Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Conclusion

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Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 82-86).

CONCLUSION.

à j. népaud.

Au mois de janvier dernier, j’étais parti de Saint-Paul, par un jour chaud et brillant, pour aller rêver dans les bois sauvages de l’île Bourbon. J’y rêvais de vous, mon ami ; ces forêts vierges avaient gardé pour moi le souvenir de vos courses et de vos études ; le sol avait conservé l’empreinte de vos pas. Je retrouvais partout les merveilles dont vos récits magiques avaient charmé mes veillées d’autrefois, et, pour les admirer ensemble je vous redemandais à la vieille Europe, où l’obscurité vous entoure de ses modestes bienfaits. Homme heureux, dont aucun ami perfide n’a dénoncé au monde l’esprit et le mérite !

J’avais dirigé ma promenade vers un lieu désert situé dans les plus hautes régions de l’île, et nommé la Plaine des Géants.

Une large portion de montagne écroulée dans un ébranlement volcanique a creusé sur le ventre de la montagne principale une longue arène hérissée de rochers disposés dans le plus magique désordre, dans la plus épouvantable confusion. Là un bloc immense pose en équilibre sur de minces fragments ; là-bas une muraille de roches minces, légères, poreuses, s’élève dentelée et brodée à jour comme un édifice moresque ; ici un obélisque de basalte, dont un artiste semble avoir poli et ciselé les flancs, se dresse sur un bastion crénelé ; ailleurs une forteresse gothique croule à côté d’une pagode informe et bizarre. Là se sont donné rendez-vous toutes les ébauches de l’art, toutes les esquisses de l’architecture ; il semble que les génies de tous les siècles et de toutes les nations soient venus puiser leurs inspirations dans cette grande œuvre du hasard et de la destruction. Là, sans doute, de magiques élaborations ont enfanté l’idée de la sculpture moresque. Au sein des forêts, l’art a trouvé dans le palmier un de ses plus beaux modèles. Le vacoa, qui s’ancre et se cramponne à la terre par cent bras partis de sa tige, a dû le premier inspirer le plan d’une cathédrale appuyée sur ses légers arcs-boutants. Dans la Plaine des Géants, toutes les formes, toutes les beautés, toutes les facéties, toutes les hardiesses ont été réunies, superposées, agencées, construites en une nuit d’orage. Les esprits de l’air et du feu présidèrent sans doute à cette diabolique opération ; eux seuls purent donner à leurs essais ce caractère terrible, capricieux, incomplet, qui distingue leurs œuvres de celles de l’homme ; eux seuls ont pu entasser ces blocs effrayants, remuer ces masses gigantesques, jouer avec les monts comme avec des grains de sable, et, au milieu de créations que l’homme a essayé de copier, jeter ces grandes pensées d’art, ces sublimes contrastes impossibles à réaliser, qui semblent défier l’audace de l’artiste, et lui dire par dérision : « Essayez encore cela. »

Je m’arrêtai au pied d’une cristallisation basaltique, haute d’environ soixante pieds, et taillée à facettes comme l’œuvre d’un lapidaire. Au front de ce monument étrange, une large inscription semblait avoir été tracée par une main immortelle. Ces pierres volcanisées offrent souvent le même phénomène. Jadis leur substance, amollie par l’action du feu, reçut, tiède et malléable encore, l’empreinte des coquillages et des lianes qui s’y collèrent. De ces rencontres fortuites sont résultés des jeux bizarres, des impressions hiéroglyphiques, des caractères mystérieux, qui semblent jetés là comme le seing d’un être surnaturel, écrit en lettres cabalistiques.

Je restai longtemps dominé par la puérile prétention de chercher un sens à ces chiffres inconnus. Ces inutiles recherches me firent tomber dans une méditation profonde pendant laquelle j’oubliai le temps qui fuyait.

Déjà des vapeurs épaisses s’amoncelaient sur les pics de la montagne et s’abaissaient sur ses flancs, dont elles mangeaient rapidement les contours. Avant que j’eusse atteint la moitié de l’arène des Géants, elles fondirent sur la région que je parcourais et l’enveloppèrent d’un rideau impénétrable. Un instant après s’éleva un vent furieux qui les balaya en un clin d’œil. Puis le vent tomba ; le brouillard se reforma, pour être chassé encore par une terrible rafale.

