Insaisissable amour/20

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert & Cie (p. 219-230).

XX


L’accident qui avait causé la mort de John Bond laissa des traces profondes dans l’esprit de tous ceux qui en avaient été témoins. George Wood fut longtemps avant de pouvoir se remettre de cette violente secousse. La douleur de Grâce était immense. Trop énergique pour devenir folle, elle souffrait tout ce qu’une créature humaine peut souffrir. Constance conservait un sentiment d’orgueil de son triomphe sur sa rivale.

Totty, elle-même, qui n’était guère nerveuse, cependant, fut hantée la nuit par de terribles visions et resta un peu pâle et abattue pendant une quinzaine de jours. Mamie avait pris une étrange expression que ni George, ni sa mère ne pouvaient comprendre.

Il se passa du temps avant que Mamie ne fît allusion au premier mot prononcé par George en reprenant connaissance. Celui-ci avait appris bien vite qu’il devait son salut en grande partie à sa cousine. Le docteur qui lui avait donné les premiers soins, était venu le voir plus d’une fois depuis et lui avait dit que, même la tête hors de l’eau, si des secours immédiats ne lui eussent pas été donnés, il expirait quelques instants après. La présence d’esprit de la jeune fille autant que sa vigueur à le tirer dans le canot lui avaient réellement sauvé la vie. Sans elle, les quatre hommes, qui avaient agi avec tant de célérité pourtant, eussent été impuissants à relever complètement le cutter. Le docteur, du reste, n’avait pas manqué de faire des compliments à Mamie qui en avait rougi de joie.

La jeune fille finit donc par être persuadée que, sans son aide, il aurait succombé et elle l’aimait dix fois plus passionnément depuis lors. Quant à George, il se sentait attaché à sa cousine par un nouveau lien. Avant c’était de l’amitié qu’il avait pour elle, à présent tout son être était plein de gratitude et ses relations avec Constance Fearing commencèrent à prendre l’apparence d’une infidélité envers Mamie. Il ne se demandait pas s’il éprouverait jamais pour sa cousine ce qu’il avait éprouvé si fortement pour Constance ; mais, pensa-t-il, si les deux jeunes filles s’étaient noyées sous ses yeux, qu’il n’eût été possible que d’en sauver une, au secours de laquelle se serait-il porté ? Il n’y avait pas d’hésitation, Mamie aurait vécu, et Constance aurait pu mourir, quoique la pensée de sa mort lui traversât le cœur d’une vive douleur ; oui, Mamie la première, eût-il dû cent fois risquer sa vie pour sauver l’autre ensuite. Était-il donc amoureux des deux ? C’était là une impossibilité, une création de roman née de son imagination maladive.

Depuis, cependant, il était devenu très prudent et très réservé. Il jouait avec le feu des deux côtés. Car, il n’en doutait plus à présent, Mamie l’aimait de tout son cœur, et, en réfléchissant à la conduite de Constance, il ne pouvait arriver à l’expliquer par sa seule théorie de l’amitié. Il ne lui restait donc qu’un parti à prendre : s’éloigner.

En restant, il troublait paix d’esprit de Constance et il craignait de laisser échapper à tout moment quelque chose qui pût faire croire à Mamie qu’il l’aimait. Il devait trop à ces deux êtres sur lesquels se concentraient ses plus vives affections pour ne pas chercher à éviter à l’une et à l’autre un moment de chagrin.

Totty n’était pas sans appréhension. Quand elle fut un peu remise de l’émotion causée par l’accident, elle commença à trouver très singulier que George fût assis seul avec Constance sous les arbres ce dimanche-là. Se souvenant qu’il avait disparu mystérieusement aussitôt après le déjeuner, sans rien dire de ses intentions, elle en conclut qu’il n’avait certainement pas rencontré Constance par hasard et que, si la rencontre avait été convenue entre eux, il fallait qu’ils se fussent déjà vus.

Si, cependant, George éprouvait encore quelque affection pour la jeune fille, Totty sentait qu’elle aussi avait gagné quelque chose par suite de l’accident. Elle était convaincue que George ne devait son salut qu’à Mamie seule et que les quatre jeunes gens qui étaient arrivés si opportunément n’avaient été que des accessoires. Et au moment où George était encore en pleine gratitude, Totty songea à lui donner à entendre avec tout le tact possible, que Mamie était éperdument éprise de lui et qu’il serait le bienvenu à l’épouser. Elle hésitait, cependant, dans la crainte que George ne prit la fuite. Elle savait mieux que personne qu’en venant passer l’été sous son toit, il avait été plus attiré par le luxe et le calme de sa maison que par sa fille, et elle ne croyait pas que, depuis, Mamie lui eût inspiré une passion sincère.

