Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 04

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Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 11-12).
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IV.

Il vous est difficile peut-être de croire que M. Raymon de Ramière, jeune homme brillant d’esprit, de talents et de grandes qualités, accoutumé aux succès de salon et aux aventures parfumées, eût conçu pour la femme de charge d’une petite maison industrielle de la Brie un attachement bien durable. M. de Ramière n’était pourtant ni un fat ni un libertin. Nous avons dit qu’il avait de l’esprit, c’est-à-dire qu’il appréciait à leur juste valeur les avantages de la naissance. C’était un homme à principes quand il raisonnait avec lui-même, mais de fougueuses passions l’entraînaient souvent hors de ses systèmes. Alors il n’était plus capable de réfléchir, ou bien il évitait de se traduire au tribunal de sa conscience : il commettait des fautes comme à l’insu de lui-même, et l’homme de la veille s’efforçait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu’il y avait de plus saillant en lui, ce n’étaient pas ses principes, qu’il avait en commun avec beaucoup d’autres philosophes en gants blancs, et qui ne le préservaient pas plus qu’eux de l’inconséquence ; c’étaient ses passions, que les principes ne pouvaient pas étouffer, et qui faisaient de lui un homme à part dans cette société ternie où il est si difficile de trancher sans être ridicule. Raymon avait l’art d’être souvent coupable sans se faire haïr, souvent bizarre sans être choquant ; parfois même il réussissait à se faire plaindre par les gens qui avaient le plus à se plaindre de lui. Il y a des hommes ainsi gâtés par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une élocution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilité. Nous ne prétendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Ramière, ni tracer son portrait avant de l’avoir fait agir. Nous l’examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.

M. de Ramière était amoureux de la jeune créole aux grands yeux noirs qui avait frappé d’admiration toute la province à la fête de Rubelles ; mais amoureux et rien de plus. Il l’avait abordée par désœuvrement peut-être, et le succès avait allumé ses désirs ; il avait obtenu plus qu’il n’avait demandé, et, le jour où il triompha de ce cœur facile, il rentra chez lui, effrayé de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit :

« Pourvu qu’elle ne m’aime pas ! »

Ce ne fut donc qu’après avoir accepté toutes les preuves de son amour qu’il commença à se douter de cet amour. Alors il se repentit, mais il n’était plus temps ; il fallait s’abandonner aux conséquences de l’avenir ou reculer lâchement vers le passé. Raymon n’hésita pas ; il se laissa aimer, il aima lui-même par reconnaissance ; il escalada les murs de la propriété Delmare par amour du danger ; il fit une chute terrible par maladresse, et il fut si touché de la douleur de sa jeune et belle maîtresse, qu’il se crut désormais justifié à ses propres yeux en continuant de creuser l’abîme où elle devait tomber.

Dès qu’il fut rétabli, l’hiver n’eut pas de glace, la nuit point de dangers, le remords pas d’aiguillons qui pussent l’empêcher de traverser l’angle de la forêt pour aller trouver la créole, lui jurer qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, qu’il la préférait aux reines du monde, et mille autres exagérations qui seront toujours de mode auprès des jeunes filles pauvres et crédules. Au mois de janvier, madame Delmare partit pour Paris avec son mari ; sir Ralph Brovvn, leur honnête voisin, se retira dans sa terre, et Noun, restée à la tête de la maison de campagne de ses maîtres, eut la liberté de s’absenter sous différents prétextes. Ce fut un malheur pour elle, et ces faciles entrevues avec son amant abrégèrent de beaucoup le bonheur éphémère qu’elle devait goûter. La forêt, avec sa poésie, ses girandoles de givre, ses effets de lune, le mystère de la petite porte, le départ furtif du matin, lorsque les petits pieds de Noun imprimaient leur trace sur la neige du parc pour le reconduire, tous ces accessoires d’une intrigue amoureuse avaient prolongé l’enivrement de M. de Ramière. Noun, en déshabillé blanc, parée de ses longs cheveux noirs, était une dame, une reine, une fée ; lorsqu’il la voyait sortir de ce castel de briques rouges, édifice lourd et carré du temps de la régence, qui avait une demi-tournure féodale, il la prenait volontiers pour une châtelaine du moyen âge, et dans le kiosque rempli de fleurs exotiques où elle venait l’enivrer des séductions de la jeunesse et de la passion, il oubliait volontiers tout ce qu’il devait se rappeler plus tard.

