Initiations à la physique/Chapitre VI

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Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 127-143).

CHAPITRE VI

DU RELATIF À L’ABSOLU

S’il m’arrive de jeter un regard sur l’état où la science se trouvait quand je m’orientais définitivement vers elle, je puis mesurer la distance énorme qui a été franchie depuis lors. Un demi-siècle a suffi pour changer de fond en comble le visage de la physique. Au début de mes études dans cette science, j’étais en quête d’éclaircissements sur les conditions de mes futures études et sur les perspectives qui pouvaient s’ouvrir à moi et j’allai prendre conseil auprès de mon vénéré maître Philipp von Jolly. Ce dernier me donna la physique pour une science déjà parvenue à un haut degré de développement et presque arrivée à complète maturité. Le principe de la conservation de l’énergie en ayant été en quelque sorte le couronnement, la physique ne pouvait tarder à recevoir sa forme définitive. Il y avait bien, çà et là, quelques petits coins où tout n’était pas parfaitement en ordre ; mais, pris dans son ensemble, le système devait être tenu pour suffisamment assuré, de telle sorte que la physique se rapprochait très sensiblement de l’état de perfection où la géométrie était déjà parvenue depuis des siècles.

Telle était l’opinion d’un physicien éminent, il y a une cinquantaine d’années. Certes, il ne manquait pas alors de points ayant besoin d’être élucidés et leur existence n’était pas sans troubler quelque peu l’impression d’agréable quiétude procurée par l’ensemble. C’est ainsi que le comportement de l’éther lumineux résistait opiniâtrement à toutes les tentatives d’explication. De même, les rayons cathodiques, découverts à la même époque par Wilhelm Hittorf, posaient nombre d’énigmes aux théoriciens. Heinrich Hertz, la dernière étoile au ciel de la physique classique ramenait les rayons cathodiques à des ondes longitudinales de l’éther ; parce que, avec les moyens dont il disposait, il ne pouvait pas réussir à mettre en évidence leur action sur une aiguille aimantée et cependant il se disait avec raison que cette action devait exister puisque les rayons cathodiques transportaient un courant électrique.

Une nouvelle ère pour la physique commence avec la découverte des électrons, des rayons X et de la radioactivité ; nous vivons encore sous l’influence de ces découvertes et nous ne pouvons pas prévoir jusqu’où s’étendra leur retentissement : en tout cas, il est probable qu’il se prolongera encore pendant une longue période de temps.

En abordant aujourd’hui les hautes régions de la physique théorique, je dois m’expliquer tout d’abord sur la forme quelque peu abstraite que j’ai donnée à mon sujet, sur les intentions qui ont présidé à mon choix, et sur le point de vue je me propose d’adopter. Pourtant je n’ai pas l’intention d’approfondir la signification des mots relatif et absolu. D’une part, en effet, je suis convaincu que les explications même les plus détaillées sont toujours, sur quelque point, incomplètes et même inexactes et, d’autre part, surtout je n’attache pas tant d’importance au mot qu’à la chose. Je n’hésiterai même pas à apporter aux termes usuels un changement, quel qu’il soit, pourvu qu’il entraîne une amélioration à l’expression des faits. Je ne me placerai donc à aucun point de vue spécial, et je n’obéirai à aucun dessein préconçu. Je me bornerai simplement à faire ressortir quelques faits particulièrement significatifs de l’évolution de la physique, telle qu’elle a eu lieu au siècle dernier. Je m’efforcerai d’en mettre en relief les traits communs et d’indiquer ce qu’ils ont de caractéristique. J’éviterai même les préambules généraux pour laisser tes faits parler eux-mêmes et l’impression générale que nous en recevrons sera l’unique règle de notre jugement.

Je commencerai par une des notions les plus élémentaires de la chimie : la notion de poids atomique. La mesure des poids atomiques ne date que de la découverte de la loi fondamentale de la stœchiométrie, d’après laquelle tous les corps se combinent dans des rapports de poids bien déterminés. Un gramme d’hydrogène, par exemple, se combine toujours avec 8 grammes d’oxygène pour former de l’eau, avec 35 gr. 5 de chlore pour former de l’acide chlorhydrique. 8 est donc le poids équivalent de l’oxygène et 35,5 celui du chlore, et l’on peut trouver de la même façon l’équivalent de tout élément chimique en se basant sur n’importe lequel des composés qu’il peut donner avec un autre élément. Naturellement, ces nombres n’ont de sens qu’à la condition de prendre l’hydrogène comme unité ; ils comportent donc un certain arbitraire. Mais il y a plus : leur signification se restreint au composé spécial qui a servi à les calculer. Ainsi l’équivalent 8 pour l’oxygène n’est exact que si on le rapporte à l’eau, si on le calcule à partir de l’eau oxygénée on trouve 16 et il n’y a aucune raison de choisir un de ces corps plutôt que l’autre. Tout corps simple possède donc en règle générale plusieurs équivalents chimiques. En principe, on peut même dire qu’il possède autant d’équivalents qu’il peut donner de combinaisons d’espèces différentes. Si on ne connaît aucune combinaison d’un élément, on ne possède donc aucun moyen permettant de lui attribuer un équivalent chimique.

