Ingres d’après une correspondance inédite/XXIII

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XXIII
Paris, 3 février 18128.

Honte a moi ! Cela est vrai, je suis bien heureux d’avoir affaire à un si bon et indulgent ami. Cette indulgence, fruit d’une si rare amitié, vient certainement de la conviction bien intime (que tu as raison d’avoir) que tu sais combien je t’aime et te suis imperterribilmente attaché. Sois heureux, cher ami ; reçois ce vœu de cœur, comme je pense que tu le fais pour moi-même.

Que de choses à te dire ! Je ne sais par où commencer. Je devrais y renoncer si notre cher Debia ne devait m’aide ?, pour les trois quarts au moins, lui qui connaît de nouveau tous mes sentiments moraux, artistiques, philosophiques, etc. Je ne saurais te dire assez combien je lui suis attaché, pour son caractère, son talent et tout ce que son amitié pour moi m’a généreusement prêté d’obligeant, d’une manière si dévouée et sans bornes. Car, j’ai été bienheureux de l’avoir ici dans mon accouchement homérique, où il s’est dévoué à m’aider et à faire, avec un rare soin, ce que je n’aurais peut-être pu faire moi-même, et cela avec un zèle et un dévouement tendre pour ma gloire et mes intérêts. Car je ne me suis, de ma vie, trouvé en pareil embarras et ne m’y trouverai, j’espère, plus.

Enfin, c’est chose finie et, grâce à une heureuse composition d’un style suivi, fondé, je crois, sur le vrai, le tout accompagné de deux portraits. Je m’en tire au-dessus de mes espérances et suis loué, selon moi-même, outre mesure. Ce qui fait cependant que je dois être un peu satisfait du succès, c’est qu’il est général et parmi les bons esprits. Du reste, c’est avec un ouvrage qui n’est point terminé, placé à un jour très bas, ce qui prive les objets de toute saillie ; il faut donc que le fond parte de bonne source apparemment et et que, malgré la corruption du moment, le vrai, le simple, l’exact même, en petite quantité, puissent se faire jour et triompher.

Ne crois pas cependant que, dans cette corruption, il n’y ait pas de très bonnes choses. Ce Salon, au contraire, me parait fort et donne l’idée d’une grande nation qui fera, quand elle le voudra, la loi aux autres, surtout quand elle ne se laissera pas influencer par les voisins ; car, par légèreté, nous nous affublons de leurs manies et gâtons nos qualités.

La sculpture est presque toujours plus forte que la peinture. Pradier dans son Prométhée et Ramey dans son groupe de Thésée, en sont la preuve ; et parce que cet art est plus sévère, plus un et, par conséquent, moins sujet à la mode, il n’a pas les faux-fuyants des autres branches diverses de la peinture. Notre ami te dira le reste, comme moi.

Mais parlons de lui. Tous les tableaux qu’il a apportés ne sont pas également peints dans l’esprit d’aujourd’hui, ni dans celui du Salon, et voilà pourquoi on n’en parle pas. Mais je les aime beaucoup, même avec leurs imperfections, parce que le fond en est bon. Il met du sentiment dans tout ce qu’il fait, de la grâce même beaucoup dans ses figures. Il a aussi du caractère ; on y voit un homme qui pense, exact, vrai et qui possède des qualités profondes. Mais il manque d’art. Est-ce parce qu’il a commencé trop tard ? Il n’a pas de grâce d’exécution, de jeunesse de main ; ce qui est, chez nous, indispensable et surtout aujourd’hui que la forme est l’idole. Enfin, il y a au Salon cent peintres qui n’ont aucune de ses qualités mais qui se font remarquer et se font des réputations. Sa route est bien meilleure, bien préférable : mais il faudrait, pour qu’il réussisse, qu’il prenne un peu de leurs bons côtés en l’unissant à ce qu’il a d’excellent. Il lui faut donc un grand courage, pour se faire jour ; témoin Boguet, peintre excellent, paysagiste à moi et dont notre ami a plusieurs des qualités. Cet homme, le successeur du Guaspre et de Claude, est encore, à l’âge de 70 ans, à avoir ce qui s’appelle un succès du public, et il n’a pour lui qu’un très petit nombre, une très petite quantité d’artistes qui le voient et l’admirent. Sa touche est, dit-on, molle et, d’après cela, on le laisse dans l’oubli. Il est cependant un peintre admirable. Au reste, nous en sommes là et je suis tout étonné que l’on veuille seulement me regarder. Tous les partis sont pour moi. Je n’y conçois rien.

