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DEUXIÈME LETTRE.


26 novembre 1849.

Monsieur, vous me posez sept questions. Veuillez vous rappeler qu’entre nous il ne s’agit en ce moment que d’une seule :

L’intérêt du capital est-il légitime ?

Cette question est grosse de tempêtes. Il faut la vider. En acceptant la loyale hospitalité de vos colonnes, je n’ai pas eu en vue d’analyser toutes les combinaisons possibles de crédit que le fertile génie des socialistes peut enfanter. Je me suis demandé si l’intérêt, qui entre dans le prix de toutes choses, est une spoliation ; si, par conséquent, le monde se partage entre des Capitalistes voleurs et des Travailleurs volés. Je ne le crois pas, mais d’autres le croient. Selon que la vérité est de mon côté ou du leur, l’avenir réservé à notre chère patrie est la concorde ou une lutte sanglante et inévitable. La question vaut donc la peine d’être sérieusement étudiée.

Que ne sommes-nous d’accord sur ce point de départ ! Notre œuvre se bornerait à détruire, dans l’esprit des masses, des erreurs funestes et des préventions dangereuses. Nous montrerions au peuple le capital, non comme un parasite avide, mais comme une puissance amie et féconde. Nous le lui montrerions, — et ici je reproduis presque vos expressions, — s’accumulant par l’activité, l’ordre, l’épargne, la prévoyance, la séparation des travaux, la paix et la sécurité publique ; se distribuant, en vertu de la liberté, entre toutes les classes ; se mettant de plus en plus à la portée de tous par la modicité croissante de sa rémunération ; rachetant l’humanité enfin du poids de la fatigue et du joug des besoins.

Mais comment nous élever à d’autres vues du problème social, lorsque, à cette première question : l’intérêt du capital est-il légitime ? vous répondez : Oui et Non ?

Oui : car — « Il est très-vrai que le prêt est un service, et comme tout service est une valeur, conséquemment, comme il est de sa nature d’être rémunéré, il s’ensuit que le prêt doit avoir son prix, qu’il doit porter intérêt. »

Non : car — « Le prêt, par l’intérêt qui en résulte, produit un bénéfice qui permet au capitaliste de vivre sans travailler. Or, vivre sans travailler, c’est, en économie politique aussi bien qu’en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible. »

Oui : car — « La négation fondamentale de l’intérêt ne détruit pas à nos yeux le principe, le droit qui donne naissance à l’intérêt. Le véritable problème pour nous n’est pas de savoir si l’usure a une raison d’existence ; nous sommes sous ce rapport de l’opinion des économistes. »

Non : car — « Nous nions, avec le christianisme et l’Évangile, la légitimité en soi du prêt à intérêt. »

Oui : car — « L’usure n’a été, dans son institution providentielle, qu’un instrument d’égalité et de progrès. »

Non : car — « Tout ce qui, en remboursement du prêt, est donné en sus du prêt est usure, spoliation. »

Oui et Non, enfin : car — « Le socialisme n’a la prétention de convertir personne, ni l’Église, qui nie l’intérêt, ni l’économie politique, qui l’affirme, d’autant moins qu’il est convaincu qu’elles ont raison toutes deux. »

Il y en a qui disent : Ces solutions contradictoires sont un amusement que M. Proudhon donne à son esprit. D’autres : Il ne faut voir là que des coups de pistolet que M. Proudhon tire dans la rue, pour faire mettre le public aux fenêtres. Pour moi, qui sais que vous les appliquez à tous les sujets : liberté, propriété, concurrence, machines, religion, je les liens pour une conception sincère et sérieuse de votre intelligence.

Mais, monsieur, pensez-vous que le Peuple puisse vous suivre longtemps dans le dédale des Antimonies ? Son génie ne s’est pas façonné sur les bancs vermoulus de la Sorboune. Les fameux : Quidquid dixeris, argumentabor, — ego verò contrà — ne vont pas à ses franches allures ; il veut voir le fond des choses, et il sent instinctivement qu’au fond des choses il y a un Oui ou un Non, mais qu’il ne peut y avoir un Oui et un Non fondus ensemble. Pour ne pas sortir du sujet qui nous occupe, il vous dira : Il faut pourtant bien que l’intérêt soit légitime ou illégitime, juste ou injuste, providentiel ou satanique, propriété ou spoliation. La contradiction, soyez-en sûr, est ce qu’il y a de plus difficile à faire accepter, même aux esprits subtils, à plus forte raison au Peuple.

Si je m’arrête à la première moitié, j’ose dire à la bonne moitié de votre thèse, en quoi différez-vous des économistes ?

