Indiana/Chapitre 02

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 6-8).
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II.

Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana Delmare et sir Ralph, ou, si vous l’aimez mieux, M. Rodolphe Brown, restèrent vis-à-vis l’un de l’autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari eût été entre eux deux. L’Anglais ne songeait nullement à se justifier, et madame Delmare sentait qu’elle n’avait pas de reproches sérieux à lui faire ; car il n’avait parlé qu’à bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement.

— Ce n’est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle ; je vous avais défendu de répéter ces paroles échappées dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j’aurais voulu instruire de mon mal.

— Je ne vous conçois pas, ma chère, répondit sir Ralph ; vous êtes malade, et vous ne voulez pas vous soigner. Il fallait donc choisir entre la chance de vous perdre et la nécessité d’avertir votre mari ?

— Oui, dit madame Delmare avec un sourire triste, et vous avez pris le parti de prévenir l’autorité !

— Vous avez tort, vous avez tort, sur ma parole, de vous laisser aigrir ainsi contre le colonel ; c’est un homme d’honneur, un digne homme.

— Mais qui vous dit le contraire, sir Ralph ?…

— Eh ! vous-même, sans le vouloir. Votre tristesse, votre état maladif, et comme il le remarque lui-même, vos yeux rouges, disent à tout le monde et à toute heure que vous n’êtes pas heureuse…

— Taisez-vous, sir Ralph, vous allez trop loin. Je ne vous ai pas permis de savoir tant de choses.

— Je vous fâche, je le vois ; que voulez-vous ! je ne suis pas adroit ; je ne connais pas les subtilités de votre langue, et puis j’ai beaucoup de rapports avec votre mari. J’ignore absolument comme lui, soit en anglais, soit en français, ce qu’il faut dire aux femmes pour les consoler. Un autre vous eût fait comprendre, sans vous la dire, la pensée que je viens de vous exprimer si lourdement ; il eût trouvé l’art d’entrer bien avant dans votre confiance sans vous laisser apercevoir ses progrès, et peut-être eût-il réussi à soulager un peu votre cœur, qui se raidit et se ferme devant moi. Ce n’est pas la première fois que je remarque combien, en France particulièrement, les mots ont plus d’empire que les idées. Les femmes surtout…

— Oh ! vous avez un profond dédain pour les femmes, mon cher Ralph. Je suis ici seule contre deux ; je dois donc me résoudre à n’avoir jamais raison.

— Donne-nous tort, ma chère cousine, en te portant bien, en reprenant ta gaieté, ta fraîcheur, ta vivacité d’autrefois ; rappelle-toi l’île Bourbon et notre délicieuse retraite de Bernica, et notre enfance si joyeuse, et notre amitié aussi vieille que toi…

— Je me rappelle aussi mon père… » dit Indiana en appuyant tristement sur cette réponse et en mettant sa main dans la main de sir Ralph.

Ils retombèrent dans un profond silence.

« Indiana, dit Ralph après une pause, le bonheur est toujours à notre portée. Il ne faut souvent qu’étendre la main pour s’en saisir. Que te manque-t-il ? Tu as une honnête aisance préférable à la richesse, un mari excellent qui t’aime de tout son cœur, et, j’ose le dire, un ami sincère et dévoué… »

Madame Delmare pressa faiblement la main de sir Ralph, mais elle ne changea pas d’attitude ; sa tête resta penchée sur son sein, et ses yeux humides attachés sur les magiques effets de la braise.

« Votre tristesse, ma chère amie, poursuivit sir Ralph, est un état purement maladif ; lequel de nous peut échapper au chagrin, au spleen ? Regardez au-dessous de vous, vous y verrez des gens qui vous envient avec raison. L’homme est ainsi fait, toujours il aspire à ce qu’il n’a pas… »

Je vous fais grâce d’une foule d’autres lieux communs que débita le bon sir Ralph d’un ton monotone et lourd comme ses pensées. Ce n’est pas que sir Ralph fût un sot, mais il était là tout à fait hors de son élément. Il ne manquait ni de bon sens ni de savoir ; mais consoler une femme, comme il l’avouait lui-même, était un rôle au-dessus de sa portée. Et cet homme comprenait si peu le chagrin d’autrui, qu’avec la meilleure volonté possible d’y porter remède, il ne savait y toucher que pour l’envenimer. Il sentait si bien sa gaucherie, qu’il se hasardait rarement à s’apercevoir des afflictions de ses amis ; et cette fois, il faisait des efforts inouïs pour remplir ce qu’il regardait comme le plus pénible devoir de l’amitié.