Mais lorsque, méprisant les précautions et bravant à son tour le danger, Noun vint le trouver chez lui avec son tablier blanc et son madras arrangé coquettement à la manière de son pays, elle ne fut plus qu’une femme de chambre et la femme de chambre d’une jolie femme, ce qui donne toujours à la soubrette l’air d’un pis-aller. Noun était pourtant bien belle ! C’était ainsi qu’il l’avait vue pour la première fois à cette fête de village où il avait fendu la presse des curieux pour l’approcher, et où il avait eu le petit triomphe de l’arracher à vingt rivaux. Noun lui rappelait ce jour avec tendresse ; elle ignorait, la pauvre enfant, que l’amour de Raymon ne datait pas de si loin, et que le jour d’orgueil pour elle n’avait été pour lui qu’un jour de vanité. Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa réputation, ce courage qui eût dû la faire aimer davantage, déplut à M. de Ramière. La femme d’un pair de France qui s’immolerait de la sorte serait une coquette précieuse ; mais une femme de chambre ! Ce qui est héroïsme chez l’une devient effronterie chez l’autre. Avec l’une, un monde de rivaux jaloux vous envie ; avec l’autre, un peuple de laquais scandalisés vous condamne. La femme de qualité vous sacrifie vingt amants qu’elle avait ; la femme de chambre ne vous sacrifie qu’un mari qu’elle aurait eu.

Que voulez-vous ? Raymon était un homme de mœurs élégantes, de vie recherchée, d’amour poétique. Pour lui une grisette n’était pas une femme, et Noun, à la faveur d’une beauté de premier ordre, l’avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire. Tout cela n’était pas la faute de Raymon ; on l’avait élevé pour le monde, on avait dirigé toutes ses pensées vers un but élevé, on avait pétri toutes ses facultés pour un bonheur de prince, et c’était malgré lui que l’ardeur du sang l’avait entraîné dans de bourgeoises amours. Il avait fait tout son possible pour s’y plaire, il ne le pouvait plus, que faire maintenant ? Des idées généreusement extravagantes lui avaient bien traversé le cerveau ; aux jours où il était le plus épris de sa maîtresse, il avait bien songé à l’élever jusqu’à lui, à légitimer leur union… Oui, sur mon honneur ! il y avait songé ; mais l’amour, qui légitime tout, s’affaiblissait maintenant ; il s’en allait avec les dangers de l’aventure, et le piquant du mystère. Plus d’hymen possible ; et faites attention : Raymon raisonnait fort bien et tout à fait dans l’intérêt de sa maîtresse.

S’il l’eût aimée vraiment, il aurait pu, en lui sacrifiant son avenir, sa famille et sa réputation, trouver encore du bonheur avec elle, et par conséquent lui en donner ; car l’amour est un contrat aussi bien que le mariage. Mais refroidi comme il se sentait alors, quel avenir pouvait-il créer à cette femme ? L’épouserait-il pour lui montrer chaque jour un visage triste, un cœur froissé, un intérieur désolé ? L’épouserait-il pour la rendre odieuse à sa famille, méprisable à ses égaux, ridicule à ses domestiques, pour la risquer dans une société où elle se sentirait déplacée, où l’humiliation la tuerait, pour l’accabler de remords en lui faisant sentir tous les maux qu’elle avait attirés sur son amant.

Non, vous conviendrez avec lui que ce n’était pas possible, que ce n’eût pas été généreux, qu’on ne lutte point ainsi contre la société, et que cet héroïsme de vertu ressemble à don Quichotte brisant sa lance contre l’aile d’un moulin ; courage de fer qu’un coup de vent disperse, chevalerie d’un autre siècle qui fait pitié à celui-ci.

Après avoir ainsi pesé toutes choses, M. de Ramière comprit qu’il valait mieux briser ce lien malheureux. Les visites de Noun commençaient à lui devenir pénibles. Sa mère, qui était allée passer l’hiver à Paris, ne manquerait pas d’apprendre bientôt ce petit scandale. Déjà elle s’étonnait des fréquents voyages qu’il faisait à Cercy, leur maison de campagne, et des semaines entières qu’il y passait. Il avait bien prétexté un travail sérieux qu’il venait achever loin du bruit des villes ; mais ce prétexte commençait à s’user. Il en coûtait à Raymon de tromper une si bonne mère, de la priver si longtemps de ses soins ; que vous dirai-je ? il quitta Cercy et n’y revint plus.

Noun pleura, attendit, et, malheureuse qu’elle était, voyant le temps s’écouler, se hasarda jusqu’à écrire. Pauvre fille ! ce fut le dernier coup. La lettre d’une femme de chambre ! Elle avait pourtant pris le papier satiné et la cire odorante dans l’écritoire de madame Delmare, le style dans son cœur… Mais l’orthographe ! Savez-vous bien ce qu’une syllabe de plus ou de moins ôte ou donne d’énergie aux sentiments ? Hélas ! la pauvre fille à demi sauvage de l’île Bourbon ignorait même qu’il y eût des règles à la langue. Elle croyait écrire et parler aussi bien que sa maîtresse, et quand elle vit que Raymon ne revenait pas, elle se dit :

« Ma lettre était pourtant bien faite pour le ramener. »

Cette lettre, Raymon n’eut pas le courage de la lire jusqu’au bout. C’était peut-être un chef-d’œuvre de passion naïve et gracieuse ; Virginie n’en écrivit peut-être pas une plus charmante à Paul lorsqu’elle eut quitté sa patrie… Mais M. de Ramière se hâta de la jeter au feu, dans la crainte de rougir de lui-même. Que voulez-vous, encore une fois ? ceci est un préjugé de l’éducation, et l’amour-propre est dans l’amour comme l’intérêt personnel est dans l’amitié.

