In Memoriam (Theuriet)
Ceci n’est pas un conte, amis, c’est une histoire,
Une histoire réelle et triste, en vérité.
Longtemps je l’ai gardée au fond de ma mémoire
Comme un vieux souvenir intime et respecté ;
Aujourd’hui je la dis dans sa simplicité,
Aujourd’hui que la tombe est à jamais fermée
Sur celle qu’en ce monde on appelait Aimée.
Pauvre tombeau muet, sous la mousse ignoré,
Où sommeille un trésor de jeunesse et de charme,
Sur ta grande herbe verte où pas un n’a pleuré,
Je veux laisser tomber ce chant comme une larme.
Du jardin embaumé la porte était ouverte,
Le soleil, à travers la clématite verte,
Dardait ses rayons d’or
Sur le pavé disjoint, sur la muraille grise,
Et sur le front hâlé d’une servante assise
Au seuil du corridor.
Tout était calme et frais, la maison était pleine
D’un parfum printanier, d’une odorante haleine
De rose et d’oranger,
Quand je la vis paraître au détour d’une allée,
Songeuse, recueillie, et sur l’herbe foulée
Marchant d’un pas léger.
Des cheveux bruns crêpés bordaient le pur ovale
De son visage fier, expressif, et plus pâle
Que des jasmins en fleur ;
Aux clartés du soleil, ainsi qu’une eau limpide,
Sous de longs cils brillait son doux regard humide,
Si profond, si rêveur !
Son beau sein frissonnait, sa taille était plus frêle
Que ces joncs des étangs dont une demoiselle
Courbe les brins menus ;
Le vent d’été faisait flotter sa robe blanche,
Et des rubans lilas, noués à chaque manche,
Tombaient sur ses bras nus.
Quelquefois, entr’ouvrant sa bouche fine et rose,
Elle laissait courir sur sa lèvre mi-close
Un sourire craintif ;
Je la vis s’arrêter auprès d’une verveine
Dont elle moissonnait les fleurs naissant à peine,
D’un air triste et pensif.
Elle était là, rêvant, du monde détachée,
Les yeux de pleurs mouillés et la tête penchée
Sous le poids des douleurs,
Et pourtant, le cœur plein de jeunesse bénie,
Le sein tout palpitant d’amour et d’harmonie,
Les mains pleines de fleurs.
Un soir, dans le salon aux sombres boiseries,
Nous étions restés seuls, à la fenêtre assis ;
L’orage avait cessé, les tonnelles fleuries
Répandaient leurs parfums par la pluie adoucis.
La lune tout à coup au sommet des platanes,
Comme une mariée au brillant vêtement,
Apparut et noya de clartés diaphanes
L’angle où le piano sommeillait un moment.
Jusqu’auprès du clavier je conduisis Aimée ;
Elle me laissa faire, et, riant doucement,
Elle éveilla du doigt chaque touche animée,
Et se mit à chanter un vieil air allemand.
C’était une chanson tantôt triste ou joyeuse,
Où parfois le sourire est tout mouillé de pleurs.
La musique en était simple et mélodieuse,
Et les accords vibraient sonores et railleurs.
Elle chanta longtemps, et sa voix frémissante
Longtemps monta dans l’air sur l’aile du refrain ;
Puis elle s’arrêta, troublée et pâlissante,
Et retomba sans force auprès du clavecin.
La nuit venait, au loin murmurait la rivière ;
Les étoiles au ciel montraient leurs bleus regards ;
De légères vapeurs flottaient sur le parterre,
Les rainettes jasaient parmi les nénuphars…
Une larme brilla dans les yeux bruns d’Aimée,
Le piano se tut, et moi, d’un air songeur,
Le cœur tout oppressé, l’âme toute charmée,
Je contemplai son front et son regard en fleur.
Ce regard, rencontrant le mien, semblait lui dire :
— Ma vie, ô pauvre ami, ressemble à ce refrain.
Bien des pleurs sont cachés sous mon pâle sourire,
Maints sanglots étouffés s’agitent dans mon sein.
