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Ingres d’après une correspondance inédite/Les Directions d Ingres

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LES DIRECTIONS D’INGRES

I

Au premier livre de l’Iliade qu’Ingres lisait dans la traduction française de Bitaubé, en une petite édition de poche qui raccompagna partout sa vie durant, — et elle reste encore aujourd’hui sur le bureau du maître au Musée de Montauban, — vous n’avez pas oublié l’épisode de Briséis, la belle esclave qu’Agamemnon jaloux enlève à Achille boudant désormais sous sa tente, devant l’armée grecque au repos, et le sort d’Ilion suspendue à la destinée de la douce captive. Que penseriez-vous de la comparaison si la charmante Briséis, au bras du sévère Achille, rappelait aussi la Couleur brillante au service de ce même inflexible Dessin par lequel cet autre redoutable boudeur que fut Ingres aux Beaux-Arts, où il allait entrer professeur, pouvait aussi s’appeler Achille l’indomptable

par sa cuirasse fatidique, lui, vulnérable au seul talon ? Quand, un matin des premiers jours de novembre 1825, le jeune Amaury Duval, qui devait être un des premiers élèves du nouveau professeur encore sans atelier, vint sonner, rue du Bac, au fond du passage Sainte-Marie, ce n’était pas précisément une cuirasse qui recourrait le torse ferme et à peu près nu du rude Ingres. Un petit carrick de voyage, où le visiteur crut reconnaitre le même que le maître avait peint dans son propre portrait de 1808, était jeté assez court sur ses épaules et tenu soigneusement croisé sur son ventre, déjà un peu arrondi… — Mais, à propos, me dit-il, je n’ai pas encore d’atelier. … J’en cherche un… Voyez, je suis à peine installé moi-même. Je ne croyais pas rester en France. Je comptais, à la suite de l’Exposition, reprendre le chemin de ma belle Italie… Mais le vent a tourné. Pour la première fois, j’ai été accueilli, fêté, récompensé plus que je ne mérite peut-être ; et j’ai écrit à Mme Ingres d’arriver, d’apporter tout, car je n’étais venu, moi, qu’avec ma simple valise et mes tableaux. Et me voici en France, dans mon pays qui veut bien de moi… Et j’y resterai, et j’en suis heureux. Quelques-uns de mes amis m’ont engagé à ouvrir un atelier, et je suis à la recherche d’un local. Mais, jusque-là, il ne faut pas que vous perdiez votre temps. Je vais vous donner quelques gravures que vous copierez, et vous viendrez me montrer ici ce que vous aurez fait. Nous attendrons ainsi que je puisse vous installer avec ceux qui, je l’espère, m’arriveront [1].

Au no 3 de la rue des Beaux-Arts, les premiers élèves d’Ingres, deux Allemands, un Brésilien et un Belge, constituèrent, avec Duval, l’atelier naissant et bien modeste du rival de Drolling et de Picot, qui tenaient leurs cours très fréquentés, rue Mazarine, dans les sous-sols mêmes de l’institut. Cet atelier, dont l’entrée principale donnait rue des Marais-Saint-Germain, n’était pas l’idéal pour « un peintre d’histoire ayant besoin d’un logement pour lui et de deux grands ateliers, un pour les demoiselles et un pour les garçons…, tout cela dans le Faubourg Saint-Germain et à portée du Louvre ». Mais ses tableaux ne commençaient-ils pas à se vendre « six fois plus » qu’ils ne lui avaient été payés à l’origine, et n’avait-il pas en commande « une grande chapelle à peindre à fresque à Saint-Sulpice ; deux grands tableaux de six mille francs chaque, l’un pour la maison du Roi (la Stratonice), l’autre pour la cathédrale d’Autun (le Saint Symphorien)… » « Si je veux aussi, ajoutait Ingres dans cette même lettre du 13 mai 1825. j’aurai une autre chapelle à Notre-Dame et, par la suite, de grandes salles au Louvre, » dont un plafond était réservé au prochain Apothéose d’Homère.

Préférant donc le professorat militant de l’atelier au pontificat béat de l’Institut, où il faisait « abnégation de lui-même pour laisser passer premier son ami, M. Thévenin », Ingres attendit patiemment sous l’enseigne de sa maison, École de Dessin, que les amateurs allemands ou brésiliens s’en éloignassent et que vinssent s’y former de vrais peintres. Les élèves de choix de ce maître redoutable, pour quiconque n’aurait pas eu les qualités supérieures qui en feraient des maîtres à leur tour, furent, entr’autres : les deux Pradier, l’un sculpteur et l’autre graveur, à qui Ingres confia la reproduction de son Virgile, et même un troisième Pradier, frère des précédents, qui allait devenir le massier de l’atelier par profession et, par passe-temps, l’infatigable copiste du même cheval blanc de Bonaparte, d’après un tableau de Carie Vernet, qu’Ingres lui laissait faire et refaire, sans lassitude du maître indifférent et de l’élève, installé, pour cette besogne, dans l’antichambre de l’atelier même du « patron ». Aux trois Pradier allaient se joindre bientôt les deux Etex, dont l’un se rendrait plus célèbre par le ciseau que par la politique ; les deux Balze, qui, par amour du maître et de l’obéissance, allaient vouer leur art à la copie des Raphaël ; les deux Flandrin surtout, dont Hippolyte, mort trop jeune après avoir rempli de peintures célèbres les églises de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Vincent-de-Paul à Paris, de Saint-Paul à Nîmes et de Saint-Pierre d’Ainay à Lyon, devait rendre jaloux de son talent si religieux et si classique son maître lui-même. Car Ingres, qui inspira à ses élèves de ces grandes compositions murales qu’il n’aurait pas la puissance imaginatrice de composer pour son compte, semblait avoir formulé de préférence, pour le préféré de ses disciples, cette devise qu’Hippolyte Flandrin réalisa si fidèlement dans ses œuvres, aussi didactiquement dessinées qu’idéalement peintes :

— Le dessin est la probité de l’art.

Cette prose magistrale, qu’Ingres semble tant regretter dans son éducation littéraire quand il écrit, le 27 février 1826 : « Je rougis de manquer, à chaque instant, à la qualité et à la bonne orthographe des phrases, et j’enrage de mon éducation mal négligée sur ce point dont tant d’autres, même médiocres, jouissent : d’ailleurs, il paraît que les études que j’aurais pu donner à ces qualités ne m’auraient servi de rien, car toute mon intelligence s’est réfugiée sur tout ce qui est instinct » ; cette bonne prose, qui est, en art pictural, le bon dessin, Ingres l’apprend à ses élèves en professeur incomparable et supérieur à l’inspiration même dont sa norme, trop réfléchie pour un poète d’improvisation, a fait aisément le sacrifice. Et l’on voit sortir de cet atelier hors de pair, une pléiade de gestateurs de la grande composition que, « peintre d’histoire » pourtant, comme il se plaît à se dire avec emphase, il n’accompagnera jamais sur les échafaudages altiers des voûtes monumentales. C’est Ziégler à la Madeleine, « cet homme grand, comme le dépeint son camarade Duval, déjà énorme, à chevelure noire et abondante et retombant sur un front bas, avec quelque chose d’effrayant à voir quand il marchait, indiquant du geste ce qu’il venait d’exprimer ». C’est Lehmann et Chassériau à Saint-Méry, peignant si indépendamment de la manière d’Ingres que celui-ci, à l’inauguration des peintures, se sentira obligé de répondre aux flatteurs qui lui feront remarquer cette sorte de délection : « Dans ma maison, je n’ai jamais obligé personne à porter ma livrée. » Comment l’aurait pu ce Chassériau mort trop jeune, aussi florentin qu’Ingres et aussi oriental que Delacroix, et dont les admirables peintures de l’escalier incendié de l’ancienne Cour des Comptes ne lui ont pas survécu ? « Une fois, raconte Jules Laurens dans sa Légende des Ateliers, je rencontrai, là devant, leur auteur même, jeune encore et déjà mourant, comparable, par sa tête et sans doute son état moral, à un Abencérage de l’Art qu’il rêvait et dont la nostalgie le tuait. Il s’est dépêché, surmené à trop produire ; mais, dans ce sport macabre qu’il courait avec la Mort, celle-ci, plus rapide, l’a emporté ». C’est Sturler, le dantesque ; c’est le michelangelesque Chenavard ; c’est Mottez, Sébastien Cornu, l’élégant Edouard Bertin, le consciencieux Romain Cazes, Alexandre Desgofïe qu’Hippolyte Flandrin « a pris maintes fois pour représenter les Saint Pierre de ses panathénées murales ; type où, sous le pittoresque de forme d’une certaine rusticité, apparaît l’élévation concentrée du fond : — « Si je n’étais Ingres, je voudrais être Desgoffes ! » a-t-on fait dire (inventé ou historique) à son maître pour caractériser ce style et la portée des ouvrages de son élève. » Autant d’élèves d’Ingres, autant de maîtres à leur tour. Ce n’était pas de l’atelier de Regnault, autrement dit « le père La Rotule », qu’on en pouvait dire alors autant ; ni de Guillaume Lethière, cette vieille garde de l’art enterré de David, qui prétendait apprendre à son élève Devéria à dessiner les figures par roonds et par caarrés : « Que dites-vous de cela ? lui demanda-t-on devant la Naissance d’Henri IV du même Devéria, échappé de l’atelier de Lethière pour peindre selon son tempérament personnel. — C’est très bien, répondit le vieux maître : ils sont cinquante déserteurs qui ont voulu sauter le fossé, mais il n’y en a qu’un qui n’est pas tombé dedans. » Bien flatteur pour les autres !