On avait remarqué dans le monde l’absence de M. de Ramière ; c’est beaucoup dire d’un homme, dans ce monde où ils se ressemblent tous. On peut être homme d’esprit et faire cas du monde, de même qu’on peut être un sot et le mépriser. Raymon l’aimait, et il avait raison ; il y était recherché, il y plaisait ; et pour lui, cette foule de masques indifférents ou railleurs avait des regards d’attention et des sourires d’intérêt. Des malheureux peuvent être misanthropes, mais les êtres qu’on aime sont rarement ingrats ; du moins Raymon le pensait. Il était reconnaissant des moindres témoignages d’attachement, envieux de l’estime de tous, fier d’un grand nombre d’amitiés.

Avec ce monde dont les préventions sont absolues, tout lui avait réussi, même ses fautes ; et quand il cherchait la cause de cette affection universelle qui l’avait toujours protégé, il la trouvait en lui-même dans le désir qu’il avait de l’obtenir, dans la joie qu’il en ressentait, dans cette bienveillance robuste qu’il prodiguait sans l’épuiser.

Il la devait aussi à sa mère, dont l’esprit supérieur, la conversation attachante et les vertus privées faisaient une femme à part. C’était d’elle qu’il tenait ces excellents principes qui le ramenaient toujours au bien, et l’empêchaient, malgré la fougue de ses vingt-cinq ans, de démériter de l’estime publique. On était aussi plus indulgent pour lui que pour les autres, parce que sa mère avait l’art de l’excuser en le blâmant, de recommander l’indulgence en ayant l’air de l’implorer. C’était une de ces femmes qui ont traversé des époques si différentes que leur esprit a pris toute la souplesse de leur destinée, qui se sont enrichies de l’expérience du malheur, qui ont échappé aux échafauds de 93, aux vices du Directoire, aux vanités de l’Empire, aux rancunes de la Restauration ; femmes rares, et dont l’espèce se perd.

Ce fut à un bal chez l’ambassadeur d’Espagne que Raymon fit sa rentrée dans le monde.

« M. de Ramière, si je ne me trompe, dit une jolie femme à sa voisine.

— C’est une comète qui paraît à intervalles inégaux, répondit celle-ci. Il y a des siècles qu’on n’a entendu parler de ce joli garçon-là. »

La femme qui parlait ainsi était étrangère et âgée. Sa compagne rougit un peu.

« Il est très-bien, dit-elle ; n’est-ce pas, Madame ?

— Charmant, sur ma parole, dit la vieille Sicilienne.

— Vous parlez, je gage, dit un beau colonel de la garde, du héros des salons éclectiques, le brun Raymon ?

— C’est une belle tête d’étude, reprit la jeune femme.

— Et ce qui vous plaît encore davantage, peut-être, une mauvaise tête, dit le colonel.

Cette jeune femme était la sienne.

« Pourquoi mauvaise tête ? demanda l’étrangère.

— Des passions toutes méridionales, Madame, et dignes du beau soleil de Palerme. »

Deux ou trois jeunes femmes avancèrent leurs jolies têtes chargées de fleurs pour entendre ce que disait le colonel.

« Il a fait vraiment des ravages à la garnison cette année, continua-t-il. Nous serons obligés, nous autres, de lui chercher une mauvaise querelle pour nous en débarrasser.

— Si c’est un Lovelace, tant pis, dit une jeune personne à la physionomie moqueuse ; je ne peux pas souffrir les gens que tout le monde aime. »

La comtesse ultramontaine attendit que le colonel fût un peu loin, et, donnant un léger coup de son éventail sur les doigts de mademoiselle de Nangy :

« Ne parlez pas ainsi, lui dit-elle ; vous ne savez pas ce que c’est, ici, qu’un homme qui veut être aimé.

— Vous croyez donc qu’il ne s’agit pour eux que de vouloir ? dit la jeune fille aux longs yeux sardoniques.

— Mademoiselle, dit le colonel qui se rapprochait pour l’inviter à danser, prenez garde que le beau Raymon ne vous entende ! »

Mademoiselle de Nangy se prit à rire ; mais, de toute la soirée, le joli groupe dont elle faisait partie n’osa plus parler de M. de Ramière.