Indiana/Chapitre 13

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 32-35).
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XIII.

Lorsque sir Ralph revint de la chasse et qu’il consulta comme à l’ordinaire le pouls de madame Delmare en l’abordant, Raymon, qui l’observait attentivement, remarqua une nuance imperceptible de surprise et de plaisir sur ses traits paisibles. Et puis, par je ne sais quelle pensée secrète, le regard de ces deux hommes se rencontra, et les yeux clairs de sir Ralph, attachés comme ceux d’une chouette sur les yeux noirs de Raymon, les firent baisser involontairement. Pendant le reste du jour la contenance du baronnet auprès de madame Delmare eut, au travers de son apparente imperturbabilité, quelque chose d’attentif, quelque chose qu’on aurait pu appeler de l’intérêt ou de la sollicitude, si sa physionomie eût été capable de refléter un sentiment déterminé. Mais Raymon s’efforça vainement de chercher s’il y avait de la crainte ou de l’espoir dans ses pensées ; Ralph fut impénétrable.

Tout à coup, comme il se tenait à quelques pas derrière le fauteuil de madame Delmare, il entendit Ralph lui dire à demi-voix :

« Tu ferais bien, cousine, de monter à cheval demain.

— Mais vous savez, répondit-elle, que je n’ai pas de cheval pour le moment.

— Nous t’en trouverons un. Veux-tu suivre la chasse avec nous ? »

Madame Delmare chercha différents prétextes pour s’en dispenser. Raymon comprit qu’elle préférait rester avec lui, mais il crut remarquer aussi que son cousin mettait une insistance étrange à l’en empêcher. Quittant alors le groupe qu’il occupait, il s’approcha d’elle et joignit ses instances à celles de sir Ralph. Il se sentait de l’aigreur contre cet importun chaperon de madame Delmare, et résolut de tourmenter sa surveillance.

« Si vous consentez à suivre la chasse, dit-il à Indiana, vous m’enhardirez, Madame, à imiter votre exemple. J’aime peu la chasse, mais, pour avoir le bonheur d’être votre écuyer…

— En ce cas, j’irai, » répondit étourdiment Indiana.

Elle échangea un regard d’intelligence avec Raymon ; mais, si rapide qu’il fût, Ralph le saisit au passage, et Raymon ne put, pendant toute la soirée, la regarder ou lui adresser la parole sans rencontrer les yeux ou l’oreille de M. Brown. Un sentiment d’aversion et presque de jalousie s’éleva alors dans son âme. De quel droit ce cousin, cet ami de la maison, s’érigeait-il en pédagogue auprès de la femme qu’il aimait ? Il jura que sir Ralph s’en repentirait, et chercha l’occasion de l’irriter sans compromettre madame Delmare ; mais ce fut impossible. Sir Ralph faisait les honneurs de chez lui avec une politesse froide et digne, qui ne donnait prise à aucune épigramme, à aucune contradiction.



En descendant sous le péristyle, Raymon vit madame Delamare en amazone. (Page 33.)

Le lendemain, avant qu’on eût sonné la diane, Raymon vit entrer chez lui la solennelle figure de son hôte. Il y avait dans ses manières quelque chose de plus raide encore qu’à l’ordinaire, et Raymon sentit battre son cœur de désir et d’impatience à l’espoir d’une provocation. Mais il s’agissait tout simplement d’un cheval de selle que Raymon avait amené à Bellerive et qu’il avait témoigné l’intention de vendre. En cinq minutes le marché fut conclu ; sir Ralph ne fit aucune difficulté sur le prix, et tira de sa poche un rouleau d’or qu’il compta sur la cheminée avec un sang-froid tout à fait bizarre, ne daignant pas faire attention aux plaintes que Raymon lui adressait sur une exactitude si scrupuleuse. Puis, comme il sortait, il revint sur ses pas pour lui dire :

« Monsieur, le cheval m’appartient dès aujourd’hui ? »

Alors Raymon crut s’apercevoir qu’il s’agissait de l’empêcher d’aller à la chasse, et il déclara assez sèchement qu’il ne comptait pas suivre la chasse à pied.

« Monsieur, répondit sir Ralph avec une légère ombre d’affectation, je connais trop les lois de hospitalité… »

Et il se retira.