Pendant ce temps, celles qui avaient été si récemment éprouvées par le malheur passaient par une de ces périodes de la vie sur lesquelles nous jetons plus tard les yeux avec étonnement, ne pouvant croire que nous avons pu tant supporter sans plier sous le faix. Grâce était folle de douleur. Après les premiers jours de sanglots éperdus, elle reprit un peu d’empire sur elle-même, mais, privée de l’issue des larmes, sa douleur profonde, implacable, lui devint plus cruelle. Pendant bien des jours, la malheureuse femme ne quitta pas sa chambre, assise du matin au soir dans la même attitude, immobile et les yeux secs, ne cessant de regarder l’endroit où le corps de son mari avait été étendu, et, dans cette même pièce, toute la nuit, sans dormir, elle épiait à la fenêtre le premier rayon du jour dans le fol espoir que tout cela n’avait été qu’un rêve et disparaîtrait avec le soleil du matin.

Constance ne la quittait pas au début, mais elle ne tarda pas à comprendre que cette femme forte préférait être seule. Une ou deux fois elle la supplia de quitter la campagne et de se laisser conduire à la ville, au bord de la mer, en Europe, n’importe où, loin de ce qui lui rappelait le passé. Mais Grâce l’avait regardée avec de grands yeux froidement étonnés.

« C’est tout ce qui me reste… le souvenir, » dit-elle.

Puis elle se replongea dans le silence. Constance consulta des médecins, mais tous lui dirent qu’il n’y avait rien à faire, et que, Mme Bond ayant résisté au premier choc, elle surmonterait probablement la crise. Ce fut effectivement ce qui arriva. Par une matinée de septembre, Constance, assise seule dans un coin du jardin, fut surprise par l’apparition soudaine de sa sœur, dont elle eut peine tout d’abord à reconnaître le visage. Elle était habituée à la voir dans l’obscurité d’une chambre, enveloppée d’amples vêtements sombres, et voici qu’elle se montrait habillée avec la simplicité qui convenait à son grand deuil, mais avec un goût parfait. La correction même de sa toilette ne servait qu’à faire ressortir les changements qui s’étaient opérés pendant les dernières semaines. Elle avait extraordinairement maigri et pâli, et la profondeur de ses yeux était accentuée par les cercles noirs qui les encadraient. Mais elle se tenait droite en marchant et portait la tête aussi fièrement que jamais. Son énergie n’était pas affaiblie, seulement elle paraissait à présent beaucoup plus âgée que sa sœur aînée.

Constance se leva vivement, poussant la première exclamation de joie qui fût sortie de ses lèvres depuis de longs jours.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-elle. Enfin !… »

Mme Trimm avait souvent envoyé prendre des nouvelles, mais ni elle, ni Mamie, ni George ne s’étaient hasardés à s’approcher de la maison sur laquelle s’était abattue une si effroyable douleur. Ils avaient été surpris que les deux sœurs n’eussent pas quitté leur maison de campagne après la catastrophe, et ignoraient encore les raisons qui avaient pu les retenir sur les bords de ce fleuve qui aurait dû leur être odieux.

Un matin, pendant qu’ils étaient à déjeuner, on apporta à George un billet d’une écriture qu’il ne reconnut pas, mais qui lui était singulièrement familière par sa ressemblance avec celle de Constance.

« Voyez ce que c’est ! » s’écria Totty avant qu’il eût eu le temps de demander la permission de le lire.

Son visage n’exprima rien en parcourant les quelques lignes du billet, qu’il plia et mit dans sa poche.

« Mme Bond me prie d’aller la voir, expliqua-t-il. Je me demande pourquoi.

— C’est assez naturel, répondit Totty : elle désire probablement vous remercier de ce que vous avez fait.

— Je n’en vois pas la nécessité, vu le déplorable résultat, observa George d’un air pensif.

— Iras-tu aujourd’hui ? demanda Mamie dans l’espoir qu’il lui offrirait de l’emmener avec lui.

— Certainement, » répondit-il d’un ton bref.

Dès que le déjeuner fut terminé, il retourna à son travail, sans passer son quart d’heure de grâce, comme il l’appelait, à causer avec sa cousine.

En dépit de sa vigoureuse organisation, George était nerveux et impressionnable et il éprouvait une violente répugnance à revoir le théâtre du fatal accident. Il était cependant retourné plusieurs fois sur le fleuve depuis que Bond s’était noyé et avait emmené Mamie avec lui, pour vaincre tout de suite les premières impressions. Mais il ne se souciait pas de ramer dans l’eau même où Bond avait trouvé la mort et où lui-même avait été sur le point de perdre la vie. Bien que la petite pointe boisée fût plus près de la maison que le débarcadère, ce fut en ce dernier endroit qu’il aborda.

