Ingres d’après une correspondance inédite/LXI

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LXI
Ingres a Pauline Gilibert.
Paris, 18 octobre 1849.

Ma chère Pauline, mon enfant chéri ; cher Gilibert, ami le plus cher à mon cœur ; c’est toujours avec mes justes larmes et regrets cruels à mon cœur, que je vous écris ces lignes. Tout renouvelle à chaque instant ma douleur, dans le plus profond de mon cœur : et mon état moral et ma santé en sont ébranlés.

J’ai essayé de m’éloigner de Paris. Un sentiment attractif me rappelle plus près de cette tombe où elle repose et où j’ai préparé d’avance ma place à côté d’elle, dans l’intervalle de ce peu de jours de ma triste vie si courte, à présent.

Mais je cesse de vous attrister. Courage, dans notre malheur !

Les soins des affaires dans ma position malheureuse m’occupent assez, pour me distraire. Je fais arranger mon atelier du n° 15, quai Voltaire, où je suis assez bien. Car, j’ai enfin une petite velléité de me remettre au travail, en terminant le plus tôt possible le tableau de Jésus au milieu des Docteurs. Quant à Dampierre, est-ce que je pourrai jamais aborder cette résidence, là où elle était, cette bonne compagne, à jamais séparée de moi ?


Août 1849.
À M. Reiset.

Mon cher et bien cher ami, aujourd’hui est un jour que je dois consacrer à la pleurer plus encore, un jour que je veux consacrer au plus tendre recueillement qui me rapproche encore plus d’elle, s’il est possible. Je vous prie donc de in excuser si je m’interdis le plaisir de me trouver, encore une fois de plus, parmi vous. Vous me comprendrez.

Je vous prie de vouloir bien m’excuser auprès de l’excellente madame Reiset et de votre charmante enfant. Et vous, mon cher et bien bon ami, que je ne puis essayer de remercier de toutes ses cordialités et procédés pour moi, n’ayant pas trop de ma vie entière pour vous exprimer par toute sorte de dévouement combien je vous suis attaché de cœur inaltérablement, vous voulez bien que je vous embrasse bien tendrement. (Op. cit.)


À Monsieur Lehmann,

6 septembre 1849.

Mon brave Lehmann, je vous donne tard des nouvelles de ma triste vie, depuis ce jour d’horrible mémoire, où je l’ai perdue, et sans retour perdue. Hélas ! tout seul, sans plus elle ! Mais cela est affreux, et je ne vois pas encore d’issue, pour sortir de mon désespoir de tous les moments. Il est vrai que vous, comme tous mes amis, êtes des anges de consolation, si la consolation en pareil cas est possible. Vous aurez fait comme eux, cher ami. Je vous connais ce cœur tendre pour votre maître, pour votre ami. Je vous remercie de l’élan de votre pitié et pour elle, — digne femme, dont tout le monde a salué et honoré les vertus ! — et pour moi. Vous devez la bien regretter, car elle vous aimait. Je suis donc tout seul, rentré chez moi, à la merci de l’avenir, triste pour moi bien triste ! Ce malheur à mon âge ! Obligé de me refaire un foyer, et sans elle !

Je vous reverrai avec plaisir, cher ami, vous réunir à mes autres enfants. Eh ! qui peut se flatter d’en avoir d’aussi dignes et d’aussi distingués que vous dans ce monde ? Vous vous grouperez donc autour de votre vieil ami, et, avec le temps, on me le dit, elle veut « me voir plus calme ». Ce sont ses derniers mots qui retentissent au fond de mon cœur déchiré : alors je baisse la tête, et je pleure de douces et amères larmes.

Embrassez en attendant votre bien malheureux ami, qui est aussi bien reconnaissant, et bien sensible aux sentiments de votre bon cœur pour lui. Tout à vous avec mon inaltérable estime et amitié. (Fonds Delaborde).


À Monsieur Paul Lemoyine, statuaihe, poste restante, à Rome. (Mise à la Poste a Mealix, le 10 septembre).

Paris, ce 9 septembre 1849.

Mon cher et vieux ami, je te reconnais à ton bon et tendre souvenir dans une situation qui me rend inconsolable et le plus malheureux de tous les hommes. Je l’ai perdue cette admirable compagne, et sans retour, ma pauvre femme, amie de tous les jours, de tous les moments ; et on ne peut mourir d’un tel affreux désespoir, sans fin, car je ne vois encore pas d’issue pour en sortir d’une manière supportable. Je suis seul, tout seul, et à me refaire un foyer, puisque, n’ayant pu mourir avec elle, je dois lui survivre. Comment ? Je n’en sais rien encore, tant la plaie est saignante. Ah ! mon ami, puisses-tu n’éprouver jamais le mal que donne un tel malheur ! Et pourtant je fais ce que je puis et ne demanderais pas mieux que d’avoir plus de courage ; mais je trouve que j’en ai beaucoup trop, car je la pleure et devrais toujours la pleurer cette excellente femme, à laquelle, il est vrai (et ce m’est une espèce de consolation d’en avoir pu constater la plus éclatante manifestation), tous mes nombreux amis ont rendu hommage à sa digne vertu. Mais tout cela ne me la rend pas, et je suis comme si j’avais reçu un coup qui, me faisant tourner, m’aurait jeté à cent mille lieues et m’a laissé comme stupide et n’y comprenant rien. Car je ne puis quelquefois y croire, tant cet arrachement de mes propres entrailles est au-dessus de notre savoir misérable et malheureux, dans cette triste vie qui n’est semée que d’embûches et finit ainsi. Je n’ai que deux pas à faire d’ailleurs pour aller la retrouver, où ma place — je viens de la préparer à côté d’elle — m’attend.

