Intérêts de la France dans l’Océanie

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DES
INTÉRÊTS FRANÇAIS
DANS L’OCÉANIE.

Les questions que semblaient pouvoir susciter nos établissemens nouveaux dans l’Océan Pacifique ont perdu une partie de leur importance depuis les explications échangées dans les deux chambres du parlement anglais. Le cabinet britannique n’élève aucune objection contre l’occupation des îles Marquises et des îles de la Société ; il reconnaît pleinement le droit de la France d’étendre son système de colonisation par tous les procédés conformes aux règles du droit des gens ; il ne réclame, en faveur de ses nationaux, que le respect de principes inviolables et sacrés, auxquels la France ne pourrait porter la plus légère atteinte sans se mettre elle-même en contradiction avec ses lois fondamentales.

Les déclarations de sir Robert Peel et de lord Aberdeen ne nous ont pas surpris. Des motifs généraux, sur lesquels il est inutile d’insister, ne permettaient pas de croire que le cabinet français se fût exposé, pour un intérêt fort secondaire, à des difficultés sérieuses, systématiquement écartées depuis deux ans au prix de sacrifices plus pénibles. Un gouvernement qui eût couru le plus léger risque d’altérer ses bons rapports avec l’Angleterre pour conquérir Nukahiva et pour exercer un protectorat à Papiti, après avoir abandonné l’Orient et l’Espagne à l’ascendant de son allié, n’eut pas été seulement le plus téméraire des pouvoirs, il en aurait encore été le plus insensé. Il y avait donc certitude morale que les entreprises de l’amiral commandant notre station dans la mer du Sud ne feraient naître aucune complication diplomatique, et que, si des clameurs étaient poussées par certains organes de la presse anglaise et dans quelques meetings religieux, le gouvernement prudent et habile que dirige sir Robert Peel ne s’associerait point à ces violences et à ces injures.

Ce gouvernement poursuit d’ailleurs à cette heure même près de la France des négociations dont l’issue le préoccupe trop vivement pour qu’il se laisse entraîner par les déclamations de quelques énergumènes. Lorsqu’on croit entrevoir la possibilité d’ouvrir enfin le marché français à la fabrique anglaise, lorsqu’on médite et qu’on espère l’asservissement industriel de l’Espagne, on ne se détourne pas de ces grands et hardis desseins pour prêter l’oreille aux cris d’Exeter-Hall, et prendre fait et cause pour le roi Yotété ou la reine Pomaré-Vahine.

Cette conduite mesurée s’explique d’ailleurs par le caractère précaire et peu menaçant de nos futurs établissemens coloniaux, et plus encore peut-être par les négociations auxquelles il est naturel de supposer qu’ont donné lieu des faits antérieurs peu éclaircis jusqu’à ce jour. Disons-en d’abord quelques mots.

On se rappelle qu’aux derniers mois de 1839 de grands projets de colonisation avaient été conçus pour la Nouvelle-Zélande. Le concours du gouvernement français dans cette opération est devenu plus manifeste encore depuis que la récente discussion de la loi des comptes a révélé au public le genre d’assistance donné aux colons embarqués à Nantes et à Bordeaux[1]. C’était une prise de possession qu’on entendait évidemment consommer, c’était un établissement politique et militaire qu’on se proposait de fonder à la presqu’île de Banks.