Vous convenez qu’avancer un capital c’est rendre un service qui donne droit à un service équivalent, lequel est susceptible d’évaluation, et s’appelle intérêt.

Vous convenez que le seul moyen de dégager l’équivalence de ces deux services, c’est de les laisser s’échanger librement, puisque vous repoussez l’intervention de l’État, et proclamez, dès le début de votre article, la liberté de l’homme et du citoyen.

Vous convenez que l’Intérêt a été, dans son institution providentielle, un instrument d’égalité et de progrès.

Vous convenez que, par l’accumulation des capitaux (qui certes ne s’accumuleraient pas si toute rémunération leur était déniée), l’Intérêt tend à baisser, à mettre l’instrument du travail, la matière première et l’approvisionnement toujours à la portée plus facile de classes (dus nombreuses.

Vous convenez que les obstacles qui arrêtent cette désirable diffusion du capital sont artificiels et se nomment : priviléges, restrictions, monopoles ; qu’ils ne peuvent être la conséquence fatale de la liberté, puisque vous invoquez la liberté.

Voilà une doctrine qui, par sa simplicité, sa grandeur, sa concordance, le parfum de justice qui s’en exhale, s’impose aux convictions, entraîne les cœurs, et fait pénétrer, dans tous les replis de l’intelligence, le sentiment de la certitude. Que reprochez-vous donc à l’économie politique ? Est-ce d’avoir repoussé les formules diverses — et par suite refusé de prendre le nom — du Socialisme ? Oui, elle a combattu le Saint-Simonisme et le Fouriérisme ; vous l’avez combattu comme elle. Oui, elle a réprouvé les théories du Luxembourg ; vous les avez réprouvées comme elle. Oui, elle a lutté contre le Communisme ; vous avez fait plus, vous l’avez écrasé.

D’accord avec l’économie politique sur le capital, son origine, sa mission, son droit, ses tendances ; — d’accord avec elle sur le principe à promouvoir, la liberté ; — d’accord avec elle sur l’ennemi à combattre, l’intervention abusive de l’État dans les transactions honnêtes ; — d’accord avec elle dans ses luttes contre les manifestations passées du Socialisme ; — d’où vient que vous vous retournez contre elle ? C’est que vous avez trouvé au Socialisme une nouvelle formule : la contradiction, ou, si vous aimez mieux, l’antinomie. C’est pourquoi vous apostrophez l’économie politique et lui dites :

Tu es vieille d’un siècle. Tu n’es plus au courant des questions du jour. Tu n’envisages la question que sous une face. Tu te fondes sur la légitimité et l’utilité de l’intérêt, et tu as raison, car il est utile et légitime ; mais ce que tu ne comprends pas, c’est qu’en même temps il est nuisible et illégitime. Cette contradiction t’émerveille ; la gloire du Néo-Socialisme est de l’avoir découverte, et c’est par là qu’il dépasse ta portée.

Avant de chercher, ainsi que vous m’y invitez, à faire sortir une solution de ces prémisses contradictoires, il faut savoir si la contradiction existe, et nous sommes ramenés par là à creuser de plus en plus ce problème :

L’intérêt du capital est-il légitime ?

Mais que puis je dire ? Mon œil se fixe sur l’épée de Damoclès que vous tenez suspendue sur ma tête. Plus concluantes seront mes raisons, plus vous vous frotterez les mains, disant : On ne saurait mieux prouver ma thèse. Que si des bas-fonds du communisme il s’élève contre mes arguments une réfutation spécieuse, vous vous frotterez les mains encore, disant : Voici du secours qui arrive à mon anti-thèse. O antinomie ! tu es vraiment une citadelle imprenable ; tu ressembles, trait pour trait, au scepticisme. Comment convaincre Pyrrhon, qui vous dit : Je doute si tu me parles ou si je te parle. Je doute si tu es et si je suis ; je doute si tu affirmes ; je doute si je doute ?

Voyons néanmoins sur quelle base vous faites reposer la seconde moitié de l’antinomie.

Vous invoquez d’abord les pères de l’Église, le judaïsme et le paganisme. Permettez-moi de les récuser en matière économique. Vous l’avouez vous-même, Juifs et Gentils ont parlé dans un sens et agi dans un autre. Quand il s’agit d’étudier les lois générales auxquelles obéit la société, la manière dont les hommes agissant universellement a plus de poids que quelques sentences.

