Inès de Cordoue (Recueil)/Texte entier

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M. et G. Jouvenel.

INÉS

DE

CORDOÜE

NOUVELLE ESPAGNOLE.

Dessin d’une sorte de mappemonde évidée avec un ruban de symbole dessus.
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Suivant la Copie,

À PARIS.


M. DC. XCVII.



À SON ALTESSE
SERENISSIME
MONSEIGNEUR
LE PRINCE
DE DOMBES.

MONSEIGNEUR,

Lorſque V. A. S. eſt encore au berceau, je me haſte de luy dédier un Ouvrage, afin d’eſtre à la teſte de tous ceux qui luy en dédieront jamais. Quelque avantage que d’ailleurs ils puißent avoir ſur moy, j’auray du moins ſur eux celuy de les avoir tous devancez. S’il arrivoit que vous apprißiez à lire dans un Livre vous verriez d’abord voſtre Nom, j’aurois la gloire de vous avoir procuré un plaiſir d’une eſpece toute nouvelle : Mais enfin, Monseigneur, on ne peut guere ſe prendre trop toſt á rendre cet hommage à V. A. S. on commencé de bonne heure à avoir de l’eſprit dans voſtre illuſtre Race ; Monſeigneur vôtre Pere à fait paroistre le ſien des l’enfance, & meſme ſes Ouvrages, il les vit imprimez à ſept ans ; & ſur cette merveille je n’ay pas tort de croire que ſon Fils ait déja de l’intelligence à ſix mois ; peut-estre que nous ne ſerons pas long-temps ſans avoir quelque chef-d’œuvre de vôtre façon. En attendãt je ne puis laiſſer échapper les ſeuls momens, où ce que j’ay écrit pourra n’être pas tout-à-fait indigne de vous plaire ce ſera beaucoup pour moy s’il vous, amuſe pendant vòtre enfance. Ie laiſſeray à de plus ſublimes genies l’honneur d’attirer quelquefois vòtre attention dans le téms des grãdes occupations que les vertus de vòtre Sang vous préparent, & dont vous recevez de ſi glorieux exemples par le Prince qui vous a donné la vie. Je ſuis avec un tres-profond reſpect.

MONSEIGNEUR.
De V. A. Serenissime

INÉS
DE
CORDOÜE,
NOUVELLE ESPAGNOLE.



Il y avoit peu de temps que Philippe II étoit marié à Elizabeth de France ; & quoique ce Prince fût d’une humeur auſtere, l’amour qu’il avoit pour la Reine ſon épouſe, luy avoit ôté une partie de ſa ſeverité. Sa Cour étoit devenuë galante, & les divertiſſemens n’en eſtoient pas bannis.

Comme on avoit renvoyé preſque toutes les filles qui eſtoient venuës de France avec la Reine, on luy en avoit donné beaucoup d’Eſpagnolles ; moins pour luy faire honneur que pour veiller ſur ſa conduite ; mais comme cette Princeſſe eſtoit aimable, elles s’attachoient plus à luy plaire qu’à ſuivre les intentions du Roy. Entre celles qu’elle conſideroit les plus, Inés de Cordouë, & Leonor de Silva tenoient le premier rang. Elles eſtoient toutes deux belles, & la faveur de la Reine qu’elles partageoient, jointe à la concurence de beauté, leur donnoit de l’éloignement l’une pour l’autre ; cependant il n’en paroiſſoit encore rien au dehors, & elles ſe contentoient de ſe porter une envie ſecrete, lorſque le jeune Marquis de Lerme, fils du Duc de ce meſme nom, revint de la guerre de Flandres, où il s’eſtoit ſignalé par des actions éclatantes.

Ce jeune Seigneur eſtoit né pour plaire, & ſes plus belles qualitez n’eſtoient pas d’eſtre l’homme de la Cour le mieux fait & le plus ſpirituel. Une grandeur de courage déja diſtinguée à vingt-deux ans, & une ame la plus tendre & la plus paſſionnée qui fût jamais, luy attiroient encore d’autres ſentimens que l’approbation univerſelle. Leonor de Silva fut la premiere perſonne avec qui il entra en quelque commerce, à cauſe du Baron de Silva ſon frere, qui eſtoit revenu avec luy de Flandres, quoyque ce Baron eût peu de merite, & que par cette raiſon il ne peuſſent eſtre dans une liaiſon parfaite, une longue habitude de ſe voir leur tenoit en quelque façon lieu d’amitié ; Silva le preſenta à ſa ſœur chez la Reine, où les Dames ont la liberté de parler aux Cavaliers lorſqu’elle tient le cercle. Comme le Marquis de Lerme eſtoit galant, & que Leonor eſtoit belle, il luy diſoit ſans ceſſe des choſes flateuſes qu’elle expliquoit ſi favorablement, que par avance elle prit les ſentimens qu’elle deſiroit de lui inſpirer.

Une legere indiſpoſition qu’avoit Inés de Cordoue, fit que pendant quelque tems elle ne ſe montra point à la Cour ; c’eſtoit une faveur que la fortune faiſoit à Leonor, mais qui dura trop peu. Inés parut enfin dans une occaſion où ſon eſprit ſeconda ſi bien ſa beauté, qu’il n’eſtoit pas poſſible de reſiſter à la fois aux charmes de l’un & de l’autre

La Reine qui eſtoit Françoiſe, avoit conſervé le goult de la converſation ; elle avoit meſme quelque choſe de paſſionné dans l’ame qui luy faiſoit aimer les Vers, la Muſique, & tout ce qui avoit du rapport à la galanterie. Les aprés-dinées, elle ſe retiroit quatre ou cinq heures dans ſon cabinet avec les Dames de la Cour qu’elle choiſiſſoit pour cette ſorte de retraite.

Elle propoſa pour ſe faire un amuſement nouveau, d’imaginer des contes galans ; l’ordre ſut reçû avec plaiſir de toutes les Dames qui compoſoient cette petite Cour ; on convint de faire des regles pour ces ſortes d’Hiſtoires, dont voicy les deux principales.

Que les avantures fuſſent toujours contre la vray-ſemblance, & les ſentimens toûjours naturels ; on jugea que l’agrément de ces contes ne conſiſtoit qu’à faire voir ce qui ſe paſſe dans le cœur, & que du reſte il y avoit une ſorte de merite dans le merveilleux des imaginations qui n’eſtoient point retenuës par les apparences de la verité.

On tira au ſort pour voir laquelle de ſes Dames parleroit la premiere ; & le ſort eſtant tombé ſur Inés, le Prince Dom Carlos arriva à qui la Reine conta le projet, il ſouhaita d’eſtre preſent au recit que feroit Inés ; ce que la Reine ne put luy refuſer, & l’on donna à Inés le reſte du jour pour inventer le conte qu’elle devoit faire le lendemain,

Dom Carlos eſtoit aſſidu chez la Reine ſa belle mere. Comme il luy avoit eſté deſtiné pour mary avant que le Roy eût ſongé luy-meſme à l’épouſer, il ne pouvoit s’empêcher en la voyant de regreter ce qu’il avoit perdu ; & il la cherchoit ſans ceſſe, quoyque ce fût augmenter les douleurs.

La Princeſſe d’Eboly, femme du premier Miniſtre, ne quittoit point la Reine par un intereit ſecret qu’elle prenoit à Dom Carlos, & qui depuis ne fut pas moins funeſte à la Reine qu’à luy.

Le jour deſtiné pour entendre Inés arriva. Le Marquis de Lerme, qui avoit oüi parler de ſa beauté, ſupplia Dom Carlos de ſouffrir qu’il le ſuivit chez la Reine, & ce Prince le luy permit. Leonor ſe flatta en le voyant, qu’il venoit la chercher en ce lieu où eſtoient les favorites de la Reine : mais ſi toſt qu’il eût vû Inès, il détrompa Leonor, dont le ſeul bonheur avoit eſté d’eſtre trompée.

Le Prince Dom Carlos, la Princeſſe d’Eboly, & deux ou trois Dames de la Cour s’aſſirent, & la Reine ayant ordonné aprés de parler, elle commença ainſi ſon recit.



LE PRINCE
ROSIER.

La Reine d’un Royaume qui ne ſe trouve point ſur la Carte, eſtant veuve d’un Roy qu’elle avoit tendrement aimé, vivoit dans une douleur proportionnée à l’amour qu’elle avoit eu ; une fille, unique fruit de leur mariage, luy donnoit une ſorte d’occupation capable de diſſiper les chagrins, mais Florinde (c’eſtoit le nom de cette fille) luy en devoit cauſer à ſon tour.

Un jour que toutes les femmes de la Reine eſtoient dans ſa chambre avec la Princeſſe, il parut un petit Char d’yvoire traiſné par ſix papillons, dont les aiſles étoient peintes de mille couleurs, une perſonne dont la taille répondoit à l’equipage, & qu’on ſoupçonna eſtre une Fée, aprés avoir fait pluſieurs tours avec le Char, jetta ce Billet.

Florinde eſt née avec beaucoup d’appas,
Mais ſon malheur doit eſtre extrême.
S’il faut qu’un jour elle aime
L’Amant qu’elle ne verra pas.

La Fée diſparut, & laiſſa une grande ſurpriſe dans les eſprits ; la Reine en fut plus emuë que raiſonnablement elle ne le devoit eſtre ; la bizarerie, & meſme l’impoſſibilité apparente de ce malheur ne la raſſuroit point contre les caprices de l’amour, & ceux du deſtin joints enſemble, elle ſongea à les prevenir, & elle n’attendit pas que Florinde eût atteint l’âge d’aimer pour luy faire connoiſtre tous ceux qui pouvoient pretendre à l’épouſer. Entre les Princes ſes voiſins, il y en avoit un caché aux yeux du monde, mais le portrait de Florinde ne laiſſa pas d’aller juſqu’à luy par le moyen deſ Fées, à qui rien n’eſtoit impoſſible ; le Roy ſon pere eſtant veuf d’une femme qui luy avoit fait ſouffrir toutes les horreurs de la jalouſie, en épouſa une ſeconde peu propre à en inſpirer, mais née pour en prendre. Elle porta ſi loin les caprices de ſa paſſion, que le Prince connut qu’il n’avoit fait que changer de peine, & qu’il douta lequel de ſes maux eſtoit le plus grand ; dans cette incertitude il conclut que le mariage eſtoit un lien affreux, & il réſolut de tenir loin du commerce de toutes les femmes, un fils unique qu’il avoit : il le fit élever dans un magnifique Chaſteau, & le livra à tous les divertiſſemens de ſon âge. On luy apprit toutes les ſciences qui ne pouvoient l’inſtruire de ce qu’on luy vouloit cacher ; enfin on luy prodigua tous les amuſemens, hors le ſeul pour qui il eſtoit né, mais l’amour ne laiſſe rien échaper.

Ce Prince qui trouva le portrait de Florinde ſous ſes pas, le regarda d’abord avec ſurpriſe. L’admiration ſuivit de prés, accompagnée d’un trouble inconnu à un jeune homme, accouſtumé à des exercices, & à des reflexions, qui n’avoient rien de commun avec ces ſentimens.

Son premier deſir fut de voir l’original de ce portrait : c’eſtoit un viſage plus delicat que ceux qu’il avoit vûs juſques-là, & ſoit l’inſtinct d’un myſtere naturel à l’amour, ſoit qu’il jugeaſt qu’on luy cachoit quelque choſe, il ne communiqua à perſonne le deſſein qu’il avoit de quitter un lieu qui luy avoit toûjours paru agreable, mais qu’il commença de regarder comme ſa priſon dés qu’il en voulut ſortir.

Il ſçut ſe dérober à ſes ſurveillans, & il ſe mit en chemin ſans ſçavoir où il alloit ; à peine avoit-il fait quelques pas qu’il rencontra la Fée dont nous avons déja parlé : Où vas tu, Prince malheureux, luy dit-elle ? tu cours à toutes les infortunes qu’on t’a voulu faire éviter, mais tu ne peu échaper à ta deſtinée.

Cependant, la mere de Florinde ordonna un magnifique tournoy qui attira à ſa Cour tous les Princes des Royaumes voiſins ; ils voulurent à l’envy faire éclater leur bonne mine & leur adreſſe, mais ſi Florinde ne put ſe deffendre de les eſtimer, l’amour ne luy fit point faire de choix, & une pitié cruelle pour tous l’empeſcha de ſe déterminer en faveur d’aucun. Ils avoient pris pour elle les ſentimens que la beauté devoit inſpirer, elle auroit fait trop de miſerables, ſi elle en avoit fait un heureux.

La Reine congedia ces Princes avec douleur, ſa fille n’aimoit point ce qu’elle avoit vû, la moitié de la Prophetie s’accompliſſoit, le reſte étoit à craindre.

A quelque temps de là, Florinde laſſée de la Cour, & n’ayant rien qui l’y arreſtât, obtint de ſa mere la permiſſion de ſe retirer à une maiſon de campagne ; c’eſtoit un lieu agreable & propre à amuſer une perſonne libre des ſoins de l’amour. Un jour qu’elle s’y promenoit dans un parterre, elle apperçut un roſier plus vert & plus fleury que les autres, qui courbant ſes petites branches à ſon approche, ſembloit luy donner de l’approbation à ſa maniere : Une action ſi nouvelle dans un roſier, ſurprit la Princeſſe ; ce prodige qui ſe faiſoit en ſa faveur luy plut : c’eſtoit une eſpece d’hommage dont elle fut touchée ; elle fit pluſieurs tours dans le parterre ; le roſier ſe courba autant de fois qu’elle paſſa ; elle voulut cueillir une roſe qui luy ſembloit fort vermeille ; & elle ſe piqua vivement ; cette picqure l’empeſcha de dormir la nuit, & le lendemain elle ſe leva plus matin qu’à l’ordinaire, & ſe vint promener dans le parterre, le roſier redoubla ſes reverences avec un empreſſement qui réjouït la Princeſſe & qui lûy fit oublier la picqure pour ne ſonger qu’à cette merveille ; enfin en revant elle s’approcha trop du roſier, & elle s’y trouva accrochée ſans pouvoir ſe débaraſſer : Comme elle vouloir ſe retirer, elle ſentit une reſiſtance extraordinaire ; elle ſe débaraſſa cependant, mais elle entendit un ſon qui ſortoit de ſes feüilles & qui reſſembloit à des ſoupirs : Quoy, s’écria-t-elle, un roſier ſoupire ? Il fait plus, Madame, luy dit-il, & vous avez le pouvoir de le faire parler ; ſouffrez qu’il vous conte ſa triſte Hiſtoire.

Je ſuis Prince, ajoûta-t-il. On m’avoit caché ce qu’il y avoit de plus precieux dans le monde. J’ay vécu ſans vous voir, & voicy ce qu’il m’en coûte pour eſtre venu vous chercher. Une Fée m’a donné cette figure, & m’a prédit que je la garderois juſqu’au jour que je ſerois aimé de la plus belle perſonne du monde ; mais ce que je vois icy doit eſtre reſervé pour les Dieux, & je cours riſque d’eſtre toûjours roſier. La Princeſſe ne luy répondit point : Je ne ſçai quoy de ſerieux prit la place de la joye que luy avoient données les reverences du roſier ; elle le trouva meſme trop hardy, de l’avoir oſé embaraſſer dans ſes branches ; elle le quitta, mais non ſans regarder plus d’une fois vers le parterre. Son eſprit fut agité de ſentimens aſſez ſemblables, quoy qu’elle les crûts differens. Le roſier animé luy donnoit de l’étonnement ; le Prince qu’il cachoit luy donnoit de la pitié ; elle avoit quelque ſorte de colere de ce qu’il avoit eu l’audace de lui parler d’amour, mais enfin elle pardonnoit à l’Amant en faveur de l’arbuſte, & le moyen de ſe facher contre un roſier ?

La Princeſſe retourna encore le lendemain dans le parterre ; elle prit ſoin à la verité de ſe tenir loin du roſier, mais elle en pouvoit eſtre apperçûë, & pouvoit meſme entendre ſes plaintes ; aprés pluſieurs tours elle s’en approcha, & taſcha de le conſoler ſur ſa metamorphoſe, ſans luy répondre ſur le reſte.

Peu de jours aprés, le voyant trop expoſé aux injures de l’air, elle luy fit baſtir un petit cabinet de marbre, ſoûtenu par des pilaſtres, où elle l’alloit viſiter ſouvent ; inſenſiblement elle s’accoûtumoit à luy donner dans ſon eſprit une figure humaine ; & meſme une figure aimable, peu à peu elle ſouffrit qu’il luy parlaſt d’amour. Il luy ſembloit que les diſcours d’un arbre ne pouvoient eſtre dangereux. Le roſier ſçut ſe prevaloir de cette diſpoſition favorable ; il en diſoit beaucoup, mais il faiſoit entendre qu’il en ſupprimoit encore davantage ; & par un deſordre au deſſus de l’éloquence, il la perſuadoit qu’elle eſtoit tres tendrement aimée.

La Princeſſe ſongeoit ſi ſouvent au prodige du roſier, qu’enfin elle ne penſa plus à autre choſe. Le Cabinet de marbre eſtoit le lieu où ſes pas la conduiſoient naturellement, il luy échapoit meſme de dire des choſes trop tendres au Prince, qui luy donnoit une grande compaſſion ; mais l’Oracle menaçant de la Fée, ne pouvoit s’effacer de ſon eſprit ; elle aimoit peut-eſtre déja ce qu’elle n’avoit point vû ; cependant elle en doutoit tant qu’elle ne voyoit qu’un arbre, elle avoit peur de luy rendre la premiere figure, & quelque-fois malgré elle le ſouhaitoit. Le roſier de ſon coſté trouvoit lieu à des plaintes au travers des paroles les plus flateuſes que luy diſoit la Princeſſe. Si j’en crois, luy diſoit-il, vos diſcours & vos ſoins, j’excite voſtre pitié, mais vous n’en avez point aſſez, ſi vous ne me donnez rien davantage, & ce doux ſentiment de la plus belle perſonne du monde, ne me redonne pas ma figure.

La Reine cependant ne put ſupporter plus longtemps l’abſence de ſa fille, & luy donna ordre de revenir inceſſamment ; ce fut un coup de foudre pour la Princeſſe, il falloit ſe ſeparer du roſier, pour qui dans le moment elle le trouva avoir une veritable paſſion. Elle verſa quantité de larmes ſur ſes feuilles, qui ne purent en eſtre arroſées ſans en reſſentir la vertu. Auſſi-toſt le roſier diſparut, & Florinde ne vit plus à ſes pieds qu’un Prince charmant. Il luy embraſſa les genoux avec toute la certitude d’eſtre aimé. Plaiſir qui n’eſt preſque jamais ſûr pour les autres Amans ; toutes les marques ordinaires ſont ſuſpectes en comparaiſon de cet évenement merveilleux, auſſi l’idée de ſon bonheur le tranſporta à tel point qu’il perdit, pour ainſi dire, l’uſage de ſes ſens, à meſure qu’il les recouvroit, il ſembloit par ſon immobilité, tenir encore quelque choſe de l’arbre qui l’avoit caché.