Pendant longtemps encor je restai sous le charme,
La salle où nous étions s’emplit d’obscurité ;
Je ne vis plus bientôt que la petite larme
Qui luisait dans la nuit comme un point argenté.
Sous les châtaigniers, le long de la haie,
Un soir nous suivions un étroit chemin ;
La brise d’été dans le bois voisin
Faisait soupirer l’ombreuse futaie ;
Soudain sur mon bras elle mit sa main…
Elle était perdue en sa rêverie ;
Comme elle pensif, moi, je contemplais
Ses yeux, sombres fleurs humides, ses traits,
Ses beaux traits remplis de mélancolie,
Et le cœur troublé, tout bas je songeais :
— Dieu ! si je croyais qu’elle dût m’entendre
Sans haine ou mépris parler jusqu’au bout ;
Si ce que je sens, je pouvais le rendre,
Et si je savais me faire comprendre
Rien qu’à demi-mot ; si j’osais surtout…
Oh ! je lui dirais : « Vivre solitaire,
C’est, n’en doutez pas, la pire douleur ;
Il n’est point d’ennui, de triste misère,
De long désespoir, de deuil, que sur terre
On ne puisse à deux changer en bonheur.
« Aimons-nous, laissons les choses du monde
Poursuivre leur cours au gré du hasard,
Et cherchons bien vite un coin quelque part
Où nous goûterons une paix profonde,
Au fond des grands bois, à l’ombre, à l’écart.
« Aimons-nous, l’amour est la liqueur douce
Qu’à la vie amère un Dieu bon mêla ;
Fuir, libres et seuls, où le vent vous pousse,
Rêver oublieux dans l’herbe et la mousse,
Oh ! croyez-le bien, le bonheur est là ;
« Aimons sans retard, car l’heure nous presse ;
Qui sait ? En nos cœurs, la fraîche jeunesse
Peut faire défaut un de ces matins ;
La mort peut venir prendre, avant l’ivresse,
Presque entière encor, la coupe en nos mains. »
Sous les châtaigniers, l’âme toute pleine
De désirs confus et de vains projets,
Marchant à pas lents, ainsi je songeais,
Et vous, ô ma frêle et pâle verveine,
Vous leviez au ciel vos regards distraits.
Comme une humble larme, une étoile claire
Brilla tout à coup, seule, à l’horizon ;
Le grillon chanta sous le vieux buisson ;
L’onde au loin gémit, et dans la clairière
Le rossignol dit sa plainte au doux son.
Pourtant vous restiez calme, indifférente ;
Tout semblait parler, et vous vous taisiez ;
Un soupir ouvrit ma lèvre tremblante,
Dieu seul peut savoir si vous l’entendiez !…
Le vent l’emporta sous les châtaigniers.
Midi brûlait le sol de ses rayons dorés,
Et les bœufs accroupis sommeillaient dans les prés.
Tout reposait : l’oiseau, les blés mûrs, la feuillée ;
Seule, chantait sans fin la cigale éveillée.
Nous vînmes nous asseoir sur l’herbe ; « la chaleur
Avait rougi sa joue et son grand front rêveur.
Elle avait faim. — Derrière une vigne fleurie
Brillait dans le lointain un toit de métairie.
— Prenons par là, dit-elle. — Et nous voilà partis
À travers les halliers, les fossés, les pâtis.
Les portes de la grange étaient au large ouvertes,
Des fourches à la main, les métayers alertes
Rangeaient dans le fenil les foins tout parfumés,
Et deux bœufs ruminaient dans l’étable enfermés.
Un figuier ombrageait une étroite masure :
C’est là qu’on nous mena, dans une salle obscure
Où, tandis qu’on cherchait du pain bis et du lait,
Nous demeurâmes seuls. Par un trou du volet,
Un rayon de soleil, rare et faible lumière,
Se glissait et dorait l’humble pavé de pierre.
La muraille était nue, et, sur les ais pourris,
Des brins d’herbe poussaient, d’humidité nourris.