Pour se faire une impression sommaire de cet empereur du professorat que fut Ingres, enseignant à ses élèves « le dessin » pour leur apprendre « la peinture », il faudrait le surprendre dans une de ses visites chez ses administrés. Ils nous ont dit le silence religieux qui accueillait aussitôt sa venue, l’émotion presque sacrée à sentir le frôlement de sa manche ou de sa main sur l’épaule de l’élève pendant la correction, le coup d’ongle du maître sous un trait du dessin en défaut et, parfois aussi, la voix tonitruante du Jupiter olympien, interpellant le pauvre Ganymède fulminé : « Qu’est-ce que cette articulation de l’épaule ? — Monsieur, c’est le deltoïde ! — Eh ! appelezla le tonnerre du ciel si cela vous fait plaisir, mais mettez-la à sa place ! » Une autre fois, c’est le silence du maître qui écrase l’élève. « À sa première visite chez Michalon, raconte Jules Laurens, Ingres, dès l’entrée, fit d’un seul regard le tour des murs de l’atelier et, n’y rencontrant pas la moindre reproduction des paysages de Nicolas Poussin, il jugea et condamna son homme au rang des inférieurs. »

Pour cet adorateur de la forme, une planche d’anatomie était le plus cruel supplice que son regard pût éprouver. Son école — où les modèles étaient presque toujours des femmes que, d’ailleurs, il faisait payer 4 francs par séance, alors que les hommes, plus rarement invités, n’y recevaient que 3 francs — voulut, un jour, faire l’achat d’un squelette. Malgré les observations d’Amaury Duval, qui raconte ce fait et qui faillit « être enterré sous les boulettes de pain et autres projectiles, la cotisation marcha son train : le squelette fut acheté et accroché, un beau matin, dans un coin de l’atelier. M. Ingres vint donner sa leçon, comme à l’ordinaire. Le squelette étant placé dans la partie la plus obscure de l’atelier, il ne le vit pas tout d’abord ; mais, quand il s’approcha pour corriger un de nos camarades qui en était tout près, (je suivais le maître des yeux), je vis un véritable sentiment d’effroi se peindre sur sa figure et, au moment où il corrigea l’élève placé devant le squelette, il avait tout à fait l’apparence d’un homme tournant le dos à une cheminée dont le feu trop ardent lui brûlerait les jambes. L’élève ainsi placé eut des conseils abrégés. Les jours suivants, même scène, avec cette différence que Félève placé près du squelette n’eut pas de conseils du tout. J’avais donné quinze jours. J’avais tait la part trop grande. La semaine suivante, le inassier vint annoncer aux élèves, que M. Ingres ne mettrait plus les pieds à l’atelier, tant que cette horreur y serait accrochée ». Est-ce à dire que cet irréductible ennemi des laideurs de la tombe n’aurait pu se réconcilier avec les mystérieuses beautés que, parfois, la mort aussi nous révèle ? Écoutez encore cette histoire :

« C’était pendant le rude hiver de 1830, raconte le Dr Latour, alors directeur de l’Union médicale. Sous la direction de l’excellent Vidal (de Poitiers), nous nous livrions à la Salpêtrière, Fontan et moi, à des dissections sur les cadavres des pauvres femmes décédées dans l’hospice. Romain Gazes était le neveu de Fontan. L’élève peintre d’Ingres nous accompagnait quelquefois à l’amphithéâtre. Un jour, nous trouvons sur la table le corps d’une jeune femme splendidement belle, qui était morte dans la section des aliénées. Romain Gazes fut si vivement impressionné par la beauté des formes de cette infortunée qu’il envoya un commissionnaire à son illustre maître, en l’invitant à venir voir ce chef-d’œuvre plastique. Ingres se rendit à cette invitation et fut frappé, comme son élève, de la perfection de ce corps. Les extrémités surtout, pieds et mains, de ce cadavre excitèrent son admiration, et il voulut en conserver et en emporter le souvenir en les faisant mouler immédiatement. — Quand vous vous trouverez en présence du tableau d’Ingres, la Source, regardez avec attention les pieds et les mains de cette belle figure : ce sont ceux de la pauvre folle de la Salpêtrière. »

Nous ne saurions mieux compléter ces impressions prises à l’atelier d’Ingres qu’en empruntant les anecdotes qu’on va lire aux manuscrits de M. Jules Laurens [2], dont les Ingriana reposent trop silencieusement à la Bibliothèque de Carpentras, sa ville natale, qui a bien voulu nous les communiquer. Et nous compléterons les deux extraits : Ingres chez ses élèves et Ingres chez ses contemporains, par un troisième Ingres chez lui, dont les notes puisées aux cahiers du maître, conservés par le Musée de Montauban, nous laisseront l’attrait de leur emprunter de plus larges extraits encore, dans les chapitres qui nous restent à écrire.

II
Ingres chez ses élèves

— Le sculpteur Duret, ayant terminé son charmant Danseur Napolitain, sollicita la visite d’Ingres. Celui-ci, tout d’abord et d’un ton confidentiel, adressa plus d’un éloge, se réservant sur certains détails d’accessoires. Évidemment, il ne voulait compter qu’avec la question d’art le plus élevé, là où tout le monde voudrait surtout reconnaître la danse et le napolitain. Duret, mal à l’aise, s’excusait déjà par la nécessité d’intéresser le public, de satisfaire aux exigences de vente, etc.

— Dans quelles conditions travaillez-vous ? fait tout-à-coup Ingres. Vivez-vous exclusivement de votre métier, ou auriez-vous quelqu’autre fond de ressources ?

Duret répond qu’il a toujours possédé un honnête patrimoine et qu’il se livre à sa seule vocation, indépendant des soucis matériels, avec environ une douzaine de mille francs de rentes.

— Monsieur ! s’écrie alors sévèrement le maître en quittant l’atelier, lorsqu’on fait de la sculpture avec douze mille francs de rentes, on ne met pas de caleçon à ses statues !


L’absolutisme de ses principes et de sa foi admettait peu la discussion. Lors du jugement de concours du grand prix de Rome, où avait pris part son meilleur élève, Hippolyte Flandrin, le résultat en sa faveur lui paraissait si indiscutable, qu’aux premières observations il fondit en larmes, comme une femme nerveuse. Et aucun juré n’osa passer outre.


Ingres, reçu par Hippolyte Flandrin devant ses admirables peintures de Saint Vincent de Paul représentant des théories de Saints, ne s’arrêtait point de crier à son grand élève : « Mais on dirait que vous les avez tous vus, ces gens-là ! Oui, vous les avez vus marchant ainsi vers le Paradis…, et vous y entrerez avez eux ! » Sur ce, il l’embrasse, l’étreint à bras-le-corps. Son chapeau tombe à terre ; il marche dessus. Paul Flandrin, frère cadet, le ramasse : tableau encore !


