Insaisissable amour/02

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Décarie, Hébert & Cie (p. 9-23).

II


C’est bien triste, observa Mme Sherrington Trimm d’un air pensif. Leur mère est morte à Londres l’automne dernier, et elles se trouvent à présent toutes seules… personne avec elles qu’une tante, ou quelque chose comme cela…, pauvres filles ! C’est encore heureux qu’elles soient riches. Vous devriez faire leur connaissance.

— Moi ? demanda le visiteur qui buvait son thé de l’autre côté de la cheminée. Vous savez bien que je ne vais pas dans le monde.

— Ces jeunes filles ne vont nulle part non plus. Elles sont encore en deuil. Vous devriez faire leur connaissance. Qui sait ? vous pourriez peut-être en épouser une.

— Je n’épouserai jamais une fortune.

— Ne dites donc pas de bêtises, George ! s’écria Mme Trimm avec un petit rire.

— J’espère n’en jamais dire, répondit George d’un ton convaincu.

— Oh ! ce sont les gens intelligents qui en disent le plus, riposta sa cousine. D’ailleurs, je ne pensais pas sérieusement à vous marier.

— Je l’avais deviné rien qu’à vous entendre, observa tranquillement le jeune homme.

Mme Trimm le regarda un moment, puis se remit à rire.

« Voulez-vous insinuer que je ne pense jamais sérieusement à ce que je dis ?

— Allons, parlez-moi de ces jeunes filles, dit George en évitant de répondre. Riches comme elles sont, il faut pour ne s’être pas mariées, qu’elles soient vieilles et hideuses…

— Ni l’un ni l’autre…

— Des enfants, alors…

— Oui, elles sont plus jeunes que vous.

— Pauvres petites ! Je comprends,… vous voulez que je les fasse jouer. Quels sont les appointements ? Je suis prêt à accepter une position honorable, quelle qu’elle soit. Ma vieille nourrice serait peut-être préférable ? Il est vrai qu’elle est borgne et boite un peu, mais elle serait moins exigeante sur la question d’argent, et offrirait un rabais en raison de ses infirmités.

— Écoutez, au lieu de rire : je désirerais vous mettre en relation avec elles.

— Ai-je donc l’air d’un homme qui perd son temps à plaisanter ? demanda George avec une imperturbable gravité.

— Non… Vous avez d’autres moyens d’arriver au même résultat.

— Merci. Vous êtes toujours aimable. Quand dois-je commencer à amuser vos petites amies ?

— Aujourd’hui, si vous voulez. Nous pouvons aller chez elles tout de suite. »

Instinctivement George Wood jeta un regard sur ses vêtements avec le souci de l’homme pauvre qui n’est pas toujours sûr d’être présentable. Sa préoccupation n’échappa pas à la cousine Totty, dont la finesse pénétra vite sa pensée et y trouva un stimulant de plus pour mettre à exécution ses bienveillantes intentions. Quelle honte, qu’un de ses parents, à elle, soit obligé de songer à de si misérables détails. Pour le moment, du reste, George était vêtu très correctement, mais Totty se souvenait de l’avoir quelquefois entr’aperçu alors qu’il était assez râpé. Comme cette pensée était un peu triste, elle l’éloigna vite, suivant l’habitude qu’elle avait de ne pas s’arrêter aux choses désagréables, et se persuada que son projet de marier richement son cousin lui acquerrait des droits à une gratitude éternelle.

Cependant George, après s’être assuré que son extérieur pouvait subir l’examen et se rendant compte que Totty avait deviné son regard, lui demanda immédiatement son opinion.

« Est-ce suffisant ? » dit-il avec une pointe comique de timidité et en jetant un coup d’œil sur la manche de sa redingote, comme pour expliquer ce qu’il voulait dire, tout en reconnaissant l’inutilité d’une explication.

Totty, qui l’avait examiné des pieds à la tête avant de lui proposer de sortir, fit alors semblant de le regarder pour la première fois.

