Insoumission à l’école obligatoire/10

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Tahin Party (p. 182-192).


CONTRE LA NORMALISATION


« Pensez au contraste attristant qui existe entre l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant et la faiblesse mentale d’un adulte moyen. » Freud (L’Avenir d’une illusion).

Le comble du ridicule consiste à « se mettre à la portée des enfants » ; tu n’as qu’à voir les productions qui leur sont réservées (les papiers peints par exemple, oh ! les papiers peints !). Korczak, dans la lettre au lecteur adulte qui sert d’avant-propos à Quand je redeviendrai petit, dit très justement que ce qui est fatiguant, au contraire, quand on fréquente les enfants, c’est de devoir se hisser sur la pointe des pieds jusqu’à leur hauteur.


Tu sais combien je me bats contre cette idée insupportable que l’enfant est un futur adulte. L’enfant n’est pas une ébauche ni un projet d’adulte. L’enfant est un être total et présent. Un être qui peut mourir d’une seconde à l’autre.

Ces deux conceptions antagonistes sont incontestablement les plus révélatrices de ce que tel ou tel conçoit de l’homme. Pour les uns, nous appartenons à l’espèce humaine et les normes sociales permettent à l’ensemble des hommes de survivre : l’éducation est le procédé par lequel le projet social sur un être se réalise. Pour les autres, tout être est unique, existe en soi et offre à tous une chance de rencontre précieuse infiniment, pour peu que chacun — enfant ou adulte, homme ou femme, prisonnier ou « libre » — cherche à s’individualiser, à se reconnaître capable de refuser les contraintes sociales dans ses rapports avec l’autre.

Si de l’enfant émane une beauté inaccoutumée, c’est qu’on n’a ordinairement pas encore eu le temps de barricader toutes ses ouvertures possibles sur le monde. Ordinairement… Car il n’est pas exceptionnel de voir des enfants de trois ans totalement démolis.

L’idée-force de toute éducation, c’est que l’enfance est un état d’imperfection. L’âge tendre serait le stade de préparation à la vie réelle. Avant, ça ne comptait pas. C’est à l’éducateur donc de former l’enfant à son rôle d’adulte, afin qu’il se montre utile à la société, le moment venu.

Ceux qui vivent avec des enfants et refusent cette fonction éducatrice sont accusés, au mieux, d’imprévoyance. Tous ont entendu l’éternelle question : « C’est bien joli tout ça. Mais qu’est-ce qu’ils feront après ? » Les lieux de vie, en particulier, qui accueillent des enfants « à problèmes » sont constamment en butte à des discours de ce genre. On ne peut admettre que ces asociaux ne soient pas l’objet d’un redoublement d’efforts visant à leur trouver, « malgré tout », une place dans la société.

Cette idée que tu m’as toujours entendue réaffirmer que tu n’étais pas une adulte en puissance mais un être total, à tout instant, n’est guère originale. Une bonne part de la tradition libertaire se reconnaît en elle. Les « maîtres-camarades » de Hambourg en ont été, à mon avis, les théoriciens (et praticiens) les plus conséquents.

La plupart d’entre eux considéraient d’ailleurs que l’âge mûr était le decrescendo de la vie et que la jeunesse, loin d’être un manque de maturité, était l’époque du plein développement, après quoi venait très vite la dégradation intellectuelle et physique. Toutes les apparences leur donnent évidemment raison. Je serai quant à moi plus nuancée, j’ai connu comme tout le monde et suis sûre de connaître encore des « accès de jeunesse » qui poussent comme ça sous mes cheveux blancs, et tu te plains par contre de rencontrer tellement de petits vieux de dix-sept ans…

Même si ne je partage pas leur conception d’un âge fait pour la jeunesse et la joie, j’apprécie que les maîtres-camarades aient en tout cas affirmé de manière précise et claire qu’ils refusaient de « préparer l’enfant à la vie économique » et au « combat pour l’existence » : « C’est pour cela que nous n’avons pas de plan, pas de but déterminés d’instruction. Pour nous, la tâche de l’école, c’est d’offrir à l’enfant un lieu où il pourra être enfant, jeune et joyeux, sans tenir compte de buts à atteindre[1]. »

Contrairement à ce qui se passe à la même époque en U.R.S.S., les instituteurs de Hambourg refusent d’envisager l’autonomie de l’enfant par l’autonomie matérielle et donc par une production quelle qu’elle soit que ces derniers assureraient ; le travail des enfants n’a pas, disent-ils, à devenir un facteur économique et leur vie ne doit, en aucun cas, être l’anticipation de la vie adulte.

