Ingres d’après une correspondance inédite/XXVII

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XXVII
Ingres a Gilibert.Florence, le Ier novembre
(Sans date).

Bien cher ami, le tableau que tu nous fais, de ton bonheur, nous rend heureux nous-mêmes au delà de toute expression. En relisant tes deux lettres où tu exprimes si bien les tendres sentiments et le mérite aimable et si digne de celle qui en est l’âme, je t’assure que nous sommes tout joyeux et attendris. Soyez bien sûrs que vous avez ici deux cœurs, qui correspondent aux vôtres. Et comme tu es sage, sans ambition autre que celle des honnêtes gens ! Ne crains pas de te dire heureux, parce que tu l’es. Jouis de cette sage philosophie avec les arts, nourriture indispensable à ceux qui les goûtent. Ils embellissent la vie et l’ornent de fleurs.

Enfin, débarrassé des petits tableaux et raccommodages, je suis bien en train sur ma grande page. Il y fait chaud, je t’assure. C’est une vraie fièvre, une passion. Jamais le travail ne m’a été si facile et si abondant que pour cet Homère. J’ai le bonheur de voir et de sentir que, plus j’avance en âge, plus mon âme est jeune et brûlante. Que ne puis-je être au milieu d’une île, d’un bois, au lieu de Paris, pour n’y perdre jamais un seul moment et le consacrer à l’étude et à des créations, choses pour lesquelles je me suis senti toujours appelé. Adonc, m’y voilà ! J’ai promis cet ouvrage à ma femme, pour ses étrennes de janvier. Je serai galant et de parole, et je te fais la même promesse parce que je sais le bien que tu me portes, me voulant gloire et profit. Es-tu content, mon bon et cher grognon ?

Je n’ai pas besoin de te parler du tableau du Sacre : tu dois tout savoir. La décadence continue, de plus belle. N’y aurait-il que moi, pour soutenir ce faite qui tombe ? je resterais, oui ! Mes seuls reins seraient-ils assez forts ? j’en doute. As-tu vu dans l’Universel un compte rendu de mon tableau de Philippe V ? Ce pays et les hommes sont vraiment comiques. L’autre jour, le misérable Journal des Artistes m’ayant dit des choses désobligeantes ? (et parce que je n’ai pas voulu de son journal), m’a adressé, chez moi, ce même article. Heureusement, que j’en ai ri. Faut-il cependant que l’homme honnête et consciencieux, tout voué à l’étude, soit le jouet de l’ignorance et de la méchanceté du premier venu qui veut imprimer ! C’est vraiment trop dur. Mais allons à mon atelier ; bien persuadé, d’ailleurs, que la vérité reste toujours au fond du vase, pour en ressortir plus belle et éternelle. L’essentiel est de bien faire. Tâchons-y et laissons faire le temps.

L’hiver a pris ici la place de l’été, ce qui doit contrarier notre cher Debia. Dis-lui que je lui garde chez moi ses deux grands tableaux, M. de Maleville étant parti de Paris avec son oncle. Dis-lui qu’il ait bon courage et que, plus je pense et repense à son affaire, plus je vois que ce n’est que dans la nature seule que se trouvent inspirations, créations, composition et toutes imitations possibles, que l’homme propose… et qu’elle dispose. Adieu ! Pardonne a mon griffonnage. Hommage bien respectueux à M me Gilibert, à ta mère, à les sœurs.

De Madame Ingres.

Vous savez, mes bons amis, qu’il vaut mieux tard que jamais. Il n’y a pas de ma faute. Vous connaissez votre ami : quand il est en train de travailler dans son atelier, rien ne peut le distraire : et il a la bonne volonté de vous écrire, le lendemain. Votre ami est reparti et a probablement oublié les commissions que j’avais faites pour vous. Aussi suis-je restée avec mes graines que M. Thévenin m’a rapportées de Rome, ma relique de Sainte-Catherine et deux chapelets bénis par Papa Pio VIII, que je vous prierai, quand vous les recevrez, d’offrir à mademoiselle votre sœur. Adieu.