Aux poutres du plancher de grises araignées
Avaient tissé longtemps leurs toiles épargnées.
— Triste lieu ! dit Aimée, et pourtant, croyez-moi,
J’y vivrais bien heureuse avec vous… avec toi ! —
Ses yeux bruns souriaient ; je pris ses mains tremblantes,
Je couvris de baisers ces yeux, ces mains charmantes,
Ce front pâle et baissé ; je sentis dans mes bras
Battre son pauvre cœur… Soudain un bruit de pas
Suspendit les baisers sur nos lèvres surprises ;
C’était la métayère apportant des cerises
Dans leurs feuillages verts, du pain cuit le matin
Et du lait qui fleurait la lavande et le thym.
Le mal fond sur nous comme une avalanche ;
Au gré du hasard s’en vont nos bonheurs,
Comme au premier vent cette neige blanche
Qui s’envole en mai des pommiers en fleurs.
Dans le chemin creux mouillé de rosée,
Nous nous promenions, seuls, silencieux ;
Je sentis ma main par sa main pressée,
Et je vis des pleurs rouler dans ses yeux.
Le vent gémissait parmi les bruyères,
Quelques gouttes d’eau tombaient du ciel lourd,
L’onde sanglotait sur son lit de pierres,
L’orage grondait avec un bruit sourd.
Un frisson me prit. — Pauvre ami, dit-elle,
Nous ne viendrons plus sur ce doux chemin ;
Je m’en vais bien loin… N’oubliez pas celle
Qui vous aime, hélas ! et qui part demain.
La matinée était humide et pluvieuse,
Des gouttes d’eau brillaient dans l’herbe du chemin ;
Tout dormait, les oiseaux dans les buissons d’yeuse,
Et les fleurs inclinant leur corolle soyeuse :
L’orage seul veillait à l’horizon lointain.
Un arc-en-ciel, joignant deux pentes opposées,
Arrondissait son arche aux mobiles couleurs ;
On eût dit que le ciel aux teintes irisées,
Les fleurs des bois, les prés lavés par les rosées,
Connaissaient mon amour et pleuraient mes douleurs.
À travers les sentiers ombragés de ramée,
J’atteignis cette route aux rapides sommets,
Où, deux heures plus tard, ma pâle bien-aimée,
Triste et les yeux en pleurs, dans sa chaise enfermée,
Devait à mes regards disparaître à jamais.
Sur le bord du chemin, un agreste village
S’éveillait bruyamment aux lueurs du matin ;
Les coqs s’égosillaient sous les toits de feuillage,
Et les bœufs mugissans allaient au pâturage,
Guidés par la chanson d’un pâtre poitevin.
Je me sentis brisé par ces rumeurs soudaines,
Ce gai réveil des champs me navrait ; je partis,
Je courus m’enfoncer sous les voûtes des traînes,
Derrière les abris d’un jeune bois de chênes,
Et là, tremblant, couché dans l’herbe, j’attendis…
Sous le clocher bruni de l’église voisine,
Dont je voyais la croix briller sur la hauteur,
L’Angélus soupira sa prière argentine ;
J’entendis tout à coup rouler une berline,
Galoper des chevaux… C’était elle, ô mon cœur !…
C’était elle, le front penché vers la portière
Et me cherchant des yeux… Quand elle m’aperçut,
Une larme d’argent trembla sous sa paupière ;
Un sourire effleura sa lèvre pâle et fière,
Elle agita sa main, et puis tout disparut.
Je me laissai tomber parmi l’herbe mouillée,
Et je restai couché sur le bord du fossé ;
Un blond soleil dorait la prairie émaillée,
Les oiseaux réjouis chantaient sous la feuillée,
Les bruyères ouvraient leur calice rosé.
Je sentis en mon âme une douleur mortelle ;
Que me faisaient à moi ces chants, ces prés en fleur,
Les rayons du soleil, la terre jeune et belle,
Quand la chaise maudite emportait avec elle
Ma joie et mes amours, ma jeunesse et mon cœur ?…
Dans un pauvre pays du nord de l’Allemagne,
Sur les confins d’un bourg, moitié ville et campagne,
S’élève, solitaire et sombre, une maison ;
La mer non loin de là dit sa plainte éternelle,
Et la mouette grise effleure de son aile
Les rochers dénudés qui bordent l’horizon.