« Certainement,… parfait…, dit-elle après quelques secondes. Attendez-moi un instant, je vais m’apprêter, » ajouta-t-elle.

Puis elle se leva et sortit.

La parenté entre les deux interlocuteurs n’était pas très proche. La mère de George Winton Wood était une cousine issue de germain de Mme Sherrington Trimm, et les deux femmes n’avaient jamais été en très bons termes. En outre, Mme Trimm se souciait fort peu du vieux Jonah Wood, qui de son côté se refusait à toute relation avec elle. Néanmoins elle appelait le fils par son petit nom et ce dernier l’appelait ordinairement « Cousine Totty. » L’examen du certificat de baptême de Mme Sherrington Trimm eût révélé qu’elle s’appelait Charlotte, mais la tendresse de ses parents s’était vite fait sentir, et avant d’avoir un an elle était déjà gratifiée de ce ridicule diminutif qui s’était attaché à elle depuis quarante-cinq ans.

Tel quel, il convenait du reste assez bien à l’extérieur de Mme Trimm, car c’était une petite femme douce, blonde, bien faite, avec de jolies petites mains, de jolis petits pieds, des yeux bleus très vifs, un sourire perpétuellement obligeant, un tout petit nez pointu, des lèvres de corail, et des dents parfaites. Ses aimables dons ne dissimulaient certes pas tout à fait son âge, mais l’excusaient en partie d’avoir vieilli.

Mme Sherrington Trimm portait sur toute sa personne et dans son attitude l’empreinte d’une vie aisée. À défaut de talents, elle possédait une généalogie et une fortune et considérait la culture intellectuelle comme une maladie héréditaire, qui, sans être contagieuse, devait offrir des dangers et nécessairement produire un certain malaise dans une société bien organisée.

Le cousin George ne comprenait pas encore très bien cette manière de voir, mais commençait à soupçonner que « Totty et ses amis, » ainsi qu’il désignait généralement la société, devaient agir d’après quelque principe semblable. Il n’avait que vingt-cinq ans et ne pouvait guère connaître les dessous d’une vie qu’il n’avait entrevue que de loin ; mais il différait de « Totty et de ses amis » par son intelligence et son imagination, par ses aspirations, ses ambitions et ses rêves, aussi par sa pauvreté et par sa naissance, fils d’un père ruiné, sans trace de parenté avec aucun îles gentilshommes qui avaient signé la Déclaration d’indépendance, combattu pendant la Révolution, ou aidé à rédiger la Constitution des États-Unis, George, il est vrai, possédait ces précieux ancêtres du côté de sa mère, et sous une forme encore présente grâce à la situation de Totty : mais celle-ci commençait à craindre que, si elle lançait son cousin dans le monde, le fardeau de son mérite ne fût peut-être trop lourd à porter pour elle. Sa perspicacité était assez vive et elle avait tout de suite vu la fatale différence qui existait entre George et les autres. Il avait une habitude de faire des questions et de dire des choses sérieuses qui serait intolérable à un dîner de cérémonie. Il était trop fort pour être négligé, et pas encore assez important pour qu’on en fît parade.