Mais il y a un fait important, c’est que les combinaisons d’un même élément avec les autres éléments donnent toujours le même nombre pour équivalent ou des multiples exacts de ce nombre. L’équivalent 35,5 pour le chlore n’est pas seulement la quantité de ce corps qui se combine avec un gramme d’hydrogène, c’est aussi le poids qui se combine au poids équivalent, à savoir 8 grammes d’oxygène pour donner de l’oxyde de chlore. Si l’on ne veut pas voir dans cette coïncidence un hasard incompréhensible, l’idée vient naturellement à l’esprit de considérer l’équivalent d’un élément comme quelque chose qui présente un certain caractère de fixité, permettant de l’envisager en faisant abstraction des combinaisons dans lesquelles ce corps peut entrer ; et c’est là, à un certain point de vue, en faire un absolu. L’histoire de la chimie nous montre que cette généralisation de la notion d’équivalent fut accomplie de bonne heure, il y eut cependant une difficulté qui fut ressentie pendant longtemps comme particulièrement gênante. Cette difficulté provient de ce que les deux éléments peuvent souvent donner plusieurs combinaisons différentes. Tel est le cas, par exemple, de l’oxygène et de l’hydrogène ; et on ne peut savoir finalement si l’équivalent de l’oxygène est 8 ou bien 16. Pour pouvoir trancher la question, il fallait faire appel à un nouvel axiome, étranger cette fois à la stœchiométrie. L’hypothèse d’Avogadro fut justement l’axiome cherché. Cette hypothèse se base sur le fait suivant, découvert par Gay-Lussac : deux éléments à l’état gazeux ne se combinent pas seulement suivant des rapports pondéraux déterminés ; mais aussi suivant des rapports volumétriques fixes, si on les prend à la même température et sous la même pression. Il en résulte que, dans la série des poids équivalents que l’on peut déduire de la série des composés issus de ces deux éléments, il y en a un, désigné sous le nom de poids moléculaire, qui est tel que le rapport des poids moléculaires de deux gaz est égal à celui de leurs densités. Cette définition ne fait plus appel au concept de réaction chimique, mais, plus simplement, à celui de corps chimiquement définis. On peut donc l’appliquer à des éléments qui, comme les gaz nobles, ne peuvent entrer en combinaison avec aucun autre.

En appliquant la loi d’Avogadro pour déterminer les poids moléculaires, on s’aperçoit que, fréquemment, les molécules d’un élément n’entrent dans un composé que pour une fraction de leur poids moléculaire. Ainsi la molécule de vapeur d’eau se compose d’une molécule entière d’hydrogène et d’une demi-molécule d’oxygène. La molécule de gaz chlorhydrique se compose d’une demi-molécule de chlore et d’une demi-molécule d’hydrogène. Aussi est-on passé de l’idée de poids moléculaire à celle de poids atomique, en définissant ce dernier comme la plus petite fraction du poids moléculaire qui se rencontre dans les combinaisons où rentre un élément. Le poids atomique déduit de la loi d’Avogadro a donc acquis à certains égards un caractère absolu, ce qui n’empêche pas que, à beaucoup d’autres points de vue, il conserve un aspect relatif. Le poids atomique selon Avogadro n’est, en effet, qu’un nombre exprimant un rapport ; pour le déterminer, il est nécessaire de poser comme égal à l’unité le poids atomique d’un certain élément, en l’espèce : l’hydrogène. (On peut aussi poser arbitrairement le poids atomique de l’oxygène comme égal à 16.) Dans tous les cas, une convention est nécessaire, faute de quoi les nombres donnés n’auraient aucun sens. C’est pourquoi les savants se sont efforcés de libérer le concept de poids atomique de cette dernière limitation et d’en faire un absolu dans un sens encore plus strict. La solution de ce problème, il est vrai, n’intéressait que peu les chimistes, car dans la chimie proprement dite, il n’est jamais question que de rapports pondéraux.