C’est dans ce triste lieu que se mourait Aimée.
Au fond de sa cellule à toute heure enfermée,
Quand sur le toit moussu glissait l’ombre du soir,
Seule et se complaisant dans son âpre souffrance,
Les yeux toujours tournés vers l’étendue immense,
À sa fenêtre ouverte elle venait s’asseoir.
La lune sur les flots traçait de blancs sillages ;
Rapides, effarés, on voyait les nuages,
Comme un pâle troupeau, se confondre et courir ;
Le vent faisait craquer la maison isolée.
— O Dieu, Dieu de merci, murmurait l’exilée,
Je suis lasse, bien lasse, et je voudrais mourir !…
Ce noir logis semblait hanté des mauvais rêves,
Les vagues mugissaient en roulant sur les grèves,
Le vent d’hiver pleurait dans les longs corridors ;
Les portes sur leurs gonds criaient : dans la grand’salle
Elle entendait des pas retentir sur la dalle
Et des voix d’autrefois l’appelaient au dehors…
En face des vieux murs, dans la plaine déserte,
Seul, un pin balançait sa tête toujours verte,
Feuillage désolé, tronc noueux, gris rameaux.
Quand la lune, à minuit, vers la vague calmée
Descendait, le grand pin, près du chevet d’Aimée,
Dessinait son profil sur les pâles rideaux.
Elle rêvait peut-être alors à ses bruyères,
Aux châtaigniers touffus semés dans les clairières,
À ses jasmins chéris qu’elle voyait fleurir…
Éveillée en sursaut au bruit de la tempête ;
— Prenez-moi, disait-elle, ô Dieu, me voilà prête !
Je suis lasse, bien lasse, et je voudrais mourir !
L’an d’après, comme une étrangère,
Elle vint, par un soir de mai,
Revoir sa maison solitaire
Et son doux pays bien-aimé.
La nuit tombait, tiède et sereine,
Comme au bon temps de son bonheur,
Et la haie était toute pleine
De bouquets d’aubépine en fleur.
Le vent dans le taillis sonore
Soupirait, et dans le lointain
Parfois on entendait encore
Chanter le tic-tac du moulin.
Sur les marches de pierre grise,
La servante, ainsi qu’autrefois,
Près du logis était assise,
Tournant son fuseau dans ses doigts.
Tout était à la même place :
Les verveines dans le jardin ;
À l’angle de la salle basse,
Le vieux et poudreux clavecin…
Dans la demeure abandonnée,
Pleine encor de son souvenir,
Seul, le bonheur de l’autre année
Ne devait jamais revenir.
Plus jamais !… A cette pensée,
Ses yeux se noyèrent de pleurs.
Elle s’arrêta. — La rosée
Brillait dans les lilas en fleurs ;
Les roses s’ouvraient, les phalènes
Sortaient des massifs d’alentour ;
Le rossignol, dans les grands frênes,
Disait sa peine et son amour.
Aimée, immobile et muette,
Sentit tout son corps se glacer ;
Elle cueillit une fleurette
Pour y mettre un dernier baiser,
Et puis,… défaillante et brisée
Sous le poids de son abandon,
Elle alla tomber épuisée
Sur les degrés de sa maison.
Elle mourut. Son corps, dans sa chambre de vierge,
Son beau corps amaigri tout un jour fut couché ;
Près du lit la clarté vacillante d’un cierge
Animait d’un reflet son front demi-penché.
Sur sa lèvre muette, on eût dit que la vie
Par un suprême effort allait se réveiller.
L’encens brûlait, la chambre était toute remplie
De roses qu’autour d’elle on venait d’effeuiller ;
Un brin de buis bénit trempait dans l’eau lustrale,
Entre ses mains en croix un christ était placé.