Il trouva Grâce dans le grand salon, et son aspect lui fit de la peine. Son visage était très grave, presque solennel, en son immobilité, et ses yeux paraissaient démesurément grands.

« Je crains de vous avoir donné beaucoup d’ennui, monsieur Wood, » dit-elle en posant sa main froide et amaigrie dans celle de George.

Il se rappela combien jadis son étreinte avait été chaleureuse et pleine de vie.

« Rien de ce que vous pourrez me demander ne me causera d’ennui, » répondit George d’un air sérieux.

Il avait l’idée qu’elle voulait lui demander de lui rendre un service, se rattachant en quelque façon à l’accident, mais il ne pouvait pas s’imaginer ce que cela pouvait être.

« Merci, » dit-elle.

Il remarqua qu’elle restait debout et qu’elle paraissait habillée pour sortir.

« Voici la raison pour laquelle je vous ai prié de venir. Je n’ai encore vu personne jusqu’ici et je tiens avant tout à vous remercier… c’est tout ce que je puis faire… de votre noble et courageuse tentative pour sauver mon mari. »

Sa voix ne trembla pas et son regard ne broncha pas quand elle parla du mort, mais George sentit qu’il ne s’était jamais imaginé une douleur comme la sienne.

« Je ne pouvais faire moins, dit-il d’une voix étranglée, car il trouvait difficile de parler.

— Personne n’aurait fait davantage dit gravement Grâce. À présent, voulez-vous me rendre un grand service… avoir pour moi une grande bonté ?

— Je me mets entièrement à votre disposition… répondit George avec empressement.

— Ce que j’ai à vous demander vous sera pénible, et à moi plus pénible encore. Voulez-vous venir avec moi sur le lieu du sinistre et me raconter en détail ce qui s’est exactement passé. »

George la regarda avec étonnement. Elle avait les yeux fixés sur lui et son expression n’avait pas changé.

« C’est le seul service qu’on puisse me rendre, » dit-elle simplement.

Puis, sans attendre une réponse, elle se dirigea vers la porte.

George la suivit, tout étonné de cette demande dont le résultat devait raviver la douleur de cette malheureuse femme. Ils sortirent de la maison et prirent la direction de la pointe boisée ; pendant le trajet, ils n’échangèrent pas un mot. lui moins de dix minutes ils furent arrivés. Grâce resta quelques instants sans parler, son visage portant son immuable expression de souffrance.

« À présent, racontez-moi tout. Dites-moi tout. N’ayez pas peur… je suis très forte. »

George rassembla ses pensées, puis il commença le récit de l’accident, le faisant aussi court que possible, sans pourtant rien omettre de ce qui était important.

Quand il eut fini, il regarda Grâce. Elle était, s’il est possible, plus pâle qu’auparavant, mais elle n’avait pas changé de position et tenait les yeux fixés sur l’eau. Plusieurs secondes s’écoulèrent et George commença à craindre qu’elle ne fût tombée dans une espèce de crise cataleptique. Il attendit encore un peu, puis lui adressa la parole.

« Madame Bond ! »

Elle ne répondit pas.

« Êtes-vous malade ? »

Elle tourna lentement la tête vers lui.

« Non ; je ne suis pas malade. Rentrons, » dit-elle.

Ils retournèrent à la maison aussi silencieusement qu’ils étaient venus. Le pas de Grâce était assuré et son visage n’avait pas changé. Quand ils furent arrivés à la porte, elle s’arrêta et lui tendit la main, désirant évidemment qu’il la quittât.

« Vous êtes brave, lui dit-elle, et vous avez été très bon aujourd’hui. J’espère que vous viendrez me voir quelquefois. »

Pendant qu’il traversait le fleuve en ramant lentement, George ne put s’empêcher de se rappeler la Grâce Fearing d’autrefois et de la comparer à la femme qu’il venait de quitter. Les paroles qu’elle avait prononcées pour faire l’éloge de son courage résonnaient encore à son oreille avec leur accent de gratitude qui allait au cœur et il voyait encore le regard qui les accompagnait. Elle n’avait jamais cherché à dissimuler le peu de sympathie qu’elle avait pour lui, alors qu’elle craignait qu’il n’épousât sa sœur ; mais lorsque Constance s’était enfin décidée à donner sa réponse, c’était Grâce qui l’avait portée, avec une sincérité qu’il sentait réelle maintenant. En effet, si elle lui eût jamais fait du tort, dans un pareil moment et en le remerciant, ne lui eût-elle pas avoué qu’elle l’avait trompé jadis ? C’était une femme étrange, pensa-t-il, mais une femme forte et loyale. Il ne comprenait pas son désir de le voir souvent, car il aurait supposé que sa seule présence devait raviver les plus pénibles souvenirs. Mais il résolut, s’il restait encore quelque temps, de traverser le fleuve quelquefois pour venir passer une heure avec elle. Le souvenir de l’entrevue de ce jour-là ferait paraître toutes les autres agréables.