Dans toute science, il y a des conflits qui éclatent périodiquement entre les savants qui s’efforcent de mettre en ordre les axiomes existants, de les analyser et de les libérer de tout élément adventice ou accidentel (je les désignerai par la suite sous le nom de « puristes ») et ceux qui s’efforcent d’élargir les axiomes par l’introduction d’idées nouvelles. Cette dernière catégorie de chercheurs se plaît à lancer des antennes exploratrices dans les directions les plus diverses, pour tâcher de découvrir celles ou le progrès est possible. Or, en chimie, les puristes n’ont pas fait défaut plus qu’ailleurs et, naturellement, ils ont condamné expressément toute tentative pour faire du poids atomique autre chose qu’un rapport. Mais les esprits les plus éminents du monde chimique persistaient néanmoins à trouver au moins utile de considérer, à l’instar des mécanistes, les atomes comme des édifices matériels naturels de très petite taille et autonomes. Ces atomes devaient occuper dans la molécule des situations spatiales bien définies, les modifications chimiques consistant dans la séparation des atomes en vue de leur regroupement dans des formations nouvelles.

Ceci me rappelle un souvenir du temps où j’étais étudiant à Munich. J’ai encore présent à la mémoire l’impression profonde que fit sur nous autres, étudiants du laboratoire de chimie, la polémique engagée par le leader des puristes d’alors, Hermann Kolbe, à propos des premières formules de constitution qui s’élaboraient à cette époque. Kolbe foudroyait de ses anathèmes toutes les interprétations du détail des structures moléculaires basées sur des idées atomistico-mécanistes. Ses efforts n’eurent d’ailleurs que peu de succès ; mais, moins il était écouté, plus il criait fort. Devant la violence d’attaques qui n’épargnaient personne, Adolphe von Baeyer fit ce qui convenait dans de telles circonstances ; il se tut et continua de travailler jusqu’à ce que le succès lui donnât raison. Aujourd’hui nous revoyons un état de choses semblable à propos du modèle de l’atome de Niels Bohr qui, à vrai dire, exige de la part des théoriciens une dose de bonne volonté bien plus grande que n’en demandaient les hypothèses de la chimie structurale.

Mais, c’est au point de vue philosophique que les puristes se placèrent pour s’opposer obstinément pendant des dizaines d’années aux progrès de la théorie atomique. Ici il convient de nommer avant tout autre Ernest Mach qui, inlassablement et durant toute sa vie, ne cessa pas de déployer toutes les ressources de son analyse conceptuelle et aussi de son ironie mordante, pour jeter le discrédit sur les opinions naïves et grossières qui, selon lui, étaient celles des atomistes. Ces opinions, pensait-il, étaient singulièrement en opposition avec le progrès philosophique, par ailleurs évident, de la physique moderne.

Contre ces attaques, les partisans de la théorie atomique, au premier rang desquels figurait Ludwig Boltzmann, se trouvaient dans une situation difficile ; car, par des moyens logiques, on ne peut rien contre les puristes, tout simplement parce que ceux-ci admettent tout ce qui découle des axiomes par voie de conséquence logique : ce qu’ils rejettent c’est l’intrusion d’axiomes étrangers et nouveaux, surtout si ces derniers ne sont pas condensés en formules définitives et d’une application générale. Malheureusement, il n’est pas un seul axiome qui ait vu le jour sous une forme bien définie et qui soit sorti en cet état du cerveau de son inventeur, telle Pallas Athéné sortant toute armée de la tête de Jupiter. L’axiome ne possède tout d’abord qu’une vie plus ou moins incomplète, il flotte plus ou moins confusément dans l’imagination créatrice de son inventeur et, souvent, ce n’est qu’après un travail pénible qu’il naît officiellement en prenant une forme scientifique utilisable. De plus, une fois même qu’il a conquis le droit de cité, il s’en faut de beaucoup que le puriste s’avoue vaincu. La question de savoir si un axiome remportera définitivement la victoire est, en effet, de celle qui ne peuvent pas être résolues par la logique. Tout ce qu’on peut dire c’est que certaines séquences régulières, empiriques, ne peuvent être comprises sans l’axiome. Mais le puriste pourra toujours déclarer que ces séquences sont purement fortuites et sur cette position il sera toujours inattaquable. Il est vrai que le dynamisme de l’effort scientifique se soucie peu de l’en déloger et qu’il continue sa marche en avant. C’est un fait qu’il en a toujours été ainsi et il y a bien des chances qu’il en soit encore fréquemment de même.

Pour en revenir à la question des poids atomiques, des correspondances empiriques furent découvertes peu à peu en si grande abondance que la question de leur valeur absolue fut très vite tranchée dans le sens affirmatif. Je me bornerai à rappeler ici le développement de la théorie cinétique des gaz et des liquides, les lois des rayonnements thermiques et lumineux, la découverte des rayons cathodiques et de la radioactivité et la mesure du quantum élémentaire d’électricité. Par toutes ces voies, on est conduit à attribuer la même valeur au poids atomique. C’est pourquoi aujourd’hui l’affirmation que le poids d’un atome d’hydrogène est égal à 1,65 quadrillionième de gramme ne soulève-t-elle plus d’objections de la part d’aucun physicien. Ce nombre est indépendant de la valeur des poids atomiques des autres éléments : en ce sens on peut donc le regarder comme un absolu.