Je cherchai un refuge contre la tempête dans une grotte, qui me protégea ; mais un autre fléau vint se joindre à celui du vent. Des torrents de pluie gonflèrent le lit des rivières, qui toutes ont leurs réservoirs sur le sommet du cône. En une heure tout fut inondé, et les flancs de la montagne ruisselants de toutes parts formaient une immense cascade qui se précipitait avec furie vers la plaine.

Après deux jours du plus pénible et du plus dangereux voyage, je me trouvai, conduit par la Providence sans doute, à la porte d’une habitation située dans un endroit extrêmement sauvage. La case simple, mais jolie, avait résisté à la tempête, protégée qu’elle était par un rempart de rochers qui se penchaient comme pour lui servir de parasol. Un peu plus bas, une cataracte furieuse se précipitait dans le fond d’un ravin, et y formait un lac débordé, au-dessus duquel des bosquets de beaux arbres élevaient encore leurs têtes flétries et fatiguées.

Je frappai avec empressement ; mais la figure qui se présenta sur le seuil me fit reculer trois pas. Avant que j’eusse élevé la voix pour demander asile, le patron m’avait accueilli par un signe muet et grave. J’entrai donc, et me trouvai seul, face à face avec lui, avec sir Ralph Brown.

Depuis près d’un an que le navire la Nahandove avait ramené M. Brown et sa compagne à la colonie, on n’avait pas vu trois fois sir Ralph à la ville ; et quant à madame Delmare, sa retraite avait été si absolue que son existence était encore une chose problématique pour beaucoup d’habitants. C’était à peu près vers la même époque que j’avais débarqué à Bourbon pour la première fois, et l’entrevue que j’avais en cet instant avec M. Brown était la seconde de ma vie.

La première m’avait laissé une impression ineffaçable ; c’était à Saint-Paul, sur le bord de la mer. Les traits et le maintien de ce personnage m’avaient d’abord faiblement frappé ; et puis, lorsque par un sentiment d’oisive curiosité j’avais questionné les colons sur son compte, leurs réponses furent si étranges, si contradictoires, que j’examinai avec plus d’attention le solitaire de Bernica.

« C’est un rustre, un homme sans éducation, me disait l’un ; un homme complètement nul, qui ne possède au monde qu’une qualité, celle de se taire.

— C’est un homme infiniment instruit et profond, me dit un autre, mais trop pénétré de sa supériorité, dédaigneux et fat, au point de croire perdues les paroles qu’il hasarderait avec le vulgaire.

— C’est un homme qui n’aime que soi, dit un troisième ; médiocre et non pas stupide, profondément égoïste, on dit même complètement insociable.

— Vous ne savez donc pas ? me dit un jeune homme élevé dans la colonie, et complètement imbu de l’esprit étroit des provinciaux : c’est un misérable, un scélérat, qui a lâchement empoisonné son ami pour épouser sa femme. »

Cette réponse m’étourdit tellement que je me retournai vers un autre colon, plus âgé, et que je savais doué d’un certain bon sens.

Comme mon regard lui demandait avidement la solution de tous ces problèmes, il me répondit :

« Sir Ralph était jadis un galant homme, que l’on n’aimait pas parce qu’il n’était pas communicatif, mais que l’on estimait. Voilà tout ce que je puis dire de lui ; car, depuis sa malheureuse histoire, je n’ai eu aucune relation avec lui.

— Quelle histoire ? » demandai-je.

On me raconta la mort subite du colonel Delmare, la fuite de sa femme dans la même nuit, le départ et le retour de M. Brown. L’obscurité qui enveloppait toutes ces circonstances n’avait pu être éclaircie par les enquêtes de la justice ; nul n’avait pu prouver le crime de la fugitive. Le procureur du roi avait refusé de poursuivre ; mais on savait la partialité des magistrats pour M. Brown, et on leur faisait un crime de n’avoir pas du moins éclairé l’opinion publique sur une affaire qui laissait la réputation de deux personnes entachée d’un odieux soupçon.