Mais l’Angleterre savait tout ce que renferme de richesse et d’avenir ce sol fertile et salubre, et ses navigateurs comme ses missionnaires lui avaient depuis long-temps révélé l’importance de cette position maritime. Elle hésita d’abord à prendre possession officielle d’un vaste territoire sur lequel elle ne pouvait faire valoir aucun titre de priorité de découverte, de cession ni de conquête. On sait en effet que la Nouvefle-Zélande, visitée au commencement du XVIIe siècle par des marins hollandais, est divisée en une multitude de peuplades distinctes, sans aucun lien même nominal, et qu’aucun chef n’est en mesure de consentir un transfert quelque peu spécieux de souveraineté sur l’une ou l’autre des deux grandes îles. Cependant cet obstacle n’arrêta pas le capitaine Hobson, envoyé sur les lieux dans le cours de 1839, avec mission de négocier des achats partiels de territoire dans le but de faciliter la création de quelques établissemens agricoles. Apprenant qu’une expédition française était sur le point d’arriver, et vingt-jours seulement avant le débarquement de nos colons dans la baie des îles, Hobson proclama audacieusement la souveraineté de l’Angleterre sur toutes les terres et îles adjacentes. La hardiesse de cette mesure, prise en violation flagrante du droit international comme de celui des indigènes, fit un instant reculer le cabinet britannique. Mais ce gouvernement ne désavoue guère les agens qui, dans les circonstances difficiles, confessent énergiquement la puissance de leur patrie. L’opinion publique était vivement excitée par les organes d’une compagnie à la tête de laquelle se trouvaient placés des capitalistes et des hommes parlementaires. Le sentiment religieux, si puissant sur cette grande race anglaise, venait d’ailleurs de s’éveiller au récit de la visite pastorale récemment faite par l’évêque d’Australie aux missionnaires épiscopaux établis sur quelques points de ces côtes abandonnées[2]. Enfin, dans la douloureuse période écoulée entre le traité du 15 juillet et la convention des détroits, la France n’était pas en mesure de poursuivre aux extrémités du monde le redressement d’un grief qui affectait son honneur plus que ses intérêts. Toutes ces circonstances déterminèrent le cabinet de la reine Victoria à faire un pas nouveau dans cette voie d’agrandissement colonial, qui est bien moins, depuis un siècle, le résultat d’un système que la conséquence de pressantes nécessités. Ainsi, la Nouvelle-Zélande fut solennellement proclamée colonie de la couronne, partie intégrante du domaine britannique, et siége d’une église épiscopale. Depuis 1841, des ventes de terre considérables s’y opèrent chaque année au compte du gouvernement, et la ville de Wellington s’élève comme par enchantement sur ces rivages où la France n’abordera plus désormais sans trouver un souvenir de Waterloo. La question de souveraineté a donc été tranchée, malgré des réclamations qui n’ont pu manquer d’être pressantes et les négociations encore pendantes indiquées par M. le ministre des affaires étrangères dans la discussion des comptes de 1840[3] ne peuvent désormais porter que sur les personnels de nos colons et la sécurité de leurs propriétés particulières. Nous ne concevons à cet égard nulle inquiétude ; nous sommes aussi rassurés que les Anglais ont droit de l’être pour ceux de leurs compatriotes que les hasards de leur vie ou le dévouement religieux ont conduits dans les deux archipels sur lesquels flotte en ce moment le drapeau français.

Dans le cours de ces transactions, le gouvernement britannique, pour désintéresser plus facilement le nôtre, a sans doute déroulé plus d’une fois devant lui la carte de ces terres innombrables que la Providence a semées sur une ligne de deux mille lieues entre l’Amérique et l’Asie, comme autant de stations inoccupées pour le commerce et la civilisation de l’Europe. Il lui a montré, au-delà de ces grandes terres désormais et à toujours anglaises, les archipels des Amis, des Navigateurs, de la Société, de Gambier, des Marquises, toutes ces belles îles de corail, les dernières œuvres de la création, les plus brillantes perles de sa couronne, terres vierges et parfumées, qui ont échappé jusqu’à ce jour au contact et à la domination du vieux monde. Il nous aura lui-même conviés à nous faire une part dans ce partage. Lorsque, par ses soldats, ses marins, ses missionnaires et ses convicts, l’Angleterre s’est rendue maîtresse des Indes et des principales terres australes ; lorsqu’elle s’est ouvert la Chine, et s’est choisi d’inexpugnables positions dans toutes les mers ; quand elle subit, sinon sans mécontentement, du moins sans murmure, la présence de la Hollande à Java, à Sumatra, à Bornéo et dans les archipels indiens, celle de l’Espagne aux Philippines et aux Mariannes, elle aurait assurément bien mauvaise grace à s’inquiéter de quelques établissemens formés par nous à l’extrémité de la Polynésie. Si c’est à cette condition que l’Angleterre a terminé l’affaire de la Nouvelle-Zélande, personne ne niera qu’elle n’ait été bien inspirée. (Elle sait fort bien que nos colonies océaniennes seront des stations toutes pacifiques, de purs comptoirs renforcés que nous ne songerons jamais à organiser pour la guerre. Ce n’est pas entre les côtes du Japon et celles de la Californie que la France concentrera ses forces et ses ressources en cas de lutte maritime. Lorsqu’il ne lui a pas été donné de conserver à l’entrée de la mer des Indes, l’île inexpugnable qui porte son nom, elle n’épuisera pas follement ses finances pour préparer de faciles conquêtes à la puissance qui règne à Canton comme à Calcutta, et qui a jeté la chaîne sur toutes les mers du globe. Elle gardera toute son énergie pour l’attaque, et ne la dépensera pas stérilement dans une résistance lointaine et impossible. S’il est de son devoir de maintenir en état de défense ses colonies des Antilles, c’est parce que leur population est d’origine française, et qu’à ce titre elle a un droit imprescriptible à la protection de notre drapeau. Mais personne, du moins nous le supposons, n’imaginera d’appliquer au fond de la Polynésie le régime caduc qui expire dans l’Atlantique, et de transporter une population européenne à Taïti, à Cimeo, à Raiatea, à Nukahiva, et dans les chétifs îlots qui en dépendent ; personne ne consentirait à recommencer le pacte colonial, et à préparer gratuitement à nos neveux des embarras analogues à ceux contre lesquels nous luttons à si grand’peine. Le gouvernement ne le veut pas, les chambres le voudraient bien moins encore.