Si je rappelle ainsi des choses bien connues, c’est seulement en vue d’attirer l’attention sur un phénomène caractéristique présenté par l’évolution des sciences et que l’on voit se reproduire à propos de questions très différentes. Dans tous les domaines de la science, on rencontre en effet des axiomes et, dans tous les domaines aussi il y a des puristes qui s’opposent de toutes leurs forces à tout élargissement de ces axiomes qui ne soit pas un développement strictement logique. En parlant de ces autres cas, je serai finalement amené à aborder des questions qui ne seront pas aussi claires que celle que je viens de traiter. Parmi ces dernières il y en a même qui sont encore aujourd’hui des sujets de discussions très vives.

Je m’arrêterai tout d’abord à la notion d’énergie. Le principe de la conservation de l’énergie est sorti du principe mécanique des forces vives. Ce principe affirme que dans tout processus mécanique, l’accroissement de la force vive d’un corps en mouvement est égal à la diminution du potentiel des forces agissant sur ce corps. Le changement d’une des énergies : l’énergie cinétique, est donc exactement compensé par un changement égal et de sens contraire de l’autre énergie : l’énergie potentielle. Dans ce cas aussi, les puristes sont fondés à dire : dès lors que dans la formulation du principe de la conservation de l’énergie, il ne peut être question que de différences d’énergie, c’est que la notion d’énergie n’a pas de rapport avec un état, mais seulement avec un changement d’état ; la valeur de l’énergie devra donc toujours comporter une constante indéterminée. À cette constante on ne saurait assigner aucun sens physique. Tout se passe ici comme dans la construction d’une maison ; pour l’architecte, la hauteur des différents étages au-dessus du niveau de la mer n’a pratiquement aucun sens, car il ne s’agit, en définitive que de différences de niveau.

Il n’y aurait rien à objecter à cette manière de voir, si le principe de la conservation de l’énergie était le seul principe de la physique. Comme il n’en est pas ainsi, on ne peut refuser a priori d’examiner la question de savoir s’il ne conviendrait pas de donner un sens absolu à la notion d’énergie par l’introduction d’un nouvel axiome, de telle sorte que cette grandeur soit déterminée complètement par l’état actuel du système. Il saute aux yeux que la notion d’énergie ainsi que les applications du principe de sa conservation en seraient grandement simplifiés. En fait, c’est là un pas qui a été franchi complètement à l’heure actuelle. À tout état donné d’un système physique, nous pouvons donc faire correspondre une valeur bien déterminée de son énergie, sans constante additive.

Considérons d’abord l’énergie du champ électromagnétique dans le vide absolu. Il y a un axiome en vertu duquel l’énergie d’un champ électromagnétique neutre est posée égale à zéro. En s’appuyant sur cet axiome on peut donc trouver la valeur absolue de l’énergie. Ce nouvel axiome n’est nullement évident et il ne peut être déduit du principe de la conservation de l’énergie. Il y a quelques années, Nernst à émis l’hypothèse que, dans le champ d’énergie neutre, il y a une sorte d’énergie de rayonnement stationnaire qui est extrêmement grande et qui ne peut se manifester ; car elle imprègne uniformément tous les corps. Bien qu’une telle manifestation puisse se produire dans quelques cas exceptionnels, il en est d’elle comme de la pression atmosphérique qui, malgré sa valeur considérable, ne joue aucun rôle dans la plupart des mouvements que nous observons ; car elle est uniforme dans toutes les directions. Cette hypothèse au sujet du rayonnement est évidemment légitime ; mais, seul, le développement de ses conséquences peut nous renseigner sur sa valeur. Or une des plus étranges est certainement celle-ci : Il y a un système de référence qui devrait être regardé comme étant en repos absolu, à savoir celui dans lequel le rayonnement au point neutre est égal dans toutes les directions. L’énergie du champ neutre étant ainsi déterminée, celle de tout autre champ l’est par voie de conséquence.

Venons-en maintenant à l’énergie de la matière ; nous pouvons également parvenir à en déterminer la valeur absolue. Mais l’énergie d’un corps au repos n’est pas nulle, comme on pourrait le conjecturer, elle est égale au produit de la masse du corps par le carré de la vitesse de la lumière.

