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Insaisissable amour/12

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert & Cie (p. 126-137).

XII


La réputation de George Wood se développa rapidement. Dès qu’il eut terminé son second livre, peu de temps après la publication du premier, il vendit facilement le manuscrit aux conditions qu’il voulut. Ce roman, d’un genre tout différent du précédent, obtint un immense succès. Le premier était un livre d’action et de passion, le second une histoire simple presque dépourvue d’intrigue, dans laquelle le jeune auteur avait prêté à ses personnages les plus délicates de ses pensées. Dans celui-ci, il avait mis le meilleur de son talent et en avait conscience.

Le temps était passé où il avait considéré son mariage avec Constance Fearing comme un délicieux et irréalisable rêve. Il avait maintenant un avenir devant lui, qui pouvait être brillant, et qui serait en tout cas honorable, et c’était avec grande confiance qu’il voyait approcher le 1er mai, s’attendant à recevoir ce jour-là une réponse définitive de Constance. Il y avait un an qu’elle lui avait avoué qu’elle l’aimait un peu, et, à présent, cette année, la seule qu’elle eût exigée comme période d’épreuve, s’était écoulée apportant à George le premier grand succès de sa vie. Sa réputation croissante était entre eux comme un lien dont ils avaient tissé ensemble toutes les cordes. Depuis quelque temps il s’était abstenu de l’interroger sur son amour. Elle était toujours la même Constance qu’il avait connue si longtemps… douce, sympathique, bienveillante, enthousiaste pour ce qu’il faisait, persuasive quand il était indécis, pensive lorsque son goût ne s’accordait pas avec le sien. En jetant un regard en arrière sur ses longs mois d’intimité, George reconnaissait qu’elle ne s’était jamais engagée, qu’elle n’avait jamais fait une promesse, jamais donné directement à entendre qu’elle consentirait à être sa femme. Et pourtant toute la vie de la jeune fille, depuis qu’il la connaissait, semblait à George n’avoir été qu’une seule promesse et il se fût accusé, comme d’une trahison, de suspecter sa sincérité.

Durant les derniers jours d’avril, Constance était devenue très perplexe, ne sachant encore quelle réponse elle pourrait donner à George. Elle lui avait écrit un mot pour lui dire qu’elle l’attendait, et, la veille du jour fixé, elle resta dans sa chambre pour livrer encore une fois avec elle-même un dernier combat. Elle regrettait à présent de n’avoir pas fixé l’époque à vieux ans, elle eût mieux su alors ce qu’elle voulait. Mais devant l’irrémédiable du lendemain, le labyrinthe se faisait plus confus, la lumière moindre.

« Je ne veux pas l’épouser… je ne peux pas… je ne peux pas ! » s’écria-t-elle enfin, absolument épuisée de fatigue et d’anxiété.

Et la nuit étant venue, elle se jeta sur ses oreillers, espérant trouver du repos, tandis que ces paroles résonnaient toujours à ses oreilles. Elle dormit un peu et répéta pendant son sommeil le même cri qui finit par devenir machinal et s’imposa à sa volonté. Quand le jour se leva, elle était décidée à ne pas épouser George et sa résolution était irrévocable ; mais il restait à la lui faire connaître.

Elle se sentit glacée à la pensée de la scène qui l’attendait, et comprit qu’il lui serait impossible de supporter un pareil effort. Elle s’était imaginée, que la décision à laquelle elle était arrivée était le résultat fie la lutte soutenue contre elle même. En réalité, elle avait succombée sous sa propre faiblesse, préférant faire quelque chose de négatif plutôt que de se soumettre à un esclavage auquel elle pourrait désirer se soustraire alors qu’il serait trop tard. Avec un peu plus de fermeté de caractère elle eût vu qu’elle aimait George très sincèrement et qu’elle n’avait nullement renoncé à l’espoir de devenir plus tard sa femme. Elle se serait même probablement conduite tout différemment si elle avait été certaine qu’elle brûlait ses vaisseaux et se coupait toute possibilité de retour. En somme, sa résolution n’était qu’une concession à son désir de gagner du temps.

Elle cherchait le moyen de prévenir George. Elle avait pensé d’abord à lui écrire ; mais cela n’eût-il pas été bien cruel, après une épreuve aussi longue ? Se trouver en face de lui, elle ne le pouvait pas. La seule personne qui pût se charger de s’acquitter de son message était Grâce.

Elle alla trouver sa sœur et l’aborda d’une manière exceptionnellement affectueuse ; Grâce devinant qu’il se passait quelque chose, la reçut souriante et cordiale.