Vous dites : « Celui qui prête ne se prive pas du capital qu’il prête. Il le prête, au contraire, parce que ce prêt ne constitue pas pour lui une privation. Il le prête parce qu’il n’en a que faire pour lui-même, étant suffisamment pourvu, d’ailleurs, de capitaux. Il le prête, enfin, parce qu’il n’est ni dans son intention ni dans sa puissance de le faire personnellement valoir. »

Et qu’importe, s’il l’a créé par son travail, précisément pour le prêter ? Il n’y a là qu’une équivoque sur l’effet nécessaire de la séparation des occupations. Votre argument attaque la vente aussi bien que le prêt. En voulez-vous la preuve ? Je vais reproduire votre phrase en substituant Vente à Prêt et Chapelier à Capitaliste.

« Celui qui vend, dirai-je, ne se prive pas du chapeau qu’il vend. Il le vend, au contraire, parce que cette vente ne constitue pas pour lui une privation. Il le vend parce qu’il n’en a que faire pour lui-même, étant d’ailleurs suffisamment pourvu de chapeaux. Il le vend enfin parce qu’il n’est ni dans son intention, ni dans sa puissance, de le faire personnellement servir. »

En faveur de votre antithèse, vous alléguez encore la compensation.

« Vous me prêtez, moyennant intérêt, le rabot que vous avez fabriqué pour polir vos planches. Si, de mon côté, je vous prête la scie que j’aie montée pour débiter mes souches, j’aurai droit pareillement à un intérêt… Si de part et d’autre les capitaux avancés sont égaux, les intérêt se balançant, le solde sera nul. »

Sans doute ; — et si les capitaux avancés sont inégaux, un solde légitime apparaîtra. C’est précisément ainsi que les choses se passent. Encore ici, ce que vous dites du prêt, on peut le dire de l’échange et même du travail ; parce que des travaux échangés se compensent, en concluez-vous que le travail a été anéanti ?

Le Socialisme moderne aspire, dites-vous, à réaliser cette prestation mutuelle des capitaux, afin que l’intérêt, partie intégrante du prix de toutes choses, se compense pour tous et par conséquent s’annule. — Qu’il se compense, ce n’est pas idéalement impossible, et je ne demande pas mieux. Mais il y faut d’autres façons qu’une Banque d’invention nouvelle. Que le Socialisme égalise chez tous les hommes l’activité, l’habileté, la probité, l’économie, la prévoyance, les besoins, les goûts, les vertus, les vices et même les chances, et alors il aura réussi. Mais alors aussi il importera peu que l’intérêt se cote à demi pour cent ou à cinquante pour cent.

Vous nous reprochez de méconnaître la signification du Socialisme, parce que nous ne fondons pas de grandes espérances sur ses rêves de crédit gratuit. Vous nous dites : « Vous attribuez au capital le mérite et le progrès opéré dans le domaine de l’industrie et de la richesse, tandis que le progrès a pour cause non le capital, mais la circulation du capital. »

Je crois que c’est vous qui prenez ici la cause pour l’effet. Pour que le capital circule, il faut d’abord qu’il existe ; et, pour qu’il existe, il faut qu’il soit provoqué à naître par la perspective des récompenses attachées aux vertus qui l’engendrent. Ce n’est pas parce qu’il circule que le capital est utile ; c’est parce qu’il est utile qu’il circule. Son utilité intrinsèque fait que les uns le demandent, que les autres l’offrent ; de là la circulation qui n’a besoin que d’une chose : être libre.

Mais ce que je déplore surtout, c’est de voir séparer en deux classes antagoniques les capitalistes et les travailleurs, comme s’il y avait un seul travailleur au monde qui ne fût, à quelque degré, capitaliste ; comme si capital et travail n’étaient pas une même chose ; comme si rémunérer l’un ce n’était pas rémunérer l’autre. Ce n’est certes pas à vous qu’il faut démontrer cette proposition. Permettez-moi, cependant, de l’élucider par un exemple ; car, vous le savez bien, nous n’écrivons pas l’un pour l’autre, mais pour le public.

Deux ouvriers se présentent, égaux d’activité, de force, d’adresse. L’un n’a que ses bras ; l’autre a une hache, une soie, une herminette. Je paye au premier 3 fr. par jour, au second 3 fr. 75 c. Il semble que le salaire soit inégal ; creusons la matière, et nous nous convaincrons que cette inégalité apparente est de l’égalité réelle.

D’abord, il faut bien que je rembourse au charpentier l’usure des outils qu’il use à mon service et à mon profit. Il faut bien qu’il trouve, dans un accroissement de salaire, de quoi entretenir cet outillage et maintenir sa position. De ce chef, je lui donne cinq sous de plus par jour qu’au simple manœuvre, sans que l’égalité soit le moins du monde blessée.