Florinde à la vûë d’un Prince ſi aimable ſentit augmenter ſon amour, mais ſa pudeur augmenta à proportion, elle regretta les voiles qui luy cachoient à elle-même ſes propres ſentimens ; elle revint à la Cour, le Prince l’y ſuivit, La Reine qui ne ſçavoit rien de l’aventure du roſier, & qui connoiſſoit ſeulement la naiſſance du Prince, luy permit de pretendre à ſa fille. Il voyoit tous les jours ſa maiſtreſſe, mais ce n’eſtoit plus ſans témoins ; il regretoit ſouvent ſon eſcorce d’arbre ; elle l’avoit moins contraint que toutes les bienſeances que l’on exigeoit de luy.

Le Prince preſſoit ſon mariage, mais Florinde épouvantée par le prodige de ſon amour, qui luy donnoit lieu de craindre l’Oracle de la Fée, engagea la Reine à ſouffrir qu’elle éloignaſt cet Amant pour s’aſſurer de ſa conſtance avant que de ſe donner à luy, elle le fit venir : Prince, luy dit elle, vous ſçavez que je vous aime, & aprés ce mot je ſuis en droit de diſpoſer de vous. La prediction de mes malheurs m’effraye, tout ce qui me les doit faire craindre n’eſt que trop arrivé : Quand vous ne ſeriez pas ſûr d’eſtre infiniment, aimé, mes allarmes pourroient vous en convaincre ; ſi vous l’eſtiez moins, je préviendrois ma diſgrace en rompant avec vous ; mais malgré mes terreurs je ne le puis, & il vaut mieux qu’en me donnant des marques certaines de voſtre fidelité, vous démentiez l’Oracle. Vous n’aviez vû que moy lorſque vous m’avez aimée. Je n’ay peut-eſtre ſçû vous plaire que par la grace de la nouveauté, il faut vous éprouver, allez demeurer dans l’Iſle de la Jeuneſſe, jusqu’au jour que je vous rappelleray : Partez, je veux bien me flatter que plus le ſejour en eſt charmant, plus le voyage vous afflige. Quelle propoſition pour un Amant aimé, depuis qu’il connoiſſoit l’amour il avoit toûjours vû ce qu’il aimoit, & il n’avoit jamais eu l’idée de l’abſence. Vivre éloigné de Florinde luy parut ſi terrible, qu’il crut eſtre à ſon dernier moment, il n’avoit pas la force de ſe plaindre ; ſes larmes couloient ſans qu’il le ſentit, & ſon action marquoit un ſi grand amour, que la Princeſſe jugeant qu’elle ne pourroit reſiſter à tant de paſſion, s’enfuit dans l’appartement de la Reine, & de là manda à ſon Amant qu’il obeit ſans la revoir, qu’il partît ſeulement, qu’elle auroit le ſoin d’adoucir ſes maux.

Le Prince ſe mit en chemin avec une ſoumiſſion dont on n’a point vû d’exemples aprés luy. Il arrive malade dans l’Iſle de la Jeuneſſe, & il crut y trouver des Medecins, mais il n’y en avoit jamais eu dans une Iſle de ce nom. Les Ris, les Jeux, & les Amours le reçurent en luy jettant des roſes ; il y reſpira d’abord un air qui luy rendit la ſanté, & en meſme temps tous les charmes que la douleur luy avoit fait perdre. On le conduit au Palais de la Reine du lieu, par un chemin couvert de ces fleurs qui naiſſent dans le commencement du Printemps, il voit une perſonne qui avoit toutes les graces de la beauté, avec toute la naiveté, & toute la joye de l’enfance, elle n’avoit que quatorze ans, elle eſtoit aſſiſe ſur un Trône de Jaſmin, mille Amours folaſtroient autour d’elle, les uns l’enchaiſnoient avec des fleurs d’orange, les autres en répandoient ſur ſa teſte, les autres la decoëffoient, & laiſſoient tomber ſes cheveux ſur une gorge naiſſante, elle badinoit avec ſes femmes, & leur jettoit des fleurs avec une grace merveilleuſe. Ce ſpectacle avoit bien de quoy le diſtraire de ſes ſentimens pour Florinde. La Reine de la Jeuneſſe n’eſtoit point mariée, parce qu’elle vouloit un mary de ſon âge, & galant, cela n’avoit pû ſe rencontrer. Le Prince avoit vingt-quatre ans, c’eſtoit un barbon. Quelques-unes des ſuivantes de la Jeuneſſe luy demanderent des nouvelles des ſiecles paſſez, mais la Reine commença à le regarder favorablement. Ce ſiecle de dix années qui diſtinguoit leur âge, diſparoiſſoit par tout les agrémens dont le Prince eſtoit remply. Cette Reine n’oublia rien pour l’engager, les regards, les paroles flateuſes, de petites actions badines, dont le ſens eſt trés ſerieux, tout fut mis en uſage, & tout fut entendu, quoyque le Prince plus fin qu’elle, feignit de n’y pas faire attention, elle s’expliqua plus ouvertement, fit faire des propoſitions de mariage avec les avantages qui pouvoient le plus toucher un homme aimable, comme de l’eſtre toûjours, de poſſeder à jamais, & ſans interruption, tous les biens, ſans qui les autres ne ſont rien, toutes les graces, tous les plaiſirs. Il eſtoit difficile que ce Prince refuſat cette dot qu’elle offroit de luy apporter. Il oublioit peu à peu Florinde, & il eſtoit temps qu’elle le forçat de ſe ſouvenir qu’elle eſtoit encore au monde. À peine avoit-elle eſté un jour ſans voir le Prince, qu’elle ſentit l’horreur de vivre ſans ce qu’on aime ; cependant elle s’efforça de vaincre ſes ſentimens ; elle avoit déja aimé ſans voir, vouloit elle encore épouſer ſans connoiſtre ſi elle eſtoit aimée conſtamment ; quinze jours ſe paſſerent dans ces agitations, mais elle alloit y ſuccomber, la crainte & la jalouſie vinrent ſe joindre aux douleurs de l’abſence. Il fallut ſacrifier les reflexions à l’amour, elle envoye vers le Prince, à qui on donna cette Lettre de ſa part…

Si vous ſouffrez autant que moy, que vous estes à plaindre ! Ie ne puis ſupporter mes douleurs & les vostres ; je ne veux point riſquer de vous perdre pour vouloir trop m’aſſurer de vous : c’eſt aſſez, vous eſtes dèja digne d’eſtre recompenſé pour avoir obey au plus cruel de tous les ordres. Helas ! je n’en connoiſſois pas bien la rigueur, mais je l’ay ſentie, & je juge que vous ne la pouvez ſoûtenir ; partez & revenez, que n’eſtes-vous icy !

Ce Billet arriva fort à propos ; le Prince à qui dans ſa ſolitude on avoit donné une éducation ſevere, n’avoit pas encore eu le loiſir de ſe gaſter dans le monde, il crut qu’il n’y eſtoit pas permis d’eſtre inconſtant, & malgré le gouſt qu’il avoit pour la Reine de la Jeuneſſe, il ſortit de l’Iſle, mais comme il s’éloignoit lentement d’un lieu qui avoit des charmes pour luy, il lut ſa proſcription dans quelques Placarts qu’il rencontra en ſon chemin. La Reine promettoit à ceux qui luy livreroient vif ou mort ſon fugitif, les meſmes faveurs qu’elle lui avoit offertes.

Il n’en falloit pas davantage pour guerir le Prince. Il precipita ſa fuite ; & il arriva aux pieds de Florinde, qui le voyant revenu, n’eut pas la force d’examiner s’il avoit eſté fidele. Ils s’épouſerent, & le Prince eſtant devenu Roy par la mort de ſon pere, il emmena ſon Epouſe dans les Eſtats, où le mariage, ſelon la couſtume, finit tous les agrémens de leur vie. Heureux s’ils en eſtoient demeurez à une honneſte indifference, mais les gens accouſtumez à aimer, ne ſont pas ſi raiſonnables que les autres, & ne ſont guere l’exemple des bons menages. Le Prince par oiſiveté, conta à Florinde qu’il avoit eu quelque foibleſſe legere pour la Reine de la Jeuneſſe. Florinde luy fit autant de reproches, que ſi elle n’avoit pas eſté ſa femme ; il en fut choqué, importuné ; il voulut s’en plaindre, & s’en conſoler avec les Dames de ſa Cour ; elle l’épia, le ſurprit, l’accabla d’injures ; enfin perſecuté de ſes fureurs, il demanda aux Fées de redevenir roſier, & il l’obtint comme une faveur. De ſon coſté Florinde jalouſe, avoit la tête ſi foible, qu’elle ne pouvoit ſouffrir l’odeur d’une fleur qui la faiſoit reſſouvenir de ſon amour, c’eſt depuis ce temps là que les roſes ont toûjours donné des vapeurs.

La Reine applaudit au recit d’Inés ; Dom Carlos luy donna des loüanges exceſſives, & le Marquis de Lerme par l’air dont il gardoit le ſilence, fit juger qu’il penſoit quelque choſe au deſſus des loüanges, Leonor qui avoit cru attirer ſeule ſes regards, s’apperçut qu’ils alloient d’un autre coſté, elle fit à Inés pluſieurs queſtions ſur ce conte avec autant de malice que d’aigreur. Inés y répondit avec une douceur qui acheva de la faire paroiſtre une perſonne parfaite.

Le lendemain Leonor ſe prepara à conter une Fable, & n’oublia rien pour l’emporter s’il ſe pouvoit ſur Inés. Son recit commença de la

ſorte.

RIQUET A LA
HOUPPE.


UN grand Seigneur de Grenade, poſſedant des richeſſes dignes de ſa naiſſance, avoit un chagrin domeſtique qui empoiſonnoit tous les biens dont le combloit la fortune. Sa fille unique, née avec tous les traits qui font la beauté, étoit ſi ſtupide, que la beauté meſme ne ſervoit qu’à la rendre deſagreable. Ses actionſ n’avoient rien de ce qui fait la grace ; ſa taille, quoyque déliée eſtoit lourde, parce qu’il manquoit une ame à ſon corps.

Mama (c’eſtoit le nom de cette fille) n’avoit pas aſſez d’eſprit pour ſçavoir qu’elle n’en avoit point ; mais elle ne laiſſoit pas de ſentir qu’elle eſtoit dedaignée, quoy qu’elle ne demeſlaſt pas pourquoy. Un jour qu’elle ſe promenoit ſeule (ce qui luy eſtoit ordinaire) elle vit ſortir de la terre un homme aſſez hideux pour paroître un monſtre ; ſa vûë donnoit envie de fuïr, mais ſes diſcours rappellerent Mama : Arrêtez, luy dit-il, j’ay des choſes faſcheuſes à vous apprendre, mais j’en ay d’agreables à vous promettre.

Avec voſtre beauté vous avez je ne ſçay quoy qui fait qu’on ne vous regarde pas, c’eſt que vous ne penſez rien, & ſans me faire valoir, ce deffaut vous met infiniment au deſſous de moy qui ne ſuis que par le corps ce que vous eſtes par l’eſprit : Voila ce que j’avois de cruel à vous dire, mais à la maniere ſtupide dont vous me regardez, je juge que je vous ay fait trop d’honneur, lorſque j’ay craint de vous offenſer, c’eſt ce qui me fait deſeſperer du ſujet de mes propoſitions, cependant je hazarde de vous les faire. Voulez-vous avoir de l’eſprit ? ouy, luy répondit Mama, de l’air dont elle auroit dit, non. Hé bien, ajoûta-t-il, en voicy les moyens. Il faut aïmer Riquet à la Houppe, c’eſt mon nom, il faut m’épouſer dans un an ; c’eſt la condition que je vous impoſe ; ſongez-y ſi vous pouvez : Sinon ; repetez ſouvent les paroles que je vais vous dire, elles vous apprendront enfin à penſer. Adieu pour un an : Voicy les paroles qui vont chaſſer voſtre indolence, & en meſme temps guerir vôtre imbecillité.

Toy qui peus tout animer,
Amour, ſi pour n’eſtre plus beſte,
Il ne faut que ſçavoir aimer
Me voila preſte.

A meſure que Mama prononçoit ces Vers, ſa taille ſe dégageoit, ſon air devenoit plus vif, ſa démarche plus libre, elle les repeta. Elle va chez ſon pere, luy dit des choſes ſuivies, peu aprés de ſenſées, & enfin de ſpirituelles. Une ſi grande & ſi prompte métamorphoſe ne pouvoit eſtre ignorée de ceux qu’elle intereſſoit davantage. Les Amans vinrent en foule, Mama ne fut plus ſolitaire ni au bal ni à la promenade ; elle fit bientoſt des infideles & des jaloux il n’eſtoit bruit que d’elle, & que pour elle.

Parmy tous ceux qui la trouverent aimable il n’étoit pas poſſible qu’elle ne trouvaſt rien de mieux fait que Riquet à la Houppe, l’eſprit qu’il luy avoit donné rendit de mauvais offices à ſon Bienfaicteur. Les paroles qu’elle repetoit fidellement, lui inſpiroient de l’amour ; mais par un effet contraire aux intentions de l’Auteur, ce n’eſtoit pas pour luy.

Le mieux fait de ceux qui ſoupirerent pour elle eut la preference. Ce n’eſtoit pas le plus heureux du coſté de la fortune ; ainſi ſon pere & ſa mere voyant qu’ils avoient ſouhaité le malheur de leur fille en luy ſouhaitant de l’eſprit ; & ne pouvant le luy oſter, luy firent au moins des leçons contre l’amour, mais deffendre d’aimer à une jeune & jolie perſonne, ce ſeroit deffendre à un arbre de porter des feuilles au mois de May ; elle n’en aima qu’un peu davantage Arada, c’eſtoit le nom de ſon amant.

Elle s’eſtoit bien gardée de dire à perſonne par quelle avanture la raiſon luy êtoit venuë. Sa vanité êtoit intereſſée à garder ce ſecret, elle avoit alors aſſez d’eſprit pour comprendre l’importance de cacher par quel myſtere il luy êtoit venu.

Cependant, l’année que luy avoit laiſſé Riquet à la Houppe, pour apprendre à penſer, & pour ſe reſoudre à l’épouſer, eſtoit preſque experiée, elle en voyoit le terme avec une douleur extrême, ſon eſprit qui luy devenoit un preſent funeſte, ne luy laiſſoit échapper aucune circonſtance affligeante, perdre ſon Amant pour jamais, eſtre au pouvoir de quelqu’un dont elle ne connoiſſoit que la difformité, ce qui étoit peut eſtre ſon moindre deffaut, enfin quelqu’un qu’elle s’étoit engagée à épouſer en acceptant ſes dons qu’elle ne vouloit pas lui rendre : Voila ſes reflexions.

Un jour que rêvant à ſa cruelle deſtinée, elle s’étoit écartée ſeule, elle entendit un grand bruit, & des voix ſouterraines, qui chantoient les paroles que Riquet à la Houppe luy avoit fait apprendre, elle en fremit ; c’étoit le ſignal de ſon malheur. Auſſi-toſt la terre s’ouvre ; elle y deſcend inſenſiblement, & elle y voit Riquet à la Houppe environné d’hommes difformes comme luy. Quel ſpectacle pour une perſonne qui avoit été ſuivie de tout ce qu’il y avoit de plus aimable dans ſon pays ? Sa douleur fut encore plus grande que ſa ſurpriſe ; elle verſa un torrent de larmes ſans parler, ce fut le ſeul uſage qu’elle fit alors de l’eſprit que Riquet à la Houppe luy avoit donné.

Il la regarda triſtement à ſon tour : Madame, luy dit-il, il ne m’eſt pas difficile de voir que je vous ſuis plus deſagreable que la premiere fois que j’ay paru à vos yeux ; je me ſuis perdu moy-meſme en vous donnant de l’eſprit ; mais enfin, vous eſtes encore libre, & vous avez le choix de m’épouſer ou de retomber dans vôtre premier état ; je vous remettray chez vôtre pere, telle que je vous ay trouvée, ou je vous rendray maîtreſſe de ce Royaume. Je ſuis le Roy des Gnomes, vous en ſerez la Reine ; & ſi vous voulez me pardonner ma figure, & ſacrifier le plaiſir de vos yeux, tous les autres plaiſirs vous ſeront prodiguez. Je poſſede les treſors renfermez dans la terre, vous en ſerez la maîtreſſe ; & avec de l’or & de l’eſprit, qui peut être malheureux, merite de l’étre J’ay peur que vous n’ayez quelque fauſſe delicateſſe ; j’ay peur qu’au milieu de tous mes biens je ne vous paroiſſe de trop ; mais ſi mes treſors avec moy ne vous conviennent pas, parlez, je vous conduiray loin d’icy, où je ne veux rien qui puiſſe troubler mon bonheur. Vous avez deux jours pour connoiſtre ce lieu, & pour decider de ma fortune & de la voſtre.

Riquet à la Houppe la laiſſa aprés l’avoir conduite dans un appartement magnifique ; elle y fut ſervie par des Gnomes de ſon ſexe, dont la laideur la bleſſa moins que celle des hommes. On luy ſervit un repas où il ne manquoit que la bonne compagnie. L’aprés-dinée elle vit la Comedie, dont les Acteurs difformes l’empeſcherent de s’intereſſer au ſujet. Le ſoir on luy donna le Bal, mais elle y étoit ſans le deſir de plaire ; ainſi elle ſentit un mortel dégouſt qui ne l’auroit pas laiſſée balancer à remercier Riquet à la Houppe, de ſes richeſſes, comme de ſes plaiſirs, ſi la menace de la ſotiſe ne l’eût arreſtée.

Pour ſe délivrer d’un époux odieux, elle auroit répris ſans peine la ſtupidité, ſi elle n’avoit eu un Amant, mais ç’auroit été perdre cet Amant de la maniere la plus cruelle. Il eſt vrai qu’elle étoit perdue pour luy en épouſant le Gnome ; elle ne pouvoit jamais voir Arada ni luy parler, ni même luy donner de ſes nouvelles ; il pouvoit la ſoupçonner d’infidelité. Enfin elle alloit étre à un mary, qui en l’oſtant à ce qu’elle aimoit, lui auroit toûjours été odieux même quand il eût été aimable, mais de plus c’eſtoit un monſtre. Auſſi la reſolution étoit difficile à prendre.

Quand les deux jours furent paſſez, elle n’en eſtoit pas moins incertaine ; elle dit au Gnome qu’il ne luy eſtoit pas poſſible de faire un choix. C’eſt décider contre moy, luy dit-il, ainſi je vais vous rendre vôtre premier état que vous n’oſez choiſir. Elle trembla ; l’idée de perdre ſon Amant par le mépris qu’il auroit pour elle, la toucha aſſez vivement pour la faire renoncer à luy. Hé bien, dit-elle au Gnome, vous l’avez decidé, il faut être à vous.

Riquet à la Houppe ne fit point le difficile, il l’épouſa, & l’eſprit de Mama augmenta encore par ce mariage, mais ſon malheur augmenta à proportion de ſon eſprit, elle fut effrayée de s’être donnée à un monſtre, & à tous momens elle ne comprenoit pas qu’elle pût paſſer encore un moment avec luy.