Cette énergie, dite énergie de repos, est une fonction de la constitution chimique du corps et de sa température. Si le corps vient à se mouvoir sous l’action d’une force, son énergie de repos, quelque grande que soit son expression numérique, n’intervient pas dans les effets du mouvement ; car il s’agit, encore cette fois, de différences d’énergie. J’ai déjà insisté plus haut sur le fait que ces considérations ne dérivent point du principe de la conservation de l’énergie et, de fait, c’est dans le principe de la relativité restreinte qu’il faut en chercher l’origine. Il est évidemment fort curieux de voir qu’une théorie de la relativité ait eu justement pour effet de permettre la détermination de la valeur absolue de l’énergie d’un système physique. Cependant, il n’y a là qu’un paradoxe apparent. Il s’explique très facilement parce que dans la théorie de la relativité, il s’agit de l’influence du système de référence choisi ; alors qu’ici, c’est de l’influence de l’état physique d’un système sur son énergie qu’il est question.

Mais, diront les puristes, y a-t-il vraiment un sens raisonnable à dire que l’énergie d’un atome d’oxygène est 16 fois plus grande que celle d’un atome d’hydrogène ? Et ils auraient raison, s’il était insensé de parler de la transformation de l’oxygène en hydrogène. En tout cas, il est toujours hasardeux de tenir, de prime abord, quelque chose pour insensé, tant que cela ne contredit aucune loi de la logique. Il est, certes, plus sage de demeurer dans l’expectative, car un temps peut venir où une transformation, du genre de celle dont nous venons de parler, rentrera dans le domaine des choses que l’on peut raisonnablement envisager. En fait, dès aujourd’hui, on peut soupçonner que ce temps n’est pas éloigné.

Dans toutes les branches de la physique, il en est comme dans le cas de l’énergie cinétique et de l’énergie électromagnétique. Partout, comme en électrodynamique, on a été amené à passer de la considération des différences d’énergie, qui peuvent être mesurées directement à celle de la valeur absolue de ces mêmes énergies et toujours ce changement de point de vue a eu la valeur d’un progrès. Dans la théorie de la chaleur rayonnante, par exemple, à parler strictement, on n’a affaire qu’à la différence des rayonnements émis et absorbés ; car un corps qui émet des rayons calorifiques en absorbe aussi. Mais, d’après la théorie de Prévost, on sépare ces deux grandeurs et on accorde à chacune d’elles une signification indépendante. Dans la théorie du courant galvanique, on ne mesure que des différences de potentiel, cependant on parle de la valeur absolue des potentiels et l’on pose comme nul le potentiel de toutes les charges électriques situées à une distance infinie. Dans le cas de l’émission du rayonnement monochromatique d’un atome, la mesure de la fréquence de la radiation émise ne donne toujours que la différence de l’énergie atomique avant et après l’émission. C’est seulement après avoir séparé les deux termes de cette différence que Niels Bohr, pour le spectre visible, et Arnold Sommerfeld, pour les rayons de Roentgen, sont arrivés à trouver le point d’appui nécessaire pour élucider les énigmes qui se posaient à ce sujet. Ainsi donc partout et toujours, l’énergie d’un système dans un état donné à acquis un sens absolu, indépendant du rapport de cet état avec les autres états.

Cette tendance qui consiste à passer de la différence à chacun des termes qui la compose, ou, ce qui revient au même, à passer de la différentielle à l’intégrale, n’est pas spéciale à l’énergie ; on la retrouve à propos de nombreuses autres grandeurs physiques. Dans la théorie de l’élasticité, par exemple, les forces de volume sont ramenées à des forces de surface ; en électrodynamique, les forces pondéromotrices sont ramenées à ce qu’on nomme les tensions de Maxwell ; en thermodynamique, les grandeurs de la pression et de la température sont ramenées aux potentiels thermodynamiques. Dans tous ces cas, il s’agit d’un processus d’intégration grâce auquel on passe à des grandeurs d’un ordre supérieur. Or le problème de la détermination de la valeur absolue de ces grandeurs se confond avec celui de la détermination des constantes d’intégration et ceci nécessite un calcul séparé.

Il y a cependant, un cas particulier où je m’arrêterai un peu plus, parce qu’on ne peut encore le considérer comme complètement tranché à l’heure actuelle : c’est celui de la valeur absolue de l’entropie. Selon la définition primitive de Clausius, pour pouvoir mesurer l’entropie d’un corps quelconque, il faut qu’un cycle réversible soit parcouru ; et ce qui est calculé au moyen de ce cycle, c’est la différence des entropies à l’état final et à l’état initial. En conséquence la notion d’entropie ne se rapporte pas, normalement, à un état, mais à un changement d’état. Tout se passe donc ici exactement comme dans le cas de l’énergie et du poids atomique, avec cette restriction toutefois que dans le cas de l’entropie on n’envisage que des transformations réversibles. Il n’en est pas moins vrai que, très vite, la notion d’entropie fut généralisée, de façon à en faire une propriété caractéristique d’un état à un instant donné. Toutefois l’entropie n’était connue qu’à une constante près, puisqu’on ne pouvait toujours mesurer que des différences d’entropie.

