Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 11

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Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 28-30).
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XI.

En descendant de son tilbury dans la cour du Lagny, Raymon sentit le cœur lui manquer. Il allait donc rentrer sous ce toit qui lui rappelait de si terribles souvenirs ! Ses raisonnements, d’accord avec ses passions, pouvaient lui faire surmonter les mouvements de son cœur, mais non les étouffer, et dans cet instant la sensation du remords était aussi vive que celle du désir.

La première figure qui vint à sa rencontre fut celle de sir Ralph Brown, et il crut, en l’apercevant dans son éternel habit de chasse, flanqué de ses chiens, et grave comme un laird écossais, voir marcher le portrait qu’il avait découvert dans la chambre de madame Delmare. Peu d’instants après vint le colonel, et l’on servit le déjeuner sans qu’Indiana eût paru. Raymon, en traversant le vestibule, en passant devant la salle de billard, en reconnaissant ces lieux qu’il avait aperçus dans des circonstances si différentes, se sentait si mal qu’il se rappelait à peine dans quels desseins il y venait maintenant.

« Décidément, madame Delmare ne veut pas descendre ? dit le colonel à son factotum Lelièvre avec quelque aigreur.

— Madame a mal dormi, répondit Lelièvre, et mademoiselle Noun… (allons, toujours ce diable de nom qui me revient !) mademoiselle Fanny, veux-je dire, m’a répondu que madame reposait maintenant.

— Comment se fait-il donc que je viens de la voir à la fenêtre ? Fanny s’est trompée. Allez avertir madame que le déjeuner est servi… ; ou plutôt, sir Ralph, mon cher parent, veuillez monter, et voir vous-même si votre cousine est malade pour tout de bon. »

Si le nom malheureux échappé par habitude au domestique avait fait passer un frisson douloureux dans les nerfs de Raymon, l’expédient du colonel leur communiqua une étrange sensation de colère et de jalousie.

« Dans sa chambre ! pensa-t-il. Il ne se borne pas à y placer son portrait, il l’y envoie en personne. Cet Anglais a ici des droits que le mari lui-même semble n’oser pas s’attribuer. »

M. Delmare, comme s’il eût deviné les réflexions de Raymon :

« Que cela ne vous étonne pas, dit-il : M. Brown est le médecin de la maison ; et puis c’est notre cousin, un brave garçon que nous aimons de tout notre cœur. »

Ralph resta bien absent dix minutes. Raymon était distrait, mal à l’aise. Il ne mangeait pas, il regardait souvent la porte. Enfin l’Anglais reparut.

« Indiana n’est réellement pas bien, dit-il ; je lui ai prescrit de se recoucher. »

Il se mit à table d’un air tranquille, et mangea d’un robuste appétit. Le colonel fit de même.

« Décidément, pensa Raymon, c’est un prétexte pour ne pas me voir. Ces deux hommes n’y croient pas, et le mari est plus mécontent que tourmenté de l’état de sa femme. C’est bien, mes affaires marchent mieux que je ne l’espérais. »

La difficulté ranima sa volonté, et l’image de Noun s’effaça de ces sombres lambris qui, au premier abord, l’avaient glacé de terreur. Bientôt il n’y vit plus errer que la forme légère de madame Delmare. Au salon, il s’assit à son métier, examina (tout en causant et en jouant la préoccupation) les fleurs de sa broderie, loucha toutes les soies, respira le parfum que ses petits doigts y avaient laissé. Il avait déjà vu cet ouvrage dans la chambre d’Indiana ; alors il était à peine commencé, maintenant il était couvert de fleurs écloses sous le souffle de la fièvre, arrosées des larmes de chaque jour. Raymon sentit les siennes venir au bord de ses paupières, et, par je ne sais quelle sympathie, levant tristement les yeux sur l’horizon qu’Indiana avait l’habitude mélancolique de contempler, il aperçut de loin les murailles blanches de Cercy qui se détachaient sur un fond de terres brunes.

La voix du colonel le réveilla en sursaut.

« Allons, mon honnête voisin, lui dit-il, il est temps de m’acquitter envers vous et de tenir mes promesses. La fabrique est en plein mouvement, et les ouvriers sont tous à la besogne, voici des crayons et du papier, afin que vous puissiez prendre des notes. »

Raymon suivit le colonel, examina la fabrique d’un air empressé et curieux, fit des observations qui prouvèrent que les sciences chimiques et la mécanique lui étaient également familières, se prêta avec une inconcevable patience aux dissertations sans fin de M. Delmare, entra dans quelques-unes de ses idées, en combattit quelques autres, et, en tout, se conduisit de manière à persuader qu’il mettait à ces choses un puissant intérêt, tandis qu’il y songeait à peine, et que toutes ses pensées étaient tournées vers madame Delmare.

À vrai dire, aucune science ne lui était étrangère, aucune découverte indifférente ; en outre, il servait les intérêts de son frère, qui avait réellement mis toute sa fortune dans une exploitation semblable, quoique beaucoup plus vaste. Les connaissances exactes de M. Delmare, seul genre de supériorité que cet homme possédât, lui présentaient en ce moment le meilleur côté à exploiter dans son entretien.

