Intermezzo lyrique (Heine, Nerval)
INTERMEZZO LYRIQUE
1822-1823
les ai mises dans ce livre ; et lorsque
tu l’as ouvert, tu as pu lire dans
mon cœur.
Il y avait une fois un chevalier qui était taciturne et sombre ; ses joues creuses avaient le blanc de la neige. Il errait çà et là d’un pas chancelant, perdu en de vagues rêves. On eût dit qu’il était de bois, tant il était lourd et gauche ; les fleurettes et les fillettes se mettaient à rire sans bruit quand il passait près d’elles, trébuchant à chaque pas.
Souvent il se retirait dans le coin le plus sombre de sa demeure, dissimulé aux yeux des hommes. Alors il étendait les bras, comme mû d’un désir qu’il n’exprimait jamais. Mais à minuit on entendait un chant étrange, — et à sa porte quelqu’un frappait.
La bien-aimée entrait, dans le doux bruissement de sa robe blanche comme l’écume ; elle brille et rayonne comme une jeune rose. Son voile est brodé de diamants et ses boucles dorées lui font une tunique. Ses yeux ont une douce puissance. — Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.
Le chevalier l’enlace avec la force de l’amour. Lui qui semblait de bois, le voilà qui s’enflamme. Ses joues pâles se colorent de pourpre ; il sort de son rêve ; il s’émancipe, lui, le timide. Mais elle, espiègle et mutine, lui couvre gentiment la tête avec son voile blanc broché de diamants.
Tout-à-coup, le chevalier est transporté au fond des ondes, dans un palais de cristal. Il regarde, les yeux à demi aveuglés par la lumière qui l’inonde. L’ondine le presse sur son cœur ; il est l’époux, elle est l’épouse, et ses compagnes jouent de la cithare.
Elles jouent et elles chantent un air mélodieux, tandis qu’elles tournent en cadence. Le chevalier est sur le point de défaillir ; plus étroitement encore il enlace son aimée. — Mais voilà que les feux s’éteignent. Le chevalier se retrouve chez lui tout seul, dans sa pauvre petite chambre de poète.
Au splendide mois de mai, alors que tous les bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur.
Au splendide mois de mai, alors que tous les oiseaux commençaient à chanter, j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs.
De mes larmes naît une multitude de fleurs brillantes, et mes soupirs deviennent un chœur de rossignols.
Et si tu veux m’aimer, petite, toutes ces fleurs sont à toi, et devant ta fenêtre retentira le chant des rossignols.
Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j’aimais tout cela avec délices ; maintenant je ne l’aime plus, je n’aime que toi, source de tout amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le lis, la colombe et le soleil.
Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur, et, quand je baise ta bouche, je me sens guéri tout à fait. Si je m’appuie sur ton sein, une joie céleste plane au-dessus de moi ; pourtant, si tu dis : Je t’aime ! soudain je pleure amèrement.
Ta figure si chère et si belle, récemment je l’ai vue en rêve ; elle est si douce, si semblable à celle des anges, et cependant, si pâle, si pâle de douleur !
Et ce sont seulement tes lèvres qui sont rouges ; mais bientôt la blême mort les baisera, et la clarté du ciel qui sort de tes yeux purs, s’évanouira.
Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos pleurs se confondent ; presse ton cœur contre mon cœur, pour qu’ils ne brûlent que d’une seule flamme.
Et quand dans cette grande flamme coulera le torrent de nos larmes, et que mon bras t’étreindra avec force, alors je mourrai de bonheur dans un transport d’amour.
Je voudrais plonger mon âme dans le calice d’un lis blanc ; le lis blanc doit alors soupirer une chanson pour ma bien-aimée.
La chanson doit trembler et frissonner comme le baiser que m’ont donné autrefois ses lèvres dans une heure mystérieuse et tendre.
Là-haut, depuis des milliers d’années, se tiennent immobiles les étoiles, et elles se regardent avec un douloureux amour.
Elles parlent une langue fort riche et fort belle ; pourtant aucun philologue ne saurait comprendre cette langue.
Moi, je l’ai apprise, et je ne l’oublierai jamais ; le visage de ma bien-aimée m’a servi de grammaire.Sur l’aile de mes chants je te transporterai ; je te transporterai jusqu’aux rives du Gange ; là, je sais un endroit délicieux.
Là fleurit un jardin embaumé sous les calmes rayons de la lune ; les fleurs du lotus attendent leur chère petite sœur.