Le Gnome s’appercevoit bien de la haine de ſa femme, & il en eſtoit bleſſé, quoy qu’il ſe picquât de force d’eſprit. Cette averſion luy reprochoit ſans ceſſe ſa difformité, & luy faiſoit deteſter les femmes, le mariage & la curioſité qui l’avoit conduit hors de chez luy. Il laiſſoit ſouvent Mama ſeule ; & comme elle étoit reduite à penſer, elle penſa qu’il falloit convaincre Arada par ſes proprés yeux, qu’elle n’étoit pas inconſtante. Il pouvoit aborder dans ce lieu, puiſqu’elle y étoit bien arrivée ; il falloit du moins luy donner de ſes nouvelles, & s’excuſer de ſon abſence ſur le Gnome qui l’avoit enlevée, & dont la vûë luy répondroit de ſa fidelité. Il n’eſt rien d’impoſſible à une femme d’eſprit qui aime. Elle gagna un Gnome qui porta de ſes nouvelles à Arada, par bonheur le temps des Amant fideles duroit encore. Il ſe deſeſperoit de l’oubly de Mama ſans en eſtre aigri, les ſoupçons injurieux n’entroient point dans ſon eſprit, il ſe plaignoit, il mouroit ſans avoir une penſée qui pût offenſer ſa Maiſtreſſe, & ſans chercher à ſe guerir, il n’eſt pas difficile de croire qu’avec ces ſentimens il alla trouver Mama au peril de ſes jours ſi-toſt qu’il ſçut le lieu où elle eſtoit, & qu’elle ne luy deffendoit pas. d’y venir.

Il arriva dans les lieux ſouterrains, où vivoit Mama. Il la vit, il ſe jetta à ſes pieds, elle luy dit des choſes plus tendres encore que ſpirituelles. Il obtint d’elle la permiſſion de renoncer au monde pour vivre ſous la terre, & elle s’en fit beaucoup prier, quoy qu’elle n’eût point d’autre deſir que de l’engager à prendre ce party.

La guayeté de Mama revint peu à peu, & ſa beauté en fut plus parfaite, mais l’amour du Gnome en fut allarmé ; il avoit trop d’eſprit, & il connoiſſoit trop le dégouſt de Mama, pour croire que l’habitude d’eſtre à luy puſt adoucir ſa peine. Mama avoit l’imprudence de ſe parer, il ſe faiſoit trop de juſtice pour croire qu’il en fuſt digne, il chercha tant, qu’il demeſla qu’il y avoit dans ſon Palais un homme bien fait qui ſe tenoit caché ; il n’en fallut pas davantage. Il medita une vengeance plus fine que celle de s’en deffaire. Il fit venir Mama ; je ne m’amuſe point à faire des plaintes, & des reproches, lui dit-il ; je les laiſſe en partage aux hommes ; quand je vous ay donné de l’eſprit, je pretendois en jouir. Vous en avez fait uſage contre moy ; cependant je ne puis vous l’ôter abſolument vous avez ſuby la Loy qui vous étoit impoſée. Mais ſi vous n’avez pas rompu nôtre Traité, vous ne l’avez pas obſervé à la rigueur. Partageons le differend, vous aurez de l’eſprit la nuit, je ne veux point d’une femme ſtupide ; mais vous le ſerez le jour pour qui il vous plaira. Mama dans ce moment ſentit une peſanteur d’eſprit, que bientoſt elle ne ſentit meſme plus. La nuit ſes idées ſe reveillerent ; elle fit reflexion ſur ſon malheur ; elle pleura, & ne put ſe reſoudre à ſe conſoler ; ni à chercher les expediens que ſes lumieres luy pouvoient fournir.

La nuit ſuivante elle s’apperçut que ſon mary dormoit profondement, elle lui mit ſous le né une herbe qui augmenta ſon ſommeil, & qui le fit durer autant qu’elle voulut ; elle ſe leva pour s’éloigner de l’objet de ſon couroux. Conduite par ſes rêveries, elle alla du coſté où logeoit Arada, non pas pour le chercher, mais peut-étre qu’elle ſe flata qu’il la chercheroit, elle le trouva dans une allée, où ils s’étoient ſouvent entretenus, & où il la demandoit à toute la nature. Mama luy fit le recit de ſes malheurs, & ils furent adoucis par le plaiſir qu’elle eut de les luy conter.

La nuit ſuivante, ils ſe rencontrerent dans le même lieu ſans ſe l’eſtre marqué, & ces rendez-vous tacites continuerent ſi long-temps, que leur diſgrace ne ſervoit qu’à leur faire goûter une nouvelle ſorte de bonheur ; l’eſprit & l’amour de Mania luy fourniſſoient mille expediens pour étre agreable, & pour faire oublier à Arada qu’elle manquoit d’eſprit la moitié du temps.

Lorſque les Amans ſentoient venir le jour, Mama alloit éveiller le Gnome, elle prenoit ſoin de luy ôter les herbes aſſoupiſſantes ; ſi-tôt qu’elle étoit auprés de luy. Le jour arrivoit, elle redevenoit imbecile, mais elle employoit le temps à dormir.

Un état paſſablement heureux ne ſçauroit durer toûjours ; la feuille qui faiſoit dormir, faiſoit auſſi ronfler. Un Gnome domeſtique qui n’étoit ni bien endormi ni bien éveillé, crut que ſon maître ſe plaignoit, il court à luy, apperçoit les herbes qu’on avoit miſes ſous ſon né, les oſte, croyant qu’elles l’incommodoient ; Soin qui fit trois malheureux à la fois.

Le Gnome ſe vit ſeul ; il cherche ſa femme en furieux ; le hazard ou ſon mauvais deſtin le conduiſit au lieu où les deux amans ne ſe laſſoient pas de ſe jurer un éternel amour ; il ne dit rien, mais il toucha l’Amant d’une baguette qui le rendit d’une figure ſemblable à la ſienne ; & ayant fait pluſieurs tours avec luy, Mama ne le deſtingua plus de ſon Epoux. Elle ſe vit deux maris au lieu d’un, & ne ſçut jamais à qui adreſſer ſes plaintes, de peur de prendre l’objet de ſa haine pour l’objet de ſon amour, mais peut eſtre qu’elle n’y perdit guere. Les Amans à la longue deviennent des maris.

Leonor acheva ainſi ſon conte ; & quoy qu’il ne fuſt pas ſans art, & que ſa narration ne fuſt pas ſans eſprit, le Prince Roſier l’emportoit de beaucoup auprés du Marquis de Lerme ; peu s’en falloit qu’il ne trouvât celuy cy ridicule pour s’exempter de le comparer. Aucune loüange ne ſortit de ſa bouche ; il ſembloit qu’il les dût toutes à Inés, & qu’il luy auroit dérobé celle qu’il auroit données juſtement à d’autres.

Leonor outragée de ſon ſilence avec quelque ſorte de raiſon, reſolut de ſe vanger de luy, en l’empeſchant de parler à Inés ; elle y reüſſit par ſon application ; il la trouvoit par tout ; ſi-tôt qu’il commençoit à parler à Inés, elle s’aprochoit d’eux, & les interrompoit. La paſſion de Lerme s’augmentoit cependant par l’obſtacle qu’il trouvoit à la declarer, & quoy que Inés en dût la premiere impreſſion à ſes charmes, au moins devoit-elle une partie de cette ardeur aux importunitez de ſa rivalle.

Il n’eſtoit pas poſſible qu’une paſſion auſſi violente fût ignorée de celle qui l’inſpiroit. Le Marquis de Lerme venoit tous les jours chez la Reine ; ſes yeux & ſon empreſſement marquoient ſa paſſion meſme à ceux qui n’y prenoient pas d’intereſt ; il étoit aimable, ils étoient de condition à eſtre l’un à l’autre ; on les empeſchoit de s’expliquer leurs penſées, & ils ſe dédomageoient de leur ſilence par la vivacité de leurs ſentimens.

Ils furent long-temps dans cette contrainte, mais enfin Dom Loüis de Cordoüe ; pere d’Inés, arriva à la Cour, & ce fut une ſorte de ſoulagement à Lerme, de penſer qu’il pourroit au moins s’expliquer à luy. Mais le hazard luy donna bien-toſt le moyen de parler à Inés meſme, quoique ce fût dans une occaſion faſcheuſe.

Dom Loüis de Cordoüe ; que le Roy avoit envoyé en Portugal, en revenoit avec la Reine, ſœur de Philippe II, elle n’avoit point d’autre deſſein, que de voir ſon frere, & la Reine Elizabeth, dont la beauté faiſoit beaucoup de bruit. Le Roy reçut la Reine ſa ſœur, avec une magnificence extraordinaire, & il ajoûta les plaiſirs aux honneurs qu’il luy fit rendre. Il luy donna une magnifique feſte à Aranjüés, où toute la Cour fut invitée, les Dames y allerent trés-galamment habillées, dans des caroſſes traiſnez par des chevaux de Naples. Leonor & Inés eſtoient avec leur gouvernante, dans un de ces caroſſes, les Cavaliers eſtoient à cheval, & entretenoient les Dames aux portieres des caroſſes. Lerme voyant d’un coſté un Cavalier qui parloit à Leonor, alla de l’autre pour parler à Inés mais Leonor plus appliquée aux diſcours de ſa compagne, qu’à ce que luy diſoit le Cavalier, faiſoit un embarras dans la converſation, qui les empeſcha tous de ſonger qu’ils étoient proches de la riviere qui mene à Aranjües, & que les chevaux, malgrê l’adreſſe du cocher, y eſtoient déja entrez par un autre endroit que celuy qui eſtoit guayable. Inés en fut ſi troublée, qu’elle ſe mit dans le peril qu’elle vouloit eviter, & faiſant un cry, elle s’élança hors du caroſſe. & tomba dans la riviere, mais Lerme prompt à la ſecourir, ſe jetta aprés elle, & l’en retira.

Le Cocher cependant ſçut manier les Reines des chevaux avec tant d’habileté, qu’il les détourna de la riviere ; mais quand ils en furent ſortis, ils coururent d’une telle fureur, qu’il n’en fut plus le maiſtre, & que Leonor qui étoit dans le caroſſe, ſe trouva dans un peril auſſi grand que ſa compagne, ſans que perſonne l’en tiraſt, parce le Cavalier qui luy parloit ne put devancer les chevaux pour les arreſter.

Inés s’eſtoit évanouie de la frayeur qu’elle avoit euë, & de l’eau qu’elle avoit avalée ; mais quelques gens eſtant arrivez, on la porta dans une maiſon qui n’étoit pas loin de là, & on la fit revenir à force de ſoins. Si-tôt qu’elle fut en état de diſtinguer les objets, qu’elle vit Lerme à ſes pieds, & qu’elle ſongea que c’étoit apparemment luy qui l’avoit tirée du peril, la joye d’étre obligée à un homme qu’elle avoit tânt de penchant à aimer, fut ſon premier mouvement ; mais cette meſme penſée lui donnoit de la crainte. Lerme qui remarqua ſon embarras, fut quelque temps ſans oſer luy parler : enfin rompant ſilence : Je ſuis bien malheureux, Madame, luy dit-il, je ne demandois point d’autre recompenſe que vôtre conſentement au bonheur que j’ay eu de ſauver vos jours, mais vous me le refuſez. Je vous dois la vie avec plaiſir, luy dit-elle, mais je ſuis embaraſſée de me trouver ſeule icy. Eh, Madame, luy dit-il, vous y eſtes avec un homme qui vous adore, & qui n’a jamais pû vous le dire. Je m’attire voſtre colere, peut-eſtre, en vous parlant, je tremble, & je me trouve dans un peril plus grand que celuy que vous venez d’éviter, ne me laiſſez pas dans l’incertitude où je ſuis : Je ne puis vous répondre, lui dit-elle, tant que je ſeray dans ce lieu. Eh, Madame, s’écria-t-il, quand pourray-je vous parler ? ailleurs mille obſtacles s’y oppoſent, & je ne vous voy pas diſpoſée à ſouffrir que je m’explique avec les perſonnes qui ne ſçauroient manquer d’approuver ma paſſion pour vous. Et de qui mon bonheur dépendroit-il, ſi je ne le faiſois dépendre de vous ſeule ? Je ne vous défend rien, luy dit-elle, que de demeurer avec moy davantage.

Lerme la quitta avec une douleur meſlée de joye, il luy ſembloit qu’elle approuvoit ſes deſſeins pour le mariage, mais que c’eſtoit ſans paſſion de ſa part, & cette pudeur extrême qu’elle lui marquoit lui paroiſſoit trop incompatible avec de l’amour.

Lerme la quitta pour chercher dequoy la ramener à Madrid, où elle vouloit retourner, parce qu’elle n’étoit pas en état de paroiſtre à la Feſte, mais dont Loüis ayant appris qu’elle étoit tombée, venoit la chercher luy-meſme, & l’y fit conduire.

De ſon côté il avoit ſecouru Leonor en ſe mettant ſur le paſſage des chevaux qu’il avoit arreſtez. La reconnoiſſance de Leonor avoit été égale au danger qu’elle avoit couru, ſon trouble avoit augmenté ſa beauté, & il n’y avoit pas été inſenſible, il retourna à Aranjüés, où il s’attacha le reſte du jour à lui parler, & Leonor concevant l’eſperance de ſe vanger d’Inés & de Lerme, ſi elle rendoit Dom Loüis amoureux, employa tout ce qu’elle avoit d’artifice dans l’eſprit, pour ſe rendre maiſtreſſe du ſien.

Dom Loüis avoit pour l’amour un penchant que cinquante ans n’avoient pû affoiblir, & il avoit aſſez de fortune pour pouvoir attendre un heureux ſuccez dans ſes deſſeins.

Le Marquis obtint aiſément de luy la permiſſion de pretendre à ſa fille, mais auſſi-tôt que Leonor apprit cette nouvelle, elle tourna l’eſprit de Dom Loüis avec tant d’art, qu’il délibera long-temps ſur ce mariage aprés l’avoir approuvé. Le retardement parut de mauvais augure à ces Amans ; cependant ils ſe parloient chez la Reine, ils avoient du moins le ſoulagement de s’affliger enſemble.

Inés à la faveur du mariage, s’eſtoit accoutumée à entendre parler d’amour ; elle avoit meſme appris à répondre en la meſme langue. Leonor interrompoit moins ſes diſcours, parce que Dom Loüis l’occupoit, & que voulant s’emparer de ſon eſprit pour leur nuire, elle avoit de longues converſations avec luy.

On ne reſpiroit que la joye, & on ne cherchoit que les plaiſirs à la Cour. Les filles de la Reine inventerent un jeu qui en amena de nouveaux ; on prenoit tout bas des avis pour quelqu’un de la compagnie ; chacun donnoit le ſien ; & ſi un Cavalier ſe rencontroit dans la méme penſée avec une Dame, il êtoit obligé de lui donner une fête : On demanda des avis pour Inés ; & Leonor curieuſe de ce qui en arrivoit, ſongea à ſe rencontrer s’il ſe pouvoit, avec le Marquis de Lerme ; elle conſeilla à Inés d’aimer celuy qui l’aimeroit le mieux ; c’eſtoit l’avis du Marquis, & ſelon les regles du jeu, il donna une feſte à Leonor, la feſte fut magnifique & galante ; une partie de la Cour y eſtoit, mais il ne put ſe contraindre au point de n’en pas faire preſque tous les honneurs à Inés, quoyque Leonor eût lieu de les attendre ; auſſi ne fut-elle pas maiſtreſſe de ſon dépit. En vérité, dit-elle à Lerme, ſi on m’avoit demandé des avis pour vous, je vous euſſe conſeillé de donner une feſte à Inés plutôt qu’à moy. On doit tout pardonner à un Amant, luy dit-il, vous n’ignorez pas que j’aime Inés, elle eſt icy.

Il pouvoit parler de ſon amour, puiſque Dom Loüis luy avoit permis de pretendre à ſa fille, mais en parloit à une Amante. Jamais la preference qu’il donna à Inés ne luy avoit eſté ſi ſenſible, & quoy qu’elle n’en euſt point douté, il n’en eſtoit pas venu juſqu’à la luy declarer, elle trouva même de l’incivilité à dire à une jeune perſonne qu’il avoit de l’amour pour une autre. Dans la ſuite il parut ne pas faire d’attention au reproche qu’elle luy avoit fait de s’acquiter mal de la feſte à ſon égard. Il ne parla qu’à Inés, & Leonor ne garda plus de meſures, l’amour ny la haine ne demeurent guere à moitié chemin, Leonor n’avoit point accepté les propoſitions de mariage que luy faiſoit Dom Loüis. Un reſte de tendreſſe qu’elle ſentoit encore pour Lerme, laiſſoit dans ſon cœur malgré elle, l’eſperance de l’épouſer, s’il pouvoit ſe rebuter par les obſtacles qu’elle apportoit à ſon mariage avec Inés, mais enfin le dépit s’emparant de ſon eſprit, ne luy laiſſa plus que l’envie de ſe vanger.

Dés le lendemain elle dit à Dom Loüis qu’elle l’épouſeroit, à condition qu’il declarât ouvertement aux Lermes, que leur alliance ne luy étoit plus agreable, & qu’il engageaſt Inés au Baron de Silva, ſon frere.

Ce Baron, dont l’eſprit ny le cœur n’avoient aucune delicateſſe, ne put cependant eſtre inſenſible à la beauté d’Inés. La penſée d’épouſer une perſonne ſi charmante, fit naiſtre dans ſon ame une ſorte d’amour qui n’avoit que des deſirs.

Dom Loüis eſtoit trop amoureux pour n’accepter pas la propoſition telle qu’elle pût être, de ſorte qu’il deffendit à ſa fille de parler jamais au Marquis de Lerme, & qu’il luy commanda de regarder le Baron de Silva comme un homme qu’il luy deſtinoit pour ſon Epoux.

Jamais douleur ne fut pareille à celle qu’Inés ſentit à ce revers. L’ordre eſtoit ſi terrible, qu’elle eut la force d’y deſobeïr en partie, & bien qu’elle crût être reſoluë à ne plus voir le Marquis de Lerme, elle ſentit bien qu’elle ne pourroit jamais ſe reſoudre à épouſer le Baron de Silva. Ce n’eſt pas que le premier de ces maux ne luy parût tres-grand, mais toûjours elle eſperoit trouver quelque conſolation dans le merite de ſa conſtance.

Aprés avoir paſſé la nuit dans les larmes, Inés fut obligée d’aller à l’appartement de la Reine, & en traverſant une galerie qui y conduiſoit, elle trouva le Marquis de Lerme, à qui Dom Loüis avoit fait ſçavoir ſes intentions.

Il eſtoit venu la dans l’eſperance de la rencontrer & pour apprendre ſa derniere reſolution. La triſteſſe ſe voyoit également peinte ſur leur viſage, ils ſe regardoient d’une maniere qui exprimoit leur malheur, & les ſentimens qu’ils en avoient. Il faut nous dire adieu pour jamais, luy dit Inés, en jettant des larmes, & nous avons encore de plus grands maux à craindre. On veut que j’épouſe le Baron de Silva. Le Baron de Silva ? s’écria douloureuſement le Marquis, je n’ay rien à vous dire, ajoûta-t-il avec beaucoup de reſpect, ſi non que je vous aimeray toûjours. C’eſt me preſcrire ce que j’ay à faire, luy dit Inés, & vous verrez à quel point ira ma fidelité. Là deſſus elle le quitta, ne pouvant demeurer davantage en ce lieu ſans danger d’y étre ſurpriſe.

Inés ſe jetta aux pieds de la Reine, & la ſupplia de vouloir bien ſe ſervir de ſon autorité, pour l’empeſcher d’épouſer le Baron de Silva, mais Leonor l’avoit prevenuë en faveur de ſon frere, & ce ne fut qu’en verſant un torrent de larmes, qu’Inés obtint de la Reine qu’en faveur de ſon premier engagement elle obligeaſt Dom Loüis à luy accorder le delay de quelques mois.