Même en ramenant la notion d’entropie à la statistique des oscillations éprouvées dans le temps par un système physique autour de son état d’équilibre thermodynamique, on ne parvient jamais qu’à la différence de deux entropies et jamais à sa valeur absolue.

N’y aurait-il donc aucun moyen d’attribuer une valeur absolue à l’entropie ? Qu’on ne me prête pas, d’ailleurs, pour autant, l’idée de répondre affirmativement, pour une simple raison d’analogie. Il faut nettement donner raison aux puristes quand ils disent qu’il est absurde de vouloir déduire de la seule valeur d’une différence, celle de chacune des termes à partir desquels elle est obtenue. En ce qui concerne la clarté des concepts eux-mêmes, il importe au plus haut point de savoir, dans tous les cas, ce qui peut ou non être déduit d’une définition. À ce point de vue, la critique des puristes est indispensable ; ce sont les gardiens consciencieux de l’ordre et de la netteté dans les concepts ; ordre aujourd’hui plus indispensable que jamais. Mais la physique n’est pas une science déductive et le nombre de ses axiomes n’est pas immuable. Si un nouvel axiome se présente, il ne faut pas lui refuser le droit de cité simplement parce qu’il est étranger. Ce qu’il faut donc avant tout c’est contrôler nos idées initiales et examiner les conséquences qui en découlent.

Dans le cas présent, il n’est pas difficile de mettre en évidence l’idée sous-jacente à l’hypothèse d’une valeur absolue pour l’entropie. Considérons, à l’instar de Boltzmann, l’entropie comme étant une mesure de la probabilité thermodynamique. L’entropie d’un système en équilibre thermodynamique, doué de nombreux degrés de liberté, système dont l’énergie est déterminée, ne sera pas autre chose que le nombre des états différents que ce système peut prendre dans des conditions données. Et, si l’entropie possède une valeur absolue, cela ne veut pas dire autre chose que ceci : le nombre des états permis à ce système dans les conditions susdites est un nombre bien déterminé. Du temps de Clausius, Helmholtz, Boltzmann, une telle affirmation aurait été regardée tout de suite comme insoutenable. Tant qu’on regarde, en effet, les équations différentielles de la dynamique classique comme l’unique fondement de la physique, on doit, inévitablement, considérer tout changement comme s’effectuant d’une façon continue ; c’est pourquoi le nombre des états passibles dans des conditions externes données, sera nécessairement regardé comme infiniment grand. Mais depuis l’introduction de l’hypothèse des quanta, il en est tout autrement, et, à mon avis, d’ici peu de temps on pourra parler d’une manière tout à fait précise d’un nombre discret d’états possibles et par là même d’une valeur absolue de l’entropie, sans encourir la contradiction des physiciens les plus en vue.

En fait, le nouvel axiome des quanta est en état de produire un faisceau de conséquences heureuses, lui permettant de rivaliser avec les théories les mieux établies. Dans la théorie de la chaleur rayonnante, il a conduit à l’établissement de la loi de répartition de l’énergie dans le spectre normal ; en thermodynamique il se traduit par le théorème de Nernst qu’il complète d’ailleurs, en ce sens qu’il permet, non seulement de prévoir l’existence, mais encore de calculer la grandeur numérique des constantes chimiques. En ce qui concerne les questions de structure atomique, le même axiome a été le point de départ des idées de Niels Bohr dans l’établissement de sa théorie des trajectoires stationnaires des électrons. C’est donc lui qui a permis d’élucider les phénomènes spectroscopiques. Devant les généralisations de plus en plus grandes dont il est la source, on peut prévoir, sauf illusion toujours possible, une évolution de la physique future que l’on pourrait caractériser en un certain sens comme en étant l’arithmétisation. Il arrive, en effet que nombre de grandeurs physiques qui étaient considérées, jusqu’ici, comme continues se révèlent au contraire comme étant discontinues et résolubles en séries dénombrables, quand on les soumet à une analyse plus serrée. Un résultat bien remarquable et tout à fait dans la ligne de cette évolution a été obtenu, grâce aux études sur les rapports d’intensité des composantes des multiplets spectraux ; études entreprises à l’Institut de Physique d’Utrecht sous la direction de L. Ornstein. Les rapports d’intensités pourraient être exprimés par des nombres entiers simples. Nous citerons aussi la tentative toute récente de Max Born en vue de transformer les équations différentielles de la mécanique classique en équations aux différences finies.