Les hyacinthes rient et jasent entre elles, et clignotent du regard avec les étoiles ; les roses se content à l’oreille des propos parfumés.
Les timides et bondissantes gazelles s’approchent et écoutent, et, dans le lointain, bruissent les eaux solennelles du fleuve sacré.
Là, nous nous étendrons sous les palmiers dont l’ombre nous versera des rêves d’une béatitude céleste.
Le lotus ne peut supporter la splendeur du soleil, et, la tête penchée, il attend, en rêvant, la nuit.
La lune, qui est son amante, l’éveille avec sa lumière, et il lui dévoile amoureusement son doux visage de fleur.
Il regarde, rougit et brille, et se dresse muet dans l’air : il soupire, pleure et tressaille d’amour et d’angoisse d’amour.
Dans les eaux du Rhin, le saint fleuve, se joue, avec son grand dôme, la grande, la sainte Cologne.
Dans le dôme est une figure peinte sur cuir doré ; sur le désert de ma vie elle a doucement rayonné.
Des fleurs et des anges flottent au-dessus de Notre-Dame ; les yeux, les lèvres, les joues ressemblent à ceux de ma bien-aimée.
Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas ; ce n’est pas cela qui me chagrine ; cependant, pourvu que je puisse regarder tes yeux, je suis content comme un roi.
Tu vas me haïr, tu me hais ; ta bouche rose me le dit. Tends ta bouche rose à mon baiser, et je serai consolé.
Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement ; je ne crois pas aux serments des femmes. Ta parole est douce, mais plus doux encore est le baiser que je t’ai ravi. Je te possède, et je crois que la parole n’est qu’un souffle vain.
Oh ! jure, ma bien-aimée, jure toujours ; je te crois sur un seul mot. Je me laisse tomber sur ton sein, et je crois que je suis bien heureux ; je crois, ma bien-aimée, que tu m’aimeras éternellement et plus longtemps encore.
Sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus beaux canzones ; sur la petite bouche de ma bien-aimée j’ai fait les meilleurs terzines ; sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus magnifiques stances. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je lui ferais sur son cœur quelque beau sonnet.
Le monde est stupide, le monde est aveugle ; il devient tous les jours plus absurde : il dit de toi, ma belle petite, que tu n’as pas un bon caractère.
Le monde est stupide, le monde est aveugle, et il te méconnaîtra toujours : il ne sait pas combien tes étreintes font frémir de bonheur et combien tes baisers sont brûlants.
Ma bien-aimée, il faut que tu me le dises aujourd’hui ; es-tu une de ces visions qui, aux jours étouffants de l’été, sortent du cerveau du poète ?
Mais non : une si jolie petite bouche, des yeux si enchanteurs, une si belle, si aimable enfant, un poète ne crée pas cela.
Des basilics et des vampires, des dragons et des monstres, tous ces vilains animaux fabuleux, l’imagination du poète les crée.
Mais toi, et ta malice, et ton gracieux visage, et tes perfides et doux regards, le poète ne crée pas cela.
Comme Vénus sortant des ondes écumeuses, ma bien-aimée rayonne dans tout l’éclat de sa beauté, car c’est aujourd’hui son jour de noces.
Mon cœur, mon cœur, toi qui es si patient, ne lui garde pas rancune de cette trahison ; supporte la douleur, supporte et excuse, quelque chose que la chère folle ait faite.
Je ne t’en veux pas ; et si mon cœur se brise, bien-aimée que j’ai perdue pour toujours, je ne t’en veux pas ! Tu brilles de tout l’éclat de la parure nuptiale, mais aucun rayon de tes diamants ne tombe dans la nuit de ton cœur.
Je le sais depuis longtemps. Je t’ai vue naguère en rêve, et j’ai vu la nuit qui remplit ton âme et les vipères qui serpentent dans cette nuit. J’ai vu, ma bien-aimée, combien au fond tu es malheureuse.
Oui, tu es malheureuse, et je ne t’en veux pas ; ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux tous les deux. Jusqu’à ce que la mort brise notre cœur, ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux.
Je vois bien la moquerie qui voltige autour de tes lèvres, je vois l’éclat insolent de tes yeux, je vois l’orgueil qui gonfle ton sein, et pourtant je dis : Tu es aussi misérable que moi-même.
Une invisible souffrance fait palpiter tes lèvres, une larme cachée ternit l’éclat de tes yeux, une plaie secrète ronge ton sein orgueilleux ; ma chère bien-aimée, nous devons être misérables tous les deux.