La conquête et la civilisation de l’Algérie suffit pour tout le cours de ce siècle à nos efforts et à notre force d’expansion. Jeter un pont sur la Méditerranée, le faire franchir à nos mœurs, à notre langue, à notre foi, asseoir le christianisme et le génie français à l’autre côté du bassin qu’enlacent la côte d’Afrique et celle de Provence, recommencer et développer l’œuvre romaine, c’est là une tâche que la Providence nous a imposée par une glorieuse fatalité, et qu’elle nous interdit de cumuler avec une autre. Dans l’ordre des desseins de Dieu, l’ouverture de l’Afrique est une aussi grande chose que celle de la Chine, et la France, chargée d’initier à la vérité religieuse et à la vie sociale ces populations innombrables, n’a rien à envier à l’Angleterre. Si elle accomplit un jour cette mission, elle aura fait pour l’humanité plus que tous les peuples connus. Le théâtre de ses efforts comme de ses intérêts est là plutôt que dans l’Océan Pacifique.

Si nous applaudissons, si l’opinion publique applaudit avec nous aux deux entreprises menées à bonne fin par M. le contre-amiral Dupetit-Thouars, avec l’approbation et probablement aussi sur l’initiative du cabinet, c’est que ces entreprises ne sortiront pas, nous l’espérons, des bornes étroites où la prudence prescrit de les circonscrire sous le rapport militaire et financier. Les observations pleines de sens et de portée faites par M. le ministre des affaires étrangères à propos de l’occupation de Nosse-Bey ont rencontré dans la chambre une approbation générale, et sont le meilleur gage des vues prévoyantes du gouvernement. Préparer des points de ravitaillement et de relâche pour nos bâtimens de guerre, et surtout pour nos baleiniers, augmenter peut-être ainsi le nombre de ceux qui tenteront la pêche du cachalot, cette grande école de l’homme de mer, voilà la conséquence la plus heureuse de notre double établissement. La faible population de ces deux archipels, chaque jour diminuée par son contact avec la race blanche, ne permet pas de les envisager comme un marché de quelque importance. Personne n’ignore que ni l’un ni l’autre n’est placé sur la route commerciale de l’Amérique à la Chine et aux Indes, qui d’ordinaire se maintient au nord jusqu’à la hauteur des îles Sandwich pour se diriger ensuite vers le continent asiatique par le travers des Mariannes ou des Carolines ; chacun sait enfin que les îles Marquises et celles de la Société n’acquerront une valeur réelle comme station maritime que par l’exécution certaine, on peut le croire, mais assurément fort éloignée, du canal de Panama.

