Ingres d’après une correspondance inédite/XXIX

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XXIX
À Prosper Deria.Paris, 5 février 1830.
Paris, 5 février 1830.

Cher ami, nous sommes bien affligés de la triste nouvelle que vous nous apprenez. Nous l’avons sue toujours assez tôt, quoique M. de G… nous ait remis votre lettre, plusieurs jours après son arrivée. Mon pauvre Gilibert ! il doit bien souffrir : perdre une mère, comme la sienne, et si bonne ! Il en était idolâtre et bien justement. Heureusement pour lui, que vous êtes là ; entouré des consolations de l’amitié et d’une femme comme la sienne, je suis plus tranquille sur son état dans des moments où les consolations ne sont qu’un échange d’afflictions et où il faut laisser la douleur a la douleur. À combien de pertes j’ai assisté, cette année ! La mort moissonne terriblement autour de nous, le ciel est en courroux. La méchanceté des hommes en est-elle une conséquence ? Tout ce que je sais, c’est que nous vivons d’une manière bien fragile et que l’excessive rigueur du climat complète et noircit tout. Ce que vous me dites, cher ami, de vos charités ne m’étonne pas, connaissant votre excellent cœur ; vous êtes comme des anges consolateurs et réparateurs. Mon beau et cher pays que j’aime tant, comme il m’est triste de le savoir si malheureux. Je fais des vœux bien sincères, (et nous n’avons pas attendu ce moment), pour que vous viviez, vous et les chers vôtres, en bonne santé, le premier de tous les biens, et que tout puisse vous prospérer avec bonheur. Pour moi, je ne puis me plaindre ; je viens de toucher au bonheur, avec l’assurance d’une existence matérielle et honorable.

Vous savez que je suis professeur de L’École, avec cent louis. C’est là que se bornent toutes mes ambitions de bien-être, mais pas celles de devenir toujours meilleur dans mon art. Aussi, je ne m’épargne aucun soin ; mais je vais peu vite, il est vrai, parce que je reconnais tous les jours par expérience que tout ce que l’on fait vite est toujours rempli de fautes. Élèves nés de Raphaël, disons aussi et à plus forte raison, comme Zeuxis : « Mon ouvrage vivra d’autant mieux, que j’aurai mis plus de temps à le faire. » Ceci n’est point raison de paresseux, car je ne le suis pas ; mais bonne raison, pensez-le bien.

Mon jeune Saint [1] devait être terminé à cette époque, mais beaucoup de ceci et de cela ne l’ont pas voulu. Il le sera bientôt, j’espère, et peut-être d’une manière assez remarquable. Savez-vous bien que c’est un ouvrage très considérable par quantité et qualité. Au reste, le peu de gens éclairés qui l’ont vu, en ont été sensiblement frappés, ce qui me donne beaucoup de cœur à le poursuivre. Que ne puis-je, cher ami, vous compter parmi eux, vous dont je fais tant de cas pour le goût si sur et si bien identifié avec le mien.

Vous allez travailler, tant mieux ! Je compte beaucoup sur votre talent, et le jour viendra où les ténèbres disparaîtront. Patience ! Produisons en silence, de bonnes choses surtout ; et votre place vous attend, je n’en doute nullement. J’ai jugé à propos dans votre intérêt de déposer tour à tour vos deux tableaux au Musée Colbert, rue Vivienne, de compagnie avec mon Œdipe qui y figure par la seule autorité de son propriétaire. Car il y a monstrueuse anomalie, vu que c’est un repaire romantique encore plus extravagant que jamais. Cependant mon ouvrage fait un cruel procès à tout ce ramas et attire, j’ose le dire, toutes les nobles admirations. J’ai remis cet ouvrage dans un bel état, matériellement et spirituellement : on va le lithographier. Votre tableau y est très bien exposé et on en parle avec éloge. Je voudrais encore autre chose, mais le goût des amateurs est tout à fait corrompu. Patience ! Allez toujours. » J’ai de l’argent à vous, vous le savez. Ainsi, soit couleurs ou autres frais, ne vous gênez en rien.

M. Chenavard vous fait passer deux livraisons de son ouvrage. Je suis dans l’intimité avec Baillot. Jugez de mon bonheur : je ne me dérange plus que pour la divine musique de Mozart, Cherubini, Gluck, Haydn. On dirait que ces chefs-d’œuvre rajeunissent et redoublent de beauté.

Adieu, cher ami ! Exprimez bien à Madame combien nous sommes infiniment sensibles à tout son souvenir et à toutes ses bontés infinies, entre autres à tous ses regrets obligeants que vous appelez culinaires : ils nous étaient surtout précieux lorsque vous les partagiez, là, avec nous. Je n’ai pas besoin, je pense, de dire que ses aimables sentiments sont toujours, pour moi et ma femme, tout ce qu’elle peut nous offrir de plus précieux. Je remercie de tout mon cœur M. votre oncle et M. votre frère de leurs bons souvenirs, en leur souhaitant autant de santé que de bonheur, de même qu’à tous nos bien bons compatriotes et amis. Et je me dis de tout cœur, pour la vie, Votre ami. (Fonds Delmas-Debia).

  1. Le Martyre de saint Symphorien qu’Ingres peignait pour la cathédrale d’Autun.