C’est un chant de flûtes et de violons, mêlé à des éclats de trompettes. La bien-aimée de mon cœur danse la danse nuptiale.
C’est une sonnerie de timbales, un ronflement de chalumeaux, cependant que les bons petits anges ont des sanglots et des soupirs.
Tu as donc entièrement oublié que bien longtemps j’ai possédé ton cœur, ton petit cœur, si doux, si faux et si mignon, que rien au monde ne peut être plus mignon et plus faux ?
Tu as donc oublié l’amour et le chagrin qui me serraient à la fois le cœur ?… Je ne sais pas si l’amour était plus grand que le chagrin, je sais qu’ils étaient suffisamment grands tous les deux.
Et si les fleurs, les bonnes petites, savaient combien mon cœur est profondément blessé, elles verseraient dans ma plaie le baume de leurs parfums.
Et si les rossignols savaient combien je suis triste et malade, ils feraient entendre un chant joyeux pour me distraire de mes souffrances.
Et si, là-haut, les étoiles d’or savaient ma douleur, elles quitteraient le firmament et viendraient m’apporter des consolations étincelantes.
Aucun d’entre tous, personne ne peut savoir ma peine ; elle seule la connaît, elle qui m’a déchiré le cœur !
Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée ? pourquoi ? Pourquoi, dans le vert gazon, les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?
Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air ? Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmins une odeur funéraire ?
Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide ? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morne comme une tombe ?
Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée, dis-le-moi ? Oh ! dis-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Ils ont beaucoup jasé sur mon compte et fait bien des plaintes ; mais ce qui réellement accablait mon âme, ils ne te l’ont pas dit.
Ils ont pris de grands airs et secoué gravement la tête ; ils m’ont appelé le diable, et tu as tout cru.
Cependant, le pire de tout, ils ne l’ont pas su ; ce qu’il y avait de pire et de plus stupide, je le tenais bien caché dans mon cœur.
Le tilleul fleurissait, le rossignol chantait, le soleil souriait d’un air gracieux ; tu m’embrassais alors, et ton bras était enlacé autour de moi ; alors tu me pressais sur ta poitrine agitée.
Les feuilles tombaient, le corbeau croassait, le soleil jetait sur nous des regards maussades ; alors nous nous disions froidement : « Adieu ! » et tu me faisais poliment la révérence la plus civile du monde.Nous nous sommes beaucoup aimés, et pourtant nous ne nous boudions jamais trop. Enfants, nous avons souvent joué au mari et à la femme, et pourtant alors nous ne nous sommes ni chamaillés ni battus. Plus tard, nous avons ri et plaisanté ensemble, et nous nous sommes donné, comme autrefois, de tendres baisers. Enfin, évoquant les plaisirs de notre enfance, nous avons joué à cache-cache dans les champs et les bois, et nous avons si bien su nous cacher, que nous ne nous retrouverons jamais !
Tu m’es restée fidèle longtemps, tu t’es intéressée à moi, tu m’as consolé et assisté dans mes misères et dans mes angoisses.
Tu m’as donné le boire et le manger ; tu m’as prêté de l’argent, fourni du linge et le passeport pour le voyage.
Mais bien-aimée ! que Dieu te préserve encore longtemps du chaud et du froid, et qu’il ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait !
La terre a été si longtemps avare. Voici mai de retour, elle redevient prodigue, et tout rit et jubile et s’égaie ; mais moi, je n’ai pas la force de sourire.
Les fleurs éclatent, les clochettes tintent, les oiseaux parlent comme dans la fable ; mais leur conversation me déplais ; je trouve tout cela misérable.
La foule des hommes m’ennuie, même l’ami, au demeurant passable. Cela vient de ce qu’on donne du « Madame » à ma douce bien-aimée, tant douce et tant aimable.
Et tandis que je m’attardais si longtemps à rêvasser et à extravaguer dans des pays étrangers, le temps parut long à ma bienaimée, et elle se fit faire une robe de noces, et elle entoura de ses tendres bras le plus sot des fiancés.
Ma bien-aimée est si belle et si charmante, sa gracieuse image est encore devant mes yeux ; les violettes de ses yeux, les roses de ses joues et les lis de son front brillent et fleurissent toute l’année. Croire que je pusse m’éloigner d’une telle maîtresse était la plus sotte de mes sottises.
Les violettes bleues de ses petits yeux, les roses rouges de ses petites joues, les blancs lis de ses toutes petites mains, cela fleurit, fleurit toujours : et seul son petit cœur est desséché.