Il n’y a donc pas là pour la France un intérêt matériel d’une grande valeur ; car quelques kilomètres de terrain mis en culture au pied de l’Atlas ont pour sa puissance politique et militaire, plus d’importance que les îles reculées qu’elle s’est conquises. Et cependant cette conquête est en soi un grand évènement, et cet évènement modifiera d’une manière profonde les destinées de l’humanité elle-même. C’est qu’il y a dans le monde autre chose que de la politique, de l’industrie et du commerce, quelque bruyante possession qu’ils affectent en prendre, quelque dictature qu’ils croient y exercer ; c’est qu’aux temps où les intérêts affichent le plus hautement la prétention de gouverner les sociétés, ils sont eux-mêmes les aveugles instrumens des plans divins qui leur échappent. Si les voies de la Providence sont moins lumineuses et plus cachées, le travail de Dieu sur l’œuvre de la création ne se poursuit pas de nos jours avec moins de suite et moins de puissance. Pendant que notre société démocratique semble se changer en un vaste rucher de laborieuses abeilles, il s’opère dans son sein un mouvement qui, pour échapper aux regards distraits de l’indifférence et de la foule, n’a ni une moindre réalité ni une portée moins sérieuse. Jamais peut-être la sève chrétienne ne circula plus abondante et plus énergique dans les profondeurs de la société française que sous l’épaisse couche de glace qui en dérobe le cours mystérieux. On étonnerait assurément la plupart des hommes qui croient connaître le mieux l’époque contemporaine, si on leur montrait dans leurs réalités intimes les œuvres de la foi et de la charité dans cette seule ville de Paris, dont la vie semble s’écouler tout entière au milieu du bruit, des affaires et des plaisirs ! Que diraient-ils s’ils savaient qu’il y a aujourd’hui dans la capitale des associations de prières et d’œuvres saintes plus nombreuses peut-être qu’au moyen-âge ?

Que diraient les chefs de tous les partis, de toutes les factions, de toutes les écoles philosophiques, si on les invitait à percevoir sou à sou une rente annuelle de 3 millions, sur leurs partisans ou sur leurs disciples ? Aucun, assurément, ne tenterait une telle expérience, et ce serait sagesse. Il est pourtant réalisé ce miracle de dévouement et de foi populaire ; il est réalisé au prix de cinq centimes par semaine, et cette association, la plus nombreuse assurément qui soit au monde, a pour organe l’un des écrits les plus saisissans et les plus dramatiques de ce temps-ci, les Annales de la propagation de la foi[4]. Dans une de nos villes de province, quelques hommes conçoivent un jour la pensée de s’associer pour apporter l’obole de leur charité à la plus grande œuvre qui ait été entreprise sous le soleil, la conversion de tous les peuples au christianisme, l’union de toutes les civilisations et de toutes les races au sein d’une même église et d’une même foi. Reprendre l’œuvre de François-Xavier, rentrer en Chine, à Siam, au Tong-King, pour y rechercher les traces des premiers martyrs, préparer un hardi retour au Japon, où le XVIIe siècle avait vu disparaître une jeune et belle chrétienté noyée toute entière dans son sang, lutter par l’austérité du dogme et l’immutabilité de la hiérarchie contre ces myriades de sectes dissidentes que la politique autant que le dévouement, l’industrialisme autant que la foi, jettent et entretiennent à grands frais sur tous les continens conquis à l’Angleterre, sur tous les rochers auxquels elle a rivé les mailles du réseau qui enlace le monde, quelle entreprise d’une réalisation plus improbable, d’une témérité plus apparente ! Cette pensée, cependant, était à peine née à Lyon, que déjà elle embrassait la France entière, et par la France l’Europe, et par l’Europe le monde.

Aujourd’hui cette ville est le siége d’une association qui compte plus d’un million de membres dans son sein. Cette association, que plusieurs de nos lecteurs entendent peut-être nommer pour la première fois, est appelée à apprécier chaque année les besoins de toutes les chrétientés de l’univers ; elle consacre plus de 600,000 fr. à maintenir dans l’Orient l’influence catholique ; inséparablement unie à celle de la France ; ses secours nourrissent dans l’Inde de pauvres évêques dont la considération ne s’affaiblit pas plus que la foi devant l’opulence d’églises rivales ; elle envoie au Maduré, en Chine, en Cochinchine, Siam, en Tartarie, le morceau de pain destiné à prolonger la vie des confesseurs qui attendent à la cangue l’instant de livrer leur dernier combat. Cette association communique avec toutes les parties du globe, et chaque jour lui arrivent, d’au-delà des mers, des vœux, des prières, des souvenirs sanglans et bénis de quelque lointain martyr. Elle est présente à la fois dans les grandes solitudes américaines et sur les ruines des empires de l’Asie ; vous la voyez soutenir en même temps de ses dons l’église renaissante d’Afrique, qui rapporte triomphalement à Hippone les restes d’Augustin, et l’église du Tong-King, aujourd’hui baignée dans le sang de ses catéchistes et de ses prêtres. Quatre congrégations françaises, celles des Missions Étrangères, des Lazaristes, de Picpus et des Maristes, fournissent pour cet immense et redoutable apostolat une masse de sujets sans cesse croissante. L’église devient plus féconde à mesure que s’élargit le champ de ses conquêtes, et l’ouverture de la Chine éveille en son sein de profondes sympathies, d’ardentes et mystérieuses espérances. Je voudrais connaître une autre pensée en mesure d’unir à ce point les intelligences et les ames, et de couvrir ainsi le monde des rameaux d’une végétation soudaine ; je voudrais qu’on m’indiquât en ce temps-ci une association quelconque dont le nom pût être cité après celui de l’association populaire pour la propagation de la foi !