Lerme & Inés ne pouvant plus ſe parler, trouverent les moyens de s’écrire par une fille nommée Matilde, qui eſtoit abſolument à Inés, mais ce plaiſir innocent produiſit une malheureuſe avanture.

Le Prince Dom Jean d’Autriche, qu’on avoit tenu pour le fils de Quiciada, fut reconnu par Philippe II pour fils de Charles Quint. Cette reconnoiſſance ſe fit à Vailladolid. Le Roy eſtant à la chaſſe, le fit venir, & l’embraſſa comme ſon frere, en preſence de toute la Cour. Ils y paſſerent quelques jours, & ils revinrent à Madrid. La Reine y eſtoit demeurée à cauſe de ſa groſſeſſe, & elle ſe promenoit dans le jardin du Palais, quand on luy vint dire que le Roy arrivoit avec le Prince Dom Jean. Elle alla juſqu’à la porte les recevoir, & tout le monde l’ayant ſuivie, chacun s’empreſſoit à regarder ce nouveau Prince. Pendant cette confuſion, celle qui faiſoit tenir à Lerme les Billets d’Inés, crut pouvoir luy en rendre un ſans qu’on le remarquât, de ſorte que s’avançant vers luy, & luy ayant parlé, elle le luy donna ; il le prit, & le mit dans ſa poche avec precipitation, en attendant qu’il puſt ſortir pour le lire ; mais le Baron de Silva qui n’eſtoit pas loin de la, & qui examinoit toutes ſes actions avec l’application d’un rival, s’approcha, & la preſſe redoublant ; il tira adroitement le Billet de la poche de Lerme. Ce Marquis ſortit quand il put ſe débaraſſer de la preſſe ; & paſſa dans une allée du jardin, pour lire la Lettre d’Inés ; mais qu’elle fut ſa douleur, lorſqu’il ne la trouva plus ! Le Baron de Silva qui s’en eſtoit ſaiſi, le liſoit dans une autre allée, & y trouva ſes paroles.

Ie trouve toûjours dans vos Lettres une reconnoiſſance qui me bleſſe, & qui ne permet qu’une foible idee de voſtre paſſion. Il eſt vray que pour vous j’ay reſiſté aux volontez de mon pere, & vous m’en paroißez toûjours ſurpris. Qu’il me ſeroit cruel d’en avoir tant fait, ſi vous ne vous y eſtiez pas attendu ! Qand vous m’eſtes ſi obligé de ma conduite, vous ne me l’estes point aſſez de mes ſentimens ; il s’en ſaut méme beaucoup que vous ne les connoiſſiez : vous ne ſentez point combien j’ay du m’oppoſer à ce qui peut m’empeſcher d’eſtre à vous. Ie ſuis encore offenſée de vos craintes ſur l’avenir, Pourquoy voulez-vous que le Baron de Silva, decide d’une choſe dont j’ay déja decidé en voſtre faveur ? Ne ſçauriez vous vous aßurer ſur mon cœur, & ſur mon courage ? Laiſſez-moy le ſoin d’éviter ce mariage ſans qu’il vous en couſte rien ; vous aurez plus de plaiſir à vous en fier à moy, & je vous en auray plus d’obligation.

Le Marquis de Lerme qui eſtoit dans une furieuſe inquietude de ne pas trouver cette Lettre, retourna ſur ſes pas, & rencontra le Baron de Silva, comme il la liſoit avec beaucoup d’application & de colere. Lerme s’approchant doucement, le ſurprit ; il eſtoit aſſez prés de luy pour reconnoître l’écriture d’Inés, & il luy demanda qui luy avoit mis cette Lettre entre les mains. Le Baron qui liſoit l’endroit où l’on parloit de luy, répondit à Lerme qu’il acceptoit ce deffi dont Inés avoit peur. Lerme à qui il eſtoit de la derniere importance de reprendre la Lettre d’Inés, la luy arracha des mains, & luy dit qu’aprés cela il eſtoit preſt de luy en faire raiſon en lieu propre pour ſe battre. Mais Silva outré de colere, tira l’épée, & malgré le reſpect du lieu, luy en donna un grand coup avant qu’il puſt le parer. Cependant Lerme eut encore la force de tirer ſon épée, & d’en percer le bras droit du Baron, qui laiſſa tomber la ſienne de la douleur qu’il ſentit. Lerme ſe mit en devoir de la ramaſſer ; mais eſtant affoibly par le ſang qu’il perdoit, il tomba de maniere qu’elle eſtoit cachée ſous luy. Il tint neanmoins ſon épée entre ſes mains, & Silva la luy voulant arracher, reçut un coup au viſage qui le fit entrer dans une fureur extrême.

Ce combat ne pouvoit avoir que des ſuites funeſtes, ſi beaucoup de gens ne fuſſent accourus, & n’euſſent obligé le Baron à la fuite. Il avoit commencé le combat, & il n’auroit pas eſté excuſable envers le Roy, de s’étre battu dans ſon Palais, & preſque ſous ſes yeux ; de ſorte que Dom Loüis eſtant un de ceux qui eſtoient venus au bruit, le fit ſauver par une petite porte qu’il trouva ouverte. Comme tout le monde avoit ſuivy le Prince Dom Juan, & que la maiſon de Dom Loüis n’eſtoit pas éloignée, il fut aiſé au Baron de Silva d’y aller ſans étre vû que de fort peu de gens. On mit le premier appareil ſur ſes playes qui n’eſtoient pas dangereuſes, & le ſoir on le tranſporta à un lieu moins connu. Cependant le Marquis de Lerme ayant perdu beaucoup de ſang, demeura eſtendu ſur la place, & le bruit courut qu’il étoit mort. Inés, dont les chagrins n’avoient point ceſſé depuis long-temps, ne put ſouſtenir cette derniere attaque, & s’évanoüit entre les bras d’une fille de la Reine. Leonor même ne fuſt pas inſenſible à cette nouvelle, & ſe trouva heureuſe d’apprendre que ſon frere eſtoit bleſſé, pour pouvoir cacher ſon deſordre.

On tranſporta le Marquis de Lerme, & on s’apperçut qu’il n’eſtoit pas ſans vie. Le Roy témoigna une grande colere de ce qu’il avoit tiré l’épée ſi prés de luy. Il ordonna au Duc de Lerme ſon pere, de luy répondre de la perſonne juſqu’à ce qu’il fuſt guery. Les Medecins ne trouverent pas ſa playe dangereuſe, & ſes amis taſcherent d’adoucir l’eſprit du Roy, en luy repreſentant que ſon crime n’étoit que d’avoir deffendu ſa vie.

Le Prince Dom Juan qui l’avoit connu à Tolede, s’employa pour luy avec beaucoup d’ardeur, mais il ne put empeſcher que le Roy ne releguât ce Marquis à Alcala. Le Baron de Silva ſçachant bien qu’il étoit le plus coupable, partit ſecretement de Madrid, où on l’avoit fait chercher, & alla à Seville, où il épouſa une fille dont il devint amoureux, qui étoit d’une naiſſance fort diſproportionnée à la ſienne. Comme ce qu’il avoit ſenti pour Inés étoit moins une paſſion qu’un deſſein de l’épouſer, ce deſſein quoyque formé, n’avoit pû ſe ſoutenir contre l’abſence.

Leonor fut au deſeſpoir de ce mariage ; elle ne voyoit plus de moyen ſur de ſe venger de Lerme, & elle differa d’épouſer Dom Loüis. Lerme fuſt délivré d’un rival, mais le déplaiſir d’étre éloigné d’Inés, ne luy laiſſoit point gouſter ce repos ; tout homme luy paroiſſoit un rival, & le pouvoit eſtre. Il penſoit bien quelquefois qu’Inés partageoit le chagrin de ſon abſence, mais ce n’étoit pas la voir.

Le Prince Dom Juan vint juſqu’à Alcala pour l’y viſiter, & l’amitié de ce Prince l’auroit conſolé ſi un Amant le pouvoit eſtre éloigné de ſa maiſtreſſe. La liaiſon de Dom Juan & du Marquis de Lerme avoit commencé dés leur enfance, ils avoient appris leurs exercices enſemble à Tolede, l’Ecole de tous les jeunes Seigneurs de la Cour.

Dom Juan qui en ce temps-là ne ſe croyoit encore que le fils de Quiciada, ſe tenoit honoré que Lerme l’euſt diſtingué des autres pour en faire ſon amy, & depuis qu’il fut reconnu pour le fils de Charles-Quint, il n’en voulut eſtre regardé que ſur le même pied. Aprés que Lerme eut eſté cinq ou ſix mois à Alcala, on ſçut qu’il ſe tramoit des rebellions nouvelles du côté de la Flandre. Le Prince Dom Carlos avoit un extrême deſir d’y aller à la teſte des troupes qu’on y devoit envoyer, mais le Roy qui ne vouloit pas le rendre maître de tant de forces, de peur qu’il n’abuſaſt de ſon pouvoir, donna le commandement de ſes troupes au Duc d’Albe. Le Marquis de Lerme avoit déja ſignalé ſa valeur en pluſieurs rencontres ; ſes amis, & ſur tout le Prince Dom Juan, prirent cette occaſion pour demander ſa grace, & ils n’eurent pas de peine à l’obtenir.

Inés revit ſon Amant pour quelques jours, mais les défenſes de luy parler furent redoublées ; & aprés avoir eſté ſi long-temps ſans le voir, c’eſtoit pour elle une eſpece de geſne, à la verité moins cruelle que l’abſence, mais plus cruelle que tous les autres maux. Il chercha à la voir en particulier ; elle le ſouhaita, & contre l’ordinaire de l’amour. Ce ne fuſt point aſſez, la fortune leur manqua. Lerme partit avec le Duc d’Albe, & il fut heureux dans tous les employs que ce General luy donna. Les rebellions de Flandre ſe calmerent pour quelque temps par la ſeverité du Duc d’Albe, qui fit arreſter les Comtes d’Horn & d’Egmon, chefs de la revolte.

Le Duc d’Albe ayant eſtably une eſpece de tranquillité, renvoya le Marquis de Lerme avec quelques troupes, & demeura encore en Flandre pour maintenir ce qu’il avoit fait.

Lerme revint à Madrid, & y trouva de triſtes changemens. La Princeſſe Deboly ne pouvant plus ſouffrir l’indifference de Dom Carlos commença à le haïr cruellement, & prit ſoin d’inſpirer ce ſentiment à ſon mary ; il avoit déja beaucoup de penchant à nuire au Prince, parce qu’ayant eſté ſon gouverneur, il l’avoit toûjours traité ſi durement, qu’il l’auroit craint pour maiſtre. Ils concerterent de le perdre ; ils firent comprendre au Roy que ce Prince avoit des liaiſons criminelles avec la Reine, & l’on ſçait que Philippe II, qui étoit d’un naturel violent, & impitoyable, condamna à la mort ce fils unique qui choiſit pour ſupplice d’avoir les veines coupées dans un bain.

Peu de temps aprés la Reine, à ce qu’on penſa, ne fut pas exempte de ſes fureurs ; il la fit empoiſonner, quoy qu’elle fuſt groſſe. Le Marquis de Lerme arriva le jour de cette mort ; il trouva Philippe II, dans un état aſſez tranquille pour luy donner audiance, & pour raiſonner avec luy ſur tout ce qui s’étoit paſſé en Flandre ; il ſut méme ſi malheureux dans cette conference, qu’il plut à ſon maiſtre, lequel eſtant obligé d’envoyer en France la nouvelle de la mort de Liſa, l’honora de cét employ ; il le chargea auſſi de faire un Traité ſecret avec Charles IX, & Catherine de Medicis, contre les Huguenots quî avoient pour Chefs des perſonnes conſiderables.

Lerme reçut cette marque d’eſtime avec une douleur qu’il fut contraint de cacher ſous les dehors de la reconnoiſſance. Il falloit encore s’éloigner d’Inés, il mettoit au même rang ſa diſgrace paſſée, & les honneurs dont elle êtoit ſuivie, & ils luy paroiſſoient un long enchaiſnement de malheurs ; le deſordre où êtoient toutes choſes par la mort de la Reine, luy fit trouver le moyen de voir Inés, & la veille de ſon départ il ſe gliſſa le ſoir dans un cabinet où elle eſtoit ſeule. D’abord Inés fut ſurpriſe de voir Lerme dans ce lieu, & les ſuites faſcheuſes pour ſa reputation que pouvoit avoir cette entre-vûë, ſe preſenterent à ſon eſprit, mais ces reflexions cederent au plaiſir de le voir & de luy parler.

Ils ſe rendirent un compte exact de tous les ſentimens qu’ils avoient eus dans leurs diſgraces, & ils virent bien à la maniere dont ils s’aimoient, qu’ils s’aimeroient toûjours, mais ils ne laiſſerent pas de s’en demander mutuellement des aſſurances. Vous ne doutez point de la ſincerité de mon cœur, je ne doute point de la ſincerité du vôtre, dit le Marquis à Inés. Mais enfin dites moy que jamais je ne le perdray. Vous ferez plus d’une conqueſte, il va renaiſtre des Barons de Silva ; pourrez-vous toûjours reſiſter aux volontez d’un pere ? Répondez-moy des évenemens ; ſongez que je ſuis le plus malheureux de tous les hommes. Je vous aime, je ne vous verray point, & un preſſentiment cruel me fait apprehender encore mon retour autant que je le ſouhaite. Hé quand on eſt aimé comme vous étes, qu’a-t-on à craindre, luy répondit Inés ? C’eſt mon bonheur qui fait mon inquiétude, luy dit-il. Je ſçay tout ce que vous valez, je me ſuis attaché à vous ſans reſerve ; & s’il falloit m’en ſeparer, que me reſteroit-il, quel bonheur pourrois-je me promettre, en perdant le moindre de vos ſentimens ? Vous aurez encore long-temps ces alarmes, luy dit-elle, ſi vous les avez tant que vous ſerez aimé, mais connoiſſez-moy ; fiez-vous à mon cœur, à mes ſentimens, & plus que tout à vous-même. Hé, qui pourrois-je aimer que le Marquis de Lerme ? Y a-t-il quelqu’un dans le monde qui ne le doive raſſurer. S’il ne faut que vous répondre des évenemens, croyez que vôtre abſence m’a trop bien fait connoiſtre le ſupplice de vivre ſans vous, & que ſi je n’avois l’eſperance d’être un jour à vous, je renoncerois à la vie, & ne voyez vous pas que je ne puis jamais changer, le preſent vous eſt un gage de l’avenir.

Ils s’entretinrent encore long-temps, & ils eurent le loiſir de s’expliquer toutes leurs penſées. Cependant quand ils ſe furent quittez, ils retrouverent beaucoup de choſes qu’ils avoient oubliez à ſe dire. Lerme ſortit ſans être vû de perſonne, & le lendemain il partit pour aller en France.

On fit de magnifiques obſeques à la Reine, & toutes les filles d’honneur furent congediées. Inés revint à la maiſon de Dom Loüis ; il la traita en fille deſobeïſſante, il luy donna ſa chambre pour priſon, & elle ne voyoit perſonne à qui elle pût confier ſes douleurs, mais c’eſtoit fortifier ſa paſſion, que de luy oſter tout ſecours elle y penſoit ſans ceſſe, & jamais elle n’avoit tant aimé Lerme que depuis qu’elle n’entendoit plus parler de luy.

Elle fut quelques mois dans cet eſtat, mais enfin Leonor n’ayant pû venir encore à bout de ſe vanger du Marquis de Lerme, en conſervoit toûjours le deſir ; quoy qu’elle trouvât des avantages du coſté de la fortune à épouſer Dom Loüis, elle avoit toûjours differé ce mariage, de peur de voir rallentir l’amour d’un Epoux & d’être moins en état de lui faire entreprendre tout ce qu’elle paroiſſoit ſouhaiter. Elle n’avoit oſé le preſſer de marier ſa fille tant que la Reine avoit pû la proteger ; mais la Reine n’étant plus, elle luy fit comprendre qu’enfin elle ſe reſoudroit à l’épouſer pourvû qu’il ſongeât à un établiſſement pour Inés avant que de ſe marier luy-même, parce qu’il ne luy eſtoit pas poſſible de ſe reſoudre à avoir toûjours devant les yeux une perſonne qu’elle accuſoit de tous les malheurs de ſon frere. Dom Loüis toûjours amoureux, ne manqua pas d’approuver ces raiſons, & ſongea à luy oſter bien-tôt tout ſujet de retardement. Il jetta ſes yeux ſur le Comte de Medina de las Torres, arrivé depuis peu à la Cour, & qui étoit déja d’un age avancé ; il connoiſſoit Lerme depuis la derniere guerre ; mais ayant preſque toûjours été hors de Madrid, il ignoroit ſa paſſion pour Inés.

Dom Loüis le mena dans la chambre de ſa fille, & lui dit qu’il le luy deſtinoit pou mary. Las Torres la vit ſans la regarder, & la moitié des charmes de ſon viſage furent perdus pour luy, ce n’étoit pas qu’il craigniſt de trop s’attacher à la beauté, au contraire, on peut dire que le peu de connoiſſance qu’il avoit de ce peril l’en garentiſſoit.

Inés ſortit du triſte repos dont elle s’étoit fait une habitude. La retraite luy faiſoit gouſter une certaine douceur qu’elle ne croyoit plus devoir été troublée, & elle eſperoit du moins n’avoir plus qu’à regretter l’abſence du Marquis de Lerme, mais la dureté de Dom Loüis alloit encore juſqu’à ne luy laiſſer pas goûter ce douloureux plaiſir dans toute ſa pureté, & elle avoit à y meſler la crainte de ne pouvoir pas luy paroiſtre auſſi fidelle qu’elle le luy avoit promis. Elle demanda du temps pour ſe reſoudre à ce mariage ; & comme on ne luy donna que huit jours, elle chercha le moyen de les employer à ſe mettre en ſureté. Un Convent luy parut le ſeul azile contre ſon pere. C’eſtoit, il eſt vray, renoncer au Marquis pour jamais, mais c’étoit n’étre à perſonne, & elle luy écrivit cette Lettre :

L’autorité de mon pere l’emporte ſur mes promeſſes, mais non pas ſur ma paſſion, il me veut forcer à un mariage. Pour éviter une ſi cruelle deſtinée, je prends la reſolution de me retirer dans un lieu où je n’auray point d’autre bien que de penſer à vous en liberté, & je le prefere à tous les autres biens du monde.

Inés voyant que ſes larmes, & que ſes prieres étoient inutiles, feignit d’accepter le party qu’on luy propoſoit, afin d’avoir plus de liberté de ſuivre ſon deſſein ; & la veille du jour deſtiné pour ſon mariage avec le Comte de las Torres, elle ſortit avec Evire, l’une des filles qu’il luy avoit déja données pour la ſervir, & qu’elle avoit gagnée par ſa douceur, & elles allerent à une maiſon de Religieuſes, dont la ſœur de Dom Loüis étoit Abbeſſe.

La tante d’Inés luy avoit toûjours témoigné une amitié particuliere ; & la voyant venir à elle toute en pleurs luy demander ſa protection, elle ne la luy refuſa pas.