Le mari de Totty, avocat distingué, invitait de temps en temps George à dîner à son club et avouait généralement, en rentrant chez lui, qu’il ne comprenait pas ce garçon-là ; mais comme M. Trimm était naturellement curieux, il fut poussé à renouveler ses invitations à des intervalles plus rapprochés. Il avait craint d’abord que le visage sombre et sérieux du jeune homme, son maintien grave, ne cachassent l’âme d’un fat en herbe ; mais il découvrit bientôt que ces appréhensions étaient sans fondement. De temps en temps son convive émettait bien une opinion surprenante, une phrase d’un cynisme glacial retournées évidemment dans sa cervelle depuis longtemps, mais qui forçaient l’intelligence exercée de M. Trimm à penser plus sérieusement que d’habitude. Certainement les remarques de George étaient souvent paradoxales, mais elles ne déplaisaient point à son auditeur. Enfin, ayant réussi dans sa profession, il flairait de loin la capacité du succès chez les autres. Familiarisé par les habitudes et les travaux de sa vie active, à juger rapidement les hommes et les choses, il reconnut en George, et sous une autre forme, la force à laquelle il devait lui-même sa réputation, sans songer pour cela à s’immiscer dans la manière précise d’employer cette force. Plus d’une fois, cependant, il avait demandé à George ce qu’il comptait faire, et celui-ci avait répondu, avec une expression de résolution un peu inopportune, qu’il ne se croyait bon à rien et que, lorsqu’il n’y aurait plus à manger à, la maison, il trouverait sans doute son vrai niveau en grimpant à de longues échelles avec une charge de briques sur l’épaule. En ces occasions M. Trimm exprimait ordinairement son incrédulité par un sourire aimable et versait un autre verre de vin à son jeune convive. Il était convaincu que George ferait quelque chose et le jeune homme, qui ne rencontrait guère de sympathie dans sa vie, appréciait ce tacite encouragement avec reconnaissance.

Mais Mme Trimm, peu éloignée de penser de son cousin ce que celui-ci en pensait lui même, était prête à croire que si on ne lui venait en aide, il pourrait véritablement être réduit à un travail manuel pour vivre. Néanmoins, sans avoir la moindre confiance dans le mérite de George, elle sentait qu’elle devait s’occuper de lui. Il y avait une bonne raison pour justifier cette bienveillante disposition : son frère unique n’avait-il pas été l’auteur principal de la ruine qui avait surpris Jonah Wood quand George n’était encore qu’un enfant, et elle-même n’en avait-elle pas partagé les bénéfices avec son frère ? Il est vrai que les détails de l’affaire n’avaient jamais été bien connus ; mais Mme Trimm avait un peu plus de conscience que la majorité de son courage. Si elle aimait l’argent et s’il lui en fallait beaucoup, c’était qu’elle désirait vivre comme les autres, et non qu’elle fût avare. Néanmoins, elle tenait à garder ce qu’elle avait, quoiqu’une partie en eût été mal acquise et eût dû appartenir à George. Si elle souhaitait que son frère, Thomas Craik, conservât jusqu’à sa mort toute sa fortune et la fit son héritière, elle désirait également que George reçut une compensation pour la perte subie par son père. Et le moyen le plus simple et le moins dispendieux de lui procurer l’argent qu’il n’avait pas, n’était-il pas de l’aider à faire un riche mariage ? Il ne pouvait épouser Mamie, sa fille unique, bien que cette jeune personne manifestât une inquiétante sympathie pour lui. Ce mariage n’aurait abouti qu’à une simple transmission de fortune sans addition ni multiplication, ce qui n’était pas dans les principes de la cousine Totty. Il y en avait du reste bien d’autres à épouser. Totty avait eu la chance de trouver deux jeunes orphelines qu’elle savait jolies et qu’on disait admirablement douées ; toutes deux étaient majeures et jouissaient en pleine indépendance d’un gros patrimoine qu’elles avaient récemment hérité. C’est donc avec la résolution de les mettre an rapport avec son cousin qu’elle avait envoyé chercher celui-ci.

Quand George fut seul, il se renversa dans son fauteuil et jeta les yeux sur les objets familiers qui l’entouraient avec une expression d’ennui. Il n’aurait pu s’expliquer pourquoi il venait voir sa cousine, car, après ces visites, il rentrait généralement chez lui avec un vague sentiment de regret. Il s’accusait de venir chez Totty comme d’une défection, n’ignorant pas que le vieux Thomas Craik avait été la cause de la ruine de son père et devinant que Totty avait dû bénéficier de la même catastrophe, puisque son frère administrait sa fortune. Sa cousine ne lui semblait même pas aussi inoffensive qu’elle en avait l’air, et, tout en s’étonnant de sa propre hardiesse, il la soupçonnait d’aimer beaucoup l’argent.