En descendant sous le péristyle, Raymon vit madame Delmare en amazone, jouant gaiement avec Ophélia, qui déchirait son mouchoir de batiste. Ses joues avaient retrouvé une légère teinte purpurine, ses yeux brillaient d’un éclat longtemps perdu. Elle était déjà redevenue jolie ; les boucles de ses cheveux noirs s’échappaient de son petit chapeau ; cette coiffure la rendait charmante et la robe de drap boutonnée du haut en bas dessinait sa taille fine et souple. Le principal charme des créoles, selon moi, c’est que l’excessive délicatesse de leurs traits et de leurs proportions leur laisse longtemps la gentillesse de l’enfance. Indiana, rieuse et folâtre, semblait maintenant avoir quatorze ans.

Raymon, frappé de sa grâce, éprouva un sentiment de triomphe et lui adressa sur sa beauté le compliment le moins fade qu’il put trouver.

« Vous étiez inquiet de ma santé, lui dit-elle tout bas ; ne voyez-vous pas que je veux vivre ? »

Il ne put lui répondre que par un regard de bonheur et de reconnaissance. Sir Ralph amenait lui-même le cheval de sa cousine ; Raymon reconnut celui qu’il venait de vendre.

« Comment ! dit avec surprise madame Delmare, qui l’avait vu essayer la veille dans la cour du château, M. de Ramière a donc l’obligeance de me prêter son cheval ?

— N’avez-vous pas admiré hier la beauté et la docilité de cet animal ? lui dit sir Ralph ; il est à vous dès aujourd’hui. Je suis fâché, ma chère, de n’avoir pu vous l’offrir plus tôt.

— Vous devenez facétieux, mon cousin, dit madame Delmare ; je ne comprends rien à cette plaisanterie. Qui dois-je remercier, de M. de Ramière qui consent à me prêter sa monture, ou de vous qui lui en avez peut-être fait la demande ?

— Il faut, dit M. Delmare, remercier ton cousin, qui a acheté ce cheval pour toi et qui t’en fait présent.

— Est-ce vrai, mon bon Ralph ? dit madame Delmare en caressant le joli animal avec la joie d’une petite fille qui reçoit sa première parure.

— N’était-ce pas chose convenue, que je te donnerais un cheval en échange du meuble que tu brodes pour moi ? Allons, monte-le, ne crains rien. J’ai observé son caractère, et je l’ai essayé encore ce matin. » Indiana sauta au cou de sir Ralph, et de là sur le cheval de Raymon, qu’elle fit caracoler avec hardiesse.

Toute cette scène de famille se passait dans un coin de la cour, sous les yeux de Raymon. Il éprouva un violent sentiment de dépit en voyant l’affection simple et confiante de ces gens-là s’épancher devant lui, qui aimait avec passion et qui n’avait peut-être pas un jour entier à posséder Indiana.

« Que je suis heureuse ! lui dit-elle en l’appelant à son côté dans l’avenue. Il semble que ce bon Ralph ait deviné le présent qui pouvait m’être le plus précieux. Et vous, Raymon, n’êtes-vous pas heureux aussi de voir le cheval que vous montiez passer entre mes mains ? Oh ! qu’il sera l’objet d’une tendre prédilection ! Comment l’appeliez-vous ! Dites, je ne veux pas lui ôter le nom que vous lui avez donné…

— S’il y a quelqu’un d’heureux ici, répondit Raymon, c’est votre cousin, qui vous fait des présents et que vous embrassez si joyeusement.

— En vérité ! dit-elle en riant, seriez-vous jaloux de cette amitié et de ces gros baisers ?

— Jaloux, peut-être, Indiana ; je ne sais pas. Mais quand ce cousin jeune et vermeil pose ses lèvres sur les vôtres, quand il vous prend dans ses bras pour vous asseoir sur le cheval qu’il vous donne et que je vous vends, j’avoue que je souffre. Non ! Madame, je ne suis pas heureux de vous voir maîtresse du cheval que j’aimais. Je conçois bien qu’on soit heureux de vous l’offrir ; mais faire le rôle de marchand pour fournir à un autre le moyen de vous être agréable, c’est une humiliation délicatement ménagée de la part de sir Ralph. Si je ne pensais qu’il a eu tout cet esprit à son insu, je voudrais m’en venger.