Elvire (c’étoit le nom de cette fille, qui avoit ſuivy Inés) alla dire au Comte que ſa maiſtreſſe étoit reſoluë de ne point revenir, & de ſe faire Religieuſe. Las Torres demeura ſurpris, & alla à l’heure meſme chercher Dom Loüis pour luy en apprendre la nouvelle. Ce pere qui vouloit étre obey en fut outré de colere. Leonor en fut deſeſperée, cette marque de conſtance qu’Inés alloit donner au Marquis de Lerme en renonçant à luy, le devoit engager à l’aimer toûjours. Inés avoit meſme un an à déliberer avant que d’eſtre Religieuſe. C’eſtoit trop de retardement pour la vangeance de Leonor, & méme pour l’amour de Dom Loüis, à qui elle avoit proteſté qu’elle ne l’épouſeroit jamais qu’Inés ne ſuſt mariée.

Il ſe preſenta bien-tôt une occaſion d’intimider Inés. Le Marquis de Lerme ne put demeurer ferme dans ſon devoir, en apprenant qu’elle alloit eſtre perduë pour luy. Sa raiſon l’abandonna ; il partit de France, mit toutes les affaires entre les mains d’un homme en qui il ſe confioit, & ſans conſiderer qu’il faiſoit un crime d’eſtat, il n’écouta que ſon amour.

La diligence qu’il fit dans ſon voyage fut ce qui l’empeſcha d’arriver aſſez toſt. La fatigue & le chagrin le firent tomber malade, & la nouvelle de ſon départ le devança de quelques jours. Philippe II eſtoit trop ſevere pour pardonner une faute de cette nature ; & joignant la colere à ſa dureté naturelle, il le fit arreſter proche de Madrid, & luy fit faire ſon procez par le Conſeil d’Eſtat. Dom Loüis de Cordoue en eſtoit le Chef, las Torres tenoit le ſecond rang, & leur autorité avec leur credit, les rendoit maiſtres de ſa deſtinée. Sa mort, ou une priſon perpetuelle, eſtoient les peines qu’on luy pouvoit impoſer. La mort eſtoit proportionnée à la ſeverité du maiſtre & devoit effrayer ceux qui auroient eſté capables de manquer à leur devoir. La priſon perpetuelle étoit proportionnée au crime ; ainſi ces deux partis étoient en quelque façon au choix des Juges. Dom Loüis fit ſçavoir à ſa fille qu’elle avoit un moyen de ſauver la vie de Lerme, dont il n’étoit l’ennemy que parce qu’elle l’aimoit ; que ſi elle le reſolvoit à épouſer le Comte de las Torres, ils ſe joindroient pour adoucir l’Arreſt qui ſe devoit rendre contre Lerme.

Inés n’eſtoit point à l’épreuve de telles menaces. Sa reſiſtance fut à bout, & quoy qu’elle penſât que ſa conſtance, toute mortelle qu’elle auroit été pour Lerme, luy ſeroit plus agreable que la vie qu’elle vouloit luy conſerver, c’étoit portant ſon plus preſſant devoir que de le ſauver.

Elle dit à ſon pere que puiſqu’il avoit contribué lui-méme à faire naiſtre ſon inclination pour Lerme, elle luy avoüoit que la ſeule vûë de le tirer de peril pouvoit la déterminer, & qu’ainſi pour épouſer las Torres, elle attendroit que la vie de Lerme fuſt en ſûreté.

Leonor ne haïſſoit pas aſſez Lerme pour vouloir ſa mort. Sa longue priſon, qui étoit la ſeule grace qu’on luy pût faire, la mettoit hors d’état de ſonger à un mariage avec luy ; de ſorte qu’elle donna parole à Dom Loüis de l’épouſer le même jour qu’Inés épouſeroit las Torres.

Le Conſeil ſe tint, quelques Juges opinerent à la mort mais par le moyen de Dom Loüis & de las Torres, la pluralité des voix n’alla qu’à la priſon perpetuelle.

Dom Loüis épouſa Leonor, & Inés épouſa le Comte de las Torres, dont le cœur n’ayant jamais connu l’amour, s’engagea par le mariage. Comme il n’avoit eu que de foibles deſirs, ils augmenterent par ſon bonheur.

Lors qu’Inés eut épouſé le Comte de las Torres, & qu’elle ſe vit hors d’eſtat de pouvoir jamais eſtre à Lerme, ny meſme de penſer à luy ſans ſcrupule, elle fut ſurpriſe de s’eſtre jettée elle-meſme dans cet abiſme. La difference de ſes malheurs preſens, & de ſes malheurs paſſez, luy parut trés-grande, tout importunoit ſon eſprit, & luy ſembloit un nouvel obſtacle à ſes ſentimens, elle ſe trouvoit meſme contrainte en quelque ſorte par Elvire qui eſtoit toute à elle, & que le Comte de las Torres luy avoit renduë. Sa douleur avoit honte de paroiſtre aux yeux d’autruy avec tant de violence, & tant de tranſport. La crainte qu’elle avoit de s’expliquer, luy faiſoit ſentir vivement combien les mouvemens de ſon cœur luy devoient eſtre ſuſpects, ſi elle n’avoit été qu’avec elle-méme, elle n’auroit jamais penſé qu’un amour ſi malheureux euſt été un crime. Cependant vaincuë par les prieres d’Elvire, à qui elle n’avoit jamais découvert ſes ſentimens, & qui ne pouvoit ſouſtenir la vûë de ſes larmes, enfin preſſée par ſon inclination de parler de Lerme, elle la luy avoüa en s’excuſant d’une maniere qui faiſoit appercevoir qu’elle n’étoit pas tout à fait excuſable.

Le Marquis de Lerme avoit été amené à Madrid, il y eſtoit priſonnier, on le gardoit avec la derniere rigueur, on ne le laiſſoit parler à perſonne, ny recevoir aucune Lettre, de ſorte qu’il ignoroit abſolument la deſtinée d’Inés. C’eſtoit un cruel redoublement à ſes maux, que l’incertitude de ce qui regardoit ſa maiſtreſſe ; la Comteſſe de las Torres de ſon coſté eſtoit mortellement affligée des peines qu’il ſouffroit pour elle, ſes yeux étoient toûjours baignez de pleurs. Elvire, avec qui elle s’eſtoit. accoutumée à s’entretenir de ſa paſſion, cherchoit tout ce qui la pouvoit conſoler, & bien tôt il ſe preſenta des occaſions de la ſervir. Le frere d’Elvire fut nommé pour garder Lerme en l’abſence du Lieutenant du Chaſteau où ils eſtoit enfermé. Cependant elle ne commença point par dire cette nouvelle à la Comteſſe, mais elle luy repreſenta que Lerme eſtoit digne qu’on luy donnât quelque ſoulagement par des Lettres, s’aſſurant que rien n’eſtoit impoſſible, pourvu que la volonté ne manquât pas. Ces diſcours eſtonnerent d’abord la vertu de la Comteſſe, elle les rejetta méme comme chimeriques, enſuite elle s’accouttuma à les ſouffrir comme tels. Les malheurs où Lerme eſtoit reduit pour l’avoir aimée, demandoient qu’elle les adouciſt, & par pitié, & par juſtice, quand meſme l’amour n’y auroit pas eu de part. Peu à peu elle parvint à n’être plus embaraſſée que de la difficulté de réüſſir, alors Elvire luy apprit que ſon frere eſtoit en pouvoir de luy rendre ſervice. Ce fut encore un nouvel obſtacle pour Inés, que la facilité de manquer à ſon devoir, mais ſi le projet luy avoit plû eſtant impoſſible, il luy plut enfin étant aiſé. Elle voulut écrire à Lerme, mais par où commencer ? comment luy dire au milieu de tout ce qu’il ſouffroit, qu’elle n’avoit pû éviter d’eſtre à un autre ? Les Lettres ſuffiſoient-elles pour l’excuſer dans une telle conjoncture ? Que dira-t-il, ma chere Elvire, s’écrioit-elle, de ce que je n’auray pû luy garder mes promeſſes ? Il me croira foible & legere malgré ce que je luy écriray, & puis-je trouver des termes raiſonnables pour accorder mon mariage avec mes ſentimens ?

Elvire voyant par cet embarras qu’elle avoit plus d’envie de voir Lerme que de luy écrire ; ne chercha qu’à la favoriſer.

La Comteſſe aprés eſtre convenuë avec elle-meſme, qu’une Lettre mettroit Lerme dans un plus cruel eſtat que celuy dont elle le vouloit tirer, reſolut de le voir s’il ſe pouvoit, dans la priſon, il meritoit cette faveur autant par ſes malheurs que par les ſentimens qu’elle avoit pour luy, il avoit des Lettres d’elle qu’elle ſe dit qu’il eſtoit de ſon devoir de redemander. Enfin elle ſçut trouver des raiſons de vertu dans ce que l’amour ſeul luy faiſoit entreprendre.

Elvire fit conſentir ſon frere à tout ce qu’elle luy demanda, parce qu’il trouvoit peu de riſque pour luy à laiſſer voir Lerme à des femmes qui eſtoient engagées par elles meſmes à garder le ſecret, & parce qu’on eut ſoin de le gagner par des preſens conſiderables. Elvire apprit le ſuccez de ſa negotiation à la Comteſſe, qui ſe voyant en pouvoir d’apprendre à Lerme qu’elle eſtoit mariée, ne regarda ce moment qu’avec terreur.

Voicy le dernier jour qu’il m’aimera, s’écria-t-elle ; je vais luy oſter toute eſperance, & cependant je ne puis ſouffrir la moindre deminution à ſa tendreſſe ; c’eſt bien aſſez que mon devoir me faſſe combattre la mienne.

Elle envoya Elvire avec une Lettre qui le preparoit à la voir ; & qui ne luy apprenoit point ſon mariage ; mais il étoit arrivé des changemens à la fortune de Lerme.

Le Prince Dom Juan qui n’eſtoit appliqué qu’aux moyens de le ſervir, avoit laiſſé paſſer les premiers tranſports de Philippe II & pour agir plus ſûrement, il avoit eſté quelques temps ſans agir, il avoit méme feint d’oublier ſon amy ; & d’entrer dans la colere du Roy, afin d’avoir plus de facilité à la luy faire perdre, la conjoncture en arriva. Dom Juan fit naiſtre au Roy l’envie d’entretenir luy-méme ce priſonier ſur ce qu’il avoit commencé de negocier en France ; inſenſiblement il vint à l’excuſer ſur la violence des paſſions qui meritoient de faire pardonner les fautes dans un homme qui en fait pour la premiere fois. On n’avoit pas ignoré la paſſion de Lerme pour Inés ; & il n’eſtoit pas douteux que l’amour n’euſt fait tout ſon crime. Le Roy avoit toûjours aimé ce jeune homme ; ainſi on luy porta ſa grace, & on le délivra dans le temps qu’il l’eſperoit le moins.

Elvire en ce moment venoit de la part de la Comteſſe. Le premier ſoin de Lerme avoit été de luy demander ſi Inés n’étoit point mariée, en quel lieu elle étoit, enfin ſi elle l’aimoit encore. Elvire qui ſçavoit que ſa maiſtreſſe ſe reſervoit de luy apprendre elle meſme une nouvelle ſi cruelle, qu’elle ne luy pouvoit étre annoncée que par une perſonne chere, luy dit qu’il avoit lieu d’étre content de l’amour, & enfin comme il la preſſoit ſur le mariage d’Inés, & que c’étoit avoüer que de ne pas répondre : elle luy dit qu’Inés, pouvoit eſtre encore à luy. Cette parole l’ayant raſſuré, il ne ſongea plus qu’à la voir.

Comme la Comteſſe de las Torres étoit reſolue de luy parler dans le jour, Elvire demanda à Lerme s’il pouvoit la ſuivre dans le lieu qu’elle luy marquoit, & qui n’étoit pas loin de là. Lerme l’ayant aſſurée que ſon unique ſoin étoit de voir Inés, il envoya ſupplier le Prince Dom Juan, qui luy avoit fait dire qu’il le meneroit aux pieds de Phillippe Second l’après-diſnée, de vouloir bien luy donner auſſi ce matin pour étre plus en état de ſe preſenter devant luy ; il ſe laiſſa conduire par Elvire dans un appartement dont elle diſpoſoit, parce que les maiſtres étoient abſens.

Un de ſes domeſtiques, pour qui jamais il n’avoit eu rien de ſecret, du conſentement meſme d’Inés, eut ordre de remarquer le lieu, & de l’y venir trouver à l’heure qui luy ſeroit preſcrire par Dom Juan.

Lors qu’Elvire ſe fut aſſurée du Marquis de Lerme, & qu’elle eut dit à la Comteſſe de las Torres qu’il l’attendoit, & qu’elle eſtoit maiſtreſſe de l’aller trouver. Tous ſes combats redoublerent, & ſur le point de partir elle vit qu’elle n’étoit pas encore reſoluë. Cette démarche luy parut terrible, & un preſſentiment de diſgrace joint à la timidité que donnent l’amour & la vertu, la retarderent ſi long-temps, que le Comte de las Torres revint chez lui avant qu’elle fuſt ſortie ; il luy dit qu’il alloit ce jour là donner quelques ordres de la part du Roy à celuy qui avoit la conduite des batimens de l’Eſcurial.

Cette maiſon eſt à ſept lieües de Madrid ; ainſi il l’aſſura qu’il ne reviendroit que le lendemain, & il la laiſſa maiſtreſſe de donner au Marquis de Lerme plus de temps qu’elle n’avoit crû pouvoir luy en donner. Les ſcrupules revinrent en foules dans l’eſprit de la Comteſſe ; mais elle ſe ſentit entraiſnée avant que de les avoir vaincus, & avant que d’étre bien déterminée à partir, elle partit cachée ſous les habits d’Elvire, elle s’achemina ſeule, & tremblante vers le lieu où étoit le Marquis de Lerme. Elvire demeura dans la chambre de ſa maiſtreſſe, afin de dire au Comte, s’il revenoit par quelque raiſon imprévûë, que la Comteſſe étoit endormie dans ſon cabinet. Heureuſement la Comteſſe n’avoit été connuë de perſonne, & elle arrivoit en la maiſon marquée.

Mais elle avoit été retenuë ſi long-temps, qu’il étoit l’heure où Lerme devoit aller au Palais, & qu’elle trouva celuy qui le venoit avertir que le Prince Dom Juan l’attendoit pour le preſenter au Roy. La Comteſſe voyant le tort qu’elle avoit eu par ſes retardemens, voulut le réparer en obligeant Lerme de partir promptement, elle pouvoit diſpoſer du reſte de la journée. Comment dire à Lerme, en un mot, qu’elle étoit mariée à las Torres ? Comment ſe priver elle-méme du plaiſir de s’en plaindre & de l’en conſoler, puiſqu’elle luy devoit parler pour la dernière ſois ? Elle luy dit de partir, & voyant qu’il étoit effrayé de la propoſition, qu’il perſiſtoit à demeurer, & qu’il l’aſſûroit qu’après de luy rien ne pouvoit ſe meſurer avec le plaiſir de la voir, & que méme il avoit renvoyé celui qui l’étoit venu chercher de la part de Dom Juan, elle luy dit que s’il partoit à l’inſtant, elle l’attendroit dans ce lieu. Il reſiſta encore, & il ne pouvoit ſe reſourdre à l’abandonner : Enfin charmée de cette tendreſſe, elle craignit qu’il ne retombât dans quelque inconvenient, & que Dom Juan ne ſe laſſât de l’attendre ; elle luy proteſta que s’il n’alloit à l’heure méme chez le Roy, elle ſortiroit de cette maiſon pour ne le revoir jamais. Il la conjura de lui dire au moins quelque mort qui le conſolaſt, elle luy dit, quoy qu’avec timidité, qu’elle faiſoit un aſſeż grand pas pour eſtre diſpenſée de l’aſſurer de ſes ſentimens. Elvire luy avoit fait entendre, qu’Inés n’étois point mariée, il étoit en repos là-deſſus, & il alla chez le Roy avec quelque ſorte de ſatisfaction, mais ils trouverent d’abord un obſtacle qui penſa rompre toutes leurs meſures. La Comteſſe de las Torres, qui vouloit demeurer une partie du jour dans cet appartement, trouva que les portes ne s’y fermoient en dedans que par un ſecret qui luy eſtoit inconnu, & qui n’étoit ſçû que du maiſtre de la maiſon. La choſe eſt aſſez ordinaire parmy les Eſpagnols, que la jalouſie oblige à prendre des précautions extrêmes contre leurs femmes, elle balança ſi elle devoit demeurer, mais ſes malheurs ne devoient pas eſtre bornez-là, & l’on court au devant de ſon deſtin ; elle n’avoit pas le loiſir de faire une meure déliberation : Cette occaſion perduë ne ſe pouvoit recouvrer, le plus grand pas étoit fait, de ſorte que déterminée par ſon cœur, elle dit au Marquis de prendre la clef de l’appartement, & de ſe preſſer de revenir. Il n’étoit pas neceſſaire qu’elle le luy ordonnaſt, & il vôla, pour ainſi dire, chez le Roy, afin d’en étre plutôt de retour.

Cependant la Comteſſe demeura dans un état qui ne ſe peut exprimer. Dés qu’elle ne vit plus le Marquis, & qu’elle put faire des reflexions elle penſa une partie de ce qu’elle avoit deja penſé avant que de venir, mais il eſtoit different d’y ſonger quand les pas étoient à faire, ou quand ils étoient faits. Elle penchoit déjà vers le repentir. Les momens luy paroiſſoient d’une longueur inſupportable, elle craignoit alors que Lerme ne fuſt pas maiſtre de ſon retour comme leurs deſirs, & une conjoncture preſſante le leur avoient perſuadé ; enfin elle craignit que l’abſence n’euſt rallenty la paſſion de Lerme, & qu’il n’euſt plus le méme empreſſement, quoy qu’elle euſt été convaincuë du contraire par ſes yeux. Les Amans malheureux ne le ſeroient pas aſſez, s’ils n’avoient que des maux veritables. Son imagination n’oublia rien de tout ce qui la pouvoit deſeſperer.

Dom Juan preſenta Lerme au Roy, qui aprés luy avoir pardonné, ne laiſſa pas de le recevoir avec un viſage ſevere. Lerme croyoit ſortir promptement, mais le Roy, luy dit qu’il le retenoit pour toute la journée qu’il vouloit l’entretenir à fond ſur les affaires de France. Paſſez dans mon cabinet, luy dit-il, avec, un ſourire grave, je ne crois pas qu’en ſortant de priſon il vous ſoit bien dur d’eſtre enfermé une aprés-diſnée avec moy. Lerme fremit de cet ordre, la mort luy auroit eſté moins cruelle ; il ne ſçavoit comment ſe tirer de ce pas. La Comteſſe luy avoit dit de revenir promptement, & elle ne pouvoit ſortir du lieu où elle eſtoit, ſans qu’il luy en ouvrît la porte. Reſiſter à Philippe II, & ſe faire arrêter, n’étoit pas un moyen de l’en tirer ; les pretextes eſtoient impoſſibles à trouver dans le trouble où il eſtoit, & n’auroient pas eſté reçus ; la verité ne ſe pouvoit dire ſans indiſcretion ; tout le monde connoiſſoit la perſonne dont il eſtoit amoureux. En cette extremité il regarda de toutes parts ſi Dom Juan eſtoit party ; & ne le voyant plus, ny aucun de ſes amis, hors le Comte de las Torres, qui eſtoit retourné chez le Roy avant que d’aller à l’Eſcurial, il s’adreſſa à luy ; il l’embraſſa tandis que le Roy avoit la tête tournée ; il luy mit le clef entre les mains, & le conjura par tout ce qu’il avoit de plus cher, de paſſer par la maison qu’il luy deſigna, d’ouvrir ſeulement la porte de l’appartement dont il luy donnoit la clef, & de ne point s’informer du reſte.