Les obligations des grandes personnes n’offrent aucun intérêt en effet ; toute la vie « active » baigne dans le sordide et il n’y a nulle urgence à y faire plonger les mômes. S’arranger pour que les petits vivent la vraie vie ne saurait signifier d’aucune façon la vie de « production-consommation ». Éviter le sacrifice scolaire, c’est bien, éviter tous les autres, c’est mieux.

Il ne s’agissait pas, pour les maîtres de Hambourg, de s’attaquer à la pédagogie ancienne ou moderne mais à n’importe quelle pédagogie. Ils ont refusé à l’éducation, comme je le fais, toute mission. Il n’y a aucun dessein acceptable de la part de l’éducateur. Dans leur esprit, les anti-écoles qu’ils animaient étaient des lieux où on laissait croître les enfants en leur fichant la paix.

Je suis loin comme tu vois — et je m’en montre tout à fait ravie — d’être la seule à m’élever contre cette idée communément admise que l’adulte est le but de l’éducation. L’enfant ne serait rien que l’objet de cette opération, il n’existerait qu’en tant qu’être éducable. Il ne pourrait être sujet. Il est convenu une fois pour toutes que le môme est l’argile que la société potière malaxe et forme. La famille, plus globalement et dans des rituels affectifs particuliers, puis l’école, par la force, façonnent celle ou celui qui sera à même de répondre à la demande sociale. C’est contre ce reniement de l’être parce qu’il est enfant, Marie, que je me suis dressée.

Je pourrais citer des pages de Bruno Bettelheim, de Janusz Korczak, de bien d’autres encore qui ont gueulé et gueulent contre cette réduction formelle de l’enfant à une esquisse.

Très bizarrement, ceux-là mêmes qui contestent notre position ne se gênent pas pour soutenir que, l’enfance étant un monde à part qu’il convient de protéger, « il ne faut pas la voler aux mômes » ; ceux-là défendent un monde enfantin et nous reprochent de faire des enfants de petits adultes. En acceptant ces deux mondes séparés, ils renforcent l’idée de l’éducation comme passerelle entre les deux.

L’enfant n’est pas encore assez conforme à ce que la société attend de ses membres. Ce qui lui manque ? Le polissage du temps. Mais pour moi, je n’ai pas plus à « protéger ton enfance » qu’à « te permettre d’entrer aguerrie dans la vie adulte », car j’identifie dans cette double attitude la même volonté de mettre les êtres dans les petites cases prévues : l’enfant joue, l’adulte travaille. On peut rapprocher point par point cette attitude de celle qui consiste à dire : « Pourquoi faire de la femme l’égale d’un homme ? Une petite femme féminine, c’est tellement agréable… » Mais il ne s’agit nullement pour les femmes d’être des « espèces d’hommes », pas plus qu’il n’est intéressant de rêver aux « femmes femmes ». Nous voulons sortir de vos circuits. Une seule solution : autre chose.

L’enfant et la femme ont pour le moment une supériorité : ils sont en marge de ce monde. Ce qui leur donne de la distance, de l’humour, de la colère. Mais cette situation favorable ne leur confère nullement une supériorité intrinsèque : ils ont cette supériorité, ils ne sont pas supérieurs pour autant.

L’enfant, la femme sont enfermés dans ces rôles d’enfants et de femmes. La société adulte et masculine qu’on leur oppose et dont ils et elles ne sont que le faire-valoir n’est pas — qu’on se le dise — leur projet.

Tu es Toi, Marie. Ce présent est ton seul but. Et tout ce qui t’empêche d’être présente à toi-même va à rebours de toi.


Le charme de beaucoup d’enfants vient de ce qu’ils sont immergés dans la vie et la passion. C’est sûr qu’un enfant vivant donne une impression de vie ! On est toujours étonné devant les bébés. Ça gigote, ça gazouille sans se préoccuper de bienséances. On n’en revient pas ! Et puis ils grandissent, ils rêvent. Les enfants rêvent.

Ils rêvent infiniment… Ils bâtissent des mondes, plusieurs mondes. On leur imposera le seul qui soit « reconnu par tous », le monde réel. En manque de leurs rêves, ils s’étioleront, deviendront raisonnables.

Les tout-petits, où s’en vont-ils, tellement ailleurs ?