Ce qui semblait confirmer les doutes, c’était le retour furtif des deux accusés et leur établissement mystérieux au fond du désert de Bernica. Ils s’étaient enfuis d’abord, disait-on, pour assoupir l’affaire ; mais l’opinion les avait tellement repoussés en France qu’ils avaient été contraints de venir se réfugier dans la solitude pour y satisfaire en paix leur criminel attachement.

Mais ce qui réduisait au néant toutes ces versions, c’était une dernière assertion qui me sembla partir de gens mieux informés : madame Delmare, me disait-on, avait toujours eu de l’éloignement et presque de l’aversion pour son cousin M. Brown.

J’avais alors regardé attentivement, consciencieusement, pourrais-je dire, le héros de tant de contes étranges. Il était assis sur un ballot de marchandises, attendant le retour d’un marin avec lequel il était entré en marché pour je ne sais quelle emplette : ses yeux, bleus comme la mer, contemplaient l’horizon avec une expression de rêverie si calme, si candide ; toutes les lignes de son visage s’harmonisaient si bien ; les nerfs, les muscles, le sang, tout semblait si serein, si complet, si bien réglé chez cet individu sain et robuste, que j’aurais juré qu’on lui faisait une mortelle injure ; que cet homme n’avait pas un crime dans la mémoire, qu’il n’en avait jamais eu dans la pensée, que son cœur et ses mains étaient purs comme son front.

Mais tout d’un coup le regard distrait du baronnet était venu tomber sur moi qui l’examinais avec une avide et indiscrète curiosité. Confus comme un voleur pris sur le fait, j’avais baissé les yeux avec embarras ; car ceux de sir Ralph renfermaient un reproche sévère. Depuis cet instant, malgré moi j’avais pensé bien souvent à lui ; il m’était apparu dans mes rêves : j’éprouvais, en songeant à lui, cette vague inquiétude, cette inexplicable émotion, qui sont comme le fluide magnétique dont s’entoure une destinée extraordinaire.

Mon désir de connaître sir Ralph était donc très-réel et très-vif, mais j’aurais voulu l’observer à l’écart et n’en être pas vu. Il me semblait que j’étais coupable envers lui. La transparence cristalline de ses yeux me glaçait de crainte. Il devait y avoir chez cet homme une telle supériorité de vertu ou de scélératesse, que je me sentais tout médiocre et tout petit devant lui.

Son hospitalité ne fut ni fastueuse ni bruyante. Il m’emmena dans sa chambre, me prêta des habits et du linge, puis me conduisit auprès de sa compagne, qui nous attendait pour prendre le repas.

En la voyant si belle, si jeune (car elle semblait avoir à peine dix-huit ans), en admirant sa fraîcheur, sa grâce, son doux parler, j’éprouvai une douloureuse émotion. Je songeai aussitôt que cette femme était bien coupable ou bien malheureuse : coupable d’un crime odieux, ou flétrie par une odieuse accusation.

Pendant huit jours le lit débordé des rivières, les plaines inondées, les pluies et les vents, me retinrent à Bernica ; et puis vint le soleil, et je ne songeai plus à quitter mes hôtes.

Ils n’étaient brillants ni l’un ni l’autre ; ils avaient, je crois, peu d’esprit, peut-être même n’en avaient-ils pas du tout ; mais ils avaient celui qui fait dire des choses puissantes ou délicieuses, ils avaient l’esprit du cœur. Indiana est ignorante, mais non pas de cette ignorance étroite et grossière qui procède de la paresse, de l’incurie ou de la nullité ; elle est avide d’apprendre ce que les préoccupations de sa vie l’ont empêché de savoir, et puis peut-être y eut-il un peu de coquetterie de sa part à questionner sir Ralph, afin de faire briller devant moi les immenses connaissances de son ami.

Je la trouvai enjouée, mais sans pétulance ; ses manières ont gardé quelque chose de lent et de triste qui est naturel aux créoles, mais qui, chez elle, me parut avoir un charme plus profond ; ses yeux ont surtout une douceur incomparable, ils semblent raconter une vie de souffrances ; et quand sa bouche sourit, il y a encore de la mélancolie dans son regard, mais une mélancolie qui semble être la méditation du bonheur ou l’attendrissement de la reconnaissance.