Lerme ignoroit juſqu’au nom de celuy qu’Inés avoit craint d’épouſer, elle ne le luy avoit point nommé, lorsqu’elle luy avoit écrit, parce qu’elle eſtoit reſoluë de ſe mettre dans un Convent.

Le Comte de las Torres l’aſſura qu’il luy rendroit cet office comme il le deſiroit. Ces ſortes de ſervices ſe rendent quelquefois en Eſpagne avec aſſez de fidelité ; il étoit plus propre qu’un autre à cet employ ; & le peu de vivacité de ſon eſprit luy oſtoit la curioſité des intrigues amoureuſes ; il étoit la ſeul homme de la Cour que Lerme croyoit qui n’euſt pas vû Inés, parce qu’il n’étoit pas en Eſpagne lors qu’elle étoit chez la Reine : Enfin Lerme ne laiſſant pas de prevoir des ſuites tres faſcheuſes pour ſon amour, à informer ſa maiſtreſſe des raiſons qui l’obligeoient à tenir ce procedé bizare, fut neanmoins en quelque ſorte de repos, d’avoir trouvé dans ce beſoin ſi preſſant, un moyen de la mettre en liberté.

La Comteſſe, que les remords & la crainte tourmentoient également, s’êtoit miſe à une jalouſie, & regardoit impatiemment ſi Lerme ne revenoit point ; elle apperçut de loin ſon mary, cette vûë la fit pâlir : Mais combien ſa frayeur redoubla quand elle le vit s’arreſter, & entrer dans la maiſon où elle eſtoit ? Que ne penſa-t-elle point alors ? Quel eſtat approche de celuy où elle ſe trouva ? Cependant un ſentiment naturel la forçant à éviter ſa colere, elle chercha de tous coſtez, & elle vit une petite porte qu’elle pouſſa rudement, & qui ſe trouvant mal fermée s’ouvrit : Elle la referma, aprés elle, & elle entra dans un autre appartement, qui étoit celuy du maiſtre de la maiſon, elle n’y trouva qu’une femme qu’elle conjura de luy ſauver la vie ; & de la faire ſortir de ce lieu. Cette femme touchée de l’état où elle voyoit une ſi belle perſonne, la conduiſit dans une petite ruë, où demeuroit la mere d’Elvire, chez qui elle alla.

Le Comte de las Torres avoit fait reflexion ſur le deſordre du Marquis, & ſur la maniere preſſante dont il l’eſtoit venu prier d’ouvrir cette porte. Toutes les difficultez qu’il avoit trouvées à ſon mariage avec Inés, ne luy, avoient pas permis d’ignorer la paſſion qu’ils avoient euë l’un pour l’autre, & il craignit qu’elle n’euſt part à cette avanture. Neanmoins le Marquis ne le devoit pas choiſir pour un tel employ ; de ſorte que cette circonſtance pouvoit le raſſurer mais il le craignit, bien qu’il ne le cruſt pas. Lerme l’avoit prié de pouſſer la diſcretion juſqu’à n’avoir point de curioſité, tout luy faiſoit ombrage, parce qu’il avoit une paſſion extrême pour ſa femme : Mais enfin on peut croire qu’en cette occaſion l’inſtinct de la verité l’emporta ſur des apparences qui y étoient peut-être contraires, il entra dans l’appartement dont Lerme luy avoit donné la clef, ſans demêter quel ſentiment le faiſoit agir. Il viſita toute cette maiſon, & n’y trouvant pas la Comteſſe il alla chez luy pour voir ſi elle y étoit : Si-tôt qu’elle fut remiſe de la frayeur qu’elle avoit euë pour ſa vie, l’incertitude de ce qu’elle deviendroit luy parut mille fois plus cruelle, elle avoit le loiſir de ſentir tous ſes malheurs, & d’en chercher la cauſe, elle pouvoit penſer que le Marquis de Lerme ayant appris ſon mariage avec las Torres, n’avoit pas eu d’abord la force de contenir ſa fureur, & qu’il la livroit luy-méme à ſon mary, mais cette penſée luy ſembloit ſi cruelle qu’elle ne la trouvoit plus vray-ſemblable : Enfin elle imagina quelque choſe de la verité, & révant au malheur des précautions que la fortune ne ſeconde pas, elle s’abiſma dans des idées funeſtes, dont elle ne pouvoit ſortir.

Contrainte par ſon eſtat de ſe confier à quelqu’un, elle pria la mere d’Elvire d’aller chez le Comte de las Torres, & de ſçavoir ce qui s’y étoit paſſé.

Le Marquis de Lerme avoit ſatisfait le Roy dans toutes les questions qu’il luy avoit faites, & vers la fin du jour eſtant dégagé d’avec luy, il courut au lieu où il avoit laiſſé Inés, pour ſçavoir ſi elle en eſtoit ſortie, & ſi par un bonheur qu’il n’oſoit eſperer, elle n’auroit point laiſſé quelque adreſſe du lieu où elle eſtoit allée ; mais il ne trouva rien qui luy en puſt donner le moindre indice. Cette avanture l’affligea beaucoup ; il ne ſçavoit ce qu’Inés penſeroit de luy ; elle ignoroit les raiſons qui l’avoient retenu auprés du Roy ; elle pouvoit l’accuſer de negligence, peut-eſtre d’infidelité, de mépris ; tout devoit paroiſtre vray-ſemblable à une perſonne qui avoit fait un pas ſi conſiderable, & qui ſe voyoit ainſi laiſſée, & quoy qu’il ſe fuſt preſque attendu à ce qui luy arrivoit en ce moment, il ne s’y trouva plus preparé.

Il alloit chez le Comte de las Torres, pour ſçavoir de luy s’il avoit executé ce qu’il luy avoit promis ; mais tout y étoit dans un deſordre extrême. Ce Comte revenu chez lui pour calmer ſes ſoupçons, avoit demandé ſa femme ; Elvire luy avoit répondu qu’elle dormoit dans ſon cabinet ; mais il ne s’étoit pas contenté de cette réponſe, il en avoit voulu avoir la clef, de ſorte qu’Elvire feignant de l’aller prendre, ſortit pour avertir ſa maiſtreſſe de ce qui ſe paſſoit, mais elle ne la trouva plus ; & aprés l’avoir cherchée dans tous les lieux où il luy ſembloit le plus vray-ſemblable qu’elle puſt-étre, elle rencontra le Marquis de Lerme qui alloit chez las Torres. Elle apprit à cet Amant le deſordre où tout étoit chez le Comte, parce qu’il n’avoit pas trouvé ſa femme, luy fit connoiſtre par là tout ce qu’il ne croyoit pas qu’il ignoraſt encore du mariage d’Inés, il ne fut plus maiſtre de ſon deſeſpoir, il comprit ce qu’il avoit fait, & il découvroit tant de malheurs à la fois que ne pouvant ſouſtenir toutes ſes penſées, il tira ſon épée, & ſe la paſſa au travers du corps avant qu’Elvire connût ſon deſſein, elle appella des gens à ſon ſecours ; on le porta chez ſon pere, où la playe contre ſon intention, ne fut pas trouvée mortelle.

Elvire cependant ne trouvant point ſa maiſtreſſe, & n’oſant retourner chez le Comte de las Torres, alla chez ſa mere, où elle la rencontra, elle luy apprit les triſtes nouvelles de la fureur de ſon mary, & du deſeſpoir de Lerme. Inés demeura dans un accablement qui la rendit comme inſenſible à ſes malheurs, ils eſtoient trop grands pour étre ſentis, neanmoins elle ne pouvoit demeurer long-temps dans cet état. Elle envoya Elvire ſçavoir des nouvelles de la bleſſure du Marquis, & ayant appris qu’il en pouvoit guerir ; elle ſe trouva encore ſuſceptible de joye, mais il falloit chercher du remede à ſes autres malheurs ; & ç’en eſtoit un nouveau, que l’embaras de ſonger à une retraite plus cachée, elle craignoit, avec raiſon, qu’on ne découvriſt le lieu où elle étoit, & que le mere d’Elvire qui l’avoit retirée ne fuſt expoſée à quelque violence, elle ne voyoit aucune ſureté dans Madrid, de ſorte qu’aprés bien des incertitudes, elle ſe détermina à ſuivre la fortune de cette veuve, mere d’Elvire, qui n’étoit pas fans quelque bien, elle avoit deſſein de paſſer le reſte de ſes jours à une maiſon de campagne qu’elle avoit proche de Seville : elle y offrit une retraite à la Comteſſe de las Torres, & cette Comteſſe acheta par le don de quelques pierreries qu’elle avoit ſur elle, une retraite qui convenoit à ſa fortune. Elvire étant en peril dans Madrid, partit cette nuit méme avec la Comteſſe de las Torres, qui ſe déguiſa ſi bien, qu’elle arriva chez la mere d’Elvire ſans obſtacle ; là elle ſe fit un devoir d’oublier toutes choſes ; c’étoit le ſeul remede pour ſes maux. Son avanture publiée luy oſtoit ſa reputation, ſon pere ne l’aimoit pas, ſon mary n’avoit plus d’eſtime pour elle, enfin elle étoit ſeparée pour jamais de ſon Amant. Que de raiſons pour quitter le monde, mais cet Amant avoit voulu mourir par l’amour qu’il luy portoit. Que de difficulté à l’oublier !

Ce n’étoit que par une eſpece d’oubly de ſoy-méme qu’elle en pouvoit venir à bout.

Elle n’abandonnoit jamais Elvire ; & leur maiſon étant ſeule au bord d’une foreſt, elles n’avoient fait aucune habitude. La Comteſſe ignoroit juſqu’au nom de leurs voiſins, elles avoient bien ouy dire que les maiſons de quelques Seigneurs n’étoient pas loin de là, mais c’étoit pour elle une raiſon de ſe tenir cachée, & d’éviter toutes ſortes de rencontres.

Elles ſe promenoient quelquefois dans la foreſt. Cette ſolitude faiſoit tous leurs plaiſirs, de ſorte qu’à force de reflexions ſur l’embarras, & ſur le chagrin méme des plus grandes douceurs de la vie, elles parvinrent à n’en plus faire, & jouïrent d’un repos qu’elles n’avoient jamais trouvé dans le monde. Avant que de partir de Madrid, la Comteſſe de las Torres avoit laiſſé une Lettre à la mere d’Elvire, & l’avoit priée de faire en ſorte que le Comte de las Torres la puſt lire. Cette femme ayant ſon voile baiſſé ; l’avoit donnée le lendemain à un des domeſtiques du Comte pour la luy rendre, ſans luy dire de qui elle étoit.

Cette Lettre contenoit un aveu ſincere des ſentimens qu’Inés avoit eus pour le Marquis de Lerme, & qui avoient eſté autoriſez par Dom Loüis ; avant que de prendre tant de force. Elle luy rendoit conte de la derniere démarche qu’elle avoit faite pour luy, & que la raiſon luy avoit en partie inſpirée ; Enfin elle luy diſoit que criminelle par le mauvais ſuccez de ſon projet, elle n’oſoit paroiſtre devant luy ; que quand meſme il pourroit enfin eſtre perſuadé de l’innocence de ſa conduite, ce qu’il apprenoit par là de ſes ſentimens, luy devoit donner du chagrin, & à elle de la confuſion ; qu’ainſi il ne la fiſt point chercher, qu’il ne la trouveroit pas, mais qu’au moins elle eſtoit perduë pour tout le reſte du monde, & pour elle-meſme, puiſqu’elle l’étoit pour luy. Cette Lettre n’eut pas d’abord tout l’effet qu’elle en devoit attendre ; il fit de nouveau chercher ſa femme par toutes les maiſons de Madrid, & aux Lieux d’alentour, mais ne la trouvant point, la penſée de perdre pour toûjours une ſi belle perſonne, le força de la regreter. La bleſſure du Marquis de Lerme, & la langueur où il demeura luy fit penſer qu’il étoit malheureux ; l’ingenuité qu’il avoit euë de luy remettre entre les mains les clefs du lieu ou Inés étoit enfermée, l’obligeoit à trouver de l’apparence à ce qu’elle luy diſoit dans ſa Lettre. Le temps qui ralentit la plus grande colere, faiſoit faire toutes ces reflexions au Comte de las Torres ; mais il l’auroit peut étre à la fin guery de ſa paſſion, ſi une avanture ne l’euſt forcé de ſe ſouvenir de ſa femme. Elle ſe promenoit un ſoir avec Elvire dans leur petit parc, entouré d’une haye vive, quand elles y virent entrer par une breche un homme à cheval, dont l’air étoit d’une perſonne de qualité. La Comteſſe de las Torres crût même remarquer en luy des traits qu’elle connaiſſoit. Comme elle n’avoit point ſon voile, elle détourna la tête, & Elvire alla au devant de luy ; il luy demanda pardon de ſon entrepriſe, & luy dit qu’ayant eſté attaqué par des voleurs, dont il avoit tué l’un d’un coup de piſtolet, il fuyoit devant le reſte de la troupe ; que ſur le point de tomber entre leurs mains, il avoit decouvert la breche par où il eſtoît entré dans ce lieu ; il luy demanda la permiſſion de ſortir par l’autre coſté, & les voleurs l’ayant vû diſparoiſtre, & remarquant des maiſons, craignirent de s’eſtre engagez trop avant, & retournerent ſur leurs pas.

Cependant la Comteſſe de las Torres s’eſtoit retirée dans la maiſon, de peur d’eſtre reconnue par cet homme qu’elle craignit qui ne fuſt le Baron de Silva. Elvire luy ayant donné le moyen de ſortir, la vint retrouver ; elles raiſonnerent, enſemble ſur le malheur des rencontres imprévûës qui rendent les précautions inutiles, & elles penſerent au peril qu’il y auroit pour la Comteſſe de las Torres à eſtre reconnuë, elle en eut de l’inquietude toute la nuit, mais enfin elle n’eſtoit pas entierement ſûre que ce fuſt le Baron de Silva, & la neceſſité de ſe tenir dans cet azile, la força de ſe calmer ; c’eſtoit en effet ce Baron ; que la bleſſure qu’il avoit reçûë au viſage par le Marquis de Lerme, avoit un peu changé.

Le Roy à la ſolicitation de Léonor, luy avoit pardonné de s’eſtre batu dans ſon Palais, mais ſa femme n’étant pas d’une naiſſance à paroiſtre à la Cour, l’engageoit à demeurer preſque toûjours à Seville ; la chaſſe l’avoit fait égarer ce ſoir là, & avoit cauſé ſa derniere avanture.

Il avoit ſçû par Leonor toute l’Hiſtoire de la Comteſſe de las Torres, & ſon viſage l’avoit d’abord frappé ; ſa prompte retraite l’avoit confirmé dans la penſée que c’étoit elle ; de ſorte qu’il n’en douta pas un moment. Il ne l’avoit aſſez aimée que pour la haïr, & il ne perdit pas cette occaſion de luy nuire. Il écrivit à Leonor dés le lendemain qu’il avoit trouvé la Comteſſe de las Torres.

Leonor, dont la haine n’étoit point aſſoupie par tous les malheurs de ſa rivale, ne tarda guere à en avertir le Comte de las Torres ; & donnant à cette retraite les plus noires couleurs qu’elle luy put donner, elle mit ſon eſprit dans une ſituation cruelle. Il partit pour Seville ſans avoir bien examiné ce qu’il vouloit faire. S’il en croyoit ſes deſirs, la Comteſſe de las Torres n’étoit guere coupable, mais elle la luy paroiſſoit beaucoup s’il en croyoit Leonor.

Le Baron de Silva qui luy enſeigna le lieu où eſtoit la Comteſſe de las Torres, luy inſpira les ſentimens de vengeance qu’il avoit luy-méme, de ſorte que ce mary entra chez elle plein de fureur. Il eſtoit ſeul, & le Baron de Silva l’avoit quitté à la porte. Il demanda la Comteſſe de las Torres, & ſur ce qu’un domeſtique qui ne la connoiſſoit pas ſous ce nom, luy dit qu’apparemment il prenoit cette maiſon pour une autre, il entra ſans l’écouter & ouvrant une porte avec violence, il vint l’épée à la main dans la chambre où elle eſtoit. Cette Comteſſe, que ſes malheurs avoient détachée de la vie, le reçut avec aſſez de fermeté ; neanmoins la ſurpriſe de voir ſon mary dans ce lieu, & quelque ſorte d’agitation inſeparable de l’idée de la mort, meſme quand on la mépriſe, jettoient un feu dans ſes yeux, & coloroient ſon teint d’une maniere fort avantageuſe à ſa beauté. Le Comte de las Torres laiſſa tomber ſon épée. Ah ! ſi vous me croyez coupable, luy dit-elle, en la ramaſſant, & en la luy rendant, pourquoy m’épargnez-vous en l’eſtat où je ſuis reduite ? Il y a moins de cruauté à m’ôter la vie qu’à me la conſerver. Elle ne put retenir ſes pleurs en diſant ces paroles. Le Comte de las Torres n’avoit pas la force de luy répondre ; il la regardoit d’une maniere à luy faire juger qu’il voyoit ſeulement qu’elle eſtoit belle. Puis enfin ſans lever les yeux de deſſus ſon viſage. Qui ne vous croyoit innocente, Madame, luy dit-il ? Pour moy je ne ſçay ſi vous me trompez ; mais je ne le puis penſer, & je ne vous veux plus de mal.

Là deſſus ils jetterent un torrent de larmes. La Comteſſe de las Torres apprit à ſon mary tout ce qui lui étoit arrivé, ſans luy déguiſer rien. Il luy marquoit tant de tendreſſe, que malgré le ſentiment de ſes propres malheurs elle de luy pouvoit refuſer ſa compaſſion, il luy dit tout ce qui s’étoit paſſé depuis qu’elle eſtoit partie de Madrid.

Comme Leonor ; & le Baron de Silva l’avoient ſollicité à la vangeance, & qu’il étoit dans un de ces momens d’épanchement de cœur, où l’on ne ſçauroit rien cacher, il la pria de revenir à Madrid, & luy dit que puiſqu’il étoit ſur de ſa vertu, il falloit la faire connoiſtre à tout le monde, mais elle ne cherchoit point à ſe reſtablir dans l’opinion des hommes, il étoit plus ſûr de la mépriſer comme elle faiſoit. D’ailleurs elle apprehendoit pour la tranquillité de ſon cœur, il luy paroiſſoit dangereux d’être à portée de voir le Marquis, & quand elle ne l’auroit pas rencontré, la ſeule penſée qu’à tous momens il étoit poſſible qu’elle le rencontraſt, auroit ſuffi pour la troubler. Elle ſupplia ſon mary de la laiſſer joüir de cette paix qu’une longue ſuite de diſgraces, & de reflexions lui avoit acquiſe, & ſes prieres autant que ſes raiſons le firent conſentir qu’elle demeurat à la campagne.