Hamon, venu de son village de Lannion, en Bretagne, et entré dans l’atelier de Delaroche, ne tarda pas à s’éprendre d’une admiration exclusive pour Ingres et du désir de sa direction. Il obtint de se présenter chez lui, à l’occasion d’un certificat de dispense qui lui était nécessaire pour le service militaire. Muni de sa première peinture, « Un buveur Breton », très laidement réaliste et que l’auteur appelait plus tard son Courbet, il exposa sa situation, ses goûts, sa demande et sa toile. Or, tout le temps de l’entrevue, le père Ingres, qui n’a jamais pu supporter le spectacle du laid quelconque, retournait autant de fois contre le mur la peinture de Hamon que celui-ci la remettait sous ses yeux. À cela près, la causerie avec le maître fut aussi cordiale que longue, et le solliciteur obtint tout ce qu’il voulut.


Ingres, regardant divers dessins et aquarelles de paysages par mademoiselle Rosalba Laurens (plus tard Madame Viguier), résuma sa pensée avec ce mot, en lui adressant ce compliment mitigé :

— Vous êtes une fille du Guaspre.


« Combien faut-il de temps pour savoir peindre ? demandait un jeune ganache ». — « Le saurai-je demain ? » répétait, à l’âge de quatre-vingt-sept ans et dans toute la force de son talent, le premier de nos maîtres.


Voici une question posée à Ingres, aussi humblement qu’elle était… naïve, et qui faillit le tuer raide d’indignation : « Les œuvres de Raphaël sont-elles réellement à la hauteur de la réputation qu’on leur a faite ? — Mais elles sont, s’écria-t-il, encore au-dessus de la hauteur de cent, de cinq cents, de mille toises ». Il ne s’était arrêté que par manque de respiration.


Ingres recommandait, dit-on, à ses élèves en visite ou travail au Musée du Louvre, de baisser les yeux et de presser le pas quand ils arriveraient à la fameuse travée des tableaux de Rubens. Affaire de principes et de discipline scolaire, pensera-t on. Mais Ingres, se trouvant là lui-même, seul et pour son propre compte, on peut croire qu’il les regardait et les admirait mieux que quiconque.


Le graveur italien Calamatta revenait plusieurs fois à parler mal de Rembrandt, qu’il appelait Moussu Rénbran devant Moussu Ingres. Un jour qu’il insistait trop sur le refrain, pendant qu’Ingres restait courbé et absorbé sur son travail, celui-ci se redressant se retourne tout à coup et proclame :

— Monsieur Rembrandt ! Moussu Rénbran !… Eh bien ! sachez que, vous et moi, nous ne sommes à côté de lui que de la petite… Saint-Jean !


« Voilà le patron ! » firent un jour, d’une seule voix r tous les élèves de l’atelier d’Ingres, en s’appliquant chacun subitement ou en faisant semblant de s’appliquer à sa besogne. Effectivement, le patron, dont on avait signalé le pas dans l’escalier, fit son entrée, escorté du massier. Il salua brusquement son monde et alla s’asseoir à peu près droit devant le chevalet d’un nouveau venu, un brave jeune homme fort distingué de sa personne, à l’aspect doux, à l’attitude profondément émue et respectueuse, et qui perpétrait naïvement (le malheureux !) la plus scandaleuse débauche d’académie, d’après le modèle vivant. Le professeur, grave, soucieux, examine longtemps et garde un silence troublant, écrasant même pour tout l’atelier. Enfin, lentement il compte :

— Un, deux, trois, quatre, cinq et six !…

Puis, levant la tête et le doigt vers le modèle qui pose, il recompte, comme en collationnant :

— Un, deux, trois, quatre, cinq !… C’est tout… Voyons ! Ai-je la berlue ? Comptons encore, comptons mieux, comptons bien. Vous avez, mon gardon, fait six doigts, là, au pied droit de votre bonhomme. (Ce seul mot de bonhomme manifestait un certain degré d’irritation chez le maître, qui n’aimait pas, en principe, que l’on appelât son modèle de ce mot d’atelier trop peu respectueux.) Nous disons six doigts, ici, n’est-ce pas ? Et je n’en trouve là que cinq, pas moins, pas plus ; cinq, disons-nous, là-bas chez le modèle.

L’élève perd contenance, balbutie, prend aux oreilles un rouge de homard cuit, tandis que les bons camarades tendent les leurs et commencent à étouffer difficilement leur verve à quolibets. Ingres, après une pose où rafraîchir ses sens suffoqués, reprend d’une voix et avec un soin de détails cruels, féroces : « Toujours même résultat : cinq là-bas sur l’original, six ici sur la copie. Ou bien six ici en peinture, cinq là-bas en nature. Ou encore cinq sur l’homme, six sur la toile. Décidément, conclut-il, il y a l’un de nous trois qui se trompe : moi, vous mon ami, ou le modèle. Pardi ! »

Notre pauvre jeune homme ne se sentait plus sur ses jambes. Il aurait pourtant bien voulu s’en aller, quand Ingres reprit :

— Êtes-vous de Paris ou de la province ?

— De Limoges, Monsieur !

— De Limoges ! Vous êtes de Limoges !… Noble et illustre cité, et ville charmante ! Limoges, l’ancienne capitale des Lémovices, ciçitas Lemovicum ; résidence des proconsuls romains ; aujourd’hui, si je ne me trompe, cour d’assises, évêché, avec tribunaux de commerce, académie, typographies nombreuses, etc. Et que fait-on dans votre famille ? Quel est l’état de monsieur votre père ?

— Juge à la Cour royale.

— Juge ! Monsieur votre père est juge ! Ah ! quelle grande, quelle honorable profession ! Quelle auguste et sacrée magistrature ! La première de toutes, oui, messieurs, de toutes. Juge ! représentant et organe de la Loi, chargé des droits et arbitre de l’honneur de ses concitoyens. Juge ! protecteur de la veuve et de l’orphelin. Juge ! On est vraiment, par la justice humaine qui doit être faite de justice divine, le supérieur de tous les membres de la société, depuis le mendiant jusqu’au souverain. Quel respect, quelle reconnaissance, quelle glorification ne mérite pas cette première des fonctions et des positions ! N’est-ce pas, brave et loyal jeune homme, que vous devez être fier d’un tel fonctionnaire ! N’est-ce pas que vous trouvez cela bien, comme moi, dites ?

— Oh ! sans doute, Monsieur !

— Eh bien, alors ! comment se fait-il donc que vous ne suiviez pas ces plus nobles des traditions et des exemples de famille, en entrant dans la même carrière que monsieur votre père, au lieu de vouloir vous faire peintre ! Et le maître passa aux autres élèves.


Ingres racle du haut en bas, en trois coups de couteau à palette, la toile trop inutilement empâtée d’un élève, et dit : — Il en restera encore assez !


Ingres, corrigeant un de ses élèves qui abusait des reflets, lui dit : « Sachez et n’oubliez jamais que le reflet n’est qu’un petit monsieur d’assez mauvaise compagnie, et qui doit toujours se tenir très humblement sur le bord même de la marge du dessin ou du tableau auquel on travaille, le chapeau à la main, tout prêt à s’en aller. »


Il disait : « Le brun-rouge, une couleur descendue du ciel ! » Quant au blanc, il eût voulu qu’on le vendit au poids de l’or, par crainte d’abus.

Ingres ne voulait pas qu’on s’empressât d’encadrer un tableau avant de l’avoir terminé. Il trouvait, sans doute, la chose inutile et même nuisible ; et il résumait originalement ainsi sa pensée :

— Le cadre, c’est la récompense du peintre.


Ingres usait ses pinceaux jusqu’aux trois derniers poils ; puis, leur ayant donné un délicat baiser d’adieu, il les brûlait. L’un d’eux, tout petit, arrivé à cette extrémité, semblait lui dire : « Oh ! laisse-moi quelques heures, de grâce ! Peut-être bien que tu pourras faire encore quelque chose, de moi. » — « Je l’ai écouté, racontait le maître, et j’en ai peint toute une tête. — un bon morceau peut-être. »

— Ce n’est pas, ajoutait-il, au bout d’un manche de brosse qu’il faudrait peindre. Eh ! pourquoi pas à un tronc de sapin ?… à un mât, quoi !