Aux premiers blancs rayons de l’aube matinale,
On la mit sans pitié dans son cercueil glacé,
Et ce fut tout. Au fond de la chambrette grise,
Le cierge seul jeta son éclat affaibli,
Tandis qu’on l’emmenait aux sons des chants d’église
Vers l’asile où l’on dort dans la paix de l’oubli.
Son convoi s’avança lentement sur la route,
Lentement il longea les murs de son jardin,
Et puis il disparut sous les sureaux en voûte
Qui bordent le chemin.
Ces arbrisseaux tremblans dont elle était l’amie,
Qui tant de fois avaient écouté ses douleurs,
Secouaient doucement sur leur sœur endormie
Leurs ombelles de fleurs.
O sureaux parfumés, routes d’arbres couvertes,
Où tous deux bien souvent nous cheminions le soir,
Était-ce donc ainsi que sous vos branches vertes
Vous deviez la revoir ?
Lorsque parfois, après nos longues promenades,
Nous revenions ensemble, heureux, vers son logis,
Regardant le soleil s’enfuir sous les arcades
Des nuages rougis,
Écoutant les chansons des grillons et des pâtres,
Arrachant une fleur aux arbres du buisson,
Et nous montrant de loin les vers luisans bleuâtres
Semés dans le gazon ;
Quand les merles sifflaient parmi les jeunes feuilles,
Quand le vent, tiède encor, sur son aile amenait
Jusqu’à nous les parfums des lointains chèvrefeuilles,
Quand le ciel rayonnait ;
Qui l’eût dit, ô mon Dieu, qui l’eût dit, ô nature,
Que vos gazons épais, vos agrestes senteurs,
Que vos flots de rayons, vos masses de verdure,
Vos oiseaux et vos fleurs,
Que tous ces chers témoins de notre amour passée
Ne verraient plus venir sur ce chemin en deuil
Qu’une dépouille froide, une cendre glacée
Sous le bois d’un cercueil ?
Quand tu chantais le soir, qui l’eût dit, pauvre Aimée,
Que, deux printemps après, dès les premiers beaux jours,
Ta voix serait éteinte, et ta lèvre fermée,
Muette pour toujours ?
Toujours !… Ne plaignez pas celui qui sur la terre
Voit rouler dans l’oubli son amour abîmé ;
Ne plaignez pas celui dont le cœur solitaire
Aime sans être aimé ;
Non, car ils sont heureux, car la verte espérance
Les berce de son aile et les soutient encor,
Car ils dorment contens de leur chère souffrance,
Et font des rêves d’or ;
Ils peuvent chaque jour, chaque soir, à chaque heure
Revoir la femme aimée, et peut-être parfois
Franchir en frissonnant le seuil de sa demeure
Pour entendre sa voix ;
Ce n’est pas un fantôme, elle vit, elle est belle,
Sa lèvre est purpurine et son sang est vermeil,
Son sein frémit, son cœur bat, son œil étincelle
Comme un riant soleil…
Mais la main qu’on pressait entre des mains brûlantes,
Mais ce front tiède et pur qu’on couvrait de baisers,
Cette bouche d’enfant, ces grands yeux, fleurs vivantes,
Ces chairs aux tons rosés,
Ne plus les retrouver… Sur ces beautés pâlies
Voir jeter sans pitié la terre du chemin,
Et pleurer ses amours, hélas ! ensevelies
Sous deux ais de sapin ;
Se rappeler ses chants, son jeune et frais sourire,
Les entretiens du soir sous les noyers feuillus,
Tous ces jours de délice et de joie, et se dire :
Ils ne reviendront plus !
Voilà la douleur vraie, amère, intarissable,
Celle qui laisse au front de ceux qu’elle a blessés
Un stigmate éternel, un signe ineffaçable
De leurs malheurs passés.
N’es-tu donc plus qu’un nom, Aimée, ô ma verveine !