Ils sont bien aimables de se contenter des nounours, poupées et trains qu’on leur donne. En vérité, ils préféreraient de vrais trains à eux, des animaux sauvages qu’ils apprivoiseraient, des corps à caresser dans des pays sans loi.

Les enfants en leurs rêves sont très solitaires mais ont cette faculté inouïe de pouvoir souvent y faire entrer les autres et de pénétrer eux-mêmes dans ceux de leurs amis sans la moindre difficulté. « Je dirais que je suis dans un avion… » « Alors moi je serais un bandit et je détourne l’avion. » En vieillissant, on ne sait plus partager ainsi ses rêves et les offrir à qui en veut. C’est pourquoi l’art est tout ce qui nous reste. L’enfant ne crée pas son univers par altruisme mais sa passion est communicative, ce qu’il imagine est, pour ses amis, tentant. Le partage vient par surcroît. Enfant ou adulte, celle ou celui qui offre son rêve ne se dépouille pas ; sans se préoccuper d’autrui, le créateur creuse en lui-même, c’est la singularité qui offre un attrait pour les autres et cette singularité permet la rencontre pour le plaisir et la joie. Ce bonheur, cette reconnaissance des autres alimentent à leur tour le rêve premier. C’est ainsi, Marie, que les enfants se fabriquent des mondes et y vivent.

Puis ils apprennent l’obéissance au plus fort, la hiérarchie, les « règles du jeu » ; c’est celui qui a le mieux perçu l’intérêt de se faire obéir qui commande, on ne jouera plus qu’aux jeux proposés par Paul ou Fougère, on a compris, on est un peu grand, déjà.

Il y aura encore quelques sursauts, vers dix ou douze ans, avec le temps des grands et terribles bouleversements amoureux, on découvrira que l’amour est aussi violent que la mort qu’on vous impose. On entreverra alors le combat dont l’issue restera éternellement incertaine.

Et les parents s’étonnent de la gravité soudaine de leurs enfants. Lesquels ne baissent pas toujours les yeux, se mordent les poings en pleurant la nuit et crèvent d’humiliation parce qu’ils acceptent l’inacceptable par peur d’être trop seuls. Oh ! Marie, à quel prix dompte-t-on les enfants ! Quel désastre ! Les cerveaux blessés, amputés, ankylosés, les cerveaux altérés deviennent adultes.

Pourtant, dans la nuit morne de ce monde sans imagination, brasille l’esprit de tous ceux qu’on n’a pas encore pu faire plier. Je crois qu’à treize, quatorze ans, on est normalement fou, tant les idées vous bousculent, vous passent dessus comme chars d’assaut. Trop. Trop. Trop. Pas une seconde de répit. De l’intelligence qui vous déborde dans ce hiatus entre l’enfance et le vide. Ce qu’on appelle la crise de l’adolescence, c’est ce désespoir de devoir quitter le temps où la tête frissonne du plaisir d’apprendre. Allez, on sent bien son cerveau qui va se recroqueviller et ça ne se passe pas sans chagrin.

J’ai déjà dit qu’adolescente je profitais de l’amour et de l’enseignement d’une gamine de douze, treize ans. J’eus par elle, quoique confusément, cette chance de percevoir alors que la passion, la révolte et l’intelligence n’étaient qu’une même saisie du monde. Les insensés parlent de l’âge bête, sans reconnaître, les ingrats, qu’ils doivent le peu d’esprit qui leur reste à leur adolescence.

Je te regarde, toi dont la jeunesse rayonne de sagesse, Marie, mon enfant fête ; comme tu es belle, tendre et hautaine, en partance. Je n’ai aucun regret. Dès ta naissance, je savais qu’il n’y avait pas de temps à perdre, aussi t’ai-je laissée pousser au seul rythme de tes saisons intérieures ne te pressant en rien et tu grandis sans avoir connu la redoutable cassure ; déjà tu es lointaine, déjà et encore fidèle en ton amitié pour moi.

La plupart des enseignants que je connais s’agacent de ma « tolérance » à l’égard des jeunes et s’ingénient à me prouver l’étroitesse d’esprit et la trivialité de leurs élèves. C’est vrai que tous les adolescents n’ont pas des révoltes de luxe et que la plupart ont déjà été brisés en leur enfance. À priori, faire flamber un C.E.S. n’est pas en soi une manifestation de savoir-vivre. J’en conviens. Mais c’est quand même mieux que d’accepter de mourir à petit feu dans l’institutionnalisation de l’entendement. Je ne le redirai jamais assez. Je suis pour les incendiaires, contre les cadavres de tout âge.