Je respecte profondément le caractère et les vertus qu’ont développés de nos jours les communions religieuses séparées de l’unité romaine ; j’accepte de grand cœur leur concours pour atteindre le but du développement intellectuel et social de l’humanité tout entière ; mais ce n’est pas injurier les membres des églises protestantes que d’adresser à la réforme le double défi de faire jamais ou des sœurs de la charité ou des missionnaires apostoliques dans la véritable acception du mot ; ce n’est pas la calomnier que de lui dénier la plénitude de cet esprit de sacrifice contre lequel elle a été une solennelle réaction, et de constater que, par la suppression du célibat religieux, elle a substitué la prudence humaine à ce que le catholicisme appela toujours et appelle encore la folie de la croix.

Le protestantisme anglo-américain a essayé sans doute des missions et beaucoup : il est travaillé d’un besoin trop sincère d’améliorer le sort de l’espèce humaine pour n’avoir pas tenté de mettre à profit et l’immense puissance politique dont il dispose dans les deux mondes, et les sommes presque incroyables recueillies pour cet objet des mains de l’aristocratie la plus riche de l’univers. Quelles conquêtes ont faites pourtant les agens de ces sociétés si puissantes dans les pays même que leur gouvernement domine ? quelles populations ont-ils préparées au baptême de sang ? à quelles persécutions leur œuvre a-t-elle jamais résisté ? Les missions protestantes ne sont et ne peuvent guère être autre chose que des oasis de civilisation au sein de la barbarie, des fermes modèles exploitées par des ménages joignant à l’exemple de leurs vertus privées celui d’un savoir agricole ou industriel fort recommandable. On entre dans les missions anglaises à peu près comme dans les consulats, pour se créer loin de sa patrie une position indépendante, et pour transmettre à ses enfans l’héritage de ses services ; il n’y a rien là, rien absolument de cette ardeur dévorante qui jette le jeune prêtre catholique, seul et sans autre appui qu’une croix de bois, sur ces terres où la mort l’attend, où il l’appelle avec une inexprimable impatience comme le couronnement prévu de ses travaux, le terme de ses plus chères espérances.

Et cependant le cœur de l’homme est ainsi fait que la folie de l’un est mille fois plus puissante sur les peuples que la prudence de l’autre. Il est démontré par une expérience réitérée qu’une mission protestante n’a jamais pu se maintenir en face d’une mission catholique sans attenter à la liberté de celle-ci. Entre le dévouement qui fait les docteurs et le dévouement qui fait les martyrs, la lutte est trop inégale ; les établissemens subventionnés par les sociétés bibliques ne peuvent donc subsister qu’en restant seuls maîtres du terrain. Pour eux, la concurrence est impossible, et la liberté serait la mort. Ceci est confessé si loyalement par tous les missionnaires épiscopaux et méthodistes, qu’aucune contestation sérieuse n’est à craindre sur ce point. On comprend donc toute la portée de la question qu’a fait surgir l’établissement imprévu d’une grande puissance catholique au centre même des missions protestantes de la Polynésie. La liberté substituée à Otaïti au monopole religieux et à l’omnipotence politique et commerciale des ministres wesleyens, la concurrence organisée sous des lois égales pour tous, ce n’est rien moins que la cinquième partie du monde évidemment perdue pour la réforme et prochainement conquise par le catholicisme. Jamais conséquence ne fut pour nous plus incontestable, et jamais nous n’avions trouvé moins d’intérêt à la déguiser.

Le protestantisme, impuissant aux Indes, avait jusqu’à ces derniers temps respecté les lois terribles qui écartaient le christianisme du territoire du céleste empire. L’Océanie restait donc seule comme un théâtre privilégié pour les exertions de ses missionnaires. Ceux-ci ont rendu, depuis les premières années de ce siècle, à ces populations infortunées, des services que nous sommes loin de méconnaître : ils les ont arrachées à l’antropophagie et à cette dissolution qui semble le terme extrême de la barbarie, aussi bien que de la civilisation ; ils ont installé les croyances, les besoins et les lois de l’Angleterre dans quelques archipels de ces mers ; mais, tous les voyageurs le reconnaissent, la transition n’a été ni ménagée, ni prudente, et ces jeunes populations, tombées soudain sous la domination absolue d’un méthodisme rigide et d’une foi sans poésie, sont atteintes aux sources même de leur vie. Un marasme profond les prédispose à une sorte d’incurable rachitisme, et une incompatibilité chaque jour plus profonde se révèle entre le génie de ces peuples enfans et la raideur de leurs instituteurs religieux et politiques.