Le Roy luy avoit donné un employ aſſez important qui l’obligeoit de retourner en Flandres, & il engagea ſeulement la Comteſſe de las Torres à changer de lieu, & à s’établir prés de Madrid dans une de ſes Terres ; où elle devoit eſtre d’une maniere plus convenable à ſa qualité ; elle accepta le party. Elvire l’y accompagna du conſentement de ſon mary, qui ne put refuſer cette conſolation à une femme, dont malgré luy il reconnoiſſoit la vertu. Si-toſt qu’il l’eut eſtablie dans le lieu de ſa ſolitude, il alla en Flandre, & il la laiſſa dans un eſtat different de celuy dont il l’avoit tirée. Ce n’eſtoit plus cette perſonne détachée de toutes ſortes de paſſions, & ſa tendreſſe pour Lerme s’étoit réveillée lorſqu’elle l’avoit voulu juſtifier à ſon mary, elle la trouvoit elle-meſme innocente depuis qu’il en jugeoit ainſi. Ses ſcrupules s’affoibliſſoient chaque jour, & il regnoit dans ſon ame une tendre melancolie, qui n’eſtoit pas ſans quelque ſorte de douceur.

La Ducheſſe de Feria avoit une maiſon de campagne peu éloignée de celle du Comte de las Torres, elle y demeuroit preſque toûjours, la curioſité l’avoit obligée à venir rendre viſite à la Comteſſe ſur le bruit de ſon avanture. La Comteſſe luy rendoit ſes viſites, & comme elles n’avoient point d’autre voiſinage, elles ſe voyoient ſouvent. Le bruit du retour de la Comteſſe ſe répandit cependant dans Madrid. Le Marquis de Lerme, qui ignoroit ce qu’elle avoit penſé depuis qu’il l’avoit, pour ainſi dire, livrée à ſon mary, venoit aſſez ſouvent ſe promener déguiſé au tour de ſa maiſon, pour taſcher à l’y rencontrer.

Un jour qu’elle alloit chez le Ducheſſe de Feria, elle deſcendit un moment de ſon caroſſe pour ſe promener, elle étoit appuyée ſur Elvire, & ſes domeſtiques la ſuivoient de loin ; elle vit un homme enveloppé d’un manteau, qu’il ôta ſi-tôt qu’il la vit : quoy qu’elle euſt le voile baiſſé, il jugea à ſon air, que c’étoit la Comteſſe de las Torres ; elle ne fut pas long-temps auſſi ſans le reconnoiſtre pour le Marquis de Lerme, malgré la pâleur de ſon teint. La ſurpriſe de la Comteſſe fut extreme à cette vûë inopinée, & ſon trouble fut ſi grand, qu’il luy cauſa une eſpece de tremblement. Elle fut contrainte de s’aſſeoir ſur un monceau d’herbes qui étoient là. Elvire luy leva un peu ſon voile pour luy faire prendre de l’air, & le Marquis de Lerme qui n’oſoit s’approcher, la regardoit d’une maniere timide & reſpectueuſe, qui augmentoit le trouble ou il l’avoit miſe ; elle ne put s’empeſcher de laiſſer couler quelques larmes, & elle eut envie de luy parler ; cependant la meſme raiſon qui le luy faiſoit ſouhaiter l’en empeſcha pour ce moment, & luy donna une ſi grande timidité, que ſans demeſler ce qu’elle devoit faire, elle retourna ſur ſes pas dés qu’elle eut la force de marcher, mais ce ne fut pas ſans jetter à Lerme un regard qui luy faiſoit reparation de ſa fuite.

Lerme qui avoit la meſme timidité, jointe au reſpect & à la crainte de donner quelque ſoupçon aux domeſtiques qui la ſuivoient, la laiſſa partir ſans oſer s’approcher. Les malheurs qu’il luy avoit cauſez, le rendoient encore plus circonſpect. Quand elle fut renfermée chez elle, & qu’elle ſe vit hors d’eſtat de voir le Marquis, elle fut ſurpriſe de l’avoir évité. Aurois-je intereſſé ma vertu, diſoit-elle quand j’aurois entendu de la bouche d’un malheureux la confirmation de ſon innocence ? Je luy aurois appris les raiſons qui m’ont obligée à en épouſer un autre, je l’aurois prié de ceſſer de m’aimer, & j’en aurois eſté plus tranquille. Qu’aura-t-il penſé de la promptitude avec laquelle je l’ay fuï ? la pâleur que j’ay remarquée ſur ſon viſage, ne m’a point fait haſarder quelque mot de conſolation, peut-etre aura-t’il crû que c’eft un effet de l’indifference que j’ay acquiſe par la ſolitude. Helas ! ajoûta-t’elle, pluſt au Ciel que je fuſſe venuë jusqu’à ce point ; mais puiſque cela ne ſçauroit étre, qu’au moins il ne le croye pas.

Il avoit cependant beaucoup de raiſon d’en juger ainſi cette penſée ne la quittoit point, & l’affligeoit à un tel excés, qu’elle ſe reſolvoit quelquefois à chercher les moyens de parler à Lerme, quelque perilleux qu’ils puſſent étre ; mais elle croyoit les avoir perdus par ſa faute, & qu’il ne devoit plus la chercher aprés avoir vû qu’elle l’évitoit.

D’ailleurs, malgré ſon penchant elle craignoit que cette démarche ne fût trop contraire à ſon devoir, ſon mary luy avoit témoigné tant d’amour & tant de bonté, qu’elle étoit engagée à luy ſacrifier ce reſte d’inclination, mais aprés tout, elle ne pouvoit la vaincre, & elle cherchoit ſeulement à l’accorder avec ſa vertu.

Lerme de ſon coſté avoit remarqué toute la tendreſſe & toute la rigueur de la Comteſſe, il étoit balancé entre la douleur & quelque ſorte de joye, il avoit trouvé dans les regards de la Comteſſe dequoy entretenir ſa paſſion, quand la conduite qu’elle tenoit lui ôtoit toute eſperance.

Il cherchoit avec ſoin les occaſions de la revoir, il ſçavoit qu’elle alloit ſouvent chez la Ducheſſe de Feria ; & le Duc de Lerme ſon pere, qui eſtoit premier Gentilhomme de la Chambre du Roy, rendit un ſervice conſiderable à cette Ducheſſe, qui donna lieu au Marquis d’entrer en quelque liaiſon avec elle. Elle vint à Madrid pour remercier le Roy de la grace qu’il luy avoit faite ; & ſçachant que le Duc de Lerme y avoit beaucoup contribué, elle luy en marqua ſa reconnoiſſance dans les termes que cet office meritoit. Il avoit deſſein de marier ſon fils à Caſilde fille de la Ducheſſe ; & c’étoit dans cette vûë qu’il y avoit rendu ce ſervice. Le Marquis à qui il communiqua ſon deſſein, ne voulut point ruiner par trop de ſincerité les ſeuls moyens qu’il avoit de voir la Comteſſe de las Torres ; il luy fit eſperer qu’il pourroit s’y reſoudre, à condition toutefois qu’on luy laiſſât connoître particulierement le caractere de Caſilde, avant que de faire des propoſitions de mariage.

La Ducheſſe de Feria retourna bien-toſt à ſa maiſon de campagne, le Duc de Lerme vint luy rendre viſite ; & le Marquis en ayant obtenu d’elle la permiſſion, y alloit ; elle leur avoit aſſez d’obligation pour ne pas refuſer de les voir. La Comteſſe de las Torres avoit eu une legere indiſpoſition depuis le retour de la Ducheſſe de Feria, qui l’avoit empeſchée pendant quelques jours d’y aller. La premiere fois qu’elle y retourna, à peine eſtoit-elle entrée, que le Marquis de Lerme y arriva.

La liberté de la campagne fit que la Ducheſſe de Feria reçut le Marquis dans le lieu où eſtoient les Dames. Quoy que la Comteſſe de las Torres fût en quelque ſorte reſoluë à luy parler, cette vûë l’embaraſſa au dernier point, elle ne s’attendoit pas à le trouver jamais chez la Ducheſſe, & elle fut ſur le point de s’en aller dés qu’elle l’apperçut ; neanmoins comme elle venoit d’entrer, elle ne pouvoit ſortir ſi promptement ſans une affectation dont elle auroit été obligée de rendre compte à la Ducheſſe, & la neceſſité luy fit vaincre ſon embarras : elle tâcha de parler comme ſi le Marquis n’y avoit point été.

Bien-toſt une autre Dame qui y eſtoit avec elle, ayant marqué qu’elle vouloit parler en particulier à la Ducheſſe, la Comteſſe de las Torres ſe leva pour ſortir ; mais la Ducheſſe la pria de demeurer, & de ſouffrir qu’elle paſſat pour un inſtant dans ſon cabinet. Une de ſes femmes étoit avec Elvire au bout de la chambre ; de ſorte qu’il n’étoit point contre la bienſeance d’y étre avec un cavalier. La Comteſſe de las Torres fit encore tout ce qu’elle put pour s’en aller. L’occaſion de parler à Lerme eſtoit ſi preſente, qu’elle la craignoit autant qu’elle l’avoit deſirée : mais enfin elle la ſouhaitoit encore aſſez pour vaincre tous ſes ſcrupules ; de ſorte que la Ducheſſe de Feria luy ayant fortement marqué qu’elle luy feroit plaiſir de paſſer la journée avec elle, elle ne reſiſta plus. La Ducheſſe de Feria entra dans ſon cabinet, & Lerme demeura avec la Comteſſe de las Torres. Madame, luy dit-il, il n’a pas tenu à vôtre rigueur que je n’aye encore perdu l’occaſion de me juſtifier d’une choſe dont je n’ay eſté coupable que pour avoir ignoré le plus grand de mes maux, mais je ne me plains pas, ajoûta-t-il, je parois devant vous comme criminel, & je le ſuis aſſez par mon malheur ſans l’étre encore par ma faute.

Je ne vous accuſe de rien, luy dit la Comteſſe, & j’aurois pris voſtre deffenſe contre moy-meſme, quand je n’aurois pas d’ailleurs appris voſtre innocence. Je ne ſçay ſi j’ay eu chez vous un ſemblable garant de ma fidelité, mais vous avez dû croire que ce n’a pas eſté par inconſtance que j’ay épouſé le Comte de las Torres. Là-deſſus elle dit à Lerme toutes les choſes qui l’y avoient forcée. Hé ! Madame, luy dit-il, quelle cruauté de m’avoir conſervé la vie quand vous me priviez de vous ; la mort eſt moins cruelle que le deſeſpoir. Puiſque c’eſt la derniere fois, luy dit-elle, que je vous parleray en particulier, j’oſe vous avouer que mon malheur égalera toûjours le vôtre ; aprés cela évitez moy, c’eſt le prix de l’aveu que je viens de vous faire. Quoy ! Madame, luy dit-il, vous éviter quand pour vous rencontrer quelquefois en la preſence de mille témoins, je trompe mon pere, & je luy fais eſperer que j’épouſeray Caſilde ! Non, Madame, je ne puis plus vivre ſans vous voir, & mes malheurs ſi longs & ſi cruels, m’ont acquis le droit de vous deſobeïr en cette occaſion.

La Ducheſſe de Feria ſortit du cabinet comme il achevoit ces paroles. Il demeura encore quelques heures ; mais ce fut avec un eſprit ſi occupé, que la Ducheſſe n’eut pas beſoin de beaucoup de penetration pour connoiſtre la verité. Si-tôt que la Comteſſe fut ſeule avec Elvire, elle luy redit cette converſation qu’elle n’auroit pû entendre de ſi loin ; & ſur tout ce que le Marquis de Lerme luy avoit dit des deſſeins de ſon pere ; & elle luy avoua que cette nouvelle ne l’avoit pas autant troublée qu’elle l’auroit penſé, ſoit que ce fût une occaſion de ſe guerir, que de le voir attaché à une autre, ſoit que par ſon peu d’agrémens Caſilde ne luy fiſt point de peur.

À la verité cette jeune perſonne ne pouvoit eſtre regardée comme une Rivale, elle n’inſpiroit que le dédain ; & meſme ſi quelque choſe eſtoit capable d’entretenir une paſſion malheureuſe c’eſtoit de comparer Caſilde à la Comteſſe : cependant elle regardoit, à ce qu’il luy ſembloit, ce mariage comme un port ou ſa raiſon ſeroit en ſureté.

Tant que Lerme ſera libre, diſoit-elle à Elvire, je ſentiray dans mon ame un plaiſir ſecret qui y entretiendra l’amour, il faut que j’en arrache juſqu’à la moindre racine : mais elle ne démêloit pas que l’eſperance de voir Lerme ſous une autre forme que celle de ſon amant aux yeux du monde, & même de le voir ſouvent, ſe gliſſoit inſenſiblement dans ſon cœur.

Peu de jours aprés le Duc de Lerme ayant parlé de ce mariage à la Ducheſſe de Feria, malgré les prieres que ſon fils luy avoit faites d’en differer la propoſition, elle agit avec toute la vivacité neceſſaire pour le conclure : & voyant que le Marquis de Lerme n’y apportoit pas la méme diſpoſition que ſon pere, elle crut qu’elle devoit engager par quelques artifices la Comteſſe de las Torres à l’y porter. Elle connoiſſoit la paſſion qu’ils avoient l’un pour l’autre, & les ſentimens délicats que cette Comteſſe avoit ſur la reputation ; ainſi par une feinte confidence, elle ſe plaignoit à elle de n’étre pas heureuſe au milieu des honneurs & des richeſſes, puiſque ce n’étoient des biens que quand ils donnoient tout ce qu’on pouvoit deſirer, qu’elle ſouhaitoit depuis long-tems le mariage de ſa fille avec le Marquis de Lerme, que le Duc de Lerme le vouloit comme elle, & que cependãt il ſe trouvoit dans l’eſprit ou dans le cœur du Marquis une oppoſition qui les affligeoit ſenſiblement. Découvrons, ajoûta t’elle, s’il n’aime point ailleurs : car s’il a une paſſion heureuſe, il n’eſt pas juſte de le contraindre. Ces paroles porterent leur coup. La Comteſſe de Las Torres vit que ſa reputation étoit expoſée, ſi elle n’engageoit Lerme à agir comme un homme ſans paſſion, elle ne chercha plus que les moyens de luy parler, & la Ducheſſe les luy fournit dans peu en les laiſſant enſemble une ſeconde fois. Vous eſtes ſurpris, luy dit la Comteſſe que je ne vous fuye pas aujourd’huy, mais vous le ſerez davantage de ce que j’ay à vous dire. Je ſçay, luy dit-il, Madame ; que je ne dois pas me flatter, & je tremble de la grace que vous me faites de demeurer icy. Je pretends, ajoûta-t’elle, vous donner des conſeils, mais ſi vous ne les ſuivez pas, il faut vous reſoudre à ne me voir jamais. Vous avez raiſon de commander, Madame, luy répondit-il ; aprés cela j’attens des ordres cruels. Il faut, reprit-elle, que vous épouſiez Caſilde ; répondez à l’attente de votre pere, ſauvez ma reputation que vôtre reſiſtance fait ſoupçonner. Moy, Madame, que j’épouſe Caſilde, s’écria-t’il, oubliez-vous que je vous aime ? Je regarderay, luy répondit-elle, ce mariage comme un effet du pouvoir que j’ay ſur vous. Je ſçay qu’il vous faut plus de paſſion pour m’obeïr dans cette occaſion que pour demeurer à moy, mais enfin je vous fuiray tant que vous ne ſerez pas engagé, je vous le jure, & je ne viendray plus icy. Quelque mal ! que me faſſe vôtre abſence, vôtre preſence m’en feroit encore davantage, faites croire à tout le monde que vous étes détaché de moy faites le moy croire ; s’il ſe peut, à moy-meſme. Ainſi, Madame, interrompit-il, ſi par un exces d’amour qui n’eut jamais d’exemple, je puis vous obeïr, vous me verrez d’un œil indifferent, être regardé ſeulement comme le mary de Caſilde ſera la recompenſe de m’eſtre ſacrifié à vos volontez. Là-deſſus il échapa à la Comteſſe de las Torres des choſes flateuſes qui firent diſparoiſtre l’horreur de la propoſition aux yeux de ſon Amant, il n’en vit plus que le prix. Eh, Madame, s’écria-t’il, perſuadez-moy, & ne me contraignez pas, aſſurez moy du moins que vos ſentimens ſeront proportionnez à mon malheur, je n’ay jamais eu beſoin d’eſperance pour vous aimer ; mais j’en ay beſoin pour me reſoudre à épouſer Caſilde, & il faut que vous me regardiez comme en étant plus à vous. Souvenez-vous, luy dit-elle, que je ne ſçaurois vous voir avec bienſeance, que vous ne ſoyez hors d’eſtat de faire penſer que je vous empeſche d’eſtre à une autre. Ne cherchez point d’autre intereſt que celuy dont je vous parle, il vous doit eſtre aſſez conſiderable, & meſme j’ay honte de vous en parler. Eh, Madame, luy dit-il, ne vous repentez point de ce que la pitié vous fait dire ; quand vous me deſeſperez d’ailleurs, ne pouriez-vous pas me permettre de chercher des occaſions de vous voir, ſans qu’il m’en coûtaſt un engagement ſi terrible ? Que me propoſez-vous, interrompit-elle ? J’en ay trop dit, & voſtre hardieſſe me force de m’en repentir. Ha ! Madame, luy dit-il, je voy bien que je ſuis auſſi malheureux par vos ſentimens que par vos ordres. Quelqu’un entra dans ce moment, & elle s’en alla. Huit jours aprés la Comteſſe de Las Torres voyant que ce mariage n’étoit pas conclu, ſortit lorſque Lerme entra. Il ſortit peu de temps aprés outré de douleur. Des ce jour il ſentit que la rigueur de la Comteſſe de las Torres le forceroit à luy obeïr : cependant ſa repugnance eſtoit extréme pour le mariage, & il ne ſe rendit pas encore ; mais quand il vit qu’elle continuoit la meſme conduite, & que meſme la Ducheſſe de Feria faiſoit entendre qu’il n’y avoit que la Comteſſe de las Torres qui pût s’oppoſer à ce mariage, il fut vaincu, il ne pouvoit vivre ſans la voir, & il ne pouvoit ſoutenir les ſoupçons qu’on avoit contre une vertu ſi parfaite ; il alla dire au Duc de Lerme qu’il eſtoit preſt d’épouſer Caſilde.

Cependant il ſe reprochoit l’injuſtice qu’il faiſoit à cette jeune perſonne de l’épouſer, quoy qu’il eût une autre inclination, mais la Comteſſe le luy commandoit, & ſon amour luy faiſoit vaincre ſes ſcrupules.

Le Duc de Lerme fut bien-aiſe que ſon fils ſe portaſt à ce mariage ; il profita de cette diſpoſition, & le lendemain il en porta la nouvelle à la Ducheſſe, dont l’empreſſement à le conclure, répondit aux ſouhaits de ce Duc. Si toſt qu’il fut reglé, la Ducheſſe de Feria alla chez la Comteſſe de las Torres pour luy en faire part, & luy apprit que la ceremonie ſe celebroit le lendemain. La Comteſſe ne fut point tout à fait contente de cette nouvelle ; quoy qu’elle l’eût ſouhaitée, elle y trouvoit dans ce moment une ſorte de repugnance qu’il luy eſtoit impoſſible de vaincre. Elle penſoit pour toute conſolation que cette repugnance eſtoit égale du coſté du Marquis de Lerme. La Ducheſſe de Feria la pria d’étre d’un bal qui ſe devoit faire le lendemain des nopces, & elle ne put ſe diſpenſer de le luy promettre.