Très jeune, il avait peur de s’en rapporter à son propre jugement sans cesser pour cela d’être convaincu que son instinct était juste. En somme, il était forcé d’admettre vis-à-vis de ni même qu’il y avait beaucoup de raisons contre ses visites chez les Trimm et il était tout prêt à reconnaître que ce n’était ni la personnalité, ni la conversation de Totty qui l’attiraient dans la maison. Pourtant, alors qu’il s’étalait sur le fauteuil capitonné qu’il avait élu, les pieds perdus dans l’épais tapis, et respirait cette atmosphère indéfinissable qui imprègne tous les coins d’une maison véritablement luxueuse, il s’avouait qu’il serait très difficile de renoncer à l’habitude de jouir de tout cela. Mais il ne se souciait pas d’analyser de trop près ses mobiles personnels, car il était pénible pour son orgueil de s’apercevoir qu’il attachait tant d’importance à ce qu’il désignait sous le nom collectif de mobilier et de table. Un peu humilié de lui-même et faisant tout son possible pour ne pas augmenter cette humiliation, un abattement extrême s’empara de lui. Il fut pris de l’envie de s’échapper de la maison, de renoncer à la visite projetée, de retourner chez lui, et là, de remettre ses plus vieux habits et de retravailler furieusement à quelque chose, n’importe à quoi. Sans le retour opportun de sa cousine, il serait parti.

Elle était en toilette, et souriante comme de coutume. L’expression de George avait, changé en entendant remuer la serrure, et il aurait fallu que Mme Sherrington Trimm fût plus fine encore qu’elle n’était pour deviner ce qui s’était passé dans l’esprit du jeune homme. Elle était loin du reste d’être en humeur d’observation, tout entière au sentiment d’orgueil que lui inspirait sa propre habileté dans la direction de l’âme de son cousin. George prit son chapeau et se leva vivement. Il n’y avait, en somme, rien d’essentiellement désagréable pour lui dans la perspective d’être présenté à deux jolies sœurs, qui sans doute étaient prévenues de sa visite, et il oublia vite ses vieux habits et le travail auquel il songeait tout à l’heure.

Le soleil de l’après-midi répandait sa lumière en larges plaques dorées à travers l’Avenue des rues de l’Ouest. C’était encore l’hiver, mais l’air contenait déjà la promesse du printemps, et une légère brume s’étendait sur les rangées de constructions qui semblaient interminables. Les arbres étaient encore loin de bourgeonner, mais les branches dénudées n’avaient plus l’air d’être mortes, et, sous la nouvelle sève, les petites brindilles commençaient à s’arrondir, reluisantes. Totty pendant la route ne cessa de saluer et de sourire, rencontrant à chaque instant des promeneurs de sa connaissance qui regardaient généralement George avec une certaine curiosité. Celui-ci en avait déjà vu quelques-uns, mais n’avait jamais parlé à aucun, et se trouvait même assez honteux de ne pas connaître tout le monde. Quand il était seul, cette pensée ne lui venait pas, mais les sourires et les saluts incessants de sa cousine lui prouvaient vivement la différence qui existait entre la position sociale de Totty et la sienne. Il se demanda si jamais l’abîme serait comblé, et si dans un temps à venir tous ces gens qui le regardaient alors d’un œil curieux seraient aussi désireux de le connaître et d’être reconnus de lui qu’ils semblaient à présent satisfaits de connaître Totty et d’être salués par elle.

« Franchement, vous souvenez-vous réellement des noms de tous ces gens-là ? demanda-t-il bientôt.

— Pourquoi pas ? Je les connais presque tous depuis mon enfance. Vous apprendriez leurs noms bien vite si vous vouliez vous en donner la peine.

— Pourquoi faire ? Je ne ferai jamais partie de leur existence.