— Oh ! fi ! cette jalousie ne vous sied pas ! Comment notre intimité bourgeoise peut-elle vous faire envie, à vous qui devez être pour moi en dehors de la vie commune et me créer un monde d’enchantement, à vous seul ! Je suis déjà mécontente de vous, Raymon, je trouve qu’il y a comme de l’amour-propre blessé dans ce sentiment d’humeur contre mon pauvre cousin. Il semble que vous soyez plus jaloux des tièdes préférences que je lui donne en public que de l’affection exclusive que j’aurais pour un autre en secret.

— Pardon ! pardon ! Indiana, j’ai tort ; je ne suis pas digne de toi, ange de douceur et de bonté ; mais, je l’avoue, j’ai cruellement souffert des droits que cet homme semble s’arroger.

— S’arroger ! lui, Raymon ! Vous ne savez donc pas quelle reconnaissance sacrée nous enchaîne à lui ? vous ne savez donc pas que sa mère était la sœur de la mienne ; que nous sommes nés dans la même vallée ; que son adolescence a protégé mes premiers ans ; qu’il a été mon seul appui, mon seul instituteur, mon seul compagnon à l’île Bourbon ; qu’il m’a suivie partout ; qu’il a quitté le pays que je quittais pour venir habiter celui que j’habite ; qu’en un mot, c’est le seul être qui m’aime et qui s’intéresse à ma vie ?

— Malédiction ! tout ce que vous me dites, Indiana, envenime la plaie. Il vous aime donc bien, cet Anglais ? Savez-vous comment je vous aime, moi ?

— Ah ! ne comparons point. Si une affection de même nature vous rendait rivaux, je devrais la préférence au plus ancien. Mais ne craignez pas, Raymon, que je vous demande jamais de m’aimer à la manière de Ralph.

— Expliquez-moi donc cet homme, je vous en supplie ; car qui pourrait pénétrer sous son masque de pierre ?

— Faut-il que je fasse les honneurs de mon cousin moi-même ? dit-elle en souriant. J’avoue que j’ai de la répugnance à le peindre ; je l’aime tant, que je voudrais le flatter ; tel qu’il est, j’ai peur que vous ne le trouviez pas assez beau. Essayez donc de m’aider ; voyons, que vous semble-t-il ?

— Sa figure (pardon si je vous blesse) annonce un homme complètement nul ; cependant il y a du bon sens et de l’instruction dans ses discours quand il daigne parler ; mais il s’en acquitte si péniblement, si froidement, que personne ne profite de ses connaissances, tant son débit vous glace et vous fatigue. Et puis il y a dans ses pensées quelque chose de commun et de lourd que ne rachète point la pureté méthodique de l’expression. Je crois que c’est un esprit imbu de toutes les idées qu’on lui a données, et trop apathique et trop médiocre pour en avoir à lui en propre. C’est tout juste l’homme qu’il faut pour être regardé dans le monde comme un esprit sérieux. Sa gravité fait les trois quarts de son mérite, sa nonchalance fait le reste.