Un élève d’Ingres, le beau X…, n’ayant en plus de sa plantureuse beauté que ses peu vaillants pinceaux, trouvait à épouser, en traversant Rome, une richissime princesse russe, à moins que ce ne fût une duchesse anglaise, ou une simple Américaine, toujours non moins richissime. À la tête d’un grand train de maison et d’une nombreuse famille, il habitait principalement Londres l’été et Florence l’hiver. En fait d’art il brocantait, il brocantait partout, il brocantait toujours, il brocantait sans cesse.

Voici qu’un jour, flânant dans la ville de Dante et des Médicis, il aperçoit chez un très-modeste marchand de bric-à-brac de faubourg, presque dans le ruisseau, une pauvre petite toile à moitié détachée de son châssis. Il y distingue d’abord et y reconnaît bientôt, comme sujet principal, une femme debout, habillée de blanc : madame Ingres, la première ; puis, au second plan, une figure d’homme en habit de travail : Ingres lui-même ; et, comme fond et accessoires, un atelier de peintre, celui précisément où fut exécuté le Vœu de Louis XIII : le tout, signé ou non, et d’un caractère et d’un mérite d’exécution ne permettant d’attribuer ce tableau qu’au seul maître qui s’y était représenté.

Et notre amateur l’acheta pour quelque chose, comme dix francs [3].

Ingres chez ses contemporains

Ingres n’a pas eu d’enfants de ses deux femmes ; mais on lui connaît deux filles de grande et belle paternité : l’Iliade et l’Odyssée de son Apothéose d’Homère.


Essais, dit Montaigne ; Préludes, dit Sébastien Bach ; Cartons, disent plus simplement encore, Raphaël à Hampton-Court et Ingres aux musées du Louvre et de Montauban. Et par là, précisément, ces modestes brillent à faire envie aux plus orgueilleux du monde.


Devant les coursiers épiques de son Apothéose de Napoléon Ier, on demandait à Ingres, avec autant d’étonnement que d’admiration, quels modèles il avait pu consulter ?

— Phidias, répondit-il, et les chevaux d’omnibus ! [4]


Ingres découvre, sous les apparences ordinaires d’un ouvrier de campagne, un admirable type d’Olympien, pour son tableau de Thétis aux pieds de Jupiter que possède le Musée d’Aix. Il le dessine, le peint, l’étudié, le contemple avec exaltation :

— Ah ! ben alors, fait modestement le brave modèle, puisque vous me trouvez si beau, moi, que diriez-vous donc de mon frère ? En voilà un !… Allez le voir, tous les matins, aux Tuileries où il est grenadier dans la garde impériale…

Ingres y court ; et on lui montre un grand patagon, dépourvu de mesure et de pittoresque aussi. Il se contenta du frère et en fit son dieu.


Ingres faisait prendre dans son atelier, par un commissionnaire, le portrait de Cherubini. L’homme tranquillement déroule la corde de son crochet, prend la chose sur le che valet, la pose, cale, couvre, sangle, enlève et emporte le tout, sans un mot pour le tableau. « Cet imbécile-là, remarquait Ingres, il n’a rien dit du tout ! »


L’auteur des Odalisques et des idéales figures de l’Allégorie et de la Mythologie, doublait, volontiers, tel cap de rue pour aller admirer, à quelque vitrine, la caricature du jour qu’y présentait Daumier.


Un jour, un marchand de bric-à-brac apporta à l’auteur de la Stratonice’un merveilleux morceau de peinture de Vélasquez, qu’il avait découpe dans une toile beaucoup plus grande. Autant suffoqué d’indignation que d’admiration, Ingres éclate en fureur : « Eh quoi ! brute misérable, infâme, vous avez commis ce crime sans nom, de mutiler une telle chose !… » Et l’homme ahuri de se sauver. « Elle ne m’a pas coûté cher, celle-là, ajoutait Ingres, plus tard : je n’ai jamais revu le marchand. »


Depuis un bon moment, Ingres est arrêté sur le trottoir, à l’angle des rues d’Assas et Vavin. Immobile, il suit d’un regard captivé le va-et-vient du large pinceau imbibé d’une couleur brunâtre, qu’un peintre en bâtiment promène, d’un geste égal et rhythmé, sur les boiseries de la devanture d’un épicier. — « Eh ! cher maître, que faites-vous donc là ? » demande, venant à passer et assez intrigué, un confrère de l’Institut, du nom de E. Signol. Pour toute réponse, Ingres, montrant l’ouvrier :

— « Voyez, dit-il, et admirez : il en prend juste ce qu’il faut ! »


Ingres, toujours tourmenté et se lamentant de toutes gens et de toutes choses, félicitait ainsi un de ses portraitistes, le peintre Haro : « Je suis bien content, parce que vous m’avez fait l’air bien mécontent. »


Hélas ! avant d’entrer dans les sanctuaires de glorieuse et chaste immortalité, au Louvre ou aux Offices, les Maîtresses du Titien et les Odalisques d’Ingres passent par l’alcôve de l’Arétin et la salle à manger du docteur Véron !


X…, pur Parisien, sortant du Vatican où il venait de donner un coup-d œil aux Stanze : « Vous direz ce que vous voudrez, zézayait-il d’un ton dégagé, j’en suis désolé ; niais Raphaël n’est pas mon homme. » Ingres, alors directeur de l’Académie de France et devant qui ce monsieur croyait devoir se désoler, l’arrêta net et l’écrasa d’un simple : « Il n’importe ! »


À sa première réception chez Ingres, directeur de l’Académie de France à Rome, Henri Beyle (Stendhal), parlant musique, formula péremptoirement ceci : « Il n’y a pas de chant dans Beethoven. » Ingres lui tourna net le dos, et descendit le désigner au portier de la villa, avec cet ordre : « Je n’y serai jamais pour ce monsieur ! »


Ingres, accompagné d’Hippolite et de Paul Flandrin, au Musée du Louvre, arrive devant le Saint Michel de Raphaël, fraîchement restauré, et dit :

— À bientôt l’enterrement !


On a beaucoup parlé, à tort et à travers, d’Ingres violoniste. On l’a fait, tantôt l’émule de Baillot et de Paganini, tantôt un assez ridicule amateur du Salon des Ganaches. Ces calembredaines étaient plus faciles, pour les plumes boulevardières, que l’analyse savante et impartiale des qualités du plafond d’Homère et du portrait de M. Bertin. La vérité est qu’il jouait très convenablement sans grande virtuosité, mais avec une exécution suffisante, un sentiment très juste et en toute discrète intimité, la musique classique des maîtres] qu’il adorait : Mozart en tête, dont il proclamait le Don Juan le chef d’œuvre de l’esprit humain. Je l’ai entendu dans une sonate de ce maître, accompagné au piano par Mme Hippolyte Flandrin. Nous étions seuls auditeurs, avec les deux frères Hippolyte et Paul et le sculpteur Gatteaux. Le morceau fini, comme je gardais dans l’expression de ma satisfaction même, une certaine réserve respectueuse et timide, les Flandrin m’engagèrent à la manifester, au contraire, à leur cher maître que ce genre de compliment ne laissait pas insensible.

Plus d’une fois, le soir, près de minuit, rentrant seuls tous deux en tête-à-tête, (il demeurait alors, rue Jacob ; et j’étais son voisin, rue Bonaparte), nous causions, arrêtés encore sur le trottoir, de peinture et surtout de musique. Il était, sur ce point, particulièrement éloquent.


Un voyageur en Perse, non sans compétence spéciale, professait devant Ingres un réel intérêt et une certaine admiration pour la musique persane, de modalité et de rythme différents et même contradictoires de ceux d’Europe, et il parlait du plaisir qu’on prenait à l’indiscutable virtuosité de divers de ces exécutants. Ingres en était tout hésitant, puis troublé et enfin désolé, il s’écria : « Mais alors, où en sommes-nous ici, avec Gluck, Mozart, Beethoven ? Ils se trompent ou nous trompent ; ou bien, c’est nous, qui nous trompons !… » Et il restait inconsolable.