Quand il vit que madame Delmare ne l’écoutait qu’avec effort, il se tut, et l’on n’entendit plus que les mille petites voix qui bruissent dans le bois embrasé, le chant plaintif de la bûche qui s’échauffe et se dilate, le craquement de l’écorce qui se crispe avant d’éclater, et ces légères explosions phosphorescentes de l’aubier qui fait jaillir une flamme bleuâtre. De temps à autre, le hurlement d’un chien venait se mêler au faible sifflement de la bise qui se glissait dans les fentes de la porte et au bruit de la pluie qui fouettait les vitres. Cette soirée était une des plus tristes qu’eût encore passées madame Delmare dans son petit manoir de la Brie.

Et puis je ne sais quelle attente vague pesait sur cette âme impressionnable et sur ses fibres délicates. Les êtres faibles ne vivent que de terreurs et de pressentiments. Madame Delmare avait toutes les superstitions d’une créole nerveuse et maladive ; certaines harmonies de la nuit, certains jeux de la lune lui faisaient croire à de certains événements, à de prochains malheurs, et la nuit avait pour cette femme rêveuse et triste un langage tout de mystères et de fantômes qu’elle seule savait comprendre et traduire suivant ses craintes et ses souffrances.

« Vous direz encore que je suis folle, dit-elle en retirant sa main que tenait toujours sir Ralph, mais je ne sais quelle catastrophe se prépare autour de nous. Il y a ici un danger qui pèse sur quelqu’un… sur moi, sans doute… ; mais… tenez, Ralph, je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée… J’ai peur, ajouta-t-elle en frissonnant, je me sens mal. »

Et ses lèvres devinrent aussi blanches que ses joues. Sir Ralph effrayé, non des pressentiments de madame Delmare, qu’il regardait comme les symptômes d’une grande atonie morale, mais de sa pâleur mortelle, tira vivement la sonnette pour demander des secours. Personne ne vint, et Indiana s’affaiblissant de plus en plus, Ralph, épouvanté, l’éloigna du feu, la déposa sur une chaise longue, et courut au hasard, appelant les domestiques, cherchant de l’eau, des sels, ne trouvant rien, brisant toutes les sonnettes, se perdant à travers le dédale des appartements obscurs, et se tordant les mains d’impatience et de dépit contre lui-même.

Enfin l’idée lui vint d’ouvrir la porte vitrée qui donnait sur le parc, et d’appeler tour à tour Lelièvre et Noun, la femme de chambre créole de madame Delmare.

Quelques instants après, Noun accourut d’une des plus sombres allées du parc, et demanda vivement si madame Delmare se trouvait plus mal que de coutume.

« Tout à fait mal, » répondit sir Brown.

Tous deux rentrèrent au salon et prodiguèrent leurs soins à madame Delmare évanouie, l’un avec tout le zèle d’un empressement inutile et gauche, l’autre avec l’adresse et l’efficacité d’un dévouement de femme.

Noun était la sœur de lait de madame Delmare ; ces deux jeunes personnes, élevées ensemble, s’aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné, effaçait de beaucoup, par sa beauté resplendissante, la beauté pâle et frêle de madame Delmare ; mais la bonté de leur cœur et la force de leur attachement étouffaient entre elles tout sentiment de rivalité féminine.

Lorsque madame Delmare revint à elle, la première chose qu’elle remarqua fut l’altération des traits de sa femme de chambre, le désordre de sa chevelure humide, et l’agitation qui se trahissait dans tous ses mouvements.

