du mieux qu’il vous sera possible.
Par ma foi, la frayeur me prend, et je ne saurais aller jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.
Comment, vous ne sauriez jouer votre rôle ?
Non.
Ni moi.
Ni moi.
Ni moi.
Ni moi.
Ni moi.
Que pensez-vous donc faire ? Vous moquez-vous tous de moi ?
Monsieur, je viens vous avertir qu’on attend que vous commenciez. [Il sort.]
Eh, de grâce, tâchez de vous remettre, prenez courage, je vous prie.
Vous devez vous aller excuser.
Comment, m’excuser !
Messieurs, commencez donc.
Tout à l’heure. Je crois que je perdrai l’esprit de cette affaire-ci et…
Messieurs, commencez donc !
Dans un moment, [aux acteurs] Eh quoi donc, voulez-vous que j’aie l’affront…
Messieurs, commencez donc !
Oui, Monsieur, nous y allons.
Il faut que vous commenciez !
Voilà qui est fait *… Mais commencer quoi ? Jamais je n’aurai le front de paraître devant un public à qui je sais ce que je dois avec des gens qui ne sentent pas le besoin du triomphe [il appelle en coulisse]. Jouvet ! Jouvet !
Patron ?
On change de spectacle.
Comment ?
Nous donnerons les Fourberies. Et que Molière nous soit en aide !
Bon. [il disparaît]
Allez-vous en, vous autres, et retirez ces meubles.
Ah ! voilà le Public ! Bonjour Public ! [il salue] La scène est le lieu des miracles. Soyez-nous indulgents. [se tournant vers la scène.]
Tout le monde est à son poste ? Le régisseur avec son bâton ?
Arrêtez ! [le rideau s’arrête] L’Électricien à son tableau ?
Bene ! Les musiciens à leurs pupitres ? [la musique joue]
Benissime ! [Jessmin paraît, dansant autour du Patron. C’est l’Esprit du Vieux-Colombier.]
Ah ! te voila, toi, petit danseur, esprit, démon familier de la maison, plus preste et plus pur que nous, et qui fais honte quand tu parais à notre forme imparfaite, à nos gestes sans vie et sans beauté ! Va, cours, tandis que ce mince rideau nous sépare encore de l’illusion. Du haut en bas de la maison, à tous ceux qui donnent le spectacle, inspire le rythme. Va ! ma flamme, mon esprit, ma joie ! [Jessmin sort en dansant sur la musique qui va mourant. Rideau ! Copeau monte sur le tréteau, et crie vers la coulisse.]
Argante, Géronte, Octave, Léandre, Zerbinette, Hyacinte, Sylvestre, Nérine, Carle, et les deux Porteurs… êtes-vous prêts ?
Oui !
Allez ! [Il descend en courant l’escalier du tréteau.]