Un de ses plus anciens et meilleurs élèves rencontre Ingres au coin des rues Jacob et des Saints-Pères, vis-àvis la boutique d’un pâtissier renommé, Guerbois. Le maître paraît attendre quelqu’un ou quelque chose. Tout d’un coup : « Mangeons des gâteaux ! » fait-il. Il n’y avait qu’à accepter et avec grand honneur. On entre et on se livre à une vraie goguette, à laquelle Ingres priait et entraînait absolument son invité : 1° parce qu’il mangeait toujours volontiers et dru ; 2° parce qu’il adorait la pâtisserie ; 3° parce qu’il regardait, au comptoir, dans la glace, sous tous les aspects, la maîtresse de la maison :

— Voyez-vous ?…, disait-il à la dérobée, la bouche et les yeux pleins et dévorants. Voyez-vous ?… Mais regardez donc !… C’est comme du Raphaël, tout un Raphaël. Mangez donc de ceci, tenez ! et de cela… Absolument un Raphaël… à la crème. Vous rappelez-vous la Madone de Foligno ?… Et ce baba ?…

Au bout d’une assez longue halte en cette double consommation gastronomique et pittoresque :

— Mais le voilà ! s’écrie Ingres en se précipitant dehors. Mon omnibus qui passe, avec de la place entfn sur l’impériale ! Arrêtez-le, arrêtez ! » Et l’auteur de l’Apothéose d’Homère, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et prochain sénateur, grimpe aussi lestement qu’un singe sur le bourgeois véhicule, en déclamant et gesticulant encore de loin :

— Vous payerez pour moi !

La note des gâteaux s’éleva à un bon petit total. Naturellement, il n’en fut jamais aucunement question, entre le maître invitant et son élève contribuable.


Une des choses les plus importantes et les plus exigeantes dans la personne d’Ingres, c’était l’ampleur et l’empois de ses cols de chemise. Jamais assez grands, jamais assez raides ni assez métalliques, ils faisaient de ses petits levers un acte quasi solennel. Joignez-y le non moins supercoquentieux bonnet de coton, qu’il gardait parfois volontiers toute la matinée sur la tête. Voyez le contraste comique de l’homme avec son idéal. Etait-ce, de sa part, une manière d’affirmation ultra-classique et un pendant aux célèbres hausse-cols ultra-romantiques de Géricault, d’Eug. Delacroix, de Dumas-Antony, de Frédéric-Robert Macaire ?


On connaît cette charge de Chani, représentant, à la mort d’Ingres, un brave Dumanet, le bras écharpé d’un crêpe et manifestant ainsi son deuil, pour un homme qui aimait tant la ligne.

Ingres chez lui

Les hommes qui cultivent les lettres et les arts sont tous enfant d’Homère.


Depuis que, plus touché du grand et de sa perfection, je me trouve admis au désespérant avantage d’en mesurer l’étendue, je détruis plus que je ne fais et je suis trop long à combiner les beaux résultats, amant surtout du vrai, ne voyant le beau que dans le vrai, ce vrai qui fait les beautés d’Homère et de Raphaël.


Jamais je ne me hasarderai à montrer, encore moins à donner à graver, une chose faite vite, pas plus que je ne voudrais faire une mauvaise action.


On me reproche d’être exclusif, on m’accuse d’injustice pour tout ce qui n’est pas l’Antique ou Raphaël. Cependant je sais aimer aussi les petits maîtres hollandais et flamands, parce qu’ils ont à leur manière exprimé la vérité et qu’ils ont réussi, même admirablement, à rendre la nature qu’ils avaient devant les yeux. Non, je ne suis pas exclusif, ou plutôt je ne le suis que contre le faux.


Je suis de mon pays, je suis Gaulois, mais non pas de ceux qui ont saccagé Rome et voulu incendier Delphes. Il y a encore de ceux-là, parmi nous. Ils ne détruisent plus, il est vrai, par les armes ; mais, dans leur petit orgueil et dans le dérèglement de leurs mesquines idées, ces petits Gaulois d’aujourd’hui tournent leurs efforts contre leur propre pays en travaillant à le déposséder de l’art véritable. Cet art, ils le minent dans ses racines ; comme les termites, ils en rongent la moelle jusqu’à ce qu’il finisse par couler et qu’il se réduise en poussière. Je puis paraître acerbe et dur auprès de certains esprits : mais aux grands maux, les grands remèdes.


Les Grecs ont tellement excellé en sculpture, en architecture, en poésie, en tout ce qu’ils ont touché, que le mot grec est devenu le synonyme du mot beau. Il n’y a qu’eux d’absolument vrais, d’absolument beaux, parce qu’ils ont vu, reconnu et rendu. Vous les avez vus, ces maîtres : ils ne boudent pas, eux ; c’est tel quel, c’est ça ! Les Romains les ont imités et ils sont encore admirables. Mais nous, nous sommes Gaulois, nous sommes Barbares, et ce n’est qu’en nous efforçant de nous rapprocher des Grecs, ce n’est que par eux, ce n’est qu’en procédant comme eux, que nous pouvons mériter et obtenir le nom d’artistes.


Il y a eu, sur le globe, un petit coin de terre qui s’appelait la Grèce où, sous le plus beau ciel, chez des habitants doués d’une organisation intellectuelle unique, les lettres et les beaux-arts ont répandu sur les choses de la nature comme une seconde lumière pour tous les peuples et pour toutes les générations à venir. Homère a, le premier, débrouillé par la poésie les beautés naturelles, comme Dieu a organisé la vie en la démêlant du chaos : il a pour jamais instruit le genre humain, il a mis le beau en préceptes et en exemples immortels. Tous les grands hommes de la Grèce, poètes, tragiques, historiens, artistes de tous les genres, peintres, sculpteurs, architectes, tous sont nés de lui : et, tant que la civilisation grecque a duré, tant que Rome, après elle, a régné sur le monde, on a continué de mettre en pratique les mêmes principes une l’ois trouvés. Plus tard, aux grandes époques modernes, les hommes de génie ont refait ce qu’on avait fait avant eux. Homère et Phidias, Raphaël et Poussin, Gluck et Mozart, ont dit en réalité les mêmes choses.


Jusqu’à cette heure, la crainte de l’opinion ne m’a pas t’ait taire un seul pas en arrière ; car, pour moi, c’est un point d’honneur de rester fidèle à de vieilles convictions, à des convictions que je n’abandonnerai jamais, même à la dernière heure.


N’étudiez le beau qu’à genoux.


Le grand point est d’être dirigé par la raison pour distinguer le vrai d’avec le faux, ce à quoi on ne peut arriver qu’en apprenant à devenir exclusif, et cela s’apprend par la fréquentation continuelle du seul beau. O ! le plaisant et monstrueux amour, que d’aimer de la même passion Murillo et Raphaël !


Plus on est convaincu et fort, plus il faut être bienveillant envers les hésitants et les faibles. La bienveillance est une des grandes qualités du génie.


La louange pale d’une belle chose est une offense.


Dessiner ne veut pas dire simplement reproduire des contours ; le dessin, ne consiste pas simplement dans le trait ; le dessin, c’est encore l’expression, la forme intérieure, le plan, le modèle. Voyez ce qui reste après cela. Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture. Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres.


« Qu’on ne passe pas un seul jour sans tracer une ligne », disait Apelle. Il voulait dire par là, et je vous répète, moi : « La ligne, c’est le dessin, c’est tout ».


La forme : elle est le fondement et la condition de tout. La fumée même doit s’exprimer par le trait.


Il faut faire disparaitre les traces de la facilité, ce sont les résultats et non les moyens employés qui doivent paraître. La facilité, il faut en user en la méprisant ; mais, malgré cela, quand on en a pour cent mille francs, il faut encore s’en donner pour deux sous.


Pourquoi ne fait-on pas du grand caractère ? Parce qu’au lieu d’une grande forme on en fait trois petites.


Il est sans exemple qu’un grand dessinateur n’ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux caractères de son dessin. Aux yeux de beaucoup de personnes. Raphaël n’a pas coloré ; il n’a pas coloré comme Rubens et Van Dyck. Parbleu ! je le crois bien : il s’en serait bien gardé.


