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Insaisissable amour/23

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Décarie, Hébert & Cie (p. 253-264).

XXIII


Sherrington Trimm arriva le lendemain dans l’après-midi plus rose et plus frais que jamais. Après les effusions affectueuses du retour, il procéda à l’interrogatoire particulier de chacun des membres de la famille. Il commença par Mamie. Le point le plus important, suivant lui, était de s’assurer si la jeune fille était réellement éprise ou si elle n’avait contracté qu’un attachement superficiel pour George Wood. Sachant tout ce qu’il savait et tout ce qu’il supposait ignoré de sa femme, il ne pouvait s’empêcher de voir ce mariage avec complaisance, sous le rapport de la fortune. Mais s’il avait été certain que le bonheur de sa fille dépendît réellement de cette union, il l’eût donné avec autant d’empressement à George le romancier ; relativement pauvre, qu’à M. Winton Wood, le futur millionnaire.

« Voyons, Mamie, dit-il en passant son bras sous le sien et en l’emmenant dans le jardin, voyons, Mamie, raconte-moi tout. »

Mamie rougit légèrement et lança un timide regard à son père, puis elle baissa les yeux.

« Il n’y a pas grand’chose à dire, répondit-elle. Je l’aime et je suis très heureuse. N’est-ce pas assez ?

— Tu es bien sûre de toi, dis ? »

M. Trimm la regardait bien en face.

« Et depuis quand cela a-t-il commencé ? ajouta-t-il.

— Toute ma vie… quoique… Mon Dieu ! comment t’expliquer, papa ? Tu devrais comprendre. On découvre ces choses-là tout à coup et pourtant on sait que cela a toujours existé.

— Bien, dit Sherry. Mais tu ne savais pas que « cela, » comme tu dis, existait quand je suis parti.

— Oh si ! je le savais.

— Le savais-tu il y a un an ?

— Non, peut-être pas. Oh ! papa, tes questions m’embarrassent bien. »

Mamie se mit à rire gaiement.

« Il faut bien que je me mette au courant. Et tu n’as pas de doutes sur lui, dis ?

— Comment pourrait-on douter de lui ! s’écria Mamie avec indignation.

— Je suis le doute en personne, dit Sherry avec un clignement d’œil, je ne l’ai jamais mieux compris qu’aujourd’hui.

— Alors, va-t’en, papa ! repartit la jeune fille en riant.

— Pour laisser ma place à George ? C’est là ce que tu veux dire, n’est-ce pas ? En somme, peut-être n’ai-je rien de mieux à faire. »

« Je vais aller voir maintenant s’il a des doutes, lui, pensa-t-il, en finissant mon cigare. »

Là-dessus, Sherrington Trimm tourna vivement sur ses talons et s’en alla à la recherche de George. Il le trouva debout sous la véranda, examinant attentivement une traînée de fourmis occupées à établir une communication entre l’allée du jardin et un petit morceau de gâteau tombé sur la marche du perron.

« George, dit Sherry de sa voix d’affaires, à travers laquelle se distinguait cependant le bon et bienveillant naturel de cet excellent homme, vous plairait-il de me dire en peu de mots pourquoi vous désirez épouser ma fille ? »

George tourna la tête et un agréable sourire parut sur son visage ; puis il montra du doigt la traînée de fourmis.

« Monsieur Trimm, dit-il, croyez-vous que ces fourmis seraient aussi désireuses d’arriver à ce morceau de gâteau si elles ne l'aimaient pas ? Je suis absolument dans leur cas. J'ai fini par devenir très amoureux de Mamie et je désire l’épouser. Ses idées s’accordent avec les miennes, et comme vous ne faites pas d’objections, l’explication me semble suffisante.

— Elle est très claire, en tout cas. À présent, écoutez-moi. La seule chose qui m’intéresse sur cette terre est le bonheur de cette enfant. Comme vous avez pu en apercevoir, elle ne ressemble pas à toutes les jeunes filles ; si vous vous conduisez avec elle comme je le pense, elle sera pour vous la meilleure des femmes. Mais dans le cas contraire… ma foi, on ne sait pas ce qu’elle pourra faire et je crois qu’elle vous en fera voir de rudes, et, par l'Éternel, moi aussi, mon cher ami ! Je ne vous prends pas en traître.

— Certes non, dit George en riant. Mais je suis prêt à courir tous les risques de ce genre.

— Entendu ! répondit Trimm en fumant d’un air rêveur. À présent, George, reprit-il d’un ton plus confidentiel après une courte pause, il y a une petite question d’affaire entre vous et moi. Nous sommes de vieux amis et par mon âge je pourrais être votre père, je ne suis donc pas gêné pour l’aborder avec vous. Je n’ai pas l’intention de donner une fortune à Mamie. Oui, oui, je sais que vous ne l’ignorez pas, mais il y a des considérations matérielles auxquelles vous n’avez peut-être pas songé. Voyons, donnez-moi une idée de la manière dont vous comptez vivre.