Ces quelques considérations tirées de différents cantons de la physique nous ont fait voir qu’on peut en faire ressortir un trait commun. On pourrait le caractériser en disant que certaines grandeurs physiques auxquelles, primitivement, on ne pouvait attribuer qu’une valeur relative en raison de l’idée que l’on s’en faisait, ont acquis une valeur absolue en vertu d’une évolution ultérieure. Est-ce là un trait qui caractérise d’une manière générale l’évolution de toute idée scientifique ? Il serait certes prématuré de l’affirmer catégoriquement.

Je me figure un adversaire de cette opinion prenant ici le contre-pied de tout ce que je viens d’écrire, et intitulant son exposé : De l’absolu au relatif. Il ne serait pas embarrassé pour trouver des faits en grande abondance à l’appui de son point de vue. Je le vois même débuter comme moi par la question des poids atomiques et dire : Le nombre qui était autrefois le poids absolu d’un atome n’est rien moins qu’une valeur absolue pour la plupart des éléments. En général nous voyons en effet que chaque élément possède plusieurs isotopes de poids atomiques différents de telle sorte que le poids atomique mesuré n’est qu’une moyenne dont la valeur reste plus ou moins fortuite, car elle dépend essentiellement du rapport des masses des isotopes dans la préparation qui a servi à la détermination du poids atomique. À supposer même que nous soyons en présence d’un isotope unique, dans l’état actuel de nos connaissances, il serait tout à fait antiscientifique d’en considérer le poids comme quelque chose d’absolu. Suivant les conceptions les plus récentes de la physique, conceptions qui s’appuient sur les expériences de destruction des noyaux atomiques, dues à Rutherford, il faut remettre en valeur la vieille hypothèse de Prout qui veut que tous les éléments soient construits avec un seul : l’hydrogène. Or dans cette hypothèse, le poids atomique perd son caractère absolu, il n’est plus qu’un simple rapport.

Ayant obtenu cet avantage apparent, mon adversaire se déciderait peut-être à jouer sa carte maîtresse : la théorie de la relativité générale. Cette seule dénomination lui suffira pour rejeter comme rétrograde et démodée toute tentative de considérer le temps et l’espace comme des absolus.

Il faudrait bien, cependant, se garder de tirer des conclusions aussi radicales de termes qui ne sont peut-être pas choisis toujours de la façon la plus heureuse, sous tous les rapports. Rappelons-nous, en effet, que la théorie de la relativité a abouti à la découverte de la valeur absolue de l’énergie. C’est être bien superficiel que de s’en tenir, sans plus, à la nécessité d’introduire le temps et l’espace dans le domaine du relatif, sans se demander où peut mener un pareil changement. Certes, dans l’histoire des sciences, il est fréquemment arrivé — et cela a été en général un progrès — que certaines notions, jadis considérées comme absolues, n’ont plus été ensuite regardées que comme relatives ; mais l’absolu n’a nullement été éliminé pour cela, les bornes de son domaine ont été simplement reculées. À mon sens, toute négation de l’absolu se ramène à l’attitude de quelqu’un qui, cherchant la cause d’un phénomène et ayant découvert que la circonstance qui avait été longtemps tenue pour telle ne l’est pas en réalité, en tirerait la conclusion que ce phénomène n’a pas de cause. Non, il n’est pas possible de ranger tout dans le relatif, pas plus qu’il n’est possible de tout définir et de tout prouver. Pour éprouver la valeur d’un concept quel qu’il soit, il est nécessaire de faire appel au moins à un autre concept qui n’a pas besoin d’être défini ; de même, toute démonstration doit s’appuyer sur une proposition fondamentale qui est tenue pour juste sans démonstration. C’est ainsi que le relatif s’appuie, en dernière analyse, sur un absolu indépendant. Autrement, le concept, la preuve et le relatif lui-même, restent suspendus en l’air comme un vêtement à qui il manquerait un clou pour l’accrocher. L’absolu est le point de départ fixe inéluctable, la seule question est de le placer là où il doit être.

