Ingres d’après une correspondance inédite/XVII

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XVII
Paris, ce 27 février 1826.

Mon très cher ami, si j’avais affaire à un autre qu’à toi, ma mauvaise honte l’emporterait, comme c’est déjà arrivé si souvent, étant passé avec apparente raison pour un ingrat, indigne de la vie sociale. Et cependant tout m’est témoin, c’est-à-dire que ceux qui, comme toi, me connaissent, savent bien que je ne suis, ni moins tendre, ni moins aimant, et que je reste de tout cœur attaché à mes amis. Nous avons tous, je crois, un défaut dominant. Moi, le mien est celui dont, par ton excellente amitié pour moi, tu te dis la victime. J’en gémis, j’en suis moi-même très malheureux et, lorsque je viens t’assurer que cela n’arrivera plus, je suis de la meilleure foi du monde. Mais après, j’y retombe comme ci-devant, sans pouvoir m’expliquer à moi-même le pourquoi, si ce n’est par la cause de la difficulté extrême que j’ai à m’exprimer clairement.

J’ai aussi quelquefois une foule d’idées assez raisonnables et originales. Je rougis de manquer, à chaque instant, à la qualité et à la bonne orthographe des phrases, et j’enrage de mon éducation mal négligée sur ce point dont tant d’autres, même médiocres, jouissent. D’ailleurs, il paraît que les études que j’aurais pu donner à ces qualités ne m’auraient servi de rien ; car toute mon intelligence s’est réfugiée sur tout ce qui est instinct, sur ce je ne sais quoi de choses qui ne s’apprennent pas méthodiquement et qui sont venues se placer dans mon intellect, sans que je les aie forcées à y entrer.

Tes lettres sont vraiment des modèles d’amitié, de style, d’idées élevées, du goût le plus pur dans la critique, et le plus sûr et le plus juste en philosophie et morale ; et cela si naturellement, que tu t’y peins toi-même avec tes sentiments. Quand je t’écris, crois bien, cher ami, que je le fais toujours bien volontiers et de tout mon cœur. Mes retards à écrire ne sont pas de craindre et de rougir de ma manière d’écrire, (quoique tu dises tant de bien de mes griffonnages). Ils viennent aussi de ma paresse. Et celle-ci provient de ma totale incapacité à écrire. J’en suis au désespoir, car j’ai toujours un million de choses à t’apprendre sur toutes mes sensations, les événements de ma vie active, passée et présente. Je ne puis ni n’ai le temps de t’instruire sur ma vie diabolique et pressée, toujours aux expédients des heures. Pas une soirée à moi, quoique que je travaille sérieusèment à me retirer, pour ainsi dire, de Paris et à y être comme mort.

Les pourquoi ? Tu connais Paris. Mes occupations en art, jusqu’ici, sont à peu près nulles. Mon arrivée dans le milieu du Salon, temps toujours perdu pour les artistes qui ont leurs intérêts et leur gloire à soigner ; un retour de vingt ans ; un tiers de ce pays à voir et en être vraiment fêté, courses continuelles et forcées ; deux abordages à l’Institut ; des ouvrages contractés et reçus du Gouvernement et des particuliers ; un temps considérable donné aux tableaux que l’on grave d’après moi, tels que le Virgile, le Raphaël et la Fornarina, qui viennent d’être terminés et dont je vais t’adresser des épreuves ; mes deux tableaux de François 1er et Henri, IV, l’Odalisque, et enfin notre Louis XIII dont M. Lacaze-Rauly a du te parler et qui est un vrai chef-d’œuvre. C’est le dessinateur lui-même qui le grave. Je lui donne quinze mille francs que j’emprunte, en les prélevant sur la vente, et nous restons encore de moitié sur la vente.

Ajoute à cela la tardive arrivée de mes ouvrages d’étude, de mes estampes, plâtres, livres, etc., et les soins que je donne, tous les jours, à leur restauration ; car l’eau de la mer a séjourné dans la caisse et causé beaucoup de dommage. Et puis, les embarras des logements. J’ai trouvé avec beaucoup de peine des ateliers, dans lesquels je ne puis entrer que le 1er avril, à cause de la fraîcheur des murs et autres incommodités. Celle-ci a été bien funeste à ma pauvre femme, en provenant d’un rez-de-chaussée bien joli, à la vérité, mais qui me l’a rendue trois fois malade. Je la voyais comme finir, tout doucement. Juge de mon désespoir. Mais j’en serai quitte pour un rhumatisme. Dieu merci ! elle est bien à présent, et a tout à fait repris sa première santé. Je ne remets pas à te dire les compliments et remerciements qu’elle t’adresse, me répétant souvent : « Enfin, ton Gilibert, quand vient-il ? Car voilà la place de son lit de garçon. »