Un matin je leur dis que j’allais enfin partir.

« Déjà ? » me dirent-ils.

L’accent de ce mot dans leur bouche fut si vrai, si touchant, que je me sentis encouragé. Je m’étais promis de ne pas quitter sir Ralph sans lui demander son histoire ; mais, à cause de l’affreux soupçon qu’on avait jadis jeté dans mon esprit, j’éprouvais une insurmontable timidité.

J’essayai de la vaincre.

« Écoutez, lui dis-je, les hommes sont de grands scélérats ; ils m’ont dit du mal de vous. Je ne m’en étonne pas, à présent que je vous connais. Votre vie doit être bien belle, puisqu’elle a été si calomniée… »

Je m’arrêtai brusquement en voyant un étonnement plein de candeur se peindre sur les traits de madame Delmare. Je compris qu’elle ignorait les atroces méchancetés répandues contre elle, et je rencontrai sur le visage de sir Ralph une expression non équivoque de hauteur et de mécontentement. Je me levai alors pour les quitter, honteux et triste, accablé par le regard de M. Brown, qui me rappelait notre première entrevue et le muet entretien du même genre que nous avions eu ensemble sur le bord de la mer.

Désespéré de quitter pour toujours cet homme excellent dans de telles dispositions, repentant de l’avoir irrité et blessé en récompense des jours de bonheur qu’il venait de mettre dans ma vie, je sentis mon cœur se gonfler et je fondis en larmes.

« Jeune homme, me dit-il en me prenant la main, restez encore un jour avec nous ; je n’ai pas le courage de laisser partir ainsi le seul ami que nous ayons dans la contrée. »

Puis, madame Delmare s’étant éloignée :

« Je vous ai compris, me dit-il ; je vous dirai mon histoire, mais pas devant Indiana. Il est des blessures qu’il ne faut pas réveiller. »

Le soir nous allâmes faire une promenade dans les bois. Les arbres, si frais et si beaux quinze jours auparavant, avaient été dépouillés entièrement de leurs feuilles, mais déjà ils se couvraient de gros bourgeons résineux. Les oiseaux et les insectes avaient repris possession de leur empire. Les fleurs flétries avaient déjà de jeunes boutons pour les remplacer. Les ruisseaux repoussaient avec persévérance le sable dont leur lit était comblé. Tout revenait à la vie, au bonheur, à la santé.

« Voyez donc, me disait Ralph, avec quelle étonnante rapidité cette bonne et féconde nature répare ses pertes ! Ne semble-t-il pas qu’elle ait honte du temps perdu, et qu’elle veuille, à force de vigueur et de sève, refaire en quelques jours l’ouvrage d’une année ?

— Et elle y parviendra, reprit madame Delmare. Je me souviens des orages de l’année dernière ; au bout d’un mois il n’y paraissait plus.

— C’est, lui dis-je, l’image d’un cœur brisé par les chagrins ; quand le bonheur vient le retrouver, il s’épanouit et se rajeunit bien vite. »

Indiana me tendit la main et regarda M. Brown avec une indéfinissable expression de tendresse et de joie.

Quand la nuit fut venue, elle se retira dans sa chambre, et sir Ralph, me faisant asseoir à côté de lui sur un banc dans le jardin, me raconta son histoire jusqu’à l’endroit où nous l’avons laissée dans le précédent chapitre.

Là il fit une longue pause et parut avoir complètement oublié ma présence.

Pressé par l’intérêt que je prenais à son récit, je me décidai à rompre sa méditation par une dernière question.