— Si je ne perds pas la santé, nous pouvons vivre très à l’aise, répondit George, Ce ne sera pas comme ici, bien entendu… mais nous aurons tout le nécessaire et même un peu de luxe.

— Hum ! fit Sherry Trimm d’un air de doute. Pas beaucoup de luxe, j’en ai peur.

— Un peu seulement, répondit tranquillement George. J’ai gagné dix mille dollars l’année dernière et j’en ai conservé la plus grande partie.

— Vraiment ! s’écria l’autre. J’ignorais que la littérature pût être d’un si bon rapport. Mais vous pouvez ne pas gagner autant tous les ans.

— Je ne vois pas pourquoi, à moins que je ne vienne à baisser.

— Et vous n’en avez pas l’air, dit Sherry en toisant de l’œil le corps robuste et vigoureux de George et son teint clair.

— C’est aussi mon avis, dit George.

— Eh bien, écoutez-moi. Voilà ce que je ferai. J’ai mes raisons personnelles pour ne pas vous donner de maison tout de suite. Mais Mamie aura de mon côté juste la moitié de ce que vous gagnez. C’est tout ce que je puis faire pour le moment, mais je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle aura toute ma fortune un jour.

— Vous pouvez donner à Mamie tout ce que vous voudrez, répondit George avec indifférence. Je ne demanderai jamais rien. Si je tombe malade et que je sois longtemps sans pouvoir travailler, vous aurez à l’aider et mon père me soutiendra.

— Nous vous garderons toujours une croûte, mon cher ami, dit Sherrington Trimm en posant sa petite main sur la large et robuste épaule de George. Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps si vous avez quelque chose à faire.

George s’éloigna dans la direction du jardin et Sherry Trimm rentra dans la maison pour chercher sa femme. Totty le rejoignit dans le salon.

« Totty, regardez-moi bien, » dit-il en choisissant un très confortable fauteuil.

Il s’appuya en arrière, croisa ses jambes, leva les mains qu’il joignit, pouce contre pouce et doigt contre doigt, mais n’ajouta rien de plus.

« Je regarde, dit Totty avec un doux sourire en s’asseyant près de lui. J’ai déjà vu. Vous avez maintenant une mine superbe… j’en suis ravie.

— Oui. Les eaux m’ont fait beaucoup de bien. Mais vous ne me comprenez pas. Je veux vous dire par là de concentrer toute votre remarquable intelligence sur la grosse affaire de la famille. C’est vous qui avez fait ce mariage et qui en avez la responsabilité. Dites-moi donc ce qui vous a guidée.

— Que voulez-vous insinuer en disant que c’est moi qui ai fait ce mariage ? demanda Totty évasivement.

— Innocence, ton nom est Charlotte ! s’écria Trimm en levant les yeux au plafond. Vous avez amené George ici, vous saviez que Mamie avait de l’affection pour lui, qu’il en aurait pour elle, non pas dès le premier jour, ni dès le second, mais inévitablement le troisième ou le quatrième. Vous saviez que le cinquième jour ils s’aimeraient, qu’ils se le diraient le sixième, et que le septième, étant celui du repos, serait consacré à obtenir votre consentement. Vous saviez aussi que George était un romancier sans fortune… quoiqu’il gagne pas mal d’argent… et pourtant vous avez fait tout ce que vous avez pu pour que Mamie l’épousât. Mon amitié pour lui n’a rien à faire là-dedans, s’entend.

— Rien à faire ? Oh ! Sherry, comment pouvez-vous dire des choses pareilles !

… Absolument rien. J’aurais pu aimer des tas d’autres jeunes gens. Quelle raison spéciale aviez-vous pour choisir celui-là en particulier ? C’est là ce que je désire savoir.

— Oh ! voilà tout ? Mamie l’aimait, mon ami. Je le savais depuis longtemps, et, certaine de votre approbation, je l’ai amené ici. Ce n’est pas une question d’argent. Nous en avons plus qu’il ne nous en faut. Ce n’est pas comme si nous avions eu deux ou trois enfants à établir.

Elle donna à ces derniers mots une intonation pleine de tristesse, produisant toujours, elle ne l’ignorait pas, de l’effet sur son mari, qui regretterait amèrement de n’avoir pas de fils.

« C’est juste, répondit-il tristement. Mamie est seule et tout est pour elle. C’est pour cette raison que nous devrions être prudents. Elle n’est pas comme bien des jeunes filles : elle a un cœur qui se briserait si elle était malheureuse.

