Instantanées

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Ollendorff (p. 273-277).


Instantanées


Il y a, rue de la Roquette, deux haies de lumières, et au-dessous, deux traînées de lueurs perdues dans le brouillard, double illumination pour une montée sanglante. La brume rouge s’accroche aux réverbères et s’épand en auréole. Un carré s’ouvre au milieu des hommes, limité par les formes noires des sergents de ville ; plus loin des arbres maigres, une porte sinistrement éclairée, où on sent une voûte ; au fond, des fenêtres voilées de vapeur, avec des chandelles allumées — et de la foule encore, ruée en avant sous les piétinements des chevaux. En face de la porte, un bec de gaz, au bout de la place, près de cavaliers démontés, à la tête de leurs chevaux, enveloppés de manteaux ; et la flamme éclaire vaguement ce qui semble deux piliers de cuivre rouge, ronds, surmontés d’une boule brillante, avec au-dessous une tache pâle.

Ceci est dans un rectangle de barrières où s’appuient des rangées d’hommes ; et, près de la machine, des ombres s’agitent. Deux fourgons étranges, percés d’œil-de-bœuf et de fenêtres carrées, l’un contre l’autre en travers ; l’un a voituré le couperet, l’autre va voiturer l’homme. Puis des bras dressés, les points rouges des cigares, des collets de fourrure éparpillés çà et là. Tout est plongé dans une nuit humide.

Tombant du ciel, une lumière grise s’étend graduellement, dessine une ligne de faite aux toits, des figures blêmes aux gens, découpe les barrières, enlève les gendarmes collés à leurs chevaux comme des ombres, pétrit le relief des fourgons, creuse les enfoncées des portes, fabrique avec les piliers de cuivre des rainures larges, avec la tache pâle un outil triangulaire luisant coiffé d’un bloc sombre piqué de trois points blancs, avec la boule brillante une poulie d’où tombe une corde, crée autour de cela des montants sanguinolents, montre près de terre une planche oblique et deux demi-lunes écartées. Les gendarmes montent à cheval. Les sergents de ville se tassent. On voit errer les pompons rouges des gardes municipaux.

« Sabre… main ! » Les rayons blancs jaillissent d’un cliquetis de fourreaux, la porte tourne sur ses gonds, et l’homme apparaît, livide, entre deux taches noires. Chauve, le crâne poli, la face rasée, les coins de la bouche enfoncés comme ceux des vieillards de maison centrale, la chemise largement découpée, une veste brune sur les épaules, il marche hardiment ; et ses yeux vifs, inquiets, scrutateurs, parcourent tous les visages ; sa figure se tourne vers toutes les figures avec un mouvement composite qui semble fait de mille tremblements. Ses lèvres sont agitées ; on dit qu’elles marmottent : « La guillotine ! la guillotine ! » Puis, la tête inclinée, les yeux perçants fixés droit sur la ligne de la bascule, il avance comme une bête qui tire la charrue. Soudain, il heurte la planche, et de sa gorge s’élève une voix grêle, aigre, comme un tintement fêlé, avec une note montante, aiguë, sur le mot assassin deux fois répété.

Un battement sourd ; une manche de redingote avec la marque blanche de la main sur le montant gauche de la guillotine ; un choc flou ; une poussée de gens vers la fontaine sanglante qui doit gicler ; le panier brun luisant jeté dans un des fourgons ; trente secondes à tout cela depuis la porte de la prison.

Et, par la rue de la Roquette, roulant à fond de train, la voiture de l’abbé Faure en tête, puis deux gendarmes, le fourgon dévale, trois gendarmes en queue ; sur les trottoirs, les mauvaises figures sont massées, tournées vers la chevauchée, avec des filles en cheveux qui ricanent. Les trois gendarmes, reîtres de la guillotine, trottent vers l’avenue de Choisy, le bicorne penché en avant, laissant voler au vent le pan du manteau, avec ses retroussis rouges — jusqu’au champ des navets, au nouveau cimetière d’Ivry. Un trou oblong, creusé dans la terre glaise, des tas de boue jaune, gluante, rejetés autour, bâille parmi l’ivraie verte : sur la crête du mur, jambe de-ci de-là, une rangée d’êtres humains, coiffés de casquettes, attendent le panier.

Le fourgon s’arrête ; on tire le corbillard d’osier brun ; on pose dans une boîte de bois blanc un homme sans tête, qui a les mains nouées, pâles comme de la cire transparente, avec l’intérieur tourné en dehors ; on ajuste une tête, la figure levée vers la lumière, exsangue, les yeux fermés, avec des meurtrissures noires, un caillot sombre au nez, un autre au menton. Cette tête est plantée contre un dos, sur lequel s’ouvrent des mains ; et lorsqu’on cherche la pointe des pieds, on trouve les talons. Il y a là-dessus des flaques de sciure.

Des hommes clouent sur la boîte un couvercle de bois blanc, aux arêtes vives ; il y a de l’horreur à se rappeler les caisses de biscuits, et sur ce sapin on lit en lettres noires maculées : Prix 8 francs. Le coffre dans le trou, on y jette de la terre glaise ; c’est fini.

Les sous-aides du bourreau vont boire en face une bouteille de vin blanc ; il y a là un jeune homme qui a des yeux de velours, des mains rouges, un air froid et modeste, et qui a monté la guillotine. Il y a les conducteurs du fourgon, que rien n’étonne plus. Il y a un gros homme, avec un dolman d’astrakan de laine noire, qui soulève depuis vingt-six ans les têtes des décapités ; et quand on lui demande si, le couteau tombé, il y a de la vie dans ces membres, il y a du sentiment dans ces têtes, il fait gondoler du doigt l’enveloppe bleue d’un paquet de biscuits, et dit : « Je ne sais pas ; je n’ai jamais rien vu remuer : dans les grands froids la peau de la tête, le cuir chevelu, se trémousse comme ça… »