Sir Ralph, peu commerçant, mais politique fort sage, joignait à l’examen de la fabrique des considérations économiques d’un ordre assez élevé. Les ouvriers, jaloux de montrer leur habileté à un connaisseur, se surpassaient eux-mêmes en intelligence et en activité. Raymon voyait tout, entendait tout, répondait à tout, et ne pensait qu’à l’affaire d’amour qui l’amenait en ce lieu.

Quand ils eurent épuisé le mécanisme intérieur, la discussion tomba sur le volume et la force du cours d’eau. Ils sortirent, et, grimpant sur l’écluse, chargèrent le maître ouvrier d’en soulever les pelles et de constater les variations de la crue.

« Monsieur, dit cet homme en s’adressant à M. Delmare qui fixait le maximum à quinze pieds, faites excuse, nous l’avons vue cette année à dix-sept.

— Et quand cela ? Vous vous trompez, dit le colonel.

— Pardon, Monsieur, c’est la veille de votre retour de Belgique ; tenez, la nuit où mademoiselle Noun s’est trouvée noyée ; à preuve que le corps a passé par-dessus la digue que voici là-bas et ne s’est arrêté qu’ici, à la place où est monsieur. »

En parlant ainsi d’un ton animé, l’ouvrier désignait la place occupée par Raymon. Le malheureux jeune homme devint pâle comme la mort ; il jeta un regard effaré sur l’eau qui coulait à ses pieds ; il lui sembla, en voyant s’y répéter sa figure livide, que le cadavre y flottait encore ; un vertige le saisit, et il fût tombé dans la rivière si M. Brown ne l’eût pris par le bras et ne l’eût entraîné loin de là.

« Soit, dit le colonel, qui ne s’apercevait de rien et songeait si peu à Noun qu’il ne se doutait pas de l’état de Raymon ; mais c’est un cas extraordinaire, et la force moyenne du cours est de… Mais que diable avez-vous tous deux ? dit-il en s’arrêtant tout à coup.

— Rien, répondit sir Ralph ; j’ai marché, en me retournant, sur le pied de monsieur ; j’en suis au désespoir, je dois lui avoir fait beaucoup de mal. »

Sir Ralph fit cette réponse d’un ton si calme et si naturel que Raymon se persuada qu’il croyait dire la vérité. Quelques mots de politesse furent échangés, et la conversation reprit son cours.

Raymon quitta le Lagny quelques heures après, sans avoir vu madame Delmare. C’était mieux qu’il n’espérait ; il avait craint de la voir indifférente et calme. Cependant il y retourna sans être plus heureux. Le colonel était seul cette fois. Raymon mit en œuvre toutes les ressources de son esprit pour l’accaparer, et descendit adroitement à mille condescendances, vanta Napoléon qu’il n’aimait pas, déplora l’indifférence du gouvernement qui laissait dans l’abandon et dans une sorte de mépris les illustres débris de la Grande-Armée, poussa l’opposition aussi loin que ses opinions lui permettaient de l’étendre, et, parmi plusieurs de ses croyances, choisit celles qui pouvaient flatter la croyance de M. Delmare. Il se fit même un caractère différent du sien propre, afin d’attirer sa confiance. Il se transforma en bon vivant, en facile camarade, en insouciant vaurien.

« Si jamais celui-là fait la conquête de ma femme !… » se dit le colonel en le regardant s’éloigner.

Puis il se mit à ricaner en lui-même, et à penser que Raymon était un charmant garçon.

Madame de Ramière était alors à Cercy : Raymon lui vanta les grâces et l’esprit de madame Delmare, et, sans l’engager à lui rendre visite, eut l’art de lui en inspirer la pensée.

« Au fait, dit-elle, c’est la seule de mes voisines que je ne connaisse pas ; et comme je suis nouvellement installée dans le pays, c’est à moi de commencer. Nous irons la semaine prochaine au Lagny ensemble. »

Ce jour arriva.

« Elle ne peut plus m’éviter, » pensa Raymon.

En effet, madame Delmare ne pouvait plus reculer devant la nécessité de le recevoir ; en voyant descendre de voiture une femme âgée qu’elle ne connaissait point, elle vint même à sa rencontre sur le perron du château. En même temps elle reconnut Raymon dans l’homme qui l’accompagnait ; mais elle comprit qu’il avait trompé sa mère pour l’amener à cette démarche, et le mécontentement qu’elle en éprouva lui donna la force d’être digne et calme. Elle reçut madame de Ramière avec un mélange de respect et d’affabilité ; mais sa froideur pour Raymon fut si glaciale qu’il se sentit incapable de la supporter longtemps. Il n’était point accoutumé aux dédains, et sa fierté s’irrita de ne pouvoir vaincre d’un regard ceux qu’on avait préparés contre lui. Alors, prenant son parti comme un homme indifférent à un caprice, il demanda la permission d’aller rejoindre M. Delmare dans le parc, et laissa les deux femmes ensemble.

