Insania (recueil)/Insania

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InsaniaAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 1 (p. 15-20).

VII

INSANIA


 
Sois gai, secoue au vent ta tête libre et fière ;
Respire à pleins poumons ta brise printanière ;
Ris aux beaux jours ; jouis, rimeur insoucieux,
Des parfums de la terre et de l’azur des cieux ;
De ton avril cueillant les plaisirs et les roses,
Raille nos soins jaloux, nos souvenirs moroses,
Et, d’une lèvre vive où rit ta liberté,
De tes bonheurs premiers bois le vin enchanté !
Ton heure aussi viendra… Sur cette blonde tête,
Oiseau de flamme, un jour s’abattra la tempête.
Comme en un ciel d’été, sans pluie et sans éclairs,
La foudre tout à coup éclate au fond des airs,
Un jour, enveloppé d’un invisible orage,
Tu sentiras pâlir et mourir ton courage.
Subitement frappé, sous le trait acéré
S’affaissera ton cœur en proie au mal sacré.
Tu blêmiras, tes yeux perdront leur jeune flamme ;
Une indicible angoisse habitera ton âme.

Vaste et morne, un désir sans fond comme la mer
Ballottera tes jours dans un délire amer.
Vague, sombre, rongé d’une âpre inquiétude,
Pour y souffrir en paix cherchant la solitude,
Tu fuiras tes amis. Ton esprit studieux
Dans les livres, dans l’art aux plaisirs sérieux
Ne mettra plus sa joie ; et la Muse elle-même,
Celle qui nous est douce et mérite qu’on l’aime,
La Muse aura perdu sur ton cœur tout pouvoir.
Ta fierté, le présent, l’avenir, le devoir,
Tout sera délaissé. Sans flamme et sans génie,
Tu ne penseras plus. La fiévreuse insomnie
Envahira ta couche. Un songe sans réveil,
De ta paupière sèche écartant le sommeil,
Embrasera tes nuits : dans ton cerveau débile
Brûlera fixe et belle une image immobile !
Implorant l’aube, hélas ! pour rafraîchir tes maux,
Tu chercheras la paix et l’ombre des rameaux.
Devant le calme auguste et le bonheur des choses,
Tu sentiras tes yeux s’emplir de pleurs sans causes.
Les grands bois, leur silence aux charmes apaisants
Berceront, mais en vain, tes souvenirs cuisants.
Ni l’haleine des eaux ni le vent des pelouses
N’éteindront l’âpre feu de tes veines jalouses.
La paix des bois, la paix immuable des cieux,
Impassible ironie, irriteront tes yeux.
Alors, ô déplorable, ô triste créature !
Comme la Muse et l’art tu fuiras la nature.
Par la douleur aigri, de toi-même lassé,

Traînant partout au flanc le trait qui t’a blessé,
A des pas adorés rivé comme un esclave,
Sans vertu pour porter ou briser ton entrave,
Tu vivras… jusqu’au jour où, sous l’âcre poison,
Après ton cœur sentant défaillir ta raison,
Sentant, sous l’action rongeante de ta peine,
Se fausser ta nature et naître en toi la haine,
Toi-même, épouvanté qu’on doive tant souffrir,
Tu maudiras ton mal sans en vouloir guérir.
Et tant de désespoir, pourquoi ?… pour peu de chose :
Pour un sourire éclos sur quelque lèvre rose,
Pour quelque tête vide aux cheveux parfumés,
Pour deux yeux bleus ou noirs par l’enfer allumés.

                              * * *

O vous par qui le mal est entré dans le monde,
Race en calamités, en misères féconde,
De qui l’instinct cruel et plein de vanité
Nous sait tout prendre, tout, jusqu’à notre fierté ;
Race d’enchantements et de ruse pourvue,
Le curieux désir de voir et d’être vue
Est tout votre cœur ! Mère et fille du péché,
Comme Ève, votre esprit frivole n’est touché
Que par l’éclat du faux ; vous aimez l’imposture,

Ce qui flatte ou reluit ! Si le sort en pâture
Vous livre une âme ouverte à l’infini désir,
Vous trouvez à la perdre un étrange plaisir :
Vous brisez, vous brûlez dans cette âme flétrie
L’idéal, cette fleur de l’Éden, sa patrie !

                              * * *

Et vous, nos compagnons de trouble et de douleurs,
Vous dont la lèvre sait l’amertume des pleurs ;
Hommes, têtes encor de cheveux couronnées,
Vieillards, fronts qu’a blanchis la neige des années,
Jeunes et vieux, parlez, et, la main sur le cœur,
Dites, en est-il un parmi vous qui, vainqueur
De la Vipère, ait su porter sans perdre haleine
Le poids de son amour ou le poids de sa haine ?
En est-il parmi vous un seul qui, mâle et fier,
Ait pu sans défaillir boire le miel amer,
Et qui, l’angoisse au flanc, éperdu de souffrance,
N’ait blasphémé jamais la vie et l’espérance ?
En est-il un, un seul, doux et fort jusqu’au bout,
Job de la passion, sur son fumier debout,
Qui n’ait un jour maudit le Dieu de sa jeunesse ?
S’il en est un, eh bien, que notre œil le connaisse !
Que pour nous enseigner il se lève entre nous !
Que je le voie, et l’aime, et l’envie à genoux !

                              * * *


Muse, dès le berceau toi qui fus ma nourrice,
Toi la mère et la sœur et la consolatrice,
Si ton culte jamais à mon esprit fut cher,
Entends ce cri poussé par mon âme et ma chair.
Ce n’est point, aujourd’hui, pour moi que je t’implore,
Mon cœur ne saigne plus, bien qu’il palpite encore :
Ma veine est desséchée et mon jour est rempli.
Ce qu’il me faut cueillir, c’est la fleur de l’oubli…
Eh bien, soit ! levez-vous, croissez sur mes ruines,
O roses sans parfums, mais aussi sans épines !
Dans mon sentier désert, sur mon stérile écueil,
Berçant aux vents des nuits vos emblèmes de deuil,
Levez-vous ! — Et toi, meurs, jeunesse inassouvie !
Rêve impossible à qui, mon nom, mon art, ma vie,
J’avais tout immolé ! Longtemps, lâche énervé,
J’ai pâli, j’ai langui d’un bonheur introuvé.
J’ai pu longtemps, ô Muse ! ô ma seconde mère !
Te préférer une ombre, une aride chimère ;
Mais ils sont loin, ces jours d’ardente oisiveté :
Avec mon cœur tu m’as rendu ma liberté,
Clémente amie ! eh bien, par mon retour sincère,
Par mes jours expiés de honte et de misère,
Par ces pleurs dont toi seule as su tarir les flots,

Par ton sein maternel qui berça mes sanglots,
Par ton culte sacré, par notre amour suprême,
Entends ma voix priant pour un autre moi-même,
Pour l’un des tiens, ô Muse ! une âme dans sa fleur,
L’enfant spirituel que s’est donné mon cœur.
De tes tristes élus il porte au front le signe :
Garde pour tes lacs bleus, garde les jours du cygne !
Que ton oiseau divin n’aille point à son tour
Saigner, proie innocente, aux serres du vautour !
Contre l’homme et la vie, et le monde et son piège,
Défends ce jeune esprit, ô Muse ! et le protège.
Que ce lys virginal à ton ombre bercé
Du ver au dard mortel ne soit jamais blessé !
Close aux vents d’ici-bas, que cette âme choisie
Ne s’ouvre qu’à ta brise heureuse, ô Poésie !
De la femme sans cœur épargne-lui les fers !
Sauve au moins, sauve un fils des maux par tous soufferts !