Cet après-midi l’avait fatigué et il fut bien aise de se retrouver au milieu de choses plus agréables et plus familières. Devant Totty, il raconta très brièvement sa visite. Grâce avait l’air très malade, elle faisait preuve d’un grand courage et avait, désiré connaître quelques détails de l’accident. Il ne voulut pas en dire davantage.

Dans la soirée, il resta seul sous la véranda avec Mamie.

« Dis-moi, qu’a-t-elle fait vraiment ? » demanda celle-ci après un long silence.

George hésita un moment. Il était tout prêt à lui dire beaucoup de choses qu’il n’aurait pas dites à sa mère, car il sentait qu’elle les comprendrait et y sympathiserait.

« Pauvre femme ! dit finalement George. Il n’y a pas grand’chose à dire, mais je voudrais tout de même pas qu’on le sût,… comprends-tu ? Elle m’a emmené avec elle à l’endroit où l’accident est arrivé et m’en a fait raconter tous les détails. Elle n’a pas dit un mot, elle avait l’air d’une morte. Elle souffre terriblement… Son chagrin a quelque chose de grandiose.

— Pauvre Grâce ! Je comprends sa douleur.

— J’ai raconté tout cela aussi rapidement et aussi brièvement que j’ai pu. ajouta-t-il ensuite. Elle m’a remercié de mon récit et des efforts nue j’avais faits pour sauver son mari, et m’a prié de revenir quelquefois la voir : ensuite, elle m’a quitté.

— Tu n’as pas vu Constance, n’est-ce pas ?

— Non. Sa sœur lui avait probablement dit de ne pas nous interrompre, elle n’a pas paru. Toute cette affaire est horriblement triste… Je n’ai pu m'empêcher de penser que sans toi, la pauvre créature n’aurait jamais su comment cela était arrivé.

— Es-tu content de ne pas t’être nové ? demanda Mamie d’une voix un peu contrainte.

— Je ne sais trop. Je ne saurais dire si j'attache beaucoup de prix à la vie. Quelquefois il me semble qu’elle vaut la peine d’être vécue, et quelquefois je ne le crois guère.

— Comment peux-tu dire cela, George ! s’écria la jeune fille avec indignation. Toi, si jeune et, qui as tant de succès !

— La vie vaut-elle vraiment la peine d’être vécue ? On dit que c’est une question de climat et d’affections.

— Le climat n’est pas mauvais ici ; et quant aux affections… »

Mamie partit d’un éclat de rire nerveux.

« Non, dit George, comme pour répondre à un reproche non exprimé. Ce n’est pas cela que je veux dire. Je sais que vous avez tous beaucoup d’amitié et que vous êtes très bons pour moi. Mais vois ce pauvre John Bond. Il t’avait toujours semblé très insignifiant et je me demandais pourquoi il trouvait bon de vivre. Je le sais à présent. Il était aimé… aimé comme je m’imagine que peu d’hommes l’ont été. Si tu avais vu la figure de cette pauvre femme aujourd’hui, tu comprendrais.

— Je comprends sans l’avoir vue, dit Mamie d’une voix étouffée.

— Non, dit George, poursuivant le cours de ses pensées avec un manque de tact tout masculin, tu ne peux comprendre,… c’est impossible sans avoir vu. La noblesse de sa douleur montre ce qu’elle éprouvait pour cet homme. Il ne faut pas s’étonner qu’il eut l’air heureux ! Pour moi, si je m’étais noyé l’autre jour,… on en aurait été fâché, mais il n’y aurait pas eu de chagrin comme celui-là. »

Il se tut. Alors un sanglot court et vibrant interrompit le silence, et en retournant la tête il s’aperçut que Mamie s’était levée et sortait précipitamment par la porte du salon. Il se leva aussi ; mais, voyant qu’il était inutile de la suivre, il resta un instant immobile.

« Quelle brute je suis ! » pensa-t-il en se rasseyant.

Quelques minutes après, Totty vint le trouver, lui posa la main sur le bras et le regarda en face en parlant très doucement.

« Mon cher George,… cela ne peut continuer ainsi, dit-elle.

— Vous avez tout à fait raison, Totty, répondit-il. Je partirai demain.

— Asseyez-vous, dit Totty. Je désire avoir un long entretien avec vous. »

Elle était résolue à brusquer les choses.