Je demeure aussi l’enfant que j’ai été. Sans doute ai-je plus de forces physiques que je n’en avais étant petite (avec toutefois moins d’endurance pour autant que je puisse juger). C’est à peu près la seule différence. Le temps passe, je le vois bien, et je change et je reste la même ; je suis ce que je suis, mouvante. L’enfance ni l’âge adulte ne constituent des états séparés.

Je regarde comme un sot tout adulte qui se croit supérieur à un enfant sous prétexte qu’il s’en fait obéir ou qu’il lui apprend quoi que ce soit. Les oiseaux apprennent assurément aux oisillons à voler et les coyottes à chasser à leurs petits. Mais aucune bête n’est assez bête pour « éduquer en vue de ». Je laisse à plus instruit que moi de disserter sur les lois de la nature ; n’importe comment, l’éducation des enfants n’a rien de naturel et je ne fais cette allusion que pour écarter d’avance toutes les discussions du genre : « Même l’animal adulte connaît sa supériorité sur le petit qui ne sait pas. » Les serins ayant la sagesse de ne pas écrire de traités de pédagogie, j’ignore jusqu’à quel point ils se confèrent un degré de supériorité par rapport à leurs couvées. Il semblerait que seuls les humains traitent leurs enfants en inférieurs ; on est évolué ou on ne l’est pas !

Ils n’y vont pas par quatre chemins. « N’est-ce pas après la vingtième année seulement que l’homme se voue à une tâche dont l’accomplissement donne vraiment un sens, un but à sa vie ? » C’est Schmid[2] (et encore une fois tous les autres Schmid du monde) qui assène cette forte pensée. Parmi ceux qui en ricanent, je parie que beaucoup ne s’y rallient pas moins. Les jeunes sont « insensés », les jeunes ne savent pas se fixer de règles, bref les jeunes hésitent encore avant de basculer dans le dérisoire, etc., etc. Ce serait un fait de nature, en somme. On ne connaît pas encore bien la fonction du thymus, cette glande qui régresse à la fin de la puberté, mais elle ne semble pas, a priori, sécréter la trop fameuse « inconscience des enfants » ; elle permettrait plutôt de grandir, de prendre des forces. M’est avis que les violentes perturbations qui amènent le petit à taire ses désirs et accepter le pis-aller jusqu’au pire ne viennent pas d’une mystérieuse donnée biologique !

A. S. Neill assure que « l’enfant a une sagesse et un réalisme innés », on peut assurément ergoter sur le sens de chacun de ces mots mais je comprends, il me semble, ce que Neill veut dire : l’enfant sait où il en est. Toujours, même bébé, tu coïncidais exactement avec ton intention. En vieillissant, nous devenons tordus. Les quelques sages que je connais, ces gens simples pour qui oui est oui, non est non, ont gardé cette im-médiateté qu’évoque Neill et que la plupart d’entre nous ont perdue. Ce réalisme-là ni cette sagesse n’ont évidemment quoi que ce soit à voir avec l’acceptation du médiocre, j’ai dit au contraire combien l’enfant était rêveur, créateur ; il n’accepte pas le monde, il le prend. Certains vieux n’agissent pas autrement, n’ayant plus rien à faire des règles. Mais on voit alors combien ceux qui ont su aller jusque-là sont méprisés. Il n’est jamais bien vu d’être redevenu comme un petit enfant.

Je ne crois pas, je le répète, que les enfants soient supérieurs aux adultes, je dis simplement qu’en vieillissant nous multiplions les risques d’entrave sociale. Les enfants eux-mêmes ont forcément plus de chances de développer leurs capacités quand leur temps n’est pas dévoré par les servitudes scolaires. L’oisiveté, Marie, est la mère de toutes les idées. C’est parce que la peste obligea l’université de Cambridge à fermer en 1665, que Newton, à vingt-deux ans, eut tout le loisir de se promener sous les pommiers. Il fut ravi, dit-on, de pouvoir rester dix-huit mois chez lui pour réfléchir au lieu de suivre des cours.