« Rassure-toi donc, ma pauvre enfant, lui dit-elle avec bonté ; mon mal te brise plus que moi-même. Va, Noun, c’est à toi de te soigner ; tu maigris et tu pleures comme si ce n’était pas à toi de vivre ; ma bonne Noun, la vie est si joyeuse et si belle devant toi ! »

Noun pressa avec effusion la main de madame Delmare contre ses lèvres, et dans une sorte de délire jetant autour d’elle des regards effarés :

— Mon Dieu ! dit-elle, Madame, savez-vous pourquoi monsieur Delmare est dans le parc ?

— Pourquoi ? répéta Indiana perdant aussitôt le faible incarnat qui avait reparu sur ses joues, mais attends donc, je ne sais plus… Tu me fais peur ! Qu’y a-t-il donc ?

— Monsieur Delmare, répondit Noun d’une voix entrecoupée, prétend qu’il y a des voleurs dans le parc. Il fait sa ronde avec Lelièvre, tous deux armés de fusils…

— Eh bien ? dit Indiana, qui semblait attendre quelque affreuse nouvelle.

— Eh bien ! Madame, reprit Noun en joignant les mains avec égarement, n’est-ce pas affreux de songer qu’ils vont tuer un homme ?…

— Tuer ! s’écria madame Delmare en se levant avec la terreur crédule d’un enfant alarmé par les récits de sa bonne.

— Ah ! oui, ils le tueront, dit Noun avec des sanglots étouffés.

— Ces deux femmes sont folles, pensa sir Ralph, qui regardait cette scène étrange d’un air stupéfait. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui-même, toutes les femmes le sont.

— Mais, Noun, que dis-tu là ? reprit madame Delmare ; est-ce que tu crois aux voleurs ?

— Oh ! si c’étaient des voleurs ! mais quelque pauvre paysan peut-être, qui vient dérober une poignée de bois pour sa famille.

— Oui, ce serait affreux, en effet !… Mais ce n’est pas probable ; à l’entrée de la forêt de Fontainebleau, et lorsqu’on peut si facilement y dérober du bois, ce n’est pas dans un parc fermé de murs qu’on viendrait s’exposer… Bah ! M. Delmare ne trouvera personne dans le parc ; rassure-toi donc…

Mais Noun n’écoutait pas ; elle allait de la fenêtre du salon à la chaise longue de sa maîtresse, elle épiait le moindre bruit, elle semblait partagée entre l’envie de courir après M. Delmare et celle de rester auprès de la malade.

Son anxiété parut si étrange, si déplacée à M. Brown, qu’il sortit de sa douceur habituelle, et, lui pressant fortement le bras :

« Vous avez donc perdu l’esprit tout à fait ? lui dit-il ; ne voyez-vous pas que vous épouvantez votre maîtresse, et que vos sottes frayeurs lui font un mal affreux ? »

Noun ne l’avait pas entendu ; elle avait tourné les yeux vers sa maîtresse, qui venait de tressaillir sur sa chaise comme si l’ébranlement de l’air eût frappé ses sens d’une commotion électrique. Presque au même instant le bruit d’un coup de fusil fit trembler les vitres du salon, et Noun tomba sur ses genoux.

— Quelles misérables terreurs de femmes ! s’écria sir Ralph, fatigué de leur émotion ; tout à l’heure on va vous apporter en triomphe un lapin tué à l’affût, et vous rirez de vous-mêmes.

— Non, Ralph, dit madame Delmare en marchant d’un pas ferme vers la porte, je vous dis qu’il y a du sang humain répandu. »

Noun jeta un cri perçant et tomba sur le visage.

On entendit alors la voix de Lelièvre qui criait du côté du parc :

« Il y est ! il y est ! Bien ajusté, mon colonel ! le brigand est par terre !… »

Sir Ralph commença à s’émouvoir. Il suivit madame Delmare. Quelques instants après on apporta sous le péristyle de la maison un homme ensanglanté et ne donnant aucun signe de vie.

« Pas tant de bruit ! pas tant de cris ! disait avec une gaieté rude le colonel à tous ses domestiques effrayés qui s’empressaient autour du blessé ; ceci n’est qu’une plaisanterie, mon fusil n’était chargé que de sel. Je crois même que je ne l’ai pas touché ; il est tombé de peur.

