Ingres d’après une correspondance inédite/X

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X
Florence, le Ier novembre 1822.

Tu dois être, et avec raison, étonné de mon silence, les choses diverses qui me touchent n’allant pas comme j’aurais voulu. Mais je t’avais donne l’engagement de finir notre petit tableau qui, lors de ta bonne dernière lettre, ne Tétait pas à beaucoup près. J’ai voulu t’annoncer qu’il est fini, non sans peines et soupirs, vu le dégoût que in inspirent à présent ces petits monstres d’ouvrages que je fais (entre nous) avec trop de conscience ; car ils me prennent, en leur petitesse et délicatesse, autant de temps qu’un grand. J’ai aussi voulu l’apprendre que je viens de finir d’ébaucher notre grande page, et te dire ce qu’on en dit déjà, petits et grands.

Ma modestie, même avec toi, doit avoir sa pudeur. En tout ce que je te dirai, je n’épargnerai rien pour rendre la chose raphaëllesque et à moi, puisant dans la nature, (cette véritable mère des grands artistes), où l’on trouve encore et où on trouvera toujours d’aussi immenses ressources que la variété et le nombre des objets que renferme son sein. À bien réfléchir, Raphaël n’est lui que parce qu’il a seulement, mieux que les autres, connu la nature. Et voilà tout son secret, secret que tout le monde connaît et dont si peu savent user pour les progrès de l’art.

Ne crois pas cependant que l’amour exclusif que j’ai pour ce peintre me fasse son singe, chose d’ailleurs si difficile et impossible. Je pense, d’après ce que tu me dis d’encourageant sur les petits objets que je t’ai envoyés, que je saurai être original en imitant. Et qui est-ce, chez les grands, qui n’a pas imité ? On ne fait rien de rien et c’est en se rendant familières les idées et inventions des autres, qu’on s’en fait de bonnes. Les hommes des arts et des lettres sont tous enfants d’Homère. Que l’on tasse quelque chose de bon, c’est émané de son génie, de sa raison. Je serais trop long à les citer tous ; tu les connais aussi bien que moi. Je remets à en parler lorsque nous serons réunis, ou quand nous nous reverrons, ce qui pourrait être plus tôt que tu ne penses.

Je reviens à notre petit tableau : il est fini, au contentement de tous. Est-il temps encore de te l’envoyer et de l’offrir à M. Graves ? J’attends, par ta première lettre, de savoir si je dois agir. Quant au sujet, je l’ai tiré, je crois, de Péréfixe. Ce sujet n’est pas, à la vérité, très brillant ; mais il a néanmoins un peu d’action et voici quel il est. Dom Pedro de Tolède, passant par Paris pour aller dans les Pays-Bas, rencontre au Louvre un officier qui portait l’épée de Henri IY. Il s’avance, met un genou en terre et la baise en disant : « Rendons cet honneur à la plus glorieuse épée de la chrétienté. » Il est à noter que ce même personnage avait eu, quelques jours auparavant, un démêlé assez fort avec le roi, le piquant de paroles ; si bien que le roi lui avait dit enfin : « Monsieur l’Ambassadeur, vous êtes Espagnol, et moi Gascon ; ne nous échauffons pas. » Il m’a donc semblé que l’éloge d’un grand homme, de la part d’un ennemi, est à la gloire de celui qui en est l’objet, puisqu’il est dicté par la force et l’ascendant irrésistible de la vertu.

Donc, mon cher ami, je diligente et dirige mes occupations, à ne pas perdre une heure, pour terminer le grand tableau et l’apporter moi-même à Paris, au prochain Salon. J’aurai encore un tableau de Vénus naissante, commencé depuis bien longtemps, pour parer aux dépenses et frais de mon voyage. Le Salon n’est probablement qu’au mois d août. Serait-il même en avril, que je m’arrangerais toujours pour arriver avec la grande page, vers le milieu du Salon. Adonc, cher ami, ou tu viendras alors à Paris, ou moi j’irai à Montauban. Tous ceux qui me veulent du bien m’engagent à aller à Paris avec mes ouvrages. Il est bien différent pour mes intérêts d’y être, que de n’y être pas.