Rubens et Van Dyck peuvent plaire au regard, mais ils le trompent : ils sont d’une mauvaise école coloriste, de l’école du mensonge. Titien, voilà la couleur vraie, voilà la nature sans exagération, sans éclat forcé : c’est juste.


Point de couleur trop ardente ; c’est antihistorique. Tombez plutôt dans le gris que dans l’ardent si vous ne pouvez pas faire juste, si vous ne pouvez trouver le ton tout à fait vrai.


Croyez-vous que je vous envoie au Louvre pour y trouver ce qu’on est convenu d’appeler « le beau idéal », quelque chose d’autre que ce qui est dans la nature ? Ce sont de pareilles sottises qui, aux mauvaises époques, ont amené la décadence de l’art. Je vous envoie là parce que vous apprendrez des Antiques à voir la nature, parce qu’ils sont eux-mêmes la nature. Aussi il faut vivre d’eux, il faut en manger. De même, pour les peintures des grands siècles : croyez-vous qu’en vous ordonnant de les copier, je veuille faire de vous des copistes ? Non, je veux que vous preniez le suc de la plante. Adressez-vous donc aux maîtres ; parlez-leur, ils vous répondront, car ils sont encore vivants. Ce sont eux qui vous instruiront ; moi, je ne suis que leur répétiteur.


Il ne faut pas rechercher outre mesure les sujets. Un peintre peut faire de l’or avec quatre sous. J’ai conquis ma réputation avec un ex-voto, et tous les sujets peuvent produire des poèmes. On ne doit pas, non plus, trop se préoccuper des accessoires ; il faut les sacrifier à l’essentiel ; et l’essentiel, c’est la tournure, c’est le contour, c’est le modelé des figures. Les accessoires doivent jouer dans un tableau le même rôle que les confidents dans les tragédies. Les auteurs les y mettent pour encadrer les héros et les faire saillir. Nous devons, nous peintres, entourer nos figures, mais de façon que cet entourage serve à fixer l’attention sur elle et à enrichir le principal de tout l’éclat que nous enlevons à tout ce qui l’environne.


Je suis allé avec Paulin voir les Stanze (1814). Jamais Raphaël ne m’avait pas paru aussi beau, et, plus que jamais encore, je remarquai combien cet homme divin l’emporte sur les autres hommes. Je suis convaincu qu’il travaillait de génie et qu’il portait toute la nature dans sa tête ou plutôt dans son cœur. Lorsqu’on en est là, on est comme un second créateur.

Quand je pense que, trois cent ans plus tôt., j’aurais pu devenir son disciple véritablement.

En considérant les œuvres gigantesques, sublimes, de Michel-Ange, en les admirant de tout son cœur, on y aperçoit cependant les symptômes ou les marques des fatigues de l’humanité. C’est le contraire chez Raphaël. Ses œuvres sont toutes divines, car la création en parait facile et, comme dans les œuvres de Dieu, tout y semble un pur effet de la volonté.


Vous êtes mes élèves, par conséquent mes amis ; et, comme tels, vous ne salueriez pas un de mes ennemis s’il venait à passer à côté de vous, dans la rue. Détournez-vous donc de Rubens, dans les musées où vous le rencontrerez ; car, si vous l’abordez, pour sûr, il vous dira du mal de mes enseignements et de moi.


Je compte beaucoup sur ma vieillesse : elle me vengera.

III

Vidi Hecubam, centumque nurus, Priamumque per aras. Sanguine fœdantem…

Sans rivaliser avec les cent progénitures que Virgile compte autour du vieux Priam et de la reine Hécube, assiégés dans leur palais de Troie en flammes, Ingres, qui n’avait pas encore cent élèves à l’École dont il était nommé « professeur, avec cent louis » de traitement annuel, pouvait s’enorgueillir de ceux que nous avons nommés en devançant le prochain appel de la gloire et qui laissaient désormais le maître, sûr de leur avenir, vaquer plus librement à ses affaires personnelles. Une, entre autres, le sollicitait impérieusement : c’était une peinture dont il avait reçu en 1826, de la Maison du Roi, la commande urgente pour le plafond de la IXe salle du Musée de Charles X et qu’il devait livrer dans le délai d’un an. Comme il avait choisi, en 1820, le sujet du Vœu de Louis XIII, où sa mémoire de professeur, supérieure à son imagination d’artiste, avait fait revivre un autre Raphaël : en prenant cette fois pour motif l’Apothéose d’Homère. cet adorateur imperturbable des Antiques comptait bien formuler avec cette œuvre sa religion et sa foi en l’art grec. Mais cette croyance à l’idéal des Antiques, qu’il prétendait ressusciter, ne fut encore qu’un credo à l’esthétique des Chrétiens, dont Raphaël avait été le divin poète et dont Ingres serait le copiste impeccable. Si la Vierge de Saint-Sixte, mêlant sa manière à celle de la Madone de Foligno, avait inspiré ce Vœu de Louis XIII habile jusqu’à la perfection, pourquoi l’ordonnateur de l’Apothéose d’Homère ne concevrait-il pas cette autre copie si savante du plus grand des maîtres dans un autre milieu raphaëllesque ? Et ce fut celui où Ingres plaça manifestement l’Apothéose d’Homère, entre la Dispute du Saint-Sacrement et l’École d’Athènes.

Toutefois, en composant son nouveau sujet sur le « patron » des deux pages maîtresses qui lui servaient de modèles, Ingres ne risquait-il pas d’enfermer ses nombreux personnages dans un espace trop étroit pour un si vaste sujet ? Et là, ses héros de la légende et de l’histoire ne se marcheraient-ils sur les pieds et ne se monteraient-ils pas sur les épaules, comme une simple foule de badauds ? au lieu que Raphaël avait fait évoluer la majestueuse théorie de ses saints et de ses philosophes dans une amplitude de portiques et de paysages qui pouvaient, en outre, servir de modèles aux plus harmonieusement ouverts vers l’infini des lignes idéales. Et même, à ne vouloir imiter que son « divin Homère », le maître de l’Apothéose, trop peuplée pour un espace si restreint, n’eût-il pas mieux fait de se rappeler ce principe essentiel aux plus heureuses compositions, qui leur fait produire l’impression la plus grande avec les éléments les plus restreints ? Au lieu de chanter en vingt-quatre livres les neuf longues années de la guerre de Troie, l’Iliade n’en raconte qu’un simple épisode : la colère d’Achille, à qui Agamemnon a ravi Briséis. Et l’Odjssée elle-même, pour promener son héros à travers toutes les terres connues au temps d’Ulysse, ne veut servir que de post scriptum au poème immortel qui avait précédé celui-ci et qu’un seul homme. Homère de nom, a pu vraiment écrire seul, parce que sa seule imagination de compositeur discret et, partant, génial l’a conçu. L’Iliade et l’Odjysée sont d’Homère ; comme de Flaxman sont les traits originaux que cet artiste inventif en a soulignés ; comme d’Ingres aussi les deux essais insuffisants que, après Homère et Flaxman, par deux fois. — la première au pinceau en 1827. la deuxième à la mine de plomb et à l’encre de Chine en 1865, — ce maître de la perfection linéaire crut bon de faire et de recommencer.

En professeur digne de son nom, il va donc combiner la première manière de cet Apothéose d’Homère avec ce caractère « exclusif » dont il s’honore devant ses purs élèves. Dans cette foule de génies antiques et modernes. — les Homérides, comme il les appelle, — après avoir admis jusqu’à « Longin, qui écrit son Traité du Sublime et que Boileau traduit à ses côtés », il « excluera » Racine jusqu’à ce que l’ami Gilibert le persuade sans l’avoir convaincu. « Sois tranquille : ton Racine y est et occupe une belle place, et sur la même ligne que Corneille, mais toujours à mon corps défendant… Plus il est Racine, plus il est coupable à mes yeux. Je ne puis admettre ni comprendre ta fleur de poésie ». Shakspeare aussi et le Tasse, qui ont trouvé un bout de la toile où se caser de profil presque perdu, côte à côte et sur la gauche du tableau, seront impitoyablement « exclus » de la composition reprise, deux ans avant la mort du maître, pour l’augmenter de nombreuses autres figures purement classiques, qui n’avaient pas figuré dans le tableau de création première d’Ingres.