— Voilà la véritable raison. Vous ne paraissez pas vous rendre compte qu’elle est éperdument éprise.

— Sans doute ; mais était-elle éperdument éprise, comme vous dites, quand vous les avez amenés ici ?

— Longtemps avant…

— Alors, pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ?…

— Parce que je supposais, comme tout le monde du reste, que George avait l’intention d’épouser Constance Fearing. Mais ce mariage n’aboutit pas. Et par le fait, je commence à croire qu’il n’y a jamais rien eu et que cette histoire ne reposait sur aucun fond sérieux. Il est en aussi bons termes que jamais avec elle et traverse de temps en temps la rivière pour aller consoler la pauvre Grâce.

— Oh ! fit Sherry d’un ton songeur.

— Vous n’avez pas besoin de dire « oh ! » comme cela. Il n’y a rien là qui puisse faire peur. C’est parfaitement naturel que la pauvre femme soit bien aise de le voir, lui qui a failli se noyer en essayant de sauver son mari. Il paraît qu’elle est dans un état affreux, à moitié folle et horriblement changée !

— Pauvre John ! s’écria Trimm d’un ton triste. Je ne retrouverai jamais son pareil. »

Il soupira, car il avait eu beaucoup d’amitié pour John Bond, qu’il considérait en outre comme un excellent associé.

« C’est affreux ! dit Mme Trimm en frissonnant à la pensée de l’accident.

— Allons ! dit Sherry après un silence. Plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Il commence à faire froid, du reste. Préparez-vous donc au départ, Totty. Avez-vous écrit à Tom ?

— Non, dit Totty. Je ne voudrais pas annoncer le mariage avant mon retour. »

Sherrington Trimm, pressé par ses affaires, parti le lendemain matin, Totty, avec les deux jeunes gens, devait le suivre quelques jours plus tard. Elle poussa activement les préparatifs du départ, car elle était effrayée à l’idée de laisser son mari seul à New-York. À tout moment il pouvait découvrir l’absence du testament dans le coffre de son frère. Cette anxiété lui eut été épargnée si elle avait su que bien que Sherry eût cacheté et timbré l’acte lui-même, ce n’était pas lui qui l’avait mis dans l’endroit où sa femme l’avait trouvé Sherry l’avait passé par-dessus la table à John Bond, en lui disant de le mettre dans le coffre de Craik, et depuis il n’avait jamais revu l’acte. Ce n’avait été, du reste, que beaucoup plus tard qu’il avait communiqué à son associé le contenu de ce document. Si l’on ne le retrouvait pas, Sherry supposerait que John l’avait par mégarde mis dans un autre coffre, et, après des recherches infructueuses, on penserait que John l’avait égaré, Sherry irait trouver Craik et le prierait de faire un duplicata, mais jamais il n’aurait l’idée de mêler sa femme à la disparition du testament et n’en parlerait certes pas en sa présence. Totty, cependant, ignorait ces détails et vivait dans l’appréhension constante d’être obligée d’expliquer les choses à son mari. Quoiqu’elle y eût beaucoup réfléchi. elle n’avait encore imaginé aucun expédient pour replacer le document dans le coffre. Elle le conservait dans un petit cabinet indien que son frère lui avait donné et dans lequel il y avait un tiroir dont personne ne connaissait le secret. Elle avait apporté ce cabinet avec elle et l’avait laissé tout l’été dans une place très en vue, estimant avec raison que les choses sont généralement cachées plus sûrement quand elles sont plus en évidence.

Avant de quitter le voisinage, George pensa qu’il était de son devoir d’informer Constance et sa sœur de son départ, mais il éluda la visite en écrivant à Grâce. Dans sa lettre il insistait pour qu’elles revinssent à New-York avant l’hiver et terminait par une phrase polie pour Constance. Mamie dit tendrement adieu à l’endroit où elle avait été si heureuse. Pendant les dernières heures de la journée qui précéda leur retour à la ville, George ne la quitta pas, tandis qu’elle errait dans les allées du jardin et sous les beaux arbres, rentrait à la maison, parcourait toutes les pièces, puis se reposait encore sous la véranda, les yeux fixés au loin sur la rivière.

« J’ai été bien heureuse ici ! dit-elle pour la centième fois.

— Tu seras heureuse partout ailleurs, si cela dépend de moi, répondit George.

— Le serons-nous ? le serai-je ? demanda-t-elle en le regardant bien en face. Qui peut le dire ? On n’est jamais aussi sûr de l’avenir qu’on l’est du passé… et du présent. Emporterons-nous tout cela dans notre petite maison de New-York ? Comme ce sera drôle de vivre toute seule avec toi dans une petite maison où je ferai toute la besogne.

— Si tu veux me permettre de cirer les souliers, je serai très heureux, dit George. Je sais.

