Ingres d’après une correspondance inédite/LI

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LI
Dampierre, 27 juillet 1845.

Je suis dans la plus déplorable situation en prenant cette plume honteuse, et…

Comme je n’ai rien à dire pour moi, tu excuseras ton ami, ses soixante-quatre ans et sa tête, son esprit, son courage à supporter tout le chaos et la surcharge de travaux que l’on me demande. J’ai une belle et terrible église à décorer. Dieu me préserve du courant ! Je suis bien heureux, quand j’en puis refuser une partie. Et vive la gloire ! Riez, Monsieur ! (quand j’ai la mort dans l’âme, de toutes ces choses). Que nous importe votre bonheur, la vie tranquille à laquelle vous aspirez et qui, comme l’eau de Tantale, vous frise les lèvres sans que vous y puissiez toucher quand vous mourez de soif ; oui, que nous importe ? Travaillez, torturez votre esprit, souffrez, haletez, mourez, s’il le faut. Ah ! vous avez voulu être quelque chose, aimer l’art avec passion, cueillir quelque peu de gloire, avoir déjà des rues qui portent votre nom. Eh bien ! il faut payer tout cela ! Vous n’aurez donc pas de vieillesse calme, heureuse, non ! Et après tous les tourments de la vie, six pieds de terre !…

Voilà cependant, (et le tableau n’est pas chargé du tout), ce qui m’attend et le compte, d’après nature, de ma situation.

Mais il est à Dampierre ; il y fait ce qu’il veut, ce qui lui plaît. — D’un côté, oui : j’y ai un peu plus de liberté qu’au portrait de Madame d’Haussonville. Mais à quel prix ! Au travail, depuis huit heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, avec ce soucieux acharnement pour une œuvre qui me désole, à la faire belle. Fût-elle au moins telle que le démon de Malherbe, une belle femme en mal d’enfant ? Enfin, je fais ce que toute force humaine peut faire, et je vois du moins l’œuvre avancer.

L’ébauche de l’Age d’Or est faite ; le fond de l’Age de Fer est fait en dessin et on viendra, moi parti, l’exécuter tout comme s’il devait rester ainsi. Sur ce, je mettrai les figures. C’est le siège meurtrier d’une acropole prise • d’assaut, où toutes les horreurs de la guerre seront exprimées.

Et cependant, malgré tous mes dégoûts, le portrait de Madame d’Haussonville a déjà fait fureur d’approbation, d’abord chez M. le duc de Broglie, chez sa famille et ses nombreux amis d’élite. Il a été vu, quatre jours avant mon départ, et le sera jusqu’à mon retour où on le verra verni.

Avant de me mettre tout à fait à mes grandes œuvres, j’ai encore deux portraits de haute volée à terminer : Madame de Rothschild et Madame Moitessier. Enfin, on me persuade ; et la verge de fer qui me fait aller, me dit qu’avec un grand ordre et en ••me faisant aider, (ce qui ne manquera pas, car les demandes pleuvent), je pourrai obéir à cet ordre tyrannique et oppressif : Marche ! comme fait l’homme de Bossuet qui, tu le sais, est forcé de ne pas s’arrêter quoiqu’il trouve quelques fleurs sur son passage, et fait culbute tout d’un coup dans l’abîme. Tu diras et : tu penseras ce que tu voudras, mais c’est ainsi. Je m’aperçois, cependant, que voilà près de quatre pages écrites sans que je t’aie encore rien dit. Si je voulais tout dire !

L’ami Cambon achèvera. Ce brave jeune homme, a-t-il été assez malheureux d’être toujours repoussé injustement, ce qui fait voir le vice routinier de ces concours que nos confrères, les Immortels, viennent de refondre et rendre encore plus ridicules et oppressifs. Notre jeune ami a tout ce qu’il faut pour réussir et même du talent, du bon talent. C’est un bien excellent jeune homme et plein de belles qualités que j’exploiterai, j’espère, par suite. Il va venir me voir, ici, sous peu de jours. Mais plus de feu, de persévérance, de force de volonté !…

Ma bonne femme, ton avocat continuel, me dit : « Est-ce que tu n’écriras pas à Gilibert » ? Je suis, d’ailleurs, le plus à souffrir de ce vilain défaut de paresse.