C’est qu’il faut se presser, pour obéir au roi et remettre l’ouvrage à date fixe. Le pinceau d’Ingres n’y suffira même pas. Il lui faut un aide. Il n’ose le prendre à l’atelier de ses élèves officiels, où le secret serait peut-être mal gardé ; et il le trouve chez Prosper Debia, le petit peintre amateur montalbanais dont un tableau, entr’autres, — les Nymphes, en cours d’exécution, — a recommandé au maître ce talent bien « poussinesque » qu’en paysage Jugres préfère à tout autre. « Je ne saurais te dire assez, écrit-il à Gilibert, combien je lui suis attaché pour son caractère, son talent et tout ce que son amitié pour moi m’a généreusement prêté d’obligeant, d’une manière si dévouée et sans borne. Car j’ai été bien heureux de l’avoir ici dans mon accouchement homérique, où il s’est dévoué à m’aider et à faire, avec un rare soin, ce que je n’aurais peut-être pu faire moi-même. » Dans les lettres que l’ingénu collaborateur écrit à ses parents de Montauban, nous lisons des passages comme celui-ci : « Le tableau d’Homère avance, les principales choses sont faites et n’ont besoin que de quelques retouches, mais il manque encore beaucoup de détails indispensables. Je vais, dans l’instant, me mettre à l’œuvre pour faire la rame de l’Odyssée, belle et simple figure, qu’une draperie verte enveloppe presque entièrement. » On aimera à suivre les impressions que ce correspondant sincère communique à Gilibert et aux siens, à mesure que l’Apothéose d’Homère se peint, devant lequel Prosper Debia négligera ses simples tableaux qu’il destine au Salon et qu’Ingres prendra finalement sous le bras pour leur faire franchir la passe redoutable. Il le lui devait bien. Voici, au hasard de l’inventaire, quelques-unes de ces lettres.

À M. Gilibert, a Montauban.
Paris, 2 octobre 1827.

Enfin, me voilà un peu libre, mon cher Gilibert, et, mes tableaux étant remis (au jury du Salon), je peux respirer un peu, voir et penser à mon aise, et m’entretenir un moment avec vous.

Debia (son frère) vous aura dit que j’avais vu Ingres à mon arrivée et que j’avais été très content de la manière dont il m’avait reçu, ainsi que sa femme qui est bonne et simple, comme il faut l’être ; mais que son tableau d’Homère était hors d’état d’être jugé. Il n’en est plus de même. Cette grande page s’écrit, tous les jours. Notre ami marche, à grands pas et à pas assurés. Pour lui, point d’obstacle : il arrive où il veut, et je ne doute pas que cette nouvelle création ne le mette enfin an rang qu’il est digne d’occuper.

Un style large, une exécution facile et sans sécheresse, voilà ce qu’on voit ; et vous n’avez pas idée de la manière expéditive avec laquelle il travaille. Il n’y a pas deux mois qu’il a fait ses études préparatoires et je ne doute pas qu’il arrive à temps, malgré la souffrance corporelle qu’il éprouve presque constamment ; car il est cruellement tourmenté par des clous qui lui sortent de tout le corps et par d’atroces douleurs de dents. Il faut réellement être peintre, comme lui, aimer véritablement son art et sentir que, dans ce moment, il ne faut rien négliger pour établir entin sa réputation, pour que le découragement ne le gagne pas. Mais il est toujours aussi artiste qu’à Montauban. Il adore le sujet qu’on lui a donné à traiter, et il a conscience de son talent. Il m’a chargé de vous dire combien il regrette que vous n’ayez pas pu être du voyage et il vous prie de vous contenter, pendant quelque temps, des nouvelles que je vous donnerai de lui, parce que réellement il n’a pas un moment qui lui appartienne.

Vous vous souvenez peut-être qu’il nous dit qu’on avait placé dans la Salle carrée du Musée du Louvre (la section de l’Exposition), un grand tableau d’après Raphaël. C’est la copie d’une des belles fresques du Vatican, l’Incendie du Borgo, et que cette faible copie faisait la critique de tous les tableaux de l’École moderne. J’avoue que je ne croyais pas que ce fût à ce point. Ils sont tués ! Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que, sous le rapport de la simple vérité d’imitation qui fait le principal mérite de Paul Véronèse, le tableau des Noces de Cana, que critiquent si bien nos artistes, ne fait aucun tort à cette copie. Mais il est lui-même réduit à peu de chose, par le mérite d’invention qui brille au plus haut degré dans ce chef-d’œuvre de Raphaël. Au reste, Ingres met l’original de cette peinture bien au-dessus de la Transfiguration.

Dans une lettre que j’écris à Debia, je lui parle de Mme Pezaroni. C’est un vrai monstre, pour la figure ; et son talent, comme artiste ou simplement comme chanteuse, n’est qu’une charge. Je ne crois pas que le mauvais goût ait jamais autant aveuglé les Parisiens que lorsqu’il leur fait préférer cette femme à l’incomparable Pasta.

Adieu, mon cher ami. Tout à vous.

Prosper Debia.
À M. Delmas aîné, à Montauban.
Paris, octobre 1827.

… Non seulement cela fait du bien de voir de près la marche d’un grand artiste, mais aussi lorsque cet artiste a les qualités d’un excellent ami qui cherche, de tous ses moyens, à vous être utile ou agréable. La société intime de cet homme est une des plus douces jouissances que l’on puisse éprouver.

Tu sens combien je fus effrayé de la manière avec laquelle M. de Forbin me déclara qu’il ne pouvait pas m’accorder un jour de délai pour remettre mes tableaux. Tu sais qu’il fallut m’éreinter pour arriver à temps. Qui eût pensé qu’hier je me suis présenté tout bravement au bureau de réception du Musée, avec mes deux petits tableaux (retouchés un peu sous les yeux d’Ingres et vernis), qu’on les enregistre sur-le-champ, que deux heures après le jury s’assemble, que ce brave Ingres s’y rend et qu’un moment après les deux tableaux étaient reçus à l’unanimité. Tu vois par là que les recommandations des grandes gens ne valent pas grand’chose, comme je l’avais d’abord pensé ; mais que l’appui d’un ami sûr est un bienfait inappréciable.

Maintenant, mon sort va être lié au sort du tableau d’Homère. Si ce tableau réussit, comme il le doit, la réputation d’Ingres va a’accroître : et, comme il me prône à tous ses amis et connaissances, incessamment je vais être connu. Mais il faut qu’on lui accorde encore du temps, car il est impossible qu’il livre le tableau dans l’état où il est. Je vois bien tout ce qu’il doit devenir, mais il y manque ce que le public ignorant est capable d’apprécier, cette suavité qui viendra sans peine, car Ingres le comprend tous les jours davantage. Pour de la beauté, de la grandeur, du caractère, tout cela s’y trouve.

Ingres n’a pas assisté aux autres séances du jury et n’a pu savoir absolument ce qui s’y était passé à mon sujet. Je suis dans la même incertitude. On garde rigoureusement le secret, parce qu’il s’est passé une scène très vive entre M. Gros et M. Forbin. Messieurs les amateurs se sont emparés, comme je te l’ai déjà dit, de la haute main ; de sorte que, quand les artistes qui ont de grands travaux à faire sont absents, ils travaillent le pauvre exposant d’une manière scandaleuse. Or, il se trouve qu’en l’absence de Gros, de Gérard, d’Ingres et de quelques autres artistes, ils ont refusé un tableau d’histoire d’un élève de Gros. Celui-ci, en étant instruit, a récriminé et a prétendu avec raison qu’il était bien singulier qu’on voulût juger un tableau d’histoire lorsque pas un peintre d’histoire n’était présent. Grand tapage. On décide donc qu’on reviendra sur quelques tableaux ; et celui de l’élève de Gros, étant passé au scrutin, a été admis. Alors, Forbin s’emporta avec une violence qui surprit tout le monde. Il malmena le pauvre Gros, qui ne savait plus que dire ; et, dès lors, on n’a plus voulu que rien transpirât absolument. Ingres a su cela confidentiellement…

000Adieu.
P. D.
À M. Gilibert.
Paris, 4 novembre 1827.