Ensuite je me suis trouvé accablé de petits dessins, notamment pour l’ouvrage du Sacre ; tous travaux qui, par leur petitesse, m’inspirent peu et me font, malgré la belle position future, regretter le temps où je peignais notre Vierge. Il faut aussi compter avec une école de dessin qui contient déjà quatorze élèves et qui, avec le temps, deviendra, j’espère, encore plus forte. Tout ce que je te raconte d’opérations, n’a été fait qu’à force de temps et de soins bien longs dont, à peine, je suis sorti. À la vérité, ils ne sont plus à faire et m’ont mis dans la barque où je vais, j’espère, voguer à pleine voiles pour arriver décidément à un but glorieux et purement historique. Car, après une couple de portraits que j’ai déjà faits ici de gens aimables et que j’ai eu tout à fait à la main, je n’en veux plus faire. C’est une perte de temps considérable, des efforts infructueux par la sécheresse de la matière qui, décidément. est anti-belle et pittoresque, et aussi en raison du peu de gain qu’on en retire.

Mais je quille ces matières pour en aborder une autre, qui a bien son mérite aussi. Je veux parler de ta dinde, cher ami. Je t’en remercie mille fois : elle a été trouvée divine, parfumée de truffes vraiment généreuses ; car nous en avons mangé, presque toute la semaine. Je ne l’ai partagée qu’avec mes meilleurs amis. Tu y manquais, comme celui qui est le plus dans le cœur. Nous avons bu à ta santé. Allaux en était. Mais, comme tu es bon ! Quel aimable soin tu as pris ! Ma bonne femme et moi, nous l’en remercions de tout cœur.

L’affaire de notre pauvre Gentillon m’a touché bien sensiblement. Tu me rassures un peu sur sa position, et j’y crois puisque tu t’y intéresses si généreusement. Mais quelle cruelle leçon pour marcher droit et éviter, dans le commerce de la vie, de s’embarquer vers des choses ténébreuses et qui peuvent, tout en paraissant innocentes, effleurer l’honneur et la réputation. Que Dieu puisse les lui conserver. Écris-moi sur ce qui le regarde et fais cesser mon anxiété. Je ne reviens pas de cette coupable affaire. Est-ce possible ?

Quant à notre tableau de la Vierge, sois sans inquiétude ; il ne dépendra pas de moi que notre chère patrie n’en jouisse, quoiqu’on le regrette beaucoup ici et que, (mais confidentiellement je te prie), on ait manifesté plus d’une fois le désir de le retenir pour Notre-Dame ou pour le Val-de-Grâce dont on a rouvert l’église. Mais j’ai toujours protesté. On n’en parle plus. J’espère bien, vers la fin d’avril, le voir partir, voire même l’accompagner moi-même. Espoir difficile ! Cependant, ce serait nécessaire ; car, sans parler des difficultés sans nombre pour son placement, les bords de la toile sont usés à force de l’avoir mis et remis sur châssis ; ils demandent des restaurations. Juge et partage sûrement l’excessif plaisir que j’aurais à me voir à Monlauban. Je ne t’en dis pas davantage : tu sens ce que tout cela vaut pour moi. O bonheur suprême ! Je n’aurais que quinze jours à donner à l’absence d’ici, voyage et séjour comptés. J’y pense et je ne dis pas non. Je suis tout aise d’y penser.

Adieu, mon cher. Aime toujours avec toutes ses imperfections celui qui est ton meilleur ami. J’attends ta chère réplique et j’y répondrai mieux que par le passé. Vive toujours, Homère, Gluck, Mozart, Raphaël, Poussin, et la belle Pasta à qui j’en veux cependant, de toutes mes forces, pour ne jamais chanter Mozart !

Fais-moi le plaisir de voir mon beau-frère Déchy. Je lui ai écrit, pour notre affaire de la succession Lacroix. Pourquoi tarde-t-il à m’envoyer mes titres bien établis sur l’existence de cet oncle aux Iles, ses titres aussi et les personnes qui auraient pu connaître cet oncle, la quantité de ses nègres ? Tout cela est indispensable pour assurer nos prétentions et nous mettre en règle.

Mais, à propos, et ta peinture ? Donne-moi donc des détails plus circonstanciés sur sa nature. Je me réjouis tant, de te voir dans les arts, pardessus tout. Encore, dis-moi où est Mme de Lannoy, donne-moi des détails sur cette aimable dame. Si elle est à Paris, je désire l’y revoir : elle a été toujours si bonne pour moi. Si je ne vais pas te voir à Montauban ou si tu ne viens pas à Paris, tu serais bien aimable de me donner un croquis de ton portrait. Où est passé la copie du mien, à Montauban, et tant d’études ?