« Ma chérie, commença Constance avec un peu d’hésitation, j’ai à te faire une confidence. Écoute-moi… Tu as toujours eu peur que je n’épouse M. Wood, n’est-ce pas ?

— Pas dernièrement, répondit Grâce avec un sourire aimable.

— Eh bien… après avoir réfléchi très sérieusement je me suis décidée à lui donner une réponse négative aujourd’hui. Jusqu’à ce jour, je l’ai peut-être encouragé… Oh ! que j’en suis désolée ! Je voudrais pouvoir défaire tout cela,… tu avais bien raison !

— Il n’est pas trop tard, » observa Grâce.

Puis, voyant des larmes dans les yeux de sa sœur, elle l’attira près d’elle et lui prit affectueusement les mains.

« Ne sois pas si malheureuse, » Conny, dit-elle d’une voix remplie d’une profonde sympathie.

— Oh ! le coup sera si dur pour lui.

— Si tu veux, ma chérie, je pourrais l’y préparer

— Oh ! Grâce, quelle chérie tu fais ! cria Constance en jetant ses bras autour du cou de sa sœur et l’embrassant. Je n’osais te demander ce service et je n’aurais jamais pu lui dire cela moi-même ! Mais tu le feras bien doucement, n’est-ce pas ? Tu sais comme il a été bon et patient. »

Il y avait un étrange sourire sur le visage de Grâce quand elle répondit, mais Constance n’était pas en état de remarquer quelque chose en ce moment.

« Compte sur moi, dit tranquillement la jeune fille. Je ne vais pas lui dire brusquement que tu m’envoies lui annoncer que tu ne veux pas l’épouser.

— Oh non ! s’écria Constance devenant subitement très sérieuse. Dis-lui que je reste pour lui ce que j’ai toujours été…

— Il trouvera probablement que c’est insuffisant, dit Grâce avec un sourire.

—Oh ! ne te moque pas de moi, dit Constance gravement, c’est très… très sérieux. J’ai une grande affection pour lui, je l’admire beaucoup, j’aime ses manières… et tout… et pourtant… je suis certaine que je ne l’ai jamais aimé réellement. Tu dois croire que je ne suis qu’une coquette, n’est-ce pas ? Oui, tu as raison, je n’aurais jamais dû l’encourager comme je l’ai fait. Mais il est si bon ! Je ne puis comprendre pourquoi tu l’as détesté dès le commencement.

— Ce n’était pas lui que je détestais, dit Grâce vivement, mais seulement l’idée « le son mariage avec toi. Je pensais qu’il était bon de lui faire voir qu’un membre de la famille désapprouvait cette union.

— Enfin, ma petite Grâce chérie, sois très bonne avec lui, oui… et s’il avait bien envie de me voir, après que tu lui aurais tout dit, je pourrais descendre un instant. J’aimerais tant à savoir qu’il ne me garde pas rancune.

— Si tu y tiens, tu peux le voir, mais je ne pense pas… Enfin, fais comme tu voudras,

— Je te remercie, ma chérie… Maintenant, je vais aller me reposer un peu. Je n’ai pas dormi de la nuit.

— Grande folle ! dit Grâce en riant et en l’embrassant sur les deux joues. Comme si cela en valait la peine ! »

Lorsque Grâce fut seule, elle s’approcha de la fenêtre pour respirer l’air frais du matin, et pendant un instant elle regarda dehors rêveusement.

« Je suis enchantée, dit-elle tout haut en se parlant à elle-même. Mais pour rien au monde, je ne voudrais avoir fait cela. J’aimerais mieux m’être coupé la main droite que d’avoir traité un homme de cette façon ! »

En ce moment, elle plaignait George de tout son cœur.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

En entrant dans le salon, George fut surpris d’y trouver Grâce au lieu de Constance, et il eut de la peine à réprimer un mouvement de contrariété. Grâce, s’avançant pour le recevoir, lui prit la main et la garda dans la sienne un peu plus longtemps qu’il n’eût suffi dans des circonstances ordinaires. Sa figure était très sérieuse et ses yeux se fixèrent avec une impression de profonde sympathie sur ceux de son visiteur. George sentit son cœur se serrer sous l’appréhension d’une mauvaise nouvelle.

« Qu’y a-t-il, mademoiselle ? demanda-t-il anxieux ; votre sœur est-elle malade ? —Non, elle n’est pas malade. Veuillez vous asseoir, monsieur Wood. J’ai une communication à vous faire. »

George fut saisi d’un vif pressentiment de malheur.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t il haletant.

La jeune fille garda un instant la silence.