Fred M. Echinger, à propos de Summerhill, se demande si « un enfant livré à lui-même, sans suggestion de la part de l’adulte, développe de sa propre initiative tout le potentiel qui est le sien[3] ». Echinger fait par ailleurs des critiques intelligentes au sujet d’A. S. Neill. Celle-ci cependant me semble mal fondée. N’importe quel chercheur, enfant ou adulte, profite des suggestions d’autrui. Il ne s’agit nullement, en évitant d’envoyer un gosse à l’école, de le placer dans un total isolement. À Summerhill en particulier, enfants et adultes vivant ensemble, on voit mal comment on échapperait aux « suggestions » de son entourage. Quelle étrange idée que de considérer les pédagogues non seulement comme capables mais les seuls capables de faire éclore des initiatives enfantines.

Oh bien sûr, les docteurs en sciences de l’éducation se déclarent tout prêts à « laisser se développer l’enfant », mais leur présence « attentive » reste obligatoire. J’ai toujours la même envie de sourire quand je tombe sur cette page où Schmid s’étonne du « dilettantisme excessif » des enfants qu’on n’oblige pas à travailler. Le dilettante est celui qui s’adonne à une activité par plaisir ; admire, chérie, l’incongruité du mot « excessif » et comme il révèle délicieusement le refus de considérer la vie autrement que comme le temps de l’obligation. On a le droit au plaisir, à la liberté, mais point trop n’en faut, grommellent les hommes sensés.

Cette idée traverse les modes qu’un enfant « livré à lui-même » n’est jamais qu’un petit animal. Mauvais procès ! Quand on dit « livré à lui-même », on entend « livré à la jungle ». Mais la question ne se pose pas ainsi. Quand j’écris « à lui-même », je ne sous-entends pas « à la prostitution », « aux employeurs », « aux affameurs » ni « aux autres enfants ». Je dis qu’un enfant s’appartient, qu’il a tous les droits, y compris celui de prendre de l’amour là où ça se passe au mieux pour lui, et celui d’apprendre quand ça lui chante comme apprend n’importe quelle personne, grande ou petite, ravie de faire fonctionner ses méninges. Simplement parce que c’est un plaisir profond et dont on ne se lasse pas.

En refusant de jamais mettre nos enfants à l’école, nous sommes quelques-uns à affirmer, au vu et au su de tous, que nous croyons aux infinies possibilités des êtres lorsqu’on ne les force pas à ingurgiter n’importe quoi.

Que jouent les enfants, qu’ils fassent l’amour et soient amoureux ! Qu’on cesse de les emmerder avec d’insensés apprentissages qu’ils ne réclament pas ! Les gosses ont besoin par-dessus tout qu’on les laisse tranquilles. Parce qu’ils sont malades. Pour paraphraser quelqu’un que j’ai cité ailleurs, je ne laisserai dire à personne que l’enfance est le plus bel âge de la vie. Les petits ont des terreurs fracassantes, de nombreux et très graves soucis, des dépressions. Mon respect pour eux, je l’avoue, vient en grande part de ce que je les trouve très dignes, étonnamment courageux face à tout ce qui les menace et dont ils ont terriblement conscience. On doit leur laisser le temps de se remettre de ce qui a suivi leur naissance. Certains adultes aussi ont dans les yeux le même étonnement devant cette vie ; il va de soi que par enfant, j’entends toute personne encore très proche de sa venue au monde. L’âge n’a rien à y voir.


Tu sais bien que je n’idéalise pas les enfants, il y a autant de jeunes cons que de vieux cons (même si la démesure chez certains adolescents peut paraître séduisante) et je me répéterai une fois encore en disant qu’il y a chez les jeunes autant de jeunes que de vieux, de toute façon.

Fernand Oury, critiquant une enquête que j’avais faite sur les lieux anti-scolaires, dit que l’adulte doit assumer de faire la loi (Oury est membre de l’École freudienne de Paris). Il parle d’Ivan qui, dans un internat de débiles, sodomise allégrement les petits qu’il terrifie ; il raconte aussi comment une classe de perfectionnement vote à l’unanimité moins une voix (celle d’Oury) la mort de Guy l’infernal. J’ai lu Sa Majesté des Mouches et Les Désarrois de l’élève Törless ; dans ces livres comme dans l’exemple de la condamnation à mort citée par Oury, les mômes respectent les règles de leur société. Qui a appris à voter à ceux qui décident de jeter Guy à la Seine ? Qui leur a enseigné les règles de la « démocratie » ?

Cruels, les enfants le sont dès qu’ils sont en société, dès qu’ils comprennent que la société s’oppose à l’individu. Pourquoi Oury s’effare-t-il de cette condamnation à mort ? Il devrait traîner un peu dans les bistrots ; ses mômes ne sont pas des procureurs pires que la plupart des Français.