Les prodiges opérés, aux îles Gambier, par quelques prêtres de la maison de Picpus, jetés sans secours sur les côtes, voici douze ans à peine, contrastent avec le tableau que les marins de toutes les nations ont tracé des missions wesleyennes à Sandwich et aux îles de la Société. À la dépopulation imminente d’Otaïti les missionnaires français opposent l’état florissant de celle de Mangavera, cette fille aînée du catholicisme en Océanie, ce Paraguay de la Polynésie orientale. Aussi n’est-il sorte de persécution que les agens des sociétés bibliques n’aient infligé aux missionnaires et aux néophytes de l’église rivale. Depuis que la convention de l’amiral Dupetit-Thouars pour le protectorat de Taïti est connue, il n’est pas un organe de la réforme, quelle que soit d’ailleurs la libéralité habituelle de ses principes, qui ne soutienne cette thèse étrange que dans l’Océanie les missionnaires méthodistes ont usé d’un droit incontestable en interdisant aux faibles gouvernemens qu’ils dominent la faculté de recevoir sur leur territoire les prêtres catholiques, en prescrivant au roi de Sandwich, comme à la reine d’Otaïti, l’expulsion immédiate de ces malheureux et l’extirpation du culte romain par tous les moyens dont ils disposent. On reste confondu en lisant des déclarations aussi nettes, et l’on croit rêver lorsque l’on trouve, par exemple dans le Semeur, inspiré par le principe du libre examen, des doctrines que le principe d’autorité ne rendrait à coup sûr ni plus acceptables en elles-mêmes, ni moins imprudentes dans leurs manifestations.

Le gouvernement anglais s’est peu ému de notre acquisition récente : nous avons dit pourquoi. Il n’a pas porté un intérêt direct à ses missions étrangères à l’épiscopat de l’église établie, et a laissé faire à Taïti ce qu’il ne permettrait à coup sûr ni à la Nouvelle-Zélande, ni à la Nouvelle-Guinée. Cependant, si le pouvoir est resté calme, le fanatisme s’est agité : les portes de Somnauth ont trouvé leur pendant dans le traité de l’amiral Dupetit-Thouars. Des meetings se tiennent ou se préparent sur tous les points du royaume uni, des prières publiques sont prescrites, des brochures populaires sont répandues, et d’horribles imprécations s’élèvent contre le catholicisme et contre la France. Ce n’est pas qu’on s’inquiète du sort des missionnaires méthodistes. On sait fort bien que le traité d’occupation garantit de la manière la plus formelle le respect des propriétés et la liberté de prédication ; mais c’est cette liberté même qu’on ne craint pas de présenter comme le plus odieux attentat contre le droit des gens et la civilisation. Les protestans d’Angleterre et, nous avons regret d’ajouter, les protestans de France, donnent, dans cette affaire, un déplorable exemple d’intolérance ; ils rendent nécessaires des révélations qui importent désormais à la politique et à l’histoire.

Que s’est-il passé à Sandwich et à Taïti depuis dix ans ? Quels attentats contre la justice et l’humanité ont imposé au gouvernement français l’obligation d’exiger enfin des réparations ? Il est utile que le pays le sache pour comprendre de quel côté sont les griefs, pour être fixé sur la nature et la légitimité de ses droits.