— Qui sait ? Cela ne tient qu’à vous. Je ne cesse de vous le dire. Le monde ne recherche jamais qui ne le recherche pas, et il ne donne que pour recevoir.

— Il me faudrait des raisons pour aller dans le monde… »

Mme Trimm se mit à rire, baissa son ombrelle, et tourna la tête de façon à voir la figure de George.

« Des raisons ! s’écria-t-elle. Personne ne vous demandera vos raisons, pourvu que vous ayez de bonnes manières.

— Alors, un aventurier pourrait être reçu partout ? objecta George.

— Certes… Cela arrive constamment. Et l’aventurier n’aura même pas de désagréments, à moins qu’il ne fasse la cour dans le mauvais sens à quelque femme ou qu’il n’emprunte de l’argent sans le rendre. Malheureusement ce sont là deux choses que font le plus ordinairement les aventuriers et c’est ainsi qu’ils s’attirent des ennuis. Un homme est admis dans le monde selon sa propre évaluation, jusqu’à ce qu’il commette un crime social, et encore, faut-il qu’il soit découvert.

— Rien ne s’opposerait donc à ce que j’allasse dans le monde si l’envie m’en prenait ?

— Rien, absolument, si vous vous conformiez à une ou deux règles très simples.

— Et qui sont ? demanda George qui commençait à s’intéresser à ce bavardage.

— Voyons un peu… D’abord… Mon Dieu ! comme c’est difficile à expliquer ces choses-là ! D’abord, ne jamais faire une question sur une personne à moins de connaître d’avance la réponse et de savoir si la personne à qui l’on parle sera bien aise de traiter le sujet. Il faut éviter, par exemple, de parler à un homme de sa femme, si elle vient de demander le divorce. Mais si la sœur de cet homme est officiellement fiancée à un duc et pair d’Angleterre, on peut lui en parler. Cette conversation lui sera toujours agréable.

— Vous êtes très amusante, dit George. Donnez-moi donc encore d’autres conseils.

— Ne dites jamais rien de désagréable sur quelqu’un que vous connaissez.

— C’est au moins charitable.

— Évidemment ; et, à présent que j’y pense, la charité est vraiment la base de toute bonne société, continua Mme Trimm d’une voix très douce.

— Il ne s’agit, n’est-ce pas, que d’un silence charitable ?

— Non, pas toujours. Il est charitable aussi de parler avec bienveillance des gens qu’on hait.

— C’est ce que j’appelle mentir, » observa George.

Totty parut choquée d’une aussi rude sincérité.

« C’est une expression beaucoup trop forte, répondit-elle d’un air onctueux.

— Mensonge gratuit, reprit son compagnon. Le mot « mentir » n’est pas, je m’imagine considéré comme un juron ?

— Non… Mais après tout, George, continua Mme Trimm avec une ferveur subite, il y a souvent de très bonnes choses à dire sur des gens que nous n’aimons pas, et il est certainement charitable et magnanime de les dire en dépit de nos sentiments personnels. On peut très bien ne pas tenir compte des choses désagréables.

— Satan est un ange déchu. Vous le haïssez, bien entendu. Si par hasard il se trouvait dans le monde, vous supprimeriez le détail de la chute et vous diriez que c’est un ange. Est-ce bien cela ?

— À peu près, dit en riant Totty, moins choquée de parler du diable que d’entendre appeler le tact un mensonge. Je crois que vous réussirez dans le monde. À propos, encore un point important. Il ne faut jamais parler de culture intellectuelle, de livres, et autres choses de ce genre, à moins que quelque célébrité reconnue ne commence. Cela va de soi, d’ailleurs : car vous n’aimeriez pas, je suppose, sentir que vous abordez des sujets que les autres ne comprennent pas ?

— De quoi parlerai-je alors ?

— Oh !… de bien des choses,… d’autrui… de chevaux… de canotage, de modes, et de tout ce qu’on fait en général.