— Il y a du vrai dans ce portrait, répondit Indiana, mais il y a aussi de la prévention. Vous tranchez hardiment des doutes que je n’oserais pas résoudre, moi qui connais Ralph depuis que je suis née. Il est vrai que son grand défaut est de voir souvent par les yeux d’autrui ; mais ce n’est pas la faute de son esprit, c’est celle de son éducation. Vous pensez que sans l’éducation, il eût été complètement nul ; je pense que sans elle il l’eut été moins. Il faut que je vous dise une particularité de sa vie qui vous expliquera son caractère. Il eut le malheur d’avoir un frère que ses parents lui préféraient ouvertement ; ce frère avait toutes les brillantes qualités qui lui manquent. Il apprenait facilement, il avait des dispositions pour tous les arts, il pétillait d’esprit ; sa figure, moins régulière que celle de Ralph, était plus expressive. Il était caressant, empressé, actif, en un mot il était aimable. Ralph, au contraire, était gauche, mélancolique, peu démonstratif ; il aimait la solitude, apprenait avec lenteur, et ne faisait pas montre de ses petites connaissances. Quand ses parents le virent si différent de son frère aîné, ils le maltraitèrent ; ils firent pis, ils l’humilièrent. Alors, tout enfant qu’il était, son caractère devint sombre et rêveur, une invincible timidité paralysa toutes ses facultés. On avait réussi à lui inspirer de l’aversion et du mépris pour lui-même ; il se découragea de la vie, et dès l’âge de quinze ans, il fut attaqué du spleen, maladie toute physique sous le ciel brumeux de l’Angleterre, toute morale sous le ciel vivifiant de l’île Bourbon. Il m’a souvent raconté qu’un jour il avait quitté l’habitation avec la volonté de se précipiter dans la mer ; mais comme il était assis sur la grève, rassemblant ses pensées au moment d’accomplir ce dessein, il me vit venir à lui dans les bras de la négresse qui m’avait nourrie ; j’avais alors cinq ans. J’étais jolie, dit-on, et je montrais pour mon taciturne cousin une prédilection que personne ne partageait. Il est vrai qu’il avait pour moi des soins et des complaisances auxquels je n’étais point habituée dans la maison paternelle. Malheureux tous deux, nous nous comprenions déjà. Il m’apprenait la langue de son père, et je lui bégayais la langue du mien. Ce mélange d’espagnol et d’anglais était peut-être l’expression du caractère de Ralph. Quand je me jetai à son cou, je m’aperçus qu’il pleurait, et, sans comprendre pourquoi, je me mis à pleurer aussi. Alors il me serra sur son cœur, et fit, m’a-t-il dit depuis, le serment de vivre pour moi, enfant délaissée, sinon haïe, à qui du moins son amitié serait bonne et sa vie profitable. Je fus donc le premier et le seul lien de sa triste existence. Depuis ce jour, nous ne nous quittâmes presque plus ; nous passions nos jours libres et sains dans la solitude des montagnes. Mais peut-être que ces récits de notre enfance vous ennuient, et que vous aimeriez mieux rejoindre la chasse en un temps de galop.

— Folle !… dit Raymon en retenant la bride du cheval que montait madame Delmare.

— Eh bien ! je continue, reprit-elle. Edmond Brown le frère aîné de Ralph, mourut à vingt ans ; sa mère mourut elle-même de chagrin, et son père fut inconsolable. Ralph eût voulu adoucir sa douleur ; mais la froideur avec laquelle M. Brown accueillit ses premières tentatives augmenta encore sa timidité naturelle. Il passait des heures entières triste et silencieux auprès de ce vieillard désolé, sans oser lui adresser un mot ou une caresse, tant il craignait de lui offrir des consolations déplacées et insuffisantes. Son père l’accusa d’insensibilité, et la mort d’Edmond laissa le pauvre Ralph plus malheureux et plus méconnu que jamais. J’étais sa seule consolation.

— Je ne puis le plaindre, quoi que vous fassiez, interrompit Raymon ; mais il y a dans sa vie et dans la vôtre une chose que je ne m’explique pas : c’est qu’il ne vous ait point épousée.

— Je vais vous en donner une fort bonne raison, reprit-elle. Quand je fus en âge d’être mariée, Ralph, plus âgé que moi de dix ans (ce qui est une énorme distance dans notre climat, où l’enfance des femmes est si courte), Ralph, dis-je, était déjà marié.

— Sir Ralph est veuf ? Je n’ai jamais entendu parler de sa femme.

— Ne lui en parlez jamais. Elle était jeune, riche et belle ; mais elle avait aimé Edmond, elle lui avait été destinée, et quand, pour obéir à des intérêts et à des délicatesses de famille, il lui fallut épouser Ralph, elle ne chercha pas même à lui dissimuler son aversion. Il fut obligé de passer avec elle en Angleterre ; et lorsqu’il revint à l’île Bourbon, après la mort de sa femme, j’étais mariée à M. Delmare, et j’allais partir pour l’Europe. Ralph essaya de vivre seul ; mais la solitude aggravait ses maux. Quoiqu’il ne m’ait jamais parlé de madame Ralph Brown, j’ai tout lieu de croire qu’il avait été encore plus malheureux dans son ménage que dans sa famille, et que des souvenirs récents et douloureux ajoutaient à sa mélancolie naturelle. Il fut de nouveau attaqué du spleen ; alors il vendit ses plantations de café et vint s’établir en France. La manière dont il se présenta à mon mari est originale, et m’eût fait rire si l’attachement de ce digne Ralph ne m’eût touchée.