Tu me parles de gloire et d’art, mon cher ami. Oh ! il y a longtemps que la méchanceté et la folie absurde des hommes m’ont singulièrement désillusionné en toutes ces choses ; et sans être un misanthrope, je vis, sinon plus heureux, au moins plus dégagé des choses d’ici-bas. Est-ce que, depuis deux ans, ô horreur ! nous ne vivons pas comme dans les ténèbres du malheur ; et où pourrais-tu voir poindre dans l’avenir le moindre point où la vérité puisse arriver ? Tu n’as, mon ami que trop éprouvé toi-même, — et cela dans cette autrefois si heureuse et belle Rome, — les fruits les plus effrayants des fureurs démagogiques et révolutionnaires de ces diables que l’enfer a suscités pour détruire la société. Tu penses bien, mon bien cher, que nous t’avons suivi dans tous ces périls avec notre tendre sollicitude, moi et ma pauvre femme, sans oublier ta chère Colombe qu’elle aimait tant, parce qu’elle est bien bonne. Mais je ne sais rien de toi, de nos amis, les Flacheron, Gabriac et autres, auxquels mon cœur s’intéresse. Je te serais donc bien obligé de me mettre au courant de leur sort et de me faire espérer aussi enfin que, sans quitter cette si belle Italie pour toujours, tu penserais à venir en France la faire connaître à ta femme, et y revoir après un si long temps ton vieux et fidèle ami, et renouveler, en parlant de celle qui t’aimait aussi, le bonheur que nous avons eu de jouir de quelques douceurs d’amis dans cette villa Médicis où tu venais toujours à propos et à notre grand plaisir. Enfin, cher et vieux ami, penses-y et viens faire embrasser celui que, dans tous les temps comme aujourd’hui, j’aime comme le plus sûr et le meilleur de mes amis.

Je t’embrasse du meilleur de mon cœur, ainsi que ta chère Colombe. (Fonds Paul Bonnefon).


À Monsieur Sturler, peintre d’histoire, rue Rochechouart, 12, Paris (Timbre de la poste : 16 octobre 1849).

Meaux, 9 septembre 1849.

Cher ami, j’ai tant peur que vous ne m’échappiez, que ce n’est pas à moi qu’en est venue l’idée quoique je la désirasse beaucoup, mais à mon bon M. Ramel, avec qui vous avez veillé si tendrement pour elle et pour moi. Cette terrible occasion vous a liés, humainement parlant. M. Ramel, a eu l’idée donc de vous prier, de même que Madame, de venir nous voir tous ici à dîner, mercredi prochain, en compagnie d’amis que vous aimez comme moi, les Desgoffes et Thomas et sa lyre [1]. Ainsi, vous voudrez bien vous entendre pour nous arriver ensemble, n’est-ce pas ? et d’assez bonne heure pour ne rien perdre de cette bonne réunion, qui me rend en attendant si heureux.

Ne m’étant pas muni du numéro de votre maison, je recommande ce billet aux soins de mon fidèle Raymond. Il n’y a donc pas d’affaires qui tienne. Vous me le promettez, avec l’assurance de tout le plaisir qu’on aura ici de vous recevoir de parlait cœur.

Je suis, cher ami, votre bien sincère ami dévoué.

(Fonds Paul Bonnefon).


À Monsieur le président et Messieurs les professeurs de l’École nationale des Beaux-Arts.

Ce 28 décembre 1849.

Monsieur le Président, messieurs les professeurs peuvent se rappeler avec quelle hésitation j’acceptai l’honneur de la vice-présidence de l’École, quoiqu’elle me fût offerte avec une insistance si bienveillante que le souvenir m’en est précieux.

Eh bien ! messieurs, les difficultés que je ne faisais qu’entrevoir alors, se représentent aujourd’hui bien plus puissantes, surtout après l’affreux malheur qui est venu m’accabler.

Forcé de m’absenter habituellement de Paris et craignant que mon esprit fatigué soit insuffisant pour présider votre assemblée et diriger vos discussions, je viens vous supplier, Monsieur le Président, de me permettre de résigner entre vos mains les fonctions qui allaient m’être confiées et de prier messieurs les Professeurs de me choisir un remplaçant.

Veuillez aussi, je vous prie, agréer et faire agréer à mes honorables collègues l’expression de mes plus vifs regrets et l’assurance de mon respectueux attachement. J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Président, votre très humble et très obéissant serviteur.

Ingres,00000
Professeur à l’École nationale
des Beaux-Arts, etc.000

(Fonds Paul Bonnefon).

  1. Le musicien Ambroise Thomas.