Le monde est si beau et le ciel si bleu, et les souffles du ciel si doux et si purs ; et sur la pelouse éclatante, les fleurs scintillent sous la claire rosée du matin ; et partout où je tourne mes regards, les hommes sont heureux. — Et pourtant je voudrais être étendu dans la tombe et serrer contre moi ma bien-aimée morte.
Ma douce bien-aimée, quand tu seras couchée dans le sombre tombeau, je descendrai à tes côtés et je me serrerai près de toi.
Je t’embrasse, je t’enlace, je te presse avec ardeur, toi muette, toi froide, toi blanche ! Je crie, je frissonne, je tressaille, je meurs.
Minuit sonne, les morts se lèvent, ils dansent en troupes nébuleuses. Quant à nous, nous resterons tous les deux dans la fosse, l’un dans les bras de l’autre.
Au jour du jugement les morts se lèvent, les trompettes les appellent aux joies et aux tortures ; quant à nous, nous ne nous inquiéterons de rien et nous resterons couchés et enlacés.
Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ; la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.
Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.
La tête dit :
Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.
Le cœur dit :
Ah ! si j’étais seulement la pelote sur laquelle elle plante ses aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.
La chanson dit :
Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.
Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres hères s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi je ne pouvais pas rire.
Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.
De mes grands chagrins je fais de petites chansons ; elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.
Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ; elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.Je ne puis pas oublier, ô ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.
Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ; quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre… J’ai assez d’âme moi-même.
Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’âme.
Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ; ils poussent des cris de joie, il bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.
Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. Ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.
Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.
L’amour défunt m’apparaît, il revient du royaume des ombres, il s’assied près de moi, et par ses larmes me navre le cœur.
Maintes images des temps oubliés sortent de leur tombe et me montrent comment je vivais jadis près de toi, ma bien-aimée.
Le jour je vaguais en rêvant par les rues ; les voisins me regardaient étonnés, tant j’étais triste et taciturne.
La nuit, c’était mieux ; les rues étaient désertes ; moi et mon ombre nous errions silencieusement de compagnie.
D’un pas retentissant j’arpentais le pont ; la lune perçait les nuages et me saluait d’un air sérieux.
Je me tenais immobile devant ta maison, et je regardais en l’air ; je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.
Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m’apercevoir au clair de lune planté là comme une colonne.
Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ; l’autre en aime une autre, et il s’est marié avec elle.
De chagrin, la jeune fille épouse le premier freluquet venu qu’elle rencontre sur son chemin ; le jeune homme s’en trouve fort mal.
C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.
Quand j’entends résonner la petite chanson que ma bien-aimée chantait autrefois, il me semble que ma poitrine va se rompre sous l’étreinte de ma douleur.
Un obscur désir me pousse vers les hauteurs des bois ; là, se dissout en larmes mon immense chagrin.
J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides ; nous étions assis sous les tilleuls vert, et nous nous tenions amoureusement embrassés.
« Je ne veux pas le trône de ton père, je ne veux pas son sceptre d’or, je ne veux pas sa couronne de diamants ; je veux toi-même, toi, fleur de beauté ! »
— Cela ne se peut pas, me répondit-elle ; j’habite la tombe, et je ne peux venir à toi que la nuit, et je viens parce que je t’aime.Ma chère bien-aimée, nous nous étions tendrement assis ensemble dans une nacelle légère. La nuit était calme, et nous voguions sur une vaste nappe d’eau.
La mystérieuse île des esprits se dessinait vaguement aux lueurs du clair de lune ; là résonnaient des sons délicieux, là flottaient des danses nébuleuses.
Les sons devenaient de plus en plus suaves, la ronde tourbillonnait plus entraînante. Cependant, nous deux, nous voguions sans espoir sur la vaste mer.
Des légendes du vieux temps, une blanche main me fait signe : elles chantent un pays enchanté,
Où de grandes fleurs languissent dans l’or du crépuscule du soir et se regardent tendrement avec des yeux de fiancées ;
Où tous les arbres, comme un chœur, parlent et chantent ; où les sources, en jaillissant, font entendre des airs de danse ;
Où des hymnes d’amour s’élèvent comme tu n’en entendis jamais, jusqu’à ce qu’un désir très doux ait pris possession de toi.
Ah ! je voudrais aller là-bas ; là-bas mon cœur se réjouirait, et délivré de toute peine je serais libre et heureux !
Ah ! ce pays de volupté, je le vois bien souvent en songe ; mais dès que l’aurore se lève, il s’évanouit comme une fumée.