— Mais, objecta George, je connais bien peu de monde, je ne suis pas monté à cheval depuis mon enfance, je n’ai jamais mis le pied sur un yacht, et ne suis guère au courant des modes.

— Vraiment ? alors, vous feriez peut-être mieux de parler très peu jusqu’à ce que vous soyez en état de parler de tout cela.

— Peut-être bien. Peut-être ferais-je mieux encore de ne pas aller du tout dans le monde.

— Oh ! voilà qui est ridicule ! s’écria Mme Trimm qui ne se souciait pas de décourager son élève. Voyons, George, soyez bon garçon, et ne vous mettez pas d’idées aussi absurdes dans la tête. Vous allez commencer aujourd’hui même.

— Moi ? demanda le jeune homme d’un ton qui ne promettait pas grand’chose.

— Mais bien sûr. Et ce sera facile, car les jeunes Fearing sont instruites….

— Cela veut-il dire que je puis causer avec elles d’autres choses que de chevaux, de modes, et de canotage ?

— Vous prenez tout à la lettre, George. Ce n’est pas précisément ce que j’ai voulu dire. Oui, je sais bien… Vous allez me demander si je pense jamais à autre chose. Eh bien, oui, quelquefois… Là, maintenant soyez gentil et comportez-vous comme un être civilisé. Nous y voilà. »

Ils étaient arrivés à une grande maison ancienne, dans Washington Square, qui souvent avait attiré l’attention de George. Mais il avait toujours ignoré par qui elle était habitée. Il aimait ce tranquille quartier, si proche de la partie la plus bruyante de la ville et pourtant si complètement isolé. Souvent il était venu s’asseoir tout seul sur un banc, pour rêver sous ces arbres. Quelques instants après, dans un salon sombre et tristement meublé, il saluait les deux jeunes filles auxquelles Mme Trimm le présentait.

« M. George Winton Wood,… mon cousin. Vous avez reçu mon billet ? Oui… Vous êtes bien aimables d’être restées chez vous. Mlle Constance Fearing… Mlle Grâce… George. Merci, non,… nous venons de prendre le thé. Oui… Nous sommes venus à pied. Le temps est vraiment délicieux ; maintenant parlez-moi de vous, ma chère Conny ! »

Sur ce, Mme Trimm fit asseoir Constance Fearing à côté d’elle, lui prit affectueusement la main, et se lança dans une conversation animée entremêlée de sourires et de questions, laissant George s’occuper de la plus jeune sœur.

À première vue il paraissait y avoir une grande ressemblance entre les deux jeunes filles, qu’augmentait encore leur costume de deuil fait exactement de la même manière. Elles étaient presque du même âge, Constance ayant à peine vingt-deux ans et sa sœur juste vingt, quoique Mme Trimm eût dit que toutes deux avaient atteint leur majorité.

C’étaient en effet de grandes et gracieuses jeunes filles, très bien faites, avec beaucoup d’aisance dans le maintien, et parfaitement bien élevées. Mais il y avait en réalité une différence marquée entre elles. Constance était blonde, Grâce était brune. L’aînée était plus délicate que la cadette et ses yeux bleus étaient plus calmes, ses sourcils moins accusés, ses lèvres moins fermes. Des deux, elle était évidemment la plus douce et la plus féminine. Il était aisé de voir que Constance serait la plus impressionnable et Grâce la plus obstinée et la plus sûre d’elle-même.

De prime abord George fut agréablement impressionné par toutes deux, et surtout par le singulier contraste qu’elles formaient, si jeunes et si fraîches, dans ce cadre de salon, si sévèrement meublé. Après quelques secondes d’hésitation, il s’assit près de Grâce.

« Aimez-vous les chevaux, le canotage, les modes, et en général ce que l’on fait, mademoiselle ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, » répondit Grâce, en fixant sur lui ses yeux noirs avec une expression de froide surprise.