— Y penses-tu ! Toi, cirer les souliers ! s’écria Mamie avec indignation.

— Pourquoi pas ? Mais, sérieusement, nous pouvons faire beaucoup plus que tu ne te l’imagines… sans avoir de chevaux, bien entendu.

— Je crois que nous aurons tout de même des chevaux, dit Mamie en riant. Maman va garder une voiture pour moi et me laisse mon bon vieux cheval de selle. Entre nous, je ne crois pas que papa et maman comptent beaucoup sur notre économie. »

Elle était très heureuse et ne voulait pas assombrir l’avenir par l’idée d’être privée d’une partie du luxe auquel elle avait toujours été habituée. Au fond du cœur elle savait bien qu’elle était casepable de supporter n’importe quelle privation par amour pour George, mais puisqu’il n’y avait pas de perspectives immédiate de privation, elle préférait ne pas en parler. Sa principale pensée, pour le moment, était de rendre la maison de son mari agréable, et, à l’école de sa mère, elle avait appris cet art.

« Adieu, chère vieille maison ! » s’écria la jeune fille pendant qu’ils se tenaient sous la véranda à la chute du jour, avant d’aller s’habiller pour le dîner.

Elle envoya des baisers avec ses doigts et au jardin et aux arbres.

George se tenait à ses côtés en silence, les yeux fixés de l’autre côté du fleuve sur la silhouette brumeuse des montagnes.

« Tu n’es donc pas fâché de quitter tout cela ? demanda Mamie.

— Très fâché, » répondit-il, ne sachant pas trop ce qu’il disait.

Puis il se baissa et déposa un baiser sur le front pâle de la jeune fille, et tous deux rentrèrent dans la maison.

Ce soir-là, George veilla tard dans sa chambre ; il parcourut le manuscrit qui s’était grossi pendant les mois d’été. Il était à peu près terminé et il comptait écrire le dernier chapitre à New-York. mais il fut pris de l’envie de le relire avant de quitter le milieu dans lequel il l’avait composé. Ce qui le frappait le plus dans ce travail, c’était le soin avec lequel il était fait. Il n’y avait pas beaucoup d’imagination dans ce livre, mais la clarté du style en était remarquable. Il s’étonna de la froideur de certaines scènes qui. dans sa première conception de l’histoire, promettaient d’être les plus dramatiques. Il s’étonna plus encore du succès avec lequel il s’était tiré des points difficiles. Ses dialogues étaient meilleurs qu’autrefois, niais les scènes d amour ne le satisfaisaient pas et il se décida à en refaire plusieurs. Tout l’ouvrage lui paraissait maintenant manquer de chaleur, bien qu’en l'écrivant, il se fût figuré avoir passé par des moments d’enthousiasme. En somme, ce fut pour lui un désappointement et il pensa qu’il éprouverait un insuccès. Vaguement, comme on aspire quelquefois à revoir un livre lu jadis, il aurait voulu avoir la critique et l’avis de Constance, bien qu’il eût conscience en même temps que ce genre de roman n’était pas pour lui plaire.

Deux jours après, il se retrouva dans sa petite chambre chez son père. Le vieillard reçut la nouvelle du mariage en silence. Il avait deviné que les choses se termineraient ainsi et cette perspective ne lui causait qu’une satisfaction très relative. Il pensait que cette alliance le priverait probablement de la société de son fils et il était froissé intérieurement que cela laissât George aussi indifférent. Mais il ne dit rien. En somme, au point de vue des avantages financiers, c’était un brillant mariage : George serait finalement riche. Son avenir était assuré.

Pendant le temps qui suivit, ses journées furent très occupées.

Entre les préparatifs nécessaires pour son prochain mariage et l’agréable devoir de passer tous les jours quelques heures avec Mamie, il eut très peu de temps à lui.

Au commencement de novembre, Constance Fearing et sa sœur rentrèrent en ville et vers la même époque M. Trimm lui dit qu’il serait convenable qu’il allât faire une visite à M. Thomas Craik, puisque, par son mariage, il était sur le point de devenir son neveu.

« Je connais, bien entendu, toute l’ancienne histoire, dit Sherry, mais si j’étais à votre place je tâcherais au moins d’être poli. Et pour parler franchement, j’ai des raisons de savoir qu’il est hanté par une espèce de remords du passé ; plus, il est très content du mariage et apprécia beaucoup votre talent.

— Très bien, dit George, je serai poli. »

Sherry Trimm avait produit exactement l’impression qu’il désirait produire. Il avait fait croire à George qu’il était lui-même désireux de conserver des relations agréables avec M. Craik, sans doute à cause de la fortune, et il l’empêchait ainsi de se brouiller avec son bienfaiteur inconnu, tout en conservant la question du testament absolument secrète.