Cette idée de revoir mon pays et surtout de t’y revoir, mon brave et digne ami, le seul que je puisse véritablement croire de ce nom, me met hors de moi, de plaisir et d’espoir. Peut-être notre réunion sera pour toujours. J’ai besoin de toi, pour être heureux. N’y aurait-il que de pouvoir parler à qui vous entend bien et à qui on peut si bien communiquer ses sensations, moi, qui ne vis que par elles ! Je n’ignore pas toutes les difficultés que j’ai à surmonter, celles de la fortune surtout et des moyens de me refaire une nouvelle case. J’irai sonder le terrain. Ma femme, si bonne et si raisonnable, restera à Florence pour diminuer la dépense, et je verrai ce que je dois espérer. J’ai encore à Paris d’assez bonnes connaissances qui m’ont toujours engagé à y revenir ; de même que tous mes camarades d’art, qui, je t’assure, me rendent pleine justice et ne cessent de m’appeler vers eux. (Tout ceci est confidentiel et je loue ta prudence à y répondre, comme tu le fais.) À grands cris, ils conviennent que l’art est tombé en quenouille et que je suis celui et le seul qui peut le relever. Je ne crois pas cela, à la lettre : mes malheurs me rendent trop défiant et poinl glorieux de ce que je fais, cherchant toujours à mieux faire. Les éloges les plus flatteurs et les persécutions les plus iniques ne me font que mieux prendre garde à me corriger et à devenir toujours meilleur. Heureux si, dans cette circonstance, je puis dignement m’élever et, par mes efforts, prouver à mes compatriotes combien je désire me distinguer pour eux et leur laisser croire, par mes œuvres, combien sont fausses, stupides et férocement injustes, les vociférations d’un malheureux Landon, qui aurait pu surprendre ceux qui ne me connaissent pas assez et donner une fausse opinion de moi. Ce malheureux, qui ment par sa bouche, m’enfonce le poignard dans l’endroit le plus sensible.

M. Ramey m’a affectueusement écrit et a été fort gentil avec nous. Je l’ai chargé de me procurer les matériaux indispensables et j’en aurai contentement, par la manière dont je me suis arrangé. Je te remercie de tout ce que tu me dis de généreux sur les petits objets envoyés et, quoique je sois honteux de leur peu de valeur, la manière sentie dont tu les a analysés m’encourage et me fait voir que nos sensations sont absolument les mêmes dans la manière de tout envisager, et j’en suis tout joyeux.

Je n’ai ce plaisir qu’avec toi. Ici, rien. Notre ami fait toujours de très beaux ouvrages, mais il n’est pas communicatif. Il a une toute autre ambition que la mienne. Il se marie dans peu de jours et il a acheté une maison où il veut, dit-il, nous loger. Croyant ici faire mieux nos affaires, nous avons inconsidérément acheté des meubles. Il lui est, sois-en bien sur, impossible de ne pas toujours t’aimer avec tendresse, et je ne doute pas que tu ne sois bientôt content de lui, sous tous les rapports. Je ferai en sorte de mettre tes bons conseils à profit sur la manière de vivre avec les hommes, ce que je n’ai jamais su faire. Je les ai toujours mal connus jusqu’ici, et certes, le progrès que j’ai fait dans cette connaissance n’est pas en leur faveur. J’apprends tous les jours à mettre un peu de politique avec eux.

Cher ami, puissé-je être bientôt à même de profiter des soins que tu m’offres, pour les intérêts de ma fortune. Tes soins sages et empressés ont été bien sentis par nous et, quand nous le pourrons, nous serons trop heureux que tu veuilles t’en occuper. Mais cela n’a pas été encore possible. Le peu que j’avais, je te l’ai dit, a passé à nos dépenses extraordinaires d’ici ; et, si je n’avais pas quitté Rome, j’aurais pu les épargner, parce que j’étais casé et que j’avais encore une meilleure clientèle. Nous avons cru trop légèrement à qui nous promettait, comme on dit, plus de beurre que de pain, et nous sommes à recommencer. Nos dépenses ont été très fortes, mais je ne, dois, Dieu merci ! rien à personne, encore que j’aie très peu gagné ou, pour mieux dire, rien. J’ai bien des choses à dire, dont ceci est la substance. Cependant l’espoir d’un meilleur avenir soutient mon courage.

Avec quelle sensibilité n’avons-nous pas vu l’expression de ton bon cœur et de ta généreuse amitié ! Que veux-tu et que peux-tu faire par la suite, pour ton ami ? J’ai tant à faire, moi, pour m’acquitter et reconnaître ce que tu as déjà fait pour moi, que ma vie entière ne sera consacrée qu’à ma reconnaissance. Ma chère femme partage mes sentiments d’amitié pour toi. Je ne puis, cette fois, répondre à tout ce que tu me dis ; mais tu auras tant à faire pour lire mon gribouillage, que je te prie de me pardonner. Je n’ose te prier de me répondre de suite, je n’ai plus ce droit-là…