— Mais ce sang, Monsieur, dit madame Delmare d’un ton de profond reproche, est-ce la peur qui le fait couler ?

— Pourquoi êtes-vous ici, Madame ? s’écria M. Delmare, que faites-vous ici ?

— J’y viens pour réparer, comme c’est mon devoir, le mal que vous faites, Monsieur, » répondit-elle froidement.

Et s’avançant vers le blessé avec un courage dont aucune des personnes présentes ne s’était encore sentie capable, elle approcha une lumière de son visage.

Alors, au lieu des traits et de vêtements ignobles qu’on s’attendait à voir, on trouva un jeune homme de la plus noble figure, et vêtu avec recherche, quoique en habit de chasse. Il avait une main blessée assez légèrement, mais ses vêtements déchirés et son évanouissement annonçaient une chute grave.

« Je le crois bien ! dit Lelièvre ; il est tombé de vingt pieds de haut. Il enjambait le sommet du mur quand le colonel l’a ajusté, et quelques grains de petit plomb ou de sel dans la main droite l’auront empêché de prendre son appui. Le fait est que je l’ai vu rouler, et qu’arrivé en bas il ne songeait guère à se sauver, le pauvre diable !

— Est-ce croyable, dit une femme de service, qu’on s’amuse à voler quand on est couvert si proprement ?

— Et ses poches sont pleines d’or ! dit un autre qui avait détaché le gilet du prétendu voleur.

— Cela est étrange, dit le colonel, qui regardait, non sans une émotion profonde, l’homme étendu devant lui. Si cet homme est mort, ce n’est pas ma faute ; examinez sa main, Madame, et, si vous y trouvez un grain de plomb…

— J’aime à vous croire, monsieur, répondit madame Delmare, qui, avec un sang-froid et une force morale dont personne ne l’eût crue capable, examinait attentivement le pouls et les artères du cou. Aussi bien, ajouta-t-elle, il n’est pas mort, et de prompts secours lui sont nécessaires. Cet homme n’a pas l’air d’un voleur et mérite peut-être des soins ; et lors même qu’il n’en mériterait pas, notre devoir, à nous autres femmes, est de lui en accorder. »

Alors madame Delmare fit transporter le blessé dans la salle de billard, qui était la plus voisine. On jeta un matelas sur quelques banquettes, et Indiana, aidée de ses femmes, s’occupa de panser la main malade, tandis que sir Ralph, qui avait des connaissances en chirurgie, pratiqua une abondante saignée.



Mais ce sang, Monsieur. (Page 7.)

Pendant ce temps, le colonel, embarrassé de sa contenance, se trouvait dans la situation d’un homme qui s’est montré plus méchant qu’il n’avait l’intention de l’être. Il sentait le besoin de se justifier aux yeux des autres, ou plutôt de se faire justifier par les autres aux siens propres. Il était donc resté sous le péristyle au milieu de ses serviteurs, se livrant avec eux aux longs commentaires si chaudement prolixes et si parfaitement inutiles qu’on fait toujours après l’événement. Lelièvre avait déjà expliqué vingt fois, avec les plus minutieux détails, le coup de fusil, la chute et ses résultats, tandis que le colonel, redevenu bonhomme au milieu des siens, ainsi qu’il l’était toujours après avoir satisfait sa colère, incriminait les intentions d’un homme qui s’introduit dans une propriété particulière, la nuit, par-dessus les murs. Chacun était de l’avis du maître, lorsque le jardinier, le tirant doucement à part, l’assura que le voleur ressemblait comme deux gouttes d’eau de vin blanc à un jeune propriétaire récemment installé dans le voisinage, et qu’il avait vu parler à mademoiselle Noun trois jours auparavant, à la fête champêtre de Rubelles.

Ces renseignements donnèrent un autre cours aux idées de M. Delmare ; son large front, luisant et chauve, se sillonna d’une grosse veine dont le gonflement était chez lui le précurseur de l’orage.

« Morbleu ! se dit-il en serrant les poings, madame Delmare prend bien de l’intérêt à ce godelureau qui pénètre chez moi par-dessus les murs ! »

Et il entra dans la salle de billard, pâle et frémissant de colère.