Il tressaillit comme un homme qui s’éveille ; puis, souriant avec bonhomie :

« Mon jeune ami, me dit-il, il est des souvenirs qu’on déflore en les racontant. Qu’il vous suffise de savoir que j’étais bien décidé à tuer Indiana avec moi. Mais, sans doute, la ratification de notre sacrifice n’était pas encore enregistrée dans les archives du ciel. Un médecin vous dirait peut-être qu’un vertige très-supposable s’empara de ma tête et me trompa dans la direction du sentier. Pour moi, qui ne suis pas médecin le moins du monde en ce sens-là, j’aime mieux croire que l’ange d’Abraham et de Tobie, ce bel ange blanc, aux yeux bleus et à la ceinture d’or, que vous avez vu souvent dans les rêves de votre enfance, descendit sur un rayon de la lune, et que, balancé dans la tremblante vapeur de la cataracte, il étendit ses ailes argentées sur ma douce compagne. La seule chose qu’il soit en mon pouvoir de vous affirmer, c’est que la lune se coucha derrière les grands pitons de la montagne sans qu’aucun bruit sinistre eût troublé le paisible murmure de la cascade ; c’est que les oiseaux du rocher ne prirent leur vol qu’à l’heure où une ligne blanche s’étendit sur l’horizon maritime ; c’est que le premier rayon de pourpre qui tomba sur le bosquet d’orangers m’y trouva à genoux et bénissant Dieu.

« Ne croyez pourtant pas que j’acceptai tout d’un coup le bonheur inespéré qui venait de renouveler ma destinée. J’eus peur de mesurer l’avenir radieux qui se levait sur moi ; et lorsque Indiana souleva ses paupières pour me sourire, je lui montrai la cascade et lui parlai de mourir.


Souvenez-vous de notre chaumière indienne. (Page 86.)

« Si vous ne regrettez pas d’avoir vécu jusqu’à ce matin, lui dis-je, nous pouvons affirmer l’un et l’autre que nous avons goûté le bonheur dans sa plénitude ; et c’est une raison de plus pour quitter la vie, car mon astre pâlirait peut être demain. Qui sait si, en quittant ce lieu, en sortant de cette situation enivrante où des pensées de mort et d’amour m’ont jeté, je ne redeviendrai pas la brute haïssable que vous méprisiez hier ? Ne rougirez-vous pas de vous-même en me retrouvant tel que vous m’avez connu ? Ah ! Indiana, épargnez-moi cette atroce douleur ; ce serait le complément de ma destinée.

— Doutez-vous de votre cœur, Ralph ? dit Indiana avec une adorable expression de tendresse et de confiance, ou le mien ne vous offre-t-il pas assez de garanties ? »

« Vous le dirai-je ? je ne fus pas heureux les premiers jours. Je ne doutais pas de la sincérité de madame Delmare, mais l’avenir m’effrayait. Méfiant de moi-même avec excès depuis trente ans, ce ne fut pas en un jour que je pus m’affermir dans l’espoir de plaire et d’être aimé. J’eus des instants d’incertitude, de terreur et d’amertume ; je regrettai parfois de ne m’être pas précipité dans le lac, lorsqu’un mot d’Indiana m’avait fait si heureux.

« Elle aussi dut avoir des retours de tristesse. Elle se défit avec peine de l’habitude de souffrir, car l’âme se fait au malheur, elle y prend racine et ne s’en détache qu’avec effort. Cependant je dois rendre au cœur de cette femme la justice de dire qu’elle n’eut jamais un regret pour Raymon ; elle ne s’est pas même souvenue de lui pour le haïr.

« Enfin, comme il arrive dans les affections profondes et vraies, le temps, au lieu d’affaiblir notre amour, l’établit et le scella ; chaque jour lui donna une intensité nouvelle, parce que chaque jour amena de part et d’autre l’obligation d’estimer et de bénir. Toutes nos craintes s’évanouirent une à une ; et, en voyant combien ces sujets de défiance étaient faciles à détruire, nous nous avouâmes en souriant que nous acceptions le bonheur en poltrons, et que nous ne nous méritions pas l’un l’autre. De ce moment nous nous sommes aimés avec sécurité. »

Ralph se tut ; puis, après quelques instants d’une méditation religieuse où nous restâmes absorbés tous les deux : « Je ne vous parle pas de mon bonheur, me dit-il en me pressant la main ; s’il est des douleurs qui ne se trahissent jamais et qui enveloppent l’âme comme un linceul, il est aussi des joies qui restent ensevelies dans le cœur de l’homme parce qu’une voix de la terre ne saurait les dire. D’ailleurs si quelque ange du ciel venait s’abattre sur l’une de ces branches en fleurs pour vous les raconter dans la langue de sa patrie, vous ne les comprendriez pas, vous, jeune homme, que la tempête n’a pas brisé et que n’ont pas flétri les orages. Hélas ! que peut-elle comprendre au bonheur, l’âme qui n’a pas souffert ? Pour nos crimes, ajouta-t-il en souriant…