Ce fut en 1827 que deux missionnaires catholiques abordèrent pour la première fois à l’archipel de Sandwich. Ils trouvèrent ce pays dominé par les méthodistes, dont le chef, nommé Bingham, exerçait sur les populations un despotisme incroyable. Lois politiques et religieuses, règlemens de morale, d’administration et de commerce, impôts, ventes et cultures, tout émanait des missionnaires, qui avaient constitué, sous le nom de kumucks, ou maîtres d’écoles brevetés, un corps auquel appartenait exclusivement le maniement des affaires publiques. Cependant, les progrès du catholicisme furent rapides et les conquêtes de MM. Bachelot et Short, le premier de la maison de Picpus, le second prêtre irlandais, alarmèrent bientôt les dominateurs du pays. Ceux-ci n’hésitèrent pas à les faire arracher de leur domicile malgré les énergiques protestations des consuls d’Angleterre et d’Amérique, et à les faire déporter, à la fin de 1831, sur une côte déserte de la Californie, qu’ils atteignirent après les plus grands périls. Apprenant qu’un changement était survenu dans le gouvernement de ces îles par la mort de la reine Kaahumanu, les courageux missionnaires se confièrent de nouveau à la Providence et se dirigèrent, en 1837, vers les terres chéries que leur parole avait déjà fécondées. D’affreuses nouvelles avaient, depuis cinq ans, aggravé pour eux les douleurs de l’exil, et les poussaient à des résolutions désespérées. Tous les navires du commerce qui abordaient au port d’Honolulu, tous les journaux américains en mesure de donner quelques nouvelles de ces lointaines contrées, annonçaient qu’une persécution générale était organisée pour anéantir le catholicisme dans les îles. En lisant le récit de ces actes des apôtres polynésiens dans les Annales de la propagation de la foi, on se croit en effet transporté au berceau même de l’église ; ce sont les mêmes épreuves et le même héroïsme, ce sont presque les mêmes noms que dans les lettres de saint Paul ; dénominations imposées par un récent baptême pour préparer ceux qui les portent à un prochain martyre. C’est Luc, c’est Philippe, c’est Hélène, c’est Pulchérie, que vous voyez conduire en présence des méthodistes ou de leurs kumucks, et qui, sur leur refus d’assister au prêche, sont condamnés au travail des carrières.

« On faisait cependant de continuels efforts pour séduire les confesseurs. La vieille reine alla elle-même solliciter Esther Uhète d’assister à la prière de Bingham ; toutes ses instances furent inutiles. L’aveugle Didyme ne fut pas moins inébranlable ; il était toujours content, quoique ses gardes, par un raffinement de barbarie, ne permissent pas à sa mère Monique de le conduire et de l’aider dans le travail auquel il avait été condamné… Le 26 août 1832, les gardes signifièrent aux catholiques captifs que, s’ils n’embrassaient pas le culte des protestans, leurs cases seraient démolies, toutes leurs possessions confisquées, et les femmes séparées de leurs maris. Les choses en demeurèrent là jusqu’au 1er septembre. À cette époque, on voulut mettre les prisonniers aux fers, et déjà on allait commencer par la petite Marguerite, âgée de sept ans, lorsqu’Esther s’y opposa avec fermeté et obtint d’être conduite au chef avant de subir le nouveau châtiment. Elle partit donc suivie de Philippe, d’Hélène, et de quelques autres[5]. »

Cette première persécution fut un moment arrêtée par l’énergique intervention du consul d’Angleterre, qui nourrit de ses deniers les malheureux prisonniers dans les cachots où ils étaient plongés ; mais ce fut pour reprendre bientôt avec une nouvelle fureur.

« Le calme dont jouirent les fidèles de Sandwich ne fut pas de longue durée. Bingham, tout-puissant sur l’esprit de Kinau, ne cessait de l’animer contre les catholiques. D’ailleurs les méthodistes américains avaient reçu du renfort. Il se trouvait dans l’archipel, au mois de juillet 1835, cent quarante-trois de ces sectaires. Les kumucks ou maîtres subalternes, étaient encore plus nombreux. Dès le mois de juin, on recommença donc à inquiéter les néophytes pour les obliger à fréquenter les écoles et les temples des protestans. Luc fut un des premiers qu’on arrêta : conduit au fort et mis dans les fers, il ne sortit de prison qu’après avoir payé une amende de 25 piastres.

« Deux chrétiennes âgées, Kilina et Lahina, furent aussi jetées dans les fers pour avoir refusé d’embrasser la religion de Bingham et d’assister à la prière des méthodistes. On les contraignit de ramasser avec les mains les excrémens des gardes et des prisonniers du fort, et de porter ces ordures à la mer. Pendant ce travail rebutant, elles avaient à essuyer les insultes de la populace. La plupart des indigènes auraient préféré la mort. Cependant elles obéissaient sans se plaindre, en disant que leur ame était à Dieu, et que, quant à leur corps, elles en faisaient volontiers le sacrifice pour demeurer fidèles au Seigneur. Les opinions des indigènes sont partagées à leur sujet : les uns les traitent d’idolâtres, d’autres sont édifiés de la fermeté de ces pauvres femmes. Plusieurs en ont été si touchés, qu’ils demandent à être instruits dans la doctrine catholique, malgré les dangers auxquels ils s’exposent. »