« Monsieur, lui dit-il, j’aime votre femme ; c’est moi qui l’ai élevée ; je la regarde comme ma sœur, et plus encore comme ma fille. C’est la seule parente qui me reste et la seule affection que j’aie. Trouvez bon que je me fixe auprès de vous et que nous passions tous les trois notre vie ensemble ? On dit que vous êtes un peu jaloux de votre femme, mais on dit que vous êtes plein d’honneur et de probité. Quand je vous aurai donné ma parole que je n’eus jamais d’amour pour elle et que je n’en aurai jamais, vous pourrez me voir avec aussi peu d’inquiétude que si j’étais réellement votre beau frère. N’est-il pas vrai, Monsieur ?

« M. Delmare, qui tient beaucoup à sa réputation de loyauté militaire, accueillit cette franche déclaration avec une sorte d’ostentation de confiance. Cependant il fallut plusieurs mois d’un examen attentif pour que cette confiance fût aussi réelle qu’il s’en vantait. Maintenant elle est inébranlable comme l’âme constante et pacifique de Ralph.

— Êtes-vous donc bien convaincue, Indiana, dit Raymon, que sir Ralph ne se trompe pas un peu lui-même en jurant qu’il n’eut jamais d’amour pour vous ?

— J’avais douze ans quand il quitta l’île Bourbon pour suivre sa femme en Angleterre ; j’en avais seize lorsqu’il me retrouva mariée et il en témoigna plus de joie que de chagrin. Maintenant Ralph est tout à fait vieux.

— À vingt-neuf ans ?

— Ne riez pas. Son visage est jeune, mais son cœur est usé à force d’avoir souffert, et Ralph n’aime plus rien afin de ne plus souffrir.

— Pas même vous ?

— Pas même moi. Son amitié n’est plus que de l’habitude ; jadis elle fut généreuse lorsqu’il se chargea de protéger et d’instruire mon enfance, et alors je l’aimais comme il m’aime aujourd’hui, à cause du besoin que j’avais de lui. Aujourd’hui, j’acquitte de toute mon âme la dette du passé, et ma vie s’écoule à tâcher d’embellir et désennuyer la sienne. Mais quand j’étais enfant, j’aimais avec l’instinct plus qu’avec le cœur, au lieu que lui, devenu homme, m’aime moins avec le cœur qu’avec l’instinct. Je lui suis nécessaire parce que je suis presque seule à l’aimer ; et même aujourd’hui que M. Delmare lui témoigne de l’attachement, il l’aime presque autant que moi ; sa protection, autrefois si courageuse devant le despotisme de mon père, est devenue tiède et prudente devant celui de mon mari. Il ne se reproche pas de me voir souffrir, pourvu que je sois auprès de lui ; il ne se demande pas si je suis malheureuse, il lui suffit de me voir vivante. Il ne veut pas me prêter un appui qui adoucirait mon sort, mais qui, en le brouillant avec M. Delmare, troublerait la sérénité du sien. À force de s’entendre répéter qu’il avait le cœur sec, il se l’est persuadé, et son cœur s’est desséché dans l’inaction où, par défiance, il l’a laissé s’endormir. C’est un homme que l’affection d’autrui eût pu développer ; mais elle s’est retirée de lui, et il s’est flétri. Maintenant il fait consister le bonheur dans le repos, le plaisir dans les aises de la vie. Il ne s’informe pas des soucis qu’il n’a pas ; il faut dire le mot : Ralph est égoïste.

— Eh bien ! tant mieux, dit Raymon, je n’ai plus peur de lui ; je l’aimerai même, si vous voulez.

— Oui ! aimez-le, Raymon, répondit-elle, il y sera sensible ; et pour nous, ne nous inquiétons jamais de définir pourquoi l’on nous aime, mais comment l’on nous aime. Heureux celui qui peut être aimé, n’importe par quel motif !

— Ce que vous dites, Indiana, reprit Raymon en saisissant sa taille souple et frêle, c’est la plainte d’un cœur solitaire et triste ; mais, avec moi, je veux que vous sachiez pourquoi et comment, pourquoi surtout ?

— C’est pour me donner du bonheur, n’est-ce pas ? lui dit-elle avec un regard triste et passionné.

— C’est pour te donner ma vie, » dit Raymon en effleurant de ses lèvres les cheveux flottants d’Indiana.

Une fanfare voisine les avertit de s’observer ; c’était sir Ralph, qui les voyait, ou ne les voyait pas.