Ingres d’après une correspondance inédite/LXIV

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LXIV

Ma chère fille, il faut donc le pleurer ; moi, ce digne vieux ami ; toi, ton père chéri ! Il me faut donc verser de nouvelles larmes, les confondre avec celles données à ma pauvre et digne femme. Deux cœurs qui s’aimaient et s’entendaient si bien ! Quel coup tu m’as porté, ma chère enfant. Ce cher ami, digne d’un meilleur sort, souffrir et mourir. Ah ! ce n’est pas juste : il y a tant de monstres qui vivent, pour le malheur des autres. Cher ami, je ne te verrai donc plus !…

Quels tristes et cruels moments tu as dû supporter ! Éh bien ! ma chère, courbons notre tête ; car la puissance humaine n’y peut rien. Restons pour le pleurer, le regretter éternellement et puissions-nous les retrouver tous les deux dans l’éternité, plus heureux que sur cette triste terre. Je me plais a croire, ma chère enfant, que, dans cet affreux malheur, tous ceux qui t’entourent te prodiguent toute espèce d’affectueuses et douces consolations. Que ne puis-je moi-même te montrer combien je partage ta douleur !

Toi, chère enfant, quelle est ta position, ton 413

âge ? Qui est-ce qui prend soin de toi, que vas-tu faire ? Quels sont les parents, avec lesquels tu dois être restée ? Je suis bien hardi de tant te demander, mais le meilleur ami de ton père a bien le droit de t’adresser de pareilles questions. Je l’aimais tant, ce pauvre père. Je l’aimais d’une amitié sincère, et je la continue dans sa fille.

Ingres.

À M. Marcotte.
Paris, 28 juillet 1850.

Où je suis ? Ce que je lais ? Eh ! mon Dieu ! je suis arrivé, le 18, de mon très ennuyeux voyage à l’île de Jersey ; car, vous le voyez, je ne suis pas allé à Londres, ce que j’aurais peut-être mieux fait de faire, et j’aurais épargné à votre excellente Madame les soins qu’elle s’est donnés pour me rencontrer à Boulogne. Enfin, quoiqu’on dise toujours que Jersey est le plus charmant séjour, je m’y suis trouvé à la vérité tout seul, et vous aviez bien raison de redouter pour moi un si triste moyen de voyage. À la vérité encore, c’est ma faute ; car une famille m’attendait depuis quatre jours, ma chambre arrangée avec confortable, là où je ne suis allé me présenter que la veille du jour où j’ai quitté ma vilaine auberge. On m’a promené toute la journée, et, effectivement, j’ai vu un très joli pays ; mais il me faut autre chose, à moi, qu’une ville anglaise, qui n’est composée que de boutiques et d’Anglais. De là, je suis donc reparti pour Granville où je n’ai pas été fâché de retrouver la France, quitte de la mer par une traversée qui m’avait bien secoué en allant. J’ai gagné l’intérieur, à Avranches, où je me suis reposé trois jours chez un excellent ami, M. Martin. Là, je croyais trouver une belle cathédrale, mais je n’en ai trouvé que le terrain.

De là, à Caen, où (après avoir été d’abord à Bayeux) j’ai admiré les belles églises, et surtout leur extérieur, car il n’y a rien au dedans ; j’ai vu le Musée, qui n’est pas mal. Je me suis ennuyé à battre le pavé, allant devant moi, mes poches pleines de cerises et les mangeant dans les rues, mais sans être sensible à rien ; et, à vrai dire, il n’y a rien à voir que des gens qui végètent et qui vivent comme des choux, sans les beaux arts. J’avais heureusement apporté un livre-trésor, les Auteurs grecs dans un seul volume. Alors, ayant terminé mes cerises, je rentrai tristement dans ma chambre, à l’hôtel, où j’allai lire Pindare avec un certain plaisir.

Avec tout cela, je me suis raidi et j’ai dit : « Tu l’as voulu, eh bien ! tu iras jusqu’au bout. Tu sauras ce que c’est que la province ; tu apprendras plus que jamais qu’on ne voyage pas tout seul impunément et que, malgré la terrible vie de Paris, il n’y a que lui d’habitable ou l’Italie ». M’y voilà donc, et j’y ai retrouvé ma triste vie cependant. J’ai subi, hier, mon digne ami, une fatale et bien triste journée, le bout de l’an de ma pauvre bien-aimée et à jamais bien regrettable femme. Tous mes amis ont été la pleurer, comme moi, à l’église où, par les tendres soins de mon cher Gatteaux, je n’ai rien omis pour une mémoire digne d’Elle, s’il était possible. Mais, hélas ! rien ne m’a été rendu, et mes regrets sont éternels.

Ingres.
(Fonds Delaborde)