Ensuite, — et j’invoque ici l’attention du lecteur, car nous sommes au vif de la question, — pourquoi le charpentier a-t-il des outils ? Apparemment parce qu’il les a faits avec du travail ou payés par du travail, ce qui est tout un. Supposons qu’il les ait faits en consacrant à cette création tout le premier mois de l’année. Le manœuvre, qui n’a pas pris cette peine, pourra me louer ses services pendant 300 jours, tandis que le charpentier-capitaliste n’aura plus que 270 journées disponibles ou rémunérables. Il faut donc que 270 journées, avec outils, lui produisent autant que 300 journées sans outils ; en d’autres termes, que les premières se payent cinq sous de plus.

Ce n’est pas tout encore. Quand le charpentier s’est décidé à faire ses outils, il a eu un but, assurément fort légitime, celui d’améliorer sa condition. On ne peut lui mettre dans la bouche ce raisonnement : « Je vais accumuler des approvisionnements, m’imposer des privations, afin de pouvoir travailler tout un mois sans rien gagner, Ce mois, je le consacrerai à fabriquer des outils qui me mettront à même de débiter beaucoup plus d’ouvrage au profit de mon client ; ensuite je lui demanderai de régler mon salaire pour les onze mois suivants, de manière à gagner juste autant, tout compris, que si j’étais resté manœuvre. » Non, cela ne peut être ainsi. Il est évident que ce qui a stimulé, dans cet artisan, la sagacité, l’habileté, la prévoyance, la privation, c’est l’espoir, le très-juste espoir d’obtenir pour son travail une meilleure récompense.

Ainsi nous arrivons à ce que la rétribution du charpentier se décompose comme il suit :

1°   3 fr. » c.,   salaire du travail brut.
2°   » 25 usure des outils.
3°   » 25 compensation du temps consacré
à faire des outils.
4°   » 25 juste rémunération de l’habileté,
de la prévoyance, de la privation
-------
3 fr. 75 c.

Où peut-on voir là injustice, iniquité, spoliation ? Que signifient toutes ces clameurs si absurdement élevées contre notre charpentier devenu capitaliste ?

Et remarquez bien que l’excédant de salaire qu’il reçoit n’est obtenu aux dépens de personne ; moi, qui le paye, j’ai moins que personne à m’en plaindre. Grâce aux outils, une production supplémentaire a été pour ainsi dire tirée du néant. Cet excédant d’utilité se partage entre le capitaliste et moi, qui, comme consommateur, représente ici la communauté, l’humanité tout entière.

Autre exemple, — car il me semble que ces analyses directes des faits instruisent plus que la controverse.

Le laboureur a un champ rendu presque improductif par la surabondance d’humidité. En homme primitif, il prend tous les matins un vase et va épuiser l’eau qui noie ses sillons. Voilà un travail excessif ; qui doit le payer ? évidemment l’acquéreur de la récolte. Si l’homme n’avait jamais imaginé d’autre procédé de desséchement, le blé serait si cher, quoiqu’il n’y eût pas de capital à rémunérer (ou plutôt parce que), que l’on n’en produirait pas ; et tel a été le sort de l’humanité pendant des siècles.

Mais notre laboureur s’avise de faire une rigole. Voilà le capital qui paraît. Qui doit payer les frais de cet ouvrage ? Ce n’est pas l’acquéreur de la première récolte. Cela serait injuste, puisque la rigole doit favoriser un nombre indéterminé de récoltes successives. Comment donc se règlera la répartition ? Far la loi de l’intérêt et de l’amortissement. Il faut que le laboureur, comme le charpentier, retrouve les quatre éléments de rémunération que j’énumérais tout à l’heure, ou il ne fera pas la rigole.

Et, encore que le prix du blé se trouve ici grevé d’un Intérêt, ce serait tomber dans une hérésie économique que de dire : cet Intérêt est une perte pour le consommateur. Bien au contraire ; c’est parce que le consommateur paye l’Intérêt de ce capital, sous forme de rigole, qu’il ne paye pas l’épuisement, beaucoup plus dispendieux, à force de bras. — Et, si vous observez la chose de près, vous verrez que c’est toujours du travail qu’il paye ; seulement dans le second cas, il intervient une coopération de la nature très-utile, très-productive, mais qui ne se paye pas.