Je t’ai aimée, et je t’aime encore ! Et le monde s’écroulerait, que de ses ruines s’élanceraient encore les flammes de mon amour.
Par une brillante matinée, je me promenais dans le jardin. Les fleurs chuchotaient et parlaient ensemble, mais moi je marchais silencieux.
Les fleurs chuchotaient et parlaient, et me regardaient avec compassion. « Ne te fâche pas contre notre sœur, ô toi, triste et pâle amoureux ! »
Mon amour luit dans sa sombre magnificence comme un conte fantastique raconté dans une nuit d’été :
« Dans un jardin enchanté, deux amants erraient solitaires et muets. Les rossignols chantaient, la lune brillait.
« La belle adorée s’arrêta, calme comme une statue ; le chevalier s’agenouilla devant elle. — Vint le géant du désert, la timide jeune fille s’enfuit.
« Le chevalier pourfendu tomba sanglant sur la terre ; le géant retourna lourdement dans sa caverne. » Je suis parfaitement occis, on n’a plus qu’à m’enterrer, et le conte est fini.
Ils m’ont tourmenté, fait pâlir et blêmir de chagrin, les uns avec leur amour, les autres avec leur haine.
Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, les autres avec leur amour.
Pourtant la personne qui m’a le plus tourmenté, chagriné et navré, est celle qui ne m’a jamais haï et ne m’a jamais aimé.
L’été brûlant réside sur tes joues ; l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur.
Cela changera un jour, ô ma bien-aimée ! L’hiver sera sur tes joues, l’été sera dans ton cœur.Lorsque deux amants se quittent, ils se donnent la main et se mettent à pleurer et à soupirer sans fin.
Nous n’avons pas pleuré, nous n’avons pas soupiré : les larmes et les soupirs ne sont venus qu’après.
Assis autour d’une table de thé, ils parlaient beaucoup de l’amour. Les hommes faisaient de l’esthétique, les dames faisaient du sentiment.
« L’amour doit être platonique, » dit le maigre conseiller. La conseillère sourit ironiquement, et cependant elle soupira tout bas : « Hélas ! »
Le chanoine ouvrit une large bouche : « L’amour ne doit pas être trop sensuel ; autrement il nuit à la santé. » La jeune demoiselle murmura : « Pourquoi donc ? »
La comtesse dit d’un air dolent : « L’amour est une passion ! » Et elle présenta poliment une tasse à M. le baron.
Il y avait encore à la table une petite place ; ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l’amour !
Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Tu as versé du poison sur la fleur de ma vie.
Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans le cœur une multitude de serpents, et toi, ma bien-aimée !
Mon ancien rêve m’est revenu : c’était par une nuit du mois de mai ; nous étions assis sous les tilleuls, et nous nous jurions une fidélité éternelle.
Et les serments succédaient aux serments, entremêlés de rires, de confidences et de baisers ; pour que je me souvienne du serment, tu m’as mordu la main !
Ô bien-aimée aux yeux bleus ! ô bien-aimée aux blanches dents ! le serment aurait bien suffi ; la morsure était de trop.
Je montai au sommet de la montagne et je devins sentimental. « Si j’étais un oiseau ! » soupirai-je tendrement.
Si j’étais une hirondelle, je volerais vers toi, ma mignonne, et je bâtirais mon petit nid sous les corniches de ta fenêtre.
Si j’étais un rossignol, je volerais vers toi, ma mignonne, et, du milieu des verts tilleuls, je t’enverrais, la nuit, mes chansons.
Si j’étais un serin, je volerais aussitôt vers ton cœur, car, comme on me l’a dit, ma mignonne, tu aimes les serins, et tu te réjouis de leur bavardage.
Ma voiture, lentement, roule à travers la forêt joyeuse et les vallons fleuris qui resplendissent merveilleusement sous le soleil.
Je suis assis, et je réfléchis, et je rêve ; et je pense à ma bien-aimée : soudain trois fantômes paraissent qui me font un salut de la tête.
Ils fringuent et prennent des airs, si moqueurs et pourtant timides ! Ils s’agitent comme des ombres, et ricanent, et puis s’en vont.
J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu étais morte ; je m’éveillai, et les larmes coulèrent de mes joues.
J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu me quittais ; je m’éveillai, et je pleurai amèrement longtemps après.
J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu m’aimais encore ; je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours.