« Ma sœur m’a priée de vous recevoir, commença-t-elle de sa voix douce et grave. Elle est très malheureuse et n’est pas en état de supporter plus longtemps une situation équivoque. »

La figure de George s’assombrit : il savait maintenant ce qui allait suivre. Il ouvrit les lèvres. Il allait parler, mais il se contint, après avoir réfléchi qu’il ne connaissait pas encore jusqu’où allait la communication.

« J’en suis désolée, continua-t-elle d’un air sérieux. Je sais tout ce qui s’est passé. Constance devait nous donner une réponse définitive aujourd’hui. Elle n’a pas eu le courage de vous la donner elle-même. »

Grâce s’arrêta un instant et, si George ont été moins agité, il aurait vu ses lèvres se plisser un peu pendant qu’elle prononçait les derniers mots.

« Après avoir bien interrogé son cœur, ajouta-t-elle pour terminer, elle sait qu’elle ne vous aime pas ; jamais elle ne pourra être votre femme. »

Dans le premier moment, le cœur de George ne bougea pas. Puis il se mit à battre furieusement. Lui, resta immobile et calme d’apparence, pendant que son visage pâlissait lentement, que ses yeux étincelants se cerclaient de noir et que sa bouche dédaigneuse se faisait rigide comme la pierre. Il gardait le silence.

Grâce, se rendant compte de l’état de George, sentit qu’elle devait ajouter quelque chose.

« Je savais que cela en arriverait là. dit-elle doucement. Je connais Constance mieux que vous ne la connaissez. Il y a très longtemps que je lui ai dit qu’au dernier moment elle vous refuserait. Elle est très malheureuse et n‘a recommandé de vous dire qu’elle restait vis-à-vis de vous ce qu’elle avait toujours été, qu’elle espérait vous voir très souvent, qu’elle avait pour vous les sentiments d’une sœur.

— C’en est trop ! » s’écria George d’une voix basse et courroucée.

Puis, se levant brusquement, il se dirigea vers la porte.

Grâce fut debout aussi vite que lui.

« Arrêtez ! » s’écria-t-elle d’un ton qui en imposa à cet homme furieux.

Il se retourna et la regarda comme s’il était aux abois, mais les yeux de la jeune fille ne se baissèrent pas devant les siens.

« Vous ne vous en irez pas comme cela, dit-elle.

— Pardon, répondit-il, je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire.

— Je ne le crois pas, répliqua Grâce avec dignité.

— Que pouvez-vous avoir encore à me dire, mademoiselle… vous, surtout ? N’êtes-vous pas satisfaite ?

— Je ne vous comprends pas et, d’après votre ton, j’aime mieux ne pas vous comprendre. Votre colère est justifiée, je vous l’accorde. Mais vous avez tort de la diriger contre moi.

— J’ai du moins tort de le montrer, répondit George en reprenant un peu d’empire sur lui-même. Vous désirez que je reste ?

— Quelques minutes encore, si vous le voulez bien, répondit Grâce en se rasseyant, quoique George restât debout. Vous n’avez, monsieur Wood, aucune raison de m’en vouloir. Je n’ai fait que vous répéter, et aussi doucement que possible, les paroles de ma sœur.

— Vous avez raison et je vous accorde que votre mission était assez délicate. Mais pourquoi votre sœur ne m’a-t-elle pas dit elle-même la vérité ? A-t-elle peur de moi ?

— Elle a pensé qu’il vous serait moins pénible de l’apprendre par moi.

— C’est une erreur. De semblables paroles sont moins cruelles à entendre de ceux qu’on aime que de ceux qui nous détestent. Quand on doit briser un cœur, il est plus brave de le faire soi-même que d’employer une tierce personne.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Je ne vous ai jamais détesté.

— Mademoiselle, dit George en se contenant à peine, voulez-vous me permettre de me retirer ?

— Je ne vous ai jamais détesté, répéta Grâce sans s’arrêter à sa question. J’avais très mauvaise opinion de vous autrefois et je n’ai jamais craint de le laisser voir. Mais, à présent, j’ai changé d’avis. Je vous estime et beaucoup, parce que j’ai découvert que vous aviez plus de cœur que je ne le croyais. En tout cas, je vous affirme que depuis un an je n’ai rien dit ni rien fait pour influencer ma sœur. Me croyez-vous ? »

George commençait à être surpris du ton de Grâce, et la sincérité des manières de la jeune fille lui alla au cœur.

« Je vous crois, dit-il tout en s’étonnant de pouvoir répondre sincèrement à une pareille déclaration.

— Merci, vous êtes généreux. »

Grâce se leva de nouveau et tendit la main.

« Tenez-vous à la voir avant de partir ? demanda-t-elle en le regardant bien en face.