Votre plus grand grief contre l’Intérêt est qu’il permet au capitaliste de vivre sans travailler. « Or, dites-vous, vivre sans travailler c’est, en économie politique, comme en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible. »

Sans doute, vivre sans travailler, pour l’homme tel qu’il a plu à Dieu de le faire, est, d’une manière absolue, chose impossible. Mais ce qui n’est pas impossible à l’homme, c’est de vivre deux jours sur le travail d’un seul. Ce qui n’est pas impossible à l’humanité, ce qui est même une conséquence providentielle de sa nature perfectible, c’est d’accroître incessamment la proportion des résultats obtenus aux efforts employés. Si un artisan a pu améliorer son sort en fabriquant de grossiers outils, pourquoi ne l’améliorerait-il pas davantage encore en créant des machines plus compliquées, en déployant plus d’activité, plus de génie, plus de prévoyance ; en se soumettant à de plus longues privations ? Que si le talent, la persévérance, l’ordre, l’économie, l’exercice de toutes les vertus, se perpétuent dans la famille, pourquoi ne parviendrait-elle pas, à la longue, au loisir relatif, ou, pour mieux dire, à s’initier à des travaux d’un ordre plus élevé ?

Pour que ce loisir provoquât avec justice, chez ceux qui n’y sont pas encore parvenus, l’irritation et l’envie, il faudrait qu’il fût acquis aux dépens d’autrui, et j’ai prouvé qu’il n’en était pas ainsi. Il faudrait, de plus, qu’il ne fût pas l’éternelle et universelle aspiration de tous les hommes.

Je terminerai cette lettre, déjà trop longue, par une considération sur le loisir.

Quelle que soit mon admiration sincère pour les admirables lois de l’économie sociale, quelque temps de ma vie que j’aie consacré à étudier cette science, quelque confiance que m’inspirent ses solutions, je ne suis pas de ceux qui croient qu’elle embrasse toute la destinée humaine. Production, distribution, circulation, consommation des richesses, ce n’est pas tout pour l’homme. Il n’est rien, dans la nature, qui n’ait sa cause finale, et l’homme aussi doit avoir une autre fin que celle de pourvoir à son existence matérielle. Tout nous le dit : D’où lui viennent et la délicatesse de ses sentiments, et l’ardeur de ses aspirations ; sa puissance d’admirer et de s’extasier ? D’où vient qu’il trouve dans la moindre fleur un sujet de contemplation ? que ses organes saisissent avec tant de vivacité et rapportent à l’âme, comme les abeilles à la ruche, tous les trésors de beauté et d’harmonie que la nature et l’art ont répandus autour de lui ? D’où vient que des larmes mouillent ses yeux au moindre trait de dévouement qu’il entend raconter ? D’où viennent ces flux et ces reflux d’affection que son cœur élabore comme il élabore le sang et la vie ? D’où lui viennent son amour de l’humanité et ses élans vers l’infini ? Ce sont là les indices d’une noble destination qui n’est pas circonscrite dans l’étroit domaine de la production industrielle. L’homme a donc une fin. Quelle est-elle ? Ce n’est pas ici le lieu de soulever cette question. Mais, quelle qu’elle soit, ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne la peut atteindre si, courbé sous le joug d’un travail inexorable et incessant, il ne lui reste aucun loisir pour développer ses organes, ses affections, son intelligence, le sens du beau, ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé dans sa nature ; ce qui est en germe chez tous les hommes, mais latent et inerte, faute de loisir, chez un trop grand nombre d’entre eux.

Quelle est la puissance qui allégera, pour tous dans une certaine mesure, le fardeau de la peine ? Qui abrégera les heures de travail ? Qui desserrera les liens de ce joug pesant qui courbe aujourd’hui vers la matière, non-seulement les hommes, mais les femmes et les enfants qui n’y semblaient pas destinés ? — C’est le capital, le capital qui, sous la forme de roue, d’engrenage, de rail, de chute d’eau, de poids, de voile, de rame, de charrue, prend à sa charge une si grande partie de l’œuvre primitivement accomplie aux dépens de nos nerfs et de nos muscles. Le capital qui fait concourir, de plus en plus, au profit de tous, les forces gratuites de la nature. Le capital est donc l’ami, le bienfaiteur de tous les hommes, et particulièrement des classes souffrantes. Ce qu’elles doivent désirer, c’est qu’il s’accumule, se multiplie, se répande sans compte ni mesure. — Et s’il y a un triste spectacle au monde, — spectacle qu’on ne pourrait définir que par ces mots : suicide matériel, moral et collectif, — c’est de voir ces classes, dans leur égarement, faire au capital une guerre acharnée. — Il ne serait ni plus absurde ni plus triste, si nous voyions tous les capitalistes du monde se concerter pour paralyser les bras et tuer le travail.

En me résumant, M. Proudhon, je vous dirai ceci : Le jour où nous serons d’accord sur cette première donnée : l’intérêt du capital, déterminé par le libre débat, est légitime, — je me ferai un plaisir et un devoir de discuter loyalement avec vous les autres questions que vous me posez.

Frédéric Bastiat.