Peu à peu Indiana, vaincue par le charme entraînant qu’un esprit supérieur, joint à une âme noble et généreuse, sait répandre dans ses moindres relations, devint à son tour, avec madame de Ramière, bonne, affectueuse et presque enjouée. Elle n’avait pas connu sa mère, et madame de Carvajal, malgré ses dons et ses louanges, était loin d’en être une pour elle ; aussi éprouva-t-elle une sorte de fascination de cœur auprès de la mère de Raymon.

Quand celui-ci vint la rejoindre, au moment de monter en voiture, il vit Indiana porter à ses lèvres la main que lui tendait madame de Ramière. Cette pauvre Indiana éprouvait le besoin de s’attacher à quelqu’un. Tout ce qui lui offrait un espoir d’intérêt et de protection dans sa vie solitaire et malheureuse était reçu par elle avec transport ; et puis elle se disait que madame de Ramière allait la préserver du piège où Raymon voulait la pousser.

« Je me jetterai dans les bras de cette excellente femme, pensait-elle déjà, et, s’il le faut, je lui dirai tout. Je la conjurerai de me sauver de son fils, et sa prudence veillera sur lui et sur moi. »

Tel n’était pas le raisonnement de Raymon.

« Ma bonne mère ! se disait-il en revenant avec elle à Cercy, sa grâce et sa bonté font des miracles. Que ne leur dois-je pas déjà ! mon éducation, mes succès dans la vie, ma considération dans le monde. Il ne me manquait que le bonheur de lui devoir le cœur d’une femme comme Indiana. »

Raymon, comme on voit, aimait sa mère à cause du besoin qu’il avait d’elle et du bien-être qu’il en recevait ; c’est ainsi que tous les enfants aiment la leur.

Quelques jours après, Raymon reçut une invitation pour aller passer trois jours à Bellerive, magnifique demeure d’agrément que possédait sir Ralph Brown entre Cercy et le Lagny, et où il s’agissait, de concert avec les meilleurs chasseurs du voisinage, de détruire une partie du gibier qui dévorait les bois et les jardins du propriétaire. Raymon n’aimait ni sir Ralph ni la chasse ; mais madame Delmare faisait les honneurs de la maison de son cousin dans les grandes occasions, et l’espoir de la rencontrer n’eut pas de peine à déterminer Raymon.

Le fait est que sir Ralph ne comptait point cette fois sur madame Delmare ; elle s’était excusée sur le mauvais état de sa santé. Mais le colonel, qui prenait de l’humeur quand sa femme semblait chercher des distractions, en prenait encore davantage quand elle refusait celles qu’il voulait bien lui permettre.

« Ne voulez-vous pas faire croire à tout le pays que je vous tiens sous clef ? lui dit-il. Vous me faites passer pour un mari jaloux ; c’est un rôle ridicule et que je ne veux pas jouer plus longtemps. Que signifie d’ailleurs ce manque d’égards envers votre cousin ? Vous sied-il, quand nous devons l’établissement et la prospérité de notre industrie à son amitié, de lui refuser un si léger service ? Vous lui êtes nécessaire, et vous hésitez ! je ne conçois pas vos caprices. Tous les gens qui me déplaisent sont fort bien venus auprès de vous, mais ceux dont je fais cas ont le malheur de ne pas vous agréer.

— C’est un reproche bien mal appliqué, ce me semble, répondit madame Delmare. J’aime mon cousin comme un frère, et cette amitié était déjà vieille quand la vôtre a commencé.

— Oui ! oui ! voilà vos belles paroles ; mais je sais, moi, que vous ne le trouvez pas assez sentimental, le pauvre diable ! vous le traitez d’égoïste parce qu’il n’aime pas les romans et ne pleure pas la mort d’un chien. Au reste, ce n’est pas de lui seulement qu’il s’agit. Comment avez-vous reçu M. de Ramière ? un charmant jeune homme, sur ma parole ! Madame de Carvajal vous le présente, et vous l’accueillez à merveille ; mais j’ai le malheur de lui vouloir du bien, alors vous le trouvez insoutenable, et quand il arrive chez vous, vous allez vous coucher. Voulez-vous me faire passer pour un homme sans usage ? Il est temps que cela finisse, et que vous vous mettiez à vivre comme tout le mode. »

Raymon jugea qu’il ne convenait point à ses projets de montrer beaucoup d’empressement ; les menaces d’indifférence réussissent auprès de presque toutes les femmes qui se croient aimées. Mais la chasse était commencée depuis le matin quand il arriva chez sir Ralph, et madame Delmare devait n’arriver qu’à l’heure du dîner. En attendant, il se mit a préparer sa conduite.

Il lui vint à l’esprit de chercher un moyen de justification ; car le moment approchait. Il avait deux jours devant lui, et il fit ainsi le partage de son temps : le reste de la journée près de finir pour émouvoir, le lendemain, pour persuader ; le surlendemain, pour être heureux. Il regarda même à sa montre, et calcula, à une heure près, les chances de succès ou de défaite de son entreprise.