— Oui, répondit George après un moment d’hésitation,… si vous voulez bien. »

Il resta seul pendant quelques minutes. Quoique le soleil ruisselât par la fenêtre, il avait froid comme il n’avait jamais eu froid de sa vie. Sa colère était passée, croyait-il, et il restait anéanti. En tournant la tête, ses regards tombèrent sur le siège sur lequel Constance s’était si souvent assise durant leurs causeries. Alors il éprouva une douleur subite et s’appuya contre la table pour se soutenir. C’était comme s’il avait vu la belle jeune fille étendue morte à la place qu'elle affectionnait. Mais elle n’était pas morte. C’était pire. Alors sa colère se réveilla, faisant bouillonner le sang dans ses veines, et il regretta d’avoir demandé à la voir. Mais il était trop tard à présent, il ne pouvait plus éviter l'entrevue.

La porte s’ouvrit alors et Constance s’avança, pâle, avec des traces de larmes sur les joues. Elle posa doucement sa petite main sur son bras, en le regardant timidement. Il ne bougea pas et sa physionomie ne changea pas.

« Pouvez-vous me pardonner ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Non, répondit-il sèchement.

Je sais que je n’ai pas mérité votre pardon, dit-elle d’un air humble. Je vous ai fait du mal… beaucoup de mal… mais… mais je n’ai jamais eu l’intention de vous en faire…

— C’est une piètre consolation pour moi de savoir que telle n’était pas votre intention.

— Oh ! ne soyez pas si dur ! s’écria-t-elle avec des larmes dans la voix. Je ne vous ai jamais rien promis… non, jamais !

— Ce doit être pour vous une source de bien sincère satisfaction que de sentir votre conscience nette.

— Mais elle ne l’est pas… Je veux tout vous avouer… Grâce ne vous a pas dit… je vous aime autant que jamais…, il n’y a pas de différence… Je vous suis toujours très attachée, toujours, toujours !

— Merci.

— Oh ! George, êtes-vous donc de marbre ? Rien ne pourra-t-il vous émouvoir ? Ne voyez-vous pas comme je souffre ?

— Oui, je vois. »

Il ne bougea pas, il n’inclina pas la tête.

Elle leva les yeux sur lui et fut terrifiée par l’expression de sa physionomie.

Elle s’éloigna lentement, comme en proie à un désespoir sans bornes. Puis, par un mouvement subit, elle se jeta sur le canapé et enfonça sa tête dans les coussins, en même temps que de violents sanglots l’agitaient toute. George resta immobile, la regardant avec des yeux inexorables Pendant une grande minute, on n’entendit que le bruit de ses sanglots.

« Que vous êtes cruel ! dit-elle. Oh ! George, vous me fendez le cœur !

— Vous paraissez surtout dominée par la pitié pour vous-même, répondit-il d’une voix sourde. Si vous n’avez plus rien à me dire…

— Oh ! ne vous en allez pas… ne vous en allez pas… je vous en supplie ! » s’écria-t-elle en joignant les mains.

Il s’éloigna et alla à la fenêtre. Pendant quelques minutes, tout fut silencieux dans le salon

« George… » commença timidement Constance.

George se retourna vivement.

« Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Ne pouvez-vous pas me dire que vous me pardonnez ? Ne pouvez-vous pas me dire une bonne parole ?

— Vraiment, cela me serait très difficile. »

Constance, un peu remis, regardait à travers la chambre d’un air égaré, en même temps que ses larmes se séchaient lentement sur ses joues. Son courage et son orgueil avaient disparu et elle offrait la véritable image du repentir et du désespoir. Mais le cœur de George s’était singulièrement endurci pendant la demi-heure qu’il avait passée chez elle ce jour-là.

« J’ai été bien coupable, c’est vrai, mais voulez-vous essayer… seulement essayer de me pardonner ?

— Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux me permettre de me retirer, mademoiselle ? demanda George en s’avançant.

— Mademoiselle !… s’écria la jeune fille en soupirant. Il y a bien longtemps que vous ne m’appeliez plus ainsi ! mais je ne puis vous retenir. Encore ceci, cependant, pensez à moi avec bienveillance, quelquefois, et cherchez à vous souvenir un peu amicalement que je vous ai aidé… rien qu’un peu… à être ce que vous êtes. »

George se sentit ému malgré lui et sa voix devint plus douce.

« Pardonnez-moi mon emportement. J’ai été un peu troublé par cette… par cette circonstance. Adieu. »

Et il partit avant qu’elle eût le temps de le retenir. Pendant un moment, elle resta les yeux fixés sur la porte. Puis, de nouveau, elle tomba sur le canapé en sanglotant.

Oh ! je vois bien que j’aurais dû l’épouser, je vois bien que je l’aime réellement : » s’écria-t-elle en gémissant.