Reprenons maintenant les arguments de notre contradicteur supposé. Il ne doit pas être difficile de leur trouver une réplique. La réduction de tous les poids atomiques à celui de l’hydrogène, si on peut y parvenir un jour, sera une des conquêtes les plus fondamentales de la science de la matière. Elle signifiera que, à toute matière, il faut attribuer une origine commune. Mais alors les deux parties de l’atome d’hydrogène, le noyau positif ou proton et l’électron négatif, constitueront, avec le quantum d’action, les pierres avec lesquelles tout l’édifice du monde physique sera considéré comme bâti et ces grandeurs, tant qu’elles ne pourront être ramenées l’une à l’autre, ou toutes les deux à une troisième, auront nécessairement un caractère absolu. Et voilà l’absolu retrouvé, à un échelon plus élevé cette fois, et sous une forme plus simple. Poursuivant notre examen, nous aborderons maintenant les fondements mêmes de l’édifice majestueux de la relativité. Suivant Newton, puis Kant, nos concepts du temps et de l’espace sont des formes absolues a priori de notre intuition. Pour la théorie de la relativité, en raison de l’arbitraire inhérent au choix du système de référence et du système de mesure, il convient de donner, en quelque façon, à ces notions un caractère seulement relatif, et c’est là, sans doute, une idée qui touche au tréfonds de notre connaissance en physique. Mais, si l’espace et le temps perdent leur caractère d’absolu, ce dernier n’est pas le moins du monde expulsé de l’univers. Il s’est retiré plus loin, je veux dire dans la métrique du continu à quatre dimensions qui unit espace et temps, par l’intermédiaire de la vitesse de la lumière. Cette métrique se présente, en effet, comme quelque chose où il n’y a plus trace d’arbitraire et qui est pleinement indépendante de tout le reste, c’est-à-dire comme un absolu.

Ainsi donc, la théorie de la relativité, si souvent mal comprise, non seulement n’a pas supprimé l’absolu, mais encore elle a fait ressortir mieux que jamais combien la physique est liée à un monde extérieur absolu. Si l’absolu ne se trouvait que dans nus impressions personnelles, comme le veulent certains théoriciens de la connaissance, il y aurait, en principe, autant de physiques qu’il y a de physiciens et, dans ces conditions, rien de plus stupéfiant que de constater qu’il est encore possible de nos jours d’élaborer une physique dont le contenu est identique pour toutes les intelligences des savants, malgré la diversité de leurs impressions individuelles. En ces temps où le courant des idées positivistes est si fort, il ne va pas de soi, et il convient, au contraire, de faire remarquer, que ce n’est pas nous qui créons le monde extérieur pour des raisons de commodité ; mais que c’est le monde extérieur qui s’impose à nous avec la puissance irrésistible des forces élémentaires. En tâchant de libérer nos idées sur les phénomènes naturels de tout ce qu’elles ont d’individuel, de conventionnel, de fortuit, nous cherchons l’autonome derrière le dépendant, l’absolu derrière le relatif, l’immuable derrière le changeant. Autant que je puis m’en rendre compte, cette tendance s’observe, non seulement en physique, mais dans toutes les autres sciences ; que dis-je, elle dépasse même le domaine de la science, elle s’élève à celui du beau et du bien.

Mais je m’aperçois que je suis en danger de m’écarter de mon sujet car je ne m’étais pas proposé d’exposer des thèses pour les prouver ensuite. Ce que je voulais c’est laisser parler eux-mêmes certains faits appartenant à la physique, en me réservant de les faire suivre de quelques considérations générales.

Pour finir, il me reste à examiner une question qui s’impose mais qui n’en est pas moins fort captieuse. Qui pourrait nous garantir qu’un concept, auquel nous attribuons aujourd’hui un caractère absolu, ne devra pas être considéré plus tard comme relatif, en se plaçant à un point de vue nouveau et céder la place à un autre absolu de caractère plus élevé. À cette question il n’y a qu’une réponse : D’après tout ce que nous savons personnellement et ce que nous avons appris, il n’y a personne au monde qui puisse nous donner une telle assurance. Bien plus, nous devons tenir pour très certain que jamais nous ne parviendrons à étreindre véritablement l’absolu. Ce dernier n’est bien plutôt, pour nous, qu’un but idéal ; nous l’avons toujours devant les yeux, mais nous ne l’atteindrons jamais. Certes, c’est là une pensée attristante, mais de laquelle il faut bien nous accommoder. Il en va de nous comme d’un alpiniste gravissant une pente inconnue ; jamais il n’est sûr qu’il n’y a pas, derrière la cime vers laquelle il tend de tous ses efforts, un autre sommet encore plus élevé. Sa consolation, comme la nôtre, sera de se dire qu’il va de l’avant et monte toujours plus haut et ainsi se rapproche toujours du but tant désiré. Poursuivre toujours sa marche d’approche et serrer le but de plus près, telle est la tâche propre et incessante de toute science. C’est pourquoi nous répéterons, après Gottfried Ephraim Lessing : « Ce n’est pas la possession de la vérité qui fait le bonheur du savant, c’est l’effort qui le porte dans le sens du succès ; car tout arrêt fatigue et énerve à la longue ». Toute vie saine et vigoureuse s’épanouit par le travail et dans le progrès « du relatif vers l’absolu ».