Ingres d’après une correspondance inédite/LIII

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LIII
Ingres à Gilibert.
Dampierre, 2 juin 1846.

Après la première impression pénible et inattendue de ta non venue, j’ai éprouvé le chagrin de te savoir en assez mauvaise santé, pour que cette cause fût assez forte pour détruire tous nos projets. Il n’est pas moins vrai que nous sommes désappointés et chagrins de ce petit malheur. Nous avions acheté un lit tout neuf en tout, pour notre chère fille que nous regardons comme telle et qui, croyons-nous, doit nous aimer aussi. Que nous aurions été heureux de la revoir grandie !…

Revenez à Paris, en hiver. Tu pourras venir quand tu voudras, même l’hiver. Il n’y a plus de neige, ni de glace, ici, comme dans notre jeune temps. En vérité, tout est singulièrement changé, sous bien des rapports !… excepté le mauvais goût et l’amour du changement à tout prix. Toujours encore les blasphèmes et les injures aux choses belles et sacrées ; et, pire que cela, toujours l’indifférence envers elles, symptôme véritable de mort. Une personne de haute intelligence me disait, l’autre jour, qu’au milieu de tout cela, la chose qui l’étonnait le plus était la justice que l’on rend encore à mon talent. Manco male, et ringrazziano Iddio !

Je suis à Dampierre, depuis le onze mai jusqu’au six juin. Depuis cette époque, j’ai bien fini ma page où j’ai placé le dieu, d’une manière qui donne à ma composition, je crois, un beau caractère. J’ai peint en grande partie le fond, ciel et grande montagne et les plans jusqu’à la scène. Mon ami Desgoffes, habile paysagiste, mon élève, achève le reste, tous les arbres du premier plan. Ainsi, voilà l’Age d’Or en beau train, comme tu vois.

Demain, arrive M. Pichon, peintre très distingué, qui se charge du fond de l’Age de Fer, (pour l’architecture). Je lui ai tout disposé, dessins et études arrêtées. Voilà donc que, d’ici à trois mois, ce nouveau tableau sera tout terminé sans les figures. D’ici à l’année prochaine, je ferai les études des deux figures et les ébaucherai sur ce fond tout terminé. Est-ce assez, dis, avec ordre et méthode, pour bien faire et aller vite ?

Je vais rentrer à Paris pour terminer enfin, (pour mes péchés), mes deux gros ennemis, mes deux portraits, en m’occupant aussi de ma grande basilique (déjà pensée). J’ordonnerai peut-être aussi ma Chambre des Pairs. Tu vois ma vie : au lieu de me reposer, comme un vieux que je suis de corps, je travaille comme si je devais commencer ma carrière. Heureusement, l’esprit me porte et je me sens l’âme aussi jeune que de notre jeune temps.

Voilà un long bavardage, sur moi. Je sais que tu m’aimes assez pour qu’il ne t’ennuie pas. Que ne puis-je savoir aussi les petites phases de ton existence ? J’y prendrais le même intérêt.

À propos, M. Réthoré votre libraire m’a envoyé une pièce de vers sur le Vœu de Louis XIII, que j’ai fort goûtée, et j’en remercie l’auteur.

Je possède une notice sur Montauban, mais je voudrais avoir un ouvrage sur son histoire, en deux volumes, je crois. Dans le temps, M. Réthoré m’en envoya le premier volume, (et j’eus, je crois l’impolitesse de ne l’en pas remercier ; c’est affreux !) Cependant je voudrais avoir l’ouvrage, en le lui payant, bien entendu. Arrange cela, sans le blesser, je t’en prie.