Mais revenons à Debia. Il vient de terminer ses Nymphes et il a vraiment l’ait un excellent tableau, qui a beaucoup plu à tous les bons. Il a aussi plus de force et de charme sans noirs, car la plupart de ses tableaux avaient ce défaut, surtout celui de la Vue du Jardin de l’Évéque. Il l’a senti et il ne fera plus noir. Il a un si bon esprit, il aime tant mes idées, il a tant de confiance en moi que j’en suis fier, et c’est de bonne foi. Par le zèle le plus vif que j’ai pour sa réputation et son talent, je me permets de ne lui rien cacher et, au total, j’aime beaucoup tout ce qu’il fait. Je dois dire aussi que ses tableaux sont horriblement placés au Salon, quoi que j’aie pu dire et manifester à ceux qui ordonnent les places et les réputations. On l’ouvrira dans deux jours, ce Salon, et nous verrons s’ils auront mieux placé ces Nymphes. Il a aussi l’estime de Gérard et de Bourgeois ; mais il faut du temps, pour se faire un nom. Le mérite, d’ailleurs, n’est pas tout, non, il n’est pas même la moitié. Il y a les préférences, les injustices criantes, les manifestes intéressés, les jalousies, l’indifférence ; il faudrait faire du Raphaël et encore plus. Il faut donc qu’il frappe et refrappe, s’il veut absolument réussir. Ne me demande même pas si on doil ainsi user la vie, quand on n’a qu’une existence. Pour moi, si j’étais à sa place, je me retirerais des hommes et je me passerais d’une gloire que je suis condamné à poursuivre par état, au milieu d’un vrai champ de bataille de méchants.

Le siècle est de fer, et celui qui te parle ainsi a cependant des succès. Tout ceci est confidentiel ; n’en fais, près de notre ami, que l’usage convenable, Je serais désolé de lui causer, (et surtout en matière d’amour-propre), le moindre chagrin. Mais voilà ce que je pense, et dans son véritable intérêt.

Mon bien cher, nous recevons, à l’instant même, un souvenir truffé, de ta part. Nous « montalbanaiserons » à ta santé et à ta bonne amitié. Je continuerai celle-ci très prochainement et ne te dis qu’un petit adieu. J’ai tant de choses à te conter !


À Monsieur, Monsieur Gilibert, Avocat, rue du Faubourg-de-Moustier, Montauban (Départ. Tarn-et-Garonne). Timbre de la Poste : 15 octobre 1828.

Mon cher et bien bon ami, j’ai bien partagé le malheur de ta situation ; tu le croiras bien, malgré le retard que j’ai mis à en partager le sentiment par une lettre. Dans un malheur aussi inévitable que celui de la perte de nos vieux parents, quel bonheur encore de les conserver dans un âge si avancé. Tu as été le modèle des bons fils et la piété filiale a augmenté, s’il est possible et au dire de tous, l’estime de tes concitoyens, de tous ceux qui te connaissent, et que par ton beau caractère, ton humanité et la rare bonté de ton cœur te rendent si cher et si honorable. Je suis fier d’un tel ami, sachant surtout que tu ne m’en préfères aucun, malgré mes défauts, parce que tu sais bien au fond lequel je suis aussi pour toi. Puisque enfin les premiers pleurs sont essuyés, que tu as eu le temps de consoler ta bonne mère et sœur, vous bien associer dans vos affaires, viens nous voir à Paris ; rien, je pense, ne peut te retenir, t’en dispenser : viens voir ton ami chez lui, ne nous prive plus de t’avoir sous notre toit. Ma bonne femme se fait, je te l’assure, une fête de te connaître, et il y a bien longtemps que ta chambre et des soins t’attendent au palais des Beaux-Arts où nous pourrons mieux nous revoir encore, car je n’ai fait que t’entrevoir à Montauban, arriver et repartir. J’y ai eu trop de plaisirs pour n’en avoir pas conservé de grands regrets que je réparerai, j’espère, plus tard. Viens donc faire des projets avec nous, voir les choses d’ici, qui n’y sont pas belles certainement. L’art est perdu, tout se corrompt, tout est corrompu. Je cesse de combattre, le nombre m’accable, je ne peux faire des miracles, eussé-je, je crois, le talent de Raphaël. Mais je ne veux plus m’entretenir de ces choses avec toi qu’ici, l’entends-tu bien, et j’espère que ta première nous annoncera le jour de ton arrivée. Tu ne changes pas de maison, c’est toujours la tienne.

Dis à notre cher Debia que, quoique j’aie comblé la mesure sur l’indispensable savoir-vivre avec lui, je l’aime et le tiens aussi cher que je suis paresseux. Au reste, je lui écris aussi. Si je pouvais dire cependant quelque chose pour ma défense, je dirais qu’il n’y a pas de chien plus ahuri, détraqué, tourmenté, irrité d’affaires, distrait, enfin demi-fou que je suis. Pour tout cela peu de peinture faite, et le bourreau de temps qui toujours marche. C’est vivre d’une manière bien cruelle.

Vous savez sûrement l’horrible catastrophe de notre malheureux ami Couderc. Je n’en peux revenir. Adieu, cher ami ; viens en grâce, viens, viens. Pour la vie ton sincère ami. Mille choses tendres aux tiens et à tous nos amis. (Fonds Paul Bonnefon).

Ingres.