… Enfin, le tableau d’Ingres est sorti de son atelier, et j’ai eu le plaisir de le voir hisser au plafond, où il se soutient très bien et où il acquiert beaucoup plus de fini. J’espère que l’on y remarquera un style de dessin qui est du genre le plus pur et le plus élevé, quoique de la plus grande simplicité. Malheureusement, le goût est complètement corrompu dans le public, et l’on n’apprécie que par réflexion ces qualités essentielles. Le public va, d’abord, courir à ces effets théâtraux ou fantasmagoriques qui sont de mode et auxquels tous ont sacrifié, excepté pourtant Horace Vernet.

Ce plafond de l¹Apothéose d’Homère est exécuté avec une hardiesse et une fermeté et, en même temps, une vérité remarquables. Le style seul y manque. Mais on devait s’y attendre, et je ne serais pas surpris que cet ouvrage ne soit le meilleur de tous ceux qu’Ingres a faits. J’ai eu une vue de tous ces plafonds en allant assister Ingres pour le placement du sien. Autrement, ce n’est que le 12 courant qu’ils seront livrés au public.

Il est décidé que le grand Salon est enfin rendu à l’Exposition. Gare ! à tous ceux qui n’y revont pas. De cette affaire, nous allons être enfoncés, si l’on nous laisse comme nous sommes.

Je vous avais dit que je comptais partir vers le 12. Mais, comme j’ai été jusqu’ici occupé pour Ingres et que je n’ai pu retoucher mes tableaux, je suis obligé de le faire maintenant, et ils ne pourront être placés que pour le changement qui doit avoir lieu en janvier. Je me décide à terminer les Nymphes. Il faut quelque chose de saillant. Les Vues (ou paysages) seraient excellentes si j’avais déjà un nom ; mais elles ne peuvent être appréciées par les ignorants que lorsqu’un ouvrage véritablement saillant aura fait ouvrir les yeux aux imbéciles qui gouvernent la peinture et malheureusement aussi les peintres. Je suis donc ajourné par cette considération…

000Adieu.
P. D.

Dans sa longue redingote puce à amples basques flottant sur un pantalon à pattes de cigogne, vous représentez-vous cet élégant et discret Debia partageant, à Paris, son dilettantisme de provincial lettré et artiste, entre la musique, qu’il adore encore plus passionnément que la divine Pasta, et la peinture à laquelle, par exemple, en compatriote orgueilleux de son dieu Ingres, il sacrifie jusqu’à son joli petit talent d’amateur pour rester tout entier au service du maître ? Dans ce Paris des arts, où ses relations de fils de famille cossue sont belles, il fréquente les riches héritiers des Pleyel et des Bertin ; mais si peu, tant l’amitié que lui accorde le grand Montalbanais honore le petit. Il est si intéressant, cet Ingres, à son foyer ! « Sa vie domestique, écrit-il encore à Gilibert, c’est le beau côté : il n’y a que bonheur pour lui. Quant à sa vie publique et à son commerce avec ce qu’on appelle le monde, c’est là qu’est le côté presque désolant, d’autant plus que c’est ce qui dérange le plus les goûts de notre ami et ce qui le poursuit jusque dans son atelier et rend sa vie pittoresque aussi pénible qu’elle devrait être heureuse. Son talent est tellement reconnu, qu’il n’a plus besoin d’user de petits ménagements envers des personnes qui ne peuvent que bavarder dans quelques sociétés où les arts sont la chose dont on s’occupe le moins. Qu’il produise des ouvrages, de grands ouvrages ; je suis bien certain que la besogne ne lui manquera pas. Mais il faut la faire : chaque heure perdue est plus à regretter, pour son talent et pour le bien de l’art, que des mois entiers pour d’autres ». Ainsi, plus vigilant à la porte de l’atelier d’Ingres qu’à celle du Capitole l’oiseau sacré cher à Junon, l’élève sans titre écarte les fâcheux qui en ont moins encore à distraire le maître d’une œuvre que le monde et l’histoire attendent et qui, ainsi ménagée, sera prête, en moins d’un an, à sortir de ce sanctuaire de l’art et à aller, droit au Louvre, recevoir l’hommage que lui réserveront apparemment la Cour et la Ville.

Exposé seulement en décembre 1827. l’Apothéose d’Homère ne recueillit que de l’indifférence dans cette IXe salle du Louvre, où Delacroix était venu pourtant le voir, en dépit d’Ingres, qui, apprenant la visite de son romantique rival, avait fait ouvrir les fenêtres en disant : « Ça sent le soufre ! » Moins déférent encore envers cette œuvre si classique du maître, M. de Korbin avait même négligé de présenter Ingres à Charles X pendant la visite officielle du roi dans cette salle. Nouvel Achille, vulnérable seulement au talon qui servirait à notre continuateur d’Homère pour fouler aux pieds cette passagère défaite, ne restait-il pas à cet Ingres indomptable sa colère et ses Grecs pour rentrer sous la tente et y recomposer une autre Iliade ? En se remettant à dessiner et à peindre de ces simples portraits si supérieurement exécutés et que pourtant il dédaignait, pour sa passion de l’épopée dont cet épisodier correct rêvait en vain l’enfantement, Ingres, magistral professeur de la ligne probe, n’avait-il pas mieux à faire que de déformer la tragique Clio en la fécondant ? Et l’idyllique Briséis n’irait-elle pas plus harmonieusement au bras sûr de cet amant des formes idéales, par les chemins fleuris du vrai, jusqu’à l’immortalité qui récompensera la probité du plus honnête et du moins imaginatif des maîtres, — le Dessin ferme donnant le bras à la chancelante Couleur ?

B. d’A.

  1. L’Atelier d’Ingres, p. 18.
  2. Jules Laurens, né à Carpentras, était entré en 1842 à l’atelier de Paul Delaroche, d’où sortaient à peine Gérôme, Hébert, Hamon et d’autres camarades, admirateurs quand même d’Ingres, que celui-ci fréquenta particulièrement, au retour d’un long voyage en Perse. Observateur plein de pénétration, il a écrit au jour le jour, sur ses contemporains, des notes quelquefois sévères et toujours originales, jusqu’au style même, qui révèle tout l’homme. Un jour qu’il se promenait avec un de ses élèves devant les vitrines de l’éditeur Dentu, au Palais-Royal, il lui confia timidement sa plus suprême ambition : « Avoir aussi mon petit livre à un tout petit coin de cette devanture ! » L’auteur de la Légende des Ateliers n’a pas vu, de son vivant, se réaliser son rêve. Le livre que ses admirateurs ont publié, après sa mort, ne s’en porte pas plus mal. Modestement édité à Carpentras, berceau de ce peintre écrivain, il lui reste à être plus connu pour rendre à son auteur les justes honneurs qu’il mérite.
  3. Ne serait-ce pas une de ces peintures, digne d’un musée, que Paul Flandrin aurait aussi retrouvée rue de Rennes, et payée 20 francs à un marchand de bric-à-brac ?
  4. Outre Vizir, les plus célèbres chevaux de l’Empereur lurent : Wagram, arabe de petite taille, qu’il montait à Wagram ; Émir, cheval turc qui lit les campagnes du Nord de la France et d’Espagne ; Cyrus, qui dressa la silhouette équestre de l’imperator sur l’horizon ensoleillé d’Austerlitz ; Gonzalve, cheval espagnol, dont une balle, à Brienne, coupa une renne, manquant briser la main de son maître ; l’Intendant, gris uni, normand docile, qui servait aux revues ; on l’avait surnommé Coco, et c’est peut être le seul qui n’ait jamais fait quelqu’un de ces écarts dont l’assiette de l’impérial cavalier se trouvait irrémédiablement compromise ; Tauris, persan argenté, don d’Alexandre, au moment du Congrès d’Erfurt ; il avait fait toutes les campagnes du Nord, était entré à Moscou, avait fait partie de la cavalerie emmenée à l’île d’Elbe, en était revenu et avait porté son maître à Waterloo ; enfin, Roitelet, le plus fameux, parce qu’il était grand et galopait d’une allure magnifique.