De l’on être charmant rien n’est-il plus resté,
Rien de ton fier regard, de ta voix de sirène,
De ta vive beauté ?…
Souvent, lorsque la nuit s’étend sur la vallée,
Dans mon réduit qu’emplit l’obscurité du soir,
Une forme légère, indécise et voilée
Près de moi vient s’asseoir ;
Je l’entends qui soupire : à cette voix chérie,
À ces accens connus, mon cœur tremblant d’émoi,
Mon cœur palpite encore, et soudain je m’écrie :
— Bien-aimée ! est-ce toi ?… —
Mes paroles s’en vont mourir dans le silence,
Et je n’entends plus rien que le vent dans la nuit,
Et le fantôme blanc dans ma main qui s’avance
Glisse et s’évanouit.
Seul, quand les visions au loin sont envolées,
Seul, je te vois toujours à mon seuil revenir,
Fidèle compagnon des âmes désolées,
Pâle ombre, ô souvenir !
Dans un pays lointain où fleurit la bruyère,
Où parmi les ajoncs grandit maint châtaignier,
Il est un tertre humide au fond d’un cimetière,
Où personne ne vient s’incliner et prier.
Celle dont la dépouille est d’herbe recouverte
Mourut au mois de mai dans sa jeunesse en fleur,
Fraîche comme sa sœur la jeune feuille verte,
Pleine d’accords vibrans comme l’oiseau chanteur.
Son cœur tout palpitant, sa poitrine remplie
D’harmonie et d’amour, son regard… tout est mort,
Et de deux yeux amis nulle larme jaillie
N’a coulé sur la mousse où la pauvre enfant dort.
Feuilles tremblant au vent, pâlissante verdure,
Sur sa fosse tombez des saules éplorés ;
Sureaux baignés de pluie, aulnes au doux murmure,
Secouez vos rameaux à ses pieds, et pleurez.
Chante, toi qu’elle aimait, petit grillon de l’âtre,
Et vous, chers oiselets de l’arrière-saison,
Merle au plumage noir et mésange bleuâtre,
Soupirez sur sa tête une triste chanson.
Vers sa tombe, volez, bouvreuils, à tire-d’aile,
Et tous, insecte, oiseaux, arbrisseaux demi-nus,
Pleurez, chantez, priez, gémissez autour d’elle ;
C’est la fête aujourd’hui de ceux qui ne sont plus.
L’air est tiède, les prés verdissent,
Les pommiers du jardin fleurissent :
C’est le printemps, le renouveau.
Dans le cimetière en ruine,
L’herbe haute et fraîche s’incline
Sur la pierre d’un tombeau.
Là-bas, au fond de la vallée,
Par les aulnes demi-voilée,
La rivière semble dormir,
Et le vent du soir qui s’élève,
L’oiseau qui s’enfuit comme un rêve,
La font à peine frémir.
Derrière la feuillée ombreuse,
Le moulin à la voix railleuse
Fredonne les mêmes chansons
Qu’il disait aux chères années
Où nous passions des matinées
À l’abri de ses buissons.
Pas une trace de souffrance ;
Tout est joyeuse indifférence ;
Partout des parfums et des fleurs…
Tu renais, cruelle nature,
Et tu couvres de ta verdure
Les traces de nos douleurs.
Le soleil fuit, le vent soupire ;
La lune d’or monte et se mire
Dans la rivière, bleu miroir ;
Sur les prés qu’un brouillard argente
Et sur la forêt murmurante
Descend le calme du soir.
Un rayon d’étoile se glisse
Jusqu’à la tombe que tapisse
La mousse aux tissus de velours ;
L’étoile, blanche et radieuse,
À la tombe silencieuse
Semble conter ses amours.
Astre tremblant, pure étincelle,
Es-tu la demeure nouvelle
De ma bien-aimée aux doux yeux ?
Es-tu son regard qui s’abaisse,
Étoile, brillante promesse
D’un monde mystérieux ?…
Mais des hauteurs du ciel sans voile,
Ainsi qu’une larme, l’étoile
Tombe et s’évanouit soudain.
Et toujours, au fond de la plaine,
On entend dans la nuit sereine
Le chant railleur du moulin.
ANDRE THEURIET