Le jour du mariage elle receut la nouvelle que le Comte de las Torres étoit mort en Flandre. Cette nouvelle l’affligea, il luy avoit marqué beaucoup d’amitié, & la reconnoiſſance l’obligeoit d’avoir quelque pitié de ſa deſtinée : cependant elle ſe revoyoit libre, mais c’étoit dans le temps qu’elle avoit forcé Lerme de ſe marier. Il eſt vray qu’il n’étoit pas encore marié ; & qu’il ne le devoit étre que ce jour-là, mais elle trouvoit de la difficulté à lui faire manquer de parole à la Ducheſſe, elle apprenoit méme la mort de ſon mary dans ce moment elle ſe dit qu’il ſaloit pour l’amour d’elle aſſoupir toutes les autres penſées. Aprés tout ; elle auroit bien ſouhaité que Lerme eût connu ſon état, ſans qu’elle contribuât à le lui faire connoître. La mort de las Torres n’étoit pas encore publique. Le Roy la pouvoit ſçavoir dans ce jour mais Lerme n’étoit pas à Madrid à cauſe de ſon mariage. La Comteſſe de las Torres envoya dire à la Ducheſſe de Feria qu’elle ne pourroit la voir le lendemain, à cauſe de la mort de ſon mary : c’eſtoit un moyen indirect de porter de ſes nouvelles au Marquis ; mais la Ducheſſe qui reçeut le meſſager, ne trouva pas à propos de l’en avertir. La tendreſſe qu’il avoit pour la Comteſſe de las Torres, pouvoit à ce coup impreveu l’emporter ſur ſes promeſſes, & la Ducheſſe de Feria ne voulut pas commettre ſes deſſeins aux caprices d’un Amant.

Elle crût méme que la Comteſſe lui feroit parler ou lui feroit écrire, elle le fit obſeder, & donna des ordres précis pour empêcher que rien n’allât juſqu’à lui, la nopce ſe faiſoit en particulier. Le ſeul Duc de Lerme y étoit, qui avoit le méme intereſt que la Ducheſſe à empêcher que ſon fils n’apprit cette nouvelle. Elvire ſçachant qu’il n’y avoit que la Ducheſſe qui l’eût receüe, & connoiſſant d’ailleurs les ſcrupules de ſa maiſtreſſe, partit ſans l’en avertir pour aller trouver le Marquis de Lerme, mais ce fut inutilement. La Ducheſſe de Feria avoit fait hâter la ceremonie du mariage qui ſe faiſoit chez elle, & il fut impoſſible d’aller juſqu’au Marquis. Cependant la Comteſſe de las Torres avoit ſenty quelques ſoulagement, lorſqu’elle avoit envoyé chez la Ducheſſe de Feria porter les nouvelles de ſon veuvage, elles devoient retarder ou rompre le mariage du Marquis ; il luy ſembloit qu’elle en avoit quelque ſorte de honte & de chagrin, mais toûjours elle ne doutoit point que cela n’arrivaſt.

Quand elle ſçut que la Ducheſſe ſeule en avoit receu les nouvelles ; elle craignit que le Marquis ne les apprit trop tard, & ſe diſant aprés les premiers mouvemens de pudeur, qu’elle étoit libre, & que toute ſa vie elle ſeroit reſponſable à Lerme & à elle-même de ſa timidité, elle fit appeller Elvire pour prendre ſes conſeils. On lui dit que cette fille étoit allée chez la Ducheſſe de Feria, elle ſe flata que Lerme ſeroit inſtruit par là de ce qui la regardoit. Enfin voyant qu’Elvire tardoit trop à revenir, elle ſe leva pluſieurs fois du lieu où elle étoit ; & quoy qu’elle ſçeût que cette agitation ne l’avançoit pas, elle alloit du côté de la porte, & en revenoit avec une inquietude extraordinaire. Enfin elle écrivit au Marquis de Lerme ; mais à peine la lettre étoit commencée, qu’elle apprit que la ceremonie de ſon mariage étoit faite. Elle ne ſentit plus la force de ſe plaindre, elle demeura dans une immobilité cauſée par l’excés de ſon trouble. Si tôt qu’elle vit Elvire de retour, elle la pria de ne lui rien dire, & malgré ſa deffenſe cette fille lui racontant tout ce qu’elle avoit tenté pour parler au Marquis, & les obſtacles invincibles qu’elle y avoit trouvez : partons, lui dit la Comteſſe, je n’ay plus rien à faire dans le monde, profitons au moins de nos malheurs.

Elle retourna dans le meſme Couvent qu’elle avoit déja une ſois choiſi pour azile, contre le mariage où ſon pere la vouloit contraindre ; il luy en ſervit alors contre ſa propre paſſion : le Marquis de Lerme apprit la mort du Comte de las Torres le lendemain de ſes noces. Quel coup de foudre pour lui : il ne fut pas le maiſtre de ſon deſeſpoir, il alla au Couvent où étoit la Comteſſe de las Torres, mais il ne put ni la voir ni luy écrire, & ſa langueur n’ayant pas diſcontinué depuis ſa bleſſure, il lui prit une fiévre dont il mourut en peu de jours.

HISTOIRE DE LA RUPTURE D’ABENAMAR ET DE FATIME.

Abenamar étoit un des principaux de la Cour de Grenade, Fatime n’étoit pas d’une naiſſance proportionnée à la ſienne ; mais les agrémens de ſa perſonne & ſon merite extraordinaire, pouvoient remplir la diſtance que le rang mettoit entr’eux. Ils s’étoient aimez au moment qu’ils s’étoient vûs, & ils avoient eu pluſieurs moyens de ſe voir : leur eſtime & leur amour avoit redoublé toutes les fois qu’ils avoient eu occaſion de ſe parler, & dans un commerce aſſez frequent & aſſez long, jamais ils n’avoient découvert l’un dans l’autre aucun défaut qui pût affoiblir leur paſſion.

Abenamar luy avoit donné parole de l’épouſer, mais ſon pere n’étant pas favorable à ſon inclination l’envoya en Eſpagne pour voir ſi l’abſence pourroit le guerir, Abenamar peu de temps aprés y eſtre arrivé, fut attaqué d’une fiévre tres-dangereuſe, où ſes chagrins avoient beaucoup de part.

Fatime par ſes larmes & par ſon deſeſpoir le payoit de ſes ſouffrances, & la bien-ſéance ne luy permettant pas de l’aller trouver, elle eſtoit tourmentée par tout ce que l’incertitude de la vie d’Abenamar avoit de plus affreux.

Quand il fut quelque peu ſoulagé, ſçachant l’intereſt que prenoient à ſa ſanté pluſieurs perſonnes qui luy étoient cheres, & ſur tout ſa maiſtreſſe, il fit écrire en ſon nom & ſigna de ſa main une lettre qu’il écrivit à Lindarache ſa mere, qui tenoit un grand rang dans le Royaume, & à qui toutes les perſonnes diſtinguées ou par la naiſſance ou par le merite, venoient rendre leurs reſpects. Lindarache tranſportée de joye lut cette lettre à tous ceux qui venoient chez elle le jour qu’elle la receut, & Fatime qui cherchoit ſans ceſſe des occaſions de s’informer de la ſanté d’Abenamar, y eſtant arrivée dans le temps qu’on liſoit cette lettre, on en continua la lecture, & on luy dit que c’étoit une lettre de luy. Fatime fut ſurpriſe de n’avoir pas receu une pareille lettre ; & ce ſentiment ſuſpendit en elle la joye d’apprendre que la ſanté d’Abenamar commençoit à ſe rétablir. Elle penſa cependant qu’elle ſe preſſoit trop de le condamner, qu’il n’étoit pas vrai-ſemblable, non ſeulemẽt qu’il l’eût oubliée, mais qu’il ne lui rendit pas les premiers ſoins, puis qu’elle avoit toujours tenu la premiere place dans ſon cœur ; ainſi elle conclut que retournant chez elle, elle y trouveroit certainement des nouvelles qui la conſoleroient. Sa viſite ne dura que le temps préciſement néceſſaire pour le devoir, & elle retourna en ſon logis agitée d’eſperance, & malgré elle, d’un peu de crainte.

Si-toſt qu’elle y fut entrée, elle demanda à une de ſes femmes qui avoit toute ſa confiance, ſi elle n’avoit pas vû un courîer d’Abenamar. On luy dit qu’il n’en étoit pas venu. Là-deſſus elle s’enferma dans ſon cabinet fondant en pleurs. Celle qui luy avoit donné une ſi cruelle nouvelle n’y put eſtre admiſe, & Fatime s’abandonna à tout ce que la honte, le dépit & l’amour ont de plus violent.

Cependant Abenamar n’eſtoit point coupable, il n’avoit pas crû devoir confier à un Secretaire les ſentimens qu’il avoit pour Fatime, & n’étant pas en état de luy écrire luy-même, il avoit mieux aimé ne luy pas donner de ſes nouvelles que de luy en donner, avec la reſerve qu’éxigent les voyes indirectes ; il ne prévoyoit pas que n’ayant point changé de ſentimens il en pût eſtre ſoupçonné.

Mais plus l’amour eſt grand, plus il eſt aiſé à bleſſer. Fatime ayant une paſſion extrême, ne pouvoit recevoir d’offenſes qui luy paruſſent petites, & une negligence luy ſembloit un cruel outrage.

L’orgueil de la beauté ſe joignant à la délicateſſe de l’amour, augmenta encore le crime d’Abenamar auprés de Fatime, elle ſe perſuada qu’elle meritoit une meilleure deſtinée, & ſon dépit eſtoit porté à l’excés, lors qu’elle reçut une lettre d’Abenamar.

Si-toſt qu’il avoit pû écrire quelques mots de ſa main, il avoit écrit à Fatime, mais il eſtoit trop tard. Elle regarda dédaigneuſement celuy qui luy apportoit la lettre, & ne voulut pas la recevoir.

Abenamar étonné à ſon tour de trouver de la bizarerie dans une perſonne qui luy en avoit toûjours paru exempte, ne demeſla pas d’abord ce qui luy pouvoit attirer ce traitement. Il estoit furieux ſans ſavoir à quoy s’en prendre ; mais on devient aiſément jaloux quand on eſt maltraité d’une belle perſonne. Il crut qu’en ſon abſence un Rival l’avoit abſolument détruit, qu’elle l’outrageoit pour le guerir, ou qu’elle vouloit du moins l’irriter aſſez pour luy oſter jusqu’au deſir d’un éclairciſſement, toûjours plus cruel pour les coupables, que les injures qui ſe diſent hors de leur preſence ; enfin ſans s’aſſurer de ſes conjectures, il avoit la même rage que donne la certitude d’être trahy.

Il revint le plus promtement qu’il pût à Grenade ; & la premiere perſonne qu’il trouva en arrivant chez Lindarache ; ce fut Fatime, qui ſe trouvant encore trop attachée à lui, & ne lui voulant pas donner la gloire de le croire, affecta en le voyant une indifference extrême. Il fut vivement choqué des manieres de Fatime, & confirmé par là dãs ſes ſoupçons il ne lui parla pas, & il ne la ſalua méme point lors qu’elle ſortit de chez Lindarache.

Fatime ne s’eſtoit pas attenduë à l’incivilité d’Abenamar, & ſans ſonger que cette conduite ne marquoit rien moins que de l’inſenſibilité, elle en eſtoit trop outragée pour y chercher dequoy l’excuſer.

Elle reſolut d’écouter Mulei-Hamet, qui depuis long-temps étoit amoureux d’elle ; & à qui le procedé des deux Amans, dont il venoit d’eſtre témoin, donnoit quelque eſpoir.

Mulei-Hamet luy écrivit pluſieurs lettres, qu’elle n’auroit jamais receuës ſans la paſſion qu’elle avoit pour Abenamar, & elle prit ſoin que ce qui ne faiſoit que par rapport à lui n’en fût pas ignoré.

La jalouſie de cet Amant augmenta aſſez pour luy donner envie de changer ou de feindre au moins d’avoir changé ; il fut honteux de n’avoir que des chagrins quand Fatime avoit un nouvel engagement, il rendit des ſoins à Zaïde, qui n’étoit pas auſſi belle que Fatime, mais qui l’eſtoit aſſez pour luy donner de la crainte, & dont la naiſſance êtant égale à celle d’Abenamar, pouvoit luy donner de l’inquietude ſur le mariage.

Le chagrin reciproque d’Abenamar & de Fatime, leurs froideurs & leurs incivilitez, lorſqu’ils ſe rencontroient furent extraordinaires, mais cet eſtat violent ne pouvoit long-temps durer. Un jour la fortune les fit rencontrer ſeuls dans l’appartement de la Reine, qui eſtoit enfermée ſon cabinet, & qu’ils attendoient l’un & l’autre.

Aprés avoir eſté quelque-temps ſans ſe parler, & même ſans oſer ſe regarder, leurs yeux ſe trouverent baignez de pleurs. Abenamar fit mille reproches à Fatime de ſon changement, qu’il avoüa ne pouvoir imiter, quelque ſoin qu’il prit de le faire croire en s’attachant à Zaïde. Fatime ne luy répondit que par des regards & par un torrent de larmes ; enfin elle luy fit la faveur de ſe plaindre de ſa negligence & de ſe juſtifier de l’attachement de Mulei-Hamet.

Un coup d’œil auroit ſuffi pour la faire trouver innocente ; leurs plaintes reciproques avoient ſi peu de fondement, qu’il ne leur fut pas difficile de ſe juſtifier, ni même d’y trouver des ſujets de joye.

La Reine ouvrit ſon cabinet trop toſt à leur grê, quoy qu’elle y eût demeuré long-temps. Abenamar pria Fatime de luy accorder le moyen de la voir ſans témoins, pour achever de s’éclaircir de tous leurs ſoupçons. Elle le luy promit & le lendemain en luy apprenant le lieu & l’heure où il pourroit luy parler, elle le luy envoya toutes les lettres qu’elle avoit receuës de Mulei-Hamet. Abenamar tranſporté de plaisir, l’aſſura qu’il ne manqueroit pas d’aller où elle luy marquoit, & Fatime ne pouvoit douter qu’il ne s’y trouvaſt.

Cependant ſi-toſt que le meſſager fut party, Abenamar s’enferma, il lut toutes les lettres de Mulei-Hamet, & il en trouva qui réveillerent ſa jalouſie. Quelques unes de ſes lettres ſuppoſoient une complaiſance de la part de Fatime, à quoy il ne s’eſtoit plus attendu depuis qu’elle luy avoit parlé. Son dépit luy ferma les yeux ſur les raiſons de cette complaiſance, qui n’eſtoit que l’effet des chagrins de Fatime contre luy. Il ne vit rien, ſinon trop de douceur pour ſon Rival, & il manqua à l’entrevûë qu’il avoit demandée avec tant d’empreſſement.

Fatime l’attendoit, & ſurpriſe de ſe trouver la premiere au rendez-vous, elle le fut beaucoup plus d’attendre inutilement Abenamar. Mille penſées entrerent dans ſon eſprit, la verité ſeule ne s’y preſenta pas, elle paſſa un jour plus cruel encore, s’il eſt poſſible, que celuy qu’elle avoit paſſée depuis peu, lorſque pour la premiere fois elle avoit crû devoir ſe plaindre de ſon Amant.

Le lendemain Abenamar ayant eu le loiſir de faire reflexion ſur la conduite qu’il venoit d’avoir, & jugeant, quand ſes premiers tranſports furent paſſez, que Fatime ſe ſentoit peu coupable, puis qu’elle meſme, ſans y eſtre contrainte, luy avoit envoyé les lettres de Mulei-Hamet, lui écrivit pour lui demander pardon, lui avoüa la verité, & la conjura d’excuſer une faute qui n’avoit pour principe que la plus violente paſſion du monde.

Fatime outrée de la mauvaiſe opinion qu’il avoit de ſa conduite lors qu’elle eſtoit innocente, luy répondit, que ſes ſoupçons le rendoient indigne d’avoir une Maiſtreſſe fidelle, & elle chercha alors veritablement à ſe guerir.

Mulei-Hamet fut moins écouté par rapport à Abenamar que par rapport à elle-meſme. Abenamar luy écrivit une ſeconde lettre, mais elle n’avoit rien à luy répondre.

Il ne reſtoit plus qu’une reſſource à cet Amant, c’étoit d’augmenter la jalouſie qu’elle avoit déja euë de Zaïde, ſachant bien que cette paſſion dans les femmes fait plus de racommodemens que de ruptures, mais il fut trompé, Zaïde eſtoit aſſez belle pour rendre la paſſion d’Abenamar vrai-ſemblable. Il avoit manqué un rendez-vous que Fatime luy avoit bien voulu accorder, elle conclut que le dépit ſeul n’auroit pû l’engager à luy faire cette injure ſi ſa paſſion avoit toujours eſté la même, qu’il entroit de la froideur pour elle, & de l’inconſtance dans ce procedé, & elle fut plus que jamais perſuadée de la neceſſité de ſe détacher d’Abenamar, mais elle ne fut pas long-temps ſans en ſentir toute l’impoſſibilité.

Elle rencontroit à tous momens Zaïde & Abenamar enſemble, cette veuë la faiſoit fremir, la tendreſſe de Mulei-Hamet ne la conſoloit point, elle vit qu’elle alloit le rendre malheureux, & elle chercha un remede ſeur & qui ne dépendit que d’elle.

Les deſerts luy parurent des lieux convenables à ſes malheurs, mais elle medita la fuite long-tems ſans pouvoir quitter une Cour où elle voyait tous les jours un ſpectacle cruel pour ſon cœur.

Depuis qu’elle eut pris le party de s’engager ſincerement à Mulei-Hamet, il ne luy fut plus difficile de luy avoüer que d’abord elle l’avoit trompé pour ramenér Abenamar ; & enfin de luy dire qu’elle ne pouvoit l’aimer, quoy qu’elle en eût le deſſein, & qu’elle l’eſtimât plus que tous les autres hommes.

Cet aveu plein de franchiſe donna de l’admiration à Mulei-Hamet mais il luy donna une douleur tres-ſenſible, & il ceſſa de luy rendre des ſoins qui réveilloient la tendreſſe qu’elle avoit pour ſon Rival ; de ſorte que livrée à ſes chagrins, & s’accoûtumant en quelque façon à la ſolitude, elle ſe fortifioit ſans ceſſe dans la reſolution qu’elle avoit déja priſe.

Abenamar ſachant que Mulei-Hamet ne la voyoit plus reſolut en luy portant les derniers coups de la reveiller de l’aſſoupiſſement où elle ſembloit eſtre. Il fit publier qu’il eſtoit preſt d’épouſer Zaïde ; & par les meſures qu’il avoit priſes, il fit aller d’abord ce bruit juſqu’à Fatime. Il crut que les promeſſes qu’il luy avoit faites, devoient bien au moins luy attirer ſes reproches, mais Zaïde n’avoit pas conſervé aſſez d’eſperances pour eſtre en droit de les luy faire, quoy que ſa paſſion qui ne s’eſtoit point affoiblie luy permit encore les plaintes. Elle luy écrivit toutes ſes penſées, & donna ordre qu’on ne luy portaſt ſa lettre que lors qu’elle ſeroit partie, elle s’en alla ſans dire le lieu où elle alloit, & ne luy laiſſa que le regret de n’avoir pû profiter d’une inclination auſſi grande que celle qu’elle avoit pour luy.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 i
Le Prince Rosier 
 9
Riquet à la houppe 
 39