Le Bec en l’air/Imprudence des fumeurs

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 187-191).

IMPRUDENCE DES FUMEURS


Je ne sais pas avec quelle autre maladie mon pauvre ami confondait l’encéphalite ; mais, à chaque instant, il invoquait cette inflammation pour expliquer ses fréquents petits malaises.

— Tu ne manges pas, Prosper !

— Non, c’est mon encéphalite qui me retombe sur l’estomac.

D’autres fois, Prosper exigeait de prendre une voiture pour une course insignifiante, parce que son encéphalite lui travaillait les pieds.

Prosper, d’ailleurs, adorait tous les mots qui sortent du répertoire commun et surtout les mots d’aspect scientifique.

Il proférait volontiers :

— Me voici ce soir à Montmartre et ce matin je déjeunais à Grenelle… Je suis un véritable cosmopolite !

Ou bien :

— Laissez-moi vous conter le dernier anachronisme de madame C… Elle a demandé à son architecte ce qui coûtait le plus cher : le mètre cube de gaz ou le mètre cube d’électricité.

Il s’esclaffait de rire et répétait :

— Le mètre cube d’électricité ! A-t-on idée d’un pareil anachronisme !

Un jour que je l’avais à peine blagué :

— Toi, me dit-il, tu es un bon garçon, mais mitigé de beaucoup de rosserie.

Prosper n’avait d’autre raison de vivre ici-bas que sa qualité d’inventeur.

Entre mille autres découvertes par lui baptisées d’appellation saugrenues, cosmopolites, anachroniques et mitigées, je citerai le pyrocide.

Le pyrocide, comme l’indique son nom baroque, fruit de l’incestueuse copulation d’un lapin grec et d’une carpe latine, est un liquide destiné à détruire le feu en général, et les incendies en particulier.

Chaque fois que nous traversions le jardin des Tuileries, Prosper ne manquait pas, montrant la place vide du palais, de déplorer :

— Dire qu’avec mon pyrocide !…

Il en avait toujours, dans ses poches, de son fameux pyrocide, et souvent il l’essayait devant nous, l’hiver, dans les petites réunions artistiques et littéraires où nous consommions notre studieuse jeunesse.

— Tenez, vous allez voir.

Il sortait de sa poche une fiole dont le contenu arrosait la houille flamboyante de la cheminée.

Résultat : un dégagement de vapeurs corrodantes à l’envi, expulsantes de chacun, sternutatoires et strangulatoires.

Peu après — hâtons-nous de l’ajouter — le feu flambait de plus belle en l’âtre joyeux.

Le pyrocide n’avait anéanti aucune combustion.

— Je ne suis pas encore bien fixé sur les proportions, expliquait Prosper.

Or, il arriva, un beau jour, qu’un jeune homme, fraîchement débarqué à Paris et titulaire d’un petit héritage, se laissa épater par les grands mots de Prosper et versa quelques billets de mille francs dans son entreprise de pyrocide.

Triomphal déjà, Prosper parlait de congédier les pompiers de Paris et de les remplacer par de simples employés à lui, chargés de la judicieuse distribution du pyrocide sur les incendies qui viendraient à se produire sur les points les plus variés de la capitale.

Tout entier à la réalisation de son rêve, il n’assista plus à nos petites réunions.

Quand nous le revîmes, un sombre désespoir, une amère tristesse se peignaient sur ses traits.

— Eh bien ! Prosper, quoi donc ?

— Ah ! mon pauvre ami, quel affreux malheur !

— Parle !

— J’avais installé, à Ivry, un entrepôt de mon pyrocide. Plus de trois mille hectolitres de ce liquide s’y trouvaient déjà réunis. Tout cela détruit, anéanti en moins d’une heure !

— Par quoi donc ?

— Par un incendie, mon pauvre ami !