Ma sœur vient de m’écrire et me parle de toi avec reconnaissance. Continue tes bons soins, et pour moi, pour elle.

Et ta fille, ta vie et ton bonheur ? Pourquoi ne viendriez-vous pas tous deux à Dampierre, voir le travail de vôtre ami, me l’aire ce rare bonheur.

Pazienza ! À plus tard !

Je voudrais bien compléter les gravures de moi, à toi, désireux aussi que la ville les ait complètes. Je voudrais savoir ce qui vous manque, et je vous l’enverrai. De plus, je puis disposer d’un vase étrusque assez beau. J’avais pensé en faire, que sais je ? L’offrir à la cheminée du Conseil municipal, comme deuxième remerciement pour la Rue Ingres ? Dis-moi ta pensée.

Tu as reçu une tête de plâtre. Est-elle belle, n’est-ce pas ? Ne me tiens pas rigueur, ne fût-ce que pour ma bonne femme.


à M. Reiset.
Dampierre, 22 aout 1840.

Mon cher Monsieur, le vieux proverbe : « L’homme propose et Dieu dispose » n’a que trop raison dans ce moment-ci. Si j’ai tant tardé à répondre à votre bien aimable lettre, c’est que j’ai voulu d’une part mesurer mon travail et voir si le traître me donnerait le temps d’aller à votre paradis d’Enghien, et puis mes yeux sont si fatigués qu’ils me laissent à peine la possibilité de vous écrire. Hélas ! oui, cher monsieur, il m’est impossible de réaliser cette année ce trop aimable projet d’aller, non seulement vous voir, mais encore effectuer un plaisir, une promesse qui n’est à la vérité que différée, mais que j’ai tant à cœur de réaliser. La bien bonne lettre de Mme Reiset vient encore de combler nos plus vifs regrets. Il faut y ajouter encore ceux que me donne notre excellent et digne ami, M. le curé de Saint-Eustache, qui a l’extrême bonté de penser à moi d’une manière si flatteuse et si honorable que je ne puis assez le remercier, lui exprimer assez mes vifs regrets. Je vous prie, Monsieur, de lui présenter, avec l’espérance de retrouver un jour une si heureuse occasion, mes sentiments de respect et d’admiration.

Ma bonne femme partage tous ces regrets ; vous le pensez bien, et tellement qu’elle ne peut croire à ce que je vous écris, et qu’elle espère encore, tant ses regrets sont grands de ne pouvoir, comme moi, aller jouir de la si douce et aimable affection de Madame surtout, de sa Bibiche et de tout, à commencer par vous, cher Monsieur, qui rendez votre foyer si hospitalier, si aimable ! On y est si heureux, si heureux, que je ne puis assez vous l’exprimer. Enfin, si cependant dans les premiers jours d’octobre vous nous vouliez, il serait possible qu’alors presque libre, — car libre, je ne le serai jamais, grâce à ma position, — nous puissions aller vous voir et prendre un peu de bien bon temps. Quoique très bien de mes rhumatismes, je pense que quelques bains encore m’auraient fait quelque bien ; mais c’est, j’espère, partie remise, surtout si le joli pèlerinage a encore lieu.

Que vous dirai-je, Monsieur, de mes travaux ? Qu’ils avancent lentement, et que j’aurais un si grand plaisir à vous voir ici à votre tour ! Ce sera plus tard, j’espère.

Je vous prie de bien dire à mademoiselle Bibiche que nous l’embrassons tous les deux bien tendrement et de tout notre cœur, parce qu’elle est bien bonne de son souvenir pour nous et bien gentille.

Ma bonne femme, bien reconnaissante aux sentiments qu’exprime si bien madame Reiset pour elle, la remercie et l’embrasse bien affectueusement. Pour supporter gon exil d’Enghien, elle pêche à la ligne et fait un tapis superbe, selon moi.

Au revoir, Monsieur et bien bon ami. J’entends le tyran farouche de mes nuits et de mes jours, qui me crie : « À moi ! il est huit heures ! » et ne me donne que le temps de vous exprimer de nouveau tous mes regrets et l’expression de mon sincère attachement.

000(Fonds Delaborde).
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