Toutes les nuits je te vois en rêve, et je te vois souriant gracieusement, et je me précipite en sanglotant à tes pieds chéris.
Tu me regardes d’un air triste, et tu secoues ta blonde petite tête ; de tes yeux coulent les perles humides de tes larmes.
Tu me dis tout bas un mot, et tu me donnes un bouquet de roses blanches. Je m’éveille, et le bouquet est disparu, et j’ai oublié le mot.
La pluie et le vent d’automne hurlent et mugissent dans la nuit ; où peut se trouver à cette heure ma pauvre, ma timide enfant ?
Je la vois appuyée à sa fenêtre, dans sa chambrette solitaire ; les yeux remplis de larmes, elle plonge ses regards dans les ténèbres profondes.
Le vent d’automne secoue les arbres, la nuit est humide et froide ; enveloppé d’un manteau gris, je traverse à cheval le bois.
Et tandis que je chevauche, mes pensées galopent devant moi ; elles me portent léger et joyeux à la maison de ma bien-aimée.
Les chiens aboient, les valets paraissent avec des flambeaux ; je gravis l’escalier de marbre en faisant retentir mes éperons sonores.
Dans une chambre garnie de tapis et brillamment éclairée, au milieu d’une atmosphère tiède et parfumée, ma bien-aimée m’attend. — Je me précipite dans ses bras.
Le vent murmure dans les feuilles, le chêne chuchote dans ses rameaux : « Que veux-tu, fou cavalier, avec ton rêve insensé ? »
Une étoile tombe de son étincelante demeure, c’est l’étoile de l’amour que je vois tomber !
Il tombe des pommiers beaucoup de fleurs et de feuilles blanches ; les vents taquins les emportent et se jouent avec elles.
Le cygne chante dans l’étang, il s’approche et s’éloigne du rivage, et, toujours chantant plus bas, il plonge dans sa tombe liquide.
Tout alentour est calme et sombre ; feuilles et fleurs sont emportées ; l’étoile a tristement disparu dans sa chute, et le chant du cygne a cessé.
Un rêve m’a transporté dans un château gigantesque, rempli de lumières et de vapeurs magiques, et où une foule bariolée se répandait à travers le dédale des appartements. La troupe, blême, cherchait la porte de sortie en se tordant convulsivement les mains et en poussant des cris d’angoisse. Des dames et des chevaliers se voyaient dans la foule ; je me vis moi-même entraîné par la cohue.
Cependant, tout à coup je me trouvai seul, et je me demandai comment cette multitude avait pu s’évanouir aussi promptement. Et je me mis à marcher, me précipitant à travers les salles, qui s’embrouillaient étrangement. Mes pieds étaient de plomb, une angoisse mortelle m’étreignait le cœur ; je désespérai bientôt de trouver une issue. — J’arrivai enfin à la dernière porte ; j’allais la franchir… Ô Dieu ! qui m’en défend le passage ?
C’était ma bien-aimée qui se tenait devant la porte, le chagrin sur les lèvres, le souci sur le front. Je dus reculer, elle me fit signe de la main ; je ne savais si c’était un avertissement ou un reproche. Pourtant, dans ses yeux brillait un doux feu qui me fit tressaillir le cœur. Tandis qu’elle me regardait d’un air sévère et singulier, mais pourtant si plein d’amour,… je m’éveillai.
La nuit était froide et muette ; je parcourais lamentablement la forêt. J’ai secoué les arbres de leur sommeil, ils ont hoché la tête d’un air de compassion.
Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide ; une fleur bleue s’épanouit là ; on la nomme la fleur de l’âme damnée.
Je m’arrêtai au carrefour et je soupirai ; la nuit était froide et muette. Au clair de la lune, se balançait lentement la fleur de l’âme damnée.
D’épaisses ténèbres m’enveloppent, depuis que la lumière de tes yeux ne m’éblouit plus, ma bien-aimée.
Pour moi s’est éteinte la douce clarté de l’étoile d’amour ; un abîme s’ouvre à mes pieds : engloutis-moi, nuit éternelle !
La nuit s’étendait sur mes yeux, j’avais du plomb sur ma bouche ; le cœur et la tête engourdis, je gisais au fond de la tombe.
Après avoir dormi, je ne puis dire pendant combien de temps, je m’éveillai, et il me sembla qu’on frappait à mon tombeau.
— « Ne vas-tu pas te lever, Henri ? Le jour éternel luit, les morts sont ressuscités : l’éternelle félicité commence. »
— « Mon amour je ne puis me lever car