Ingres d’après une correspondance inédite/LVI

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LVI
Ingres a Gilibert.
Mai 1848.

Je ne veux pas laisser partir l’ami Cambon sans te donner signe de vie, dans cette espèce de cataclysme où nous nous trouvons, dans ce terrible ébranlement d’idées et de choses. Mais ce qui me touche le plus, c’est l’état de ta santé…

Je voudrais pouvoir partager avec toi une santé que Dieu me conserve saine, robuste, bien que nous ayions été abîmés par la grippe… L’ami Cambon te donnera de nos nouvelles du coin du feu. Mais il ne te dira pas assez combien il a fait de progrès, ce dont ses deux derniers ouvrages font foi. Il paraît avoir beaucoup réfléchi sur son art et a su très bien écouter et voir. C’est un très brave jeune homme que j’aime et qui me le rend bien, je crois.

Quant à moi, je ne fais que reprendre les pinceaux. Depuis quatre mois à Paris, je ne fais qu’aménager et clouer dans mon nouvel appartement, — toujours avec une chambre pour l’ami et sa fille, — arranger mes ateliers, être malade et essuyer une révolution qui m’a ébranlé de fond en comble, sans parler des pertes pécuniaires qui dérangeront ce petit bien-être amassé avec tant de peines. Et cela, au moment où nous allions en jouir. Mais passe pour cela ; il y a remède. Je puis encore faire quelque chose ....................

Si la liberté est tout à l’ordre du jour, elle n’est pas pour moi, moi, le plus esclave de tous. Irai-je à Dampierre ? Quand pourrai-je vraiment travailler ? Quels projets peut-on, d’ailleurs, faire dans ces moments d’angoisse où l’on vit au jour le jour, au bord du précipice dont la pente est si rapide, sur le gouffre où l’on est seulement appuyé à la république que tout le monde veut, mais que tant d’anges infernaux feraient rouge quand nous la voudrions, comme Astrée, belle, vierge, noble et pure ? Il n’y a que Dieu qui puisse nous sauver, et nous n’espérons qu’en sa divine Providence,