Ce fut dans ces circonstances que MM. Bachelot et Short débarquèrent d’une goëlette anglaise dans le port de Woabou, le 17 avril 1837 ; mais ils avaient à peine mis pied à terre, qu’ils reçurent l’ordre de remonter à l’instant à bord. En vain tous les agens consulaires intervinrent-ils en leur faveur ; les méthodistes furent inflexibles, et après deux mois de négociations, les deux prêtres durent reprendre la mer pour regagner la côte de Californie. C’est à ces outrages réitérés que le gouvernement français crut devoir répondre par une expédition militaire dont l’intervention a suffi pour amener une situation plus supportable.

En changeant les noms et les dates, en substituant M. Pritchard à M. Bingham, on connaît par les évènemens de Sandwich ceux dont l’île de Taïti a été le théâtre, et l’on se rend un compte exact des motifs qui ont conduit tour à tour dans cet archipel M. Dumont d’Urville et le contre-amiral Dupetit-Thouars.

Ce fut dans les derniers jours de 1836, que MM. Laval et Caret, quittant l’île de Mangavera, pénétrèrent à Taïti. Après une série d’accidens et d’aventures dont le récit emprunte un charme extrême à sa naïveté même, ils furent admis près de la reine Pomaré. Cette princesse les accueillit avec bonté, et reçut les modestes présens des pauvres prêtres : c’était une sorte d’autorisation tacite de résider dans ses domaines ; mais l’arrivée des prêtres français était à peine connue que les méthodistes avaient pris l’alarme. Maîtres du gouvernement et des finances du pays, ayant le monopole exclusif de son commerce extérieur, il était impossible que la reine résistât long-temps à leurs sommations menaçantes.

Les deux étrangers ayant refusé de partir, et s’étant placés sous la protection du consulat des États-Unis, les méthodistes n’hésitèrent pas à consommer un acte qui n’a pas besoin d’être qualifié. Le 12 décembre, au moment où ils célébraient la messe, ces deux prêtres furent saisis dans leur domicile, agenouillés au pied de la table qui leur servait d’autel. Comme ils avaient pris la précaution de barricader les portes et les fenêtres, les agens de M. Pritchard pratiquèrent une ouverture dans le toit de bambou de cette case indienne, et ce fut ainsi qu’on pénétra jusqu’à eux. Portés de force à bord d’une goëlette anglaise et dépouillés de tout, ils furent conduits à Valparaiso. C’est là le fait qui, dans la polémique d’une feuille ordinairement mieux inspirée, est présenté comme un vain prétexte à l’intervention de la France.

Au surplus, que les dissidens se rassurent, que les tréteaux d’Exeter-Hall soient sobres d’injures contre la Babylone écarlate et l’ambition de notre gouvernement. Celui-ci n’usera pas de représailles : la France saura pratiquer la liberté religieuse à l’extrémité du monde aussi bien que chez elle. Si le méthodisme ne résiste pas à cette épreuve solennelle, il pourra sans doute le regretter, mais il n’aura en bonne justice aucun reproche à nous faire. Sans dévier jamais des grands principes de liberté que nous représentons, et qui sont notre force et notre honneur dans tout l’univers, laissons donc faire à la Providence et au temps ; ouvrons un monde nouveau à la lutte des doctrines, à la concurrence des dévouemens, et, quelles que puissent être nos convictions personnelles, n’oublions jamais, au point de vue politique, qu’au dehors le catholicisme, c’est la France.


Louis de Carné.
  1. Ordonnance royale du 4 janvier 1840, qui attribue six canons avec leurs affûts et une assez grande quantité d’armes et de munitions à la compagnie de la Nouvelle-Zélande.
  2. Proceedings of the church missionnary society, 1840, p. 85. — Polynesia including New-Zeland, by the Right. rev. M. Russell, p. 359
  3. Séance du 17 mars.
  4. Tirées à Lyon à plus de 150,000 exemplaires, savoir : en français, 80,000 ; en allemand, 20,000 ; en anglais, 18,000 ; en italien, 30,000 ; en espagnol, en portugais et en hollandais, environ 10,000.
  5. Annales de la propagation de la foi, tom. XII, no LXX.