Ivan sodomise les plus faibles. Il y a en France huit Ivan adultes par jour qui violent. Et la loi n’y change rien. Tous les assassinés, torturés, dépouillés l’ont été alors que la loi interdit d’assassiner, de torturer, de dépouiller. La loi, Fernand Oury, n’est rien, absolument rien face au désir de la transgresser. La loi ne joue son rôle inepte que pour celui qui n’a pas envie de l’enfreindre.

On ne peut interdire à un enfant ni à un adulte de nuire (on peut s’en protéger, on peut aussi vivre dans des conditions telles que ceux qu’on fréquente n’aient pas envie de nous nuire, etc.). Je ne tiens pas à m’égarer ici sur ce qu’est le crime ni la sanction dans notre société. Je voulais simplement redire que je ne croyais pas à un enfant édénique. Nous qui réclamons qu’on fiche la paix aux mioches sommes accusés d’être « rousseauistes » par des gens qui n’ont jamais lu Rousseau. On nous inculpe d’optimisme (le grand crime d’aujourd’hui), on insinue que nous voulons « protéger l’enfant » des influences de la société et le laisser se déployer « naturellement ».

Or, le plus nigaud d’entre nous (nous, les accusés) a compris quand même que si le petit n’est pas abandonné à sa naissance sur le trottoir, pour être au mieux recueilli par une louve, au pire par l’Assistance publique, il a de fortes chances de vivre dans un milieu familial ou para-familial vraisemblablement socialisé. « L’homme est né libre » mais pas l’enfant.

Quelque sympathique que m’apparaissent souvent les instituteurs de Hambourg, je constate que personne parmi les insoumis que je fréquente n’aurait l’idée d’affirmer comme eux que « l’homme est bon ». Entre eux et nous quelques guerres et quelques révolutions par-ci par-là, mais aussi la psychanalyse et l’informatique qui n’incitent pas à une heureuse confiance en l’homme. Nous n’avons pas trop de raisons d’être contents du monde qui se dessine, mais personne (Rousseau non plus) ne préconise un retour à l’« état de nature » (lorsque l’homme n’est qu’un animal) ni même à l’« état sauvage » qui suit. Et puis Rousseau sait, aussi bien que n’importe qui, que « bon » ou « méchant » n’a de sens que par rapport à la morale donc à la socialité que nous critiquons. Le prétendu « bon » sauvage n’est pas « bon », il est tranquille.

Cependant, il est consternant de voir que ceux qui nous accusent de « rousseauisme », exprimant par là leur mépris pour un philosophe qu’ils trouvent un peu vieux, n’arrivent jamais à dépasser Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme. » Oury n’est pas le seul à défendre cette idée de nécessité d’un pouvoir fort, voire absolu, seul capable d’assurer la sécurité par la force contre les vilains sadiques.

Et toujours, à nous qui refusons les rapports sociaux imposés, on oppose conjointement : « L’homme n’est pas fait pour vivre seul » et : « Les hommes ne peuvent que s’entre-tuer s’ils ne sont pas tenus en laisse. »

Marie, ils sont fatigants, ces gens bornés, n’est-ce pas ? Nous avons choisi de vivre en entrant dans des relations d’individu à individu. Pourquoi y serions-nous méchantes, puisque nous ne les créons que pour notre plaisir ? Petits et grands, si nous voulons jouir de l’existence des autres, nous ne pouvons que travailler à sortir de la gangue des obligations qui nous enveloppe dès la naissance.


Nous n’avons pas si souvent l’occasion de mettre en parallèle Freud et Alexandre Dumas, aussi profitons-nous d’une de leurs constatations communes pour remarquer que Dumas se risque ici plus loin : « La plupart des enfants sont intelligents et la plupart des adultes sont des imbéciles. Cela doit tenir à l’éducation. »

La raison en est, disais-je, que l’enfant n’a pas encore eu le temps d’avaler toute la socialisation. Ce à quoi le système scolaire s’efforce de remédier car personne ne conteste que ce qu’on apprend à l’école peut s’apprendre ailleurs, seulement « ça gagne du temps », ça raccourcit l’enfance tout en allongeant la phase de l’irresponsabilité. L’école permet de gober en un minimum de temps le maximum de couleuvres. Un concentré inégalable !

  1. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, op. cit.
  2. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, op. cit.
  3. Pour ou contre Summerhill, Petite bibliothèque Payot, 1978.