— Oh ! m’écriai-je les yeux mouillés de larmes…

— Écoutez, Monsieur, interrompit-il aussitôt ; vous n’avez vécu que quelques heures avec les deux coupables de Bernica, mais une seule vous suffisait pour suivre leur vie tout entière. Tous nos jours se ressemblent ; ils sont tous calmes et beaux ; ils passent rapides et purs comme ceux de notre enfance. Chaque soir nous bénissons le ciel, nous l’implorons chaque matin, nous lui demandons le soleil et les ombrages de la veille. La majeure portion de nos revenus est consacrée à racheter de pauvres noirs infirmes. C’est la principale cause du mal que les colons disent de nous. Que ne sommes-nous assez riches pour délivrer tous ceux qui vivent dans l’esclavage ! Nos serviteurs sont nos amis ; ils partagent nos joies, nous soignons leurs maux, c’est ainsi que notre vie s’écoule, sans chagrins, sans remords. Nous parlons rarement du passé, rarement aussi de l’avenir ; nous parlons de l’un sans effroi, de l’autre sans amertume. Si nous nous surprenons parfois les paupières mouillées de larmes, c’est qu’il doit y avoir des larmes dans les grandes félicités ; il n’y en a pas dans les grandes misères

— Mon ami, lui dis-je après un long silence, si les accusations du monde pouvaient arriver jusqu’à vous, votre bonheur répondrait assez haut.

— Vous êtes jeune, répondit-il ; pour vous, conscience naïve et pure, que n’a pas salie le monde, notre bonheur signe notre vertu ; pour le monde, il fait notre crime. Allez, la solitude est bonne, et les hommes ne valent pas un regret.

— Tous ne vous accusent pas, lui dis-je ; mais ceux-là même qui vous apprécient vous blâment de mépriser l’opinion, et ceux qui avouent votre vertu vous disent orgueilleux et fier.

— Croyez-moi, me répondit Ralph, il y a plus d’orgueil dans ce reproche que dans mon prétendu mépris. Quant à l’opinion, Monsieur, à voir ceux qu’elle élève, ne faudrait-il pas toujours tendre la main à ceux qu’elle foule aux pieds ? On la dit nécessaire au bonheur ; ceux qui le croient doivent la respecter. Pour moi, je plains sincèrement tout bonheur qui s’élève ou s’abaisse à son souffle capricieux.

— Quelques moralistes blâment votre attitude ; ils prétendent que tout homme appartient à la société, qui le réclame. On ajoute que vous donnez aux hommes un exemple dangereux à suivre.

— La société ne doit rien exiger de celui qui n’attend rien d’elle, répondit sir Ralph. Quant à la contagion de l’exemple, je n’y crois pas, Monsieur ; il faut trop d’énergie pour rompre avec le monde, trop de douleurs pour acquérir cette énergie. Ainsi, laissez couler en paix ce bonheur ignoré qui ne coûte rien à personne, et qui se cache de peur de faire des envieux Allez, jeune homme, poursuivez le cours de votre destinée ; ayez des amis, un état, une réputation, une patrie. Moi, j’ai Indiana. Ne rompez point les chaînes qui vous lient à la société, respectez ses lois si elles vous protègent, prisez ses jugements s’ils vous sont équitables ; mais si quelque jour elle vous calomnie et vous repousse, ayez assez d’orgueil pour savoir vous passer d’elle.

— Oui, lui dis-je, un cœur pur peut nous faire supporter l’exil ; mais, pour nous le faire aimer, il faut une compagne comme la vôtre.

— Ah ! dit-il avec un ineffable sourire, si vous saviez comme je plains ce monde qui me dédaigne ! »

Le lendemain je quittai Ralph et Indiana ; l’un m’embrassa, l’autre versa quelques larmes.

« Adieu, me dirent-ils, retournez au monde ; si quelque jour il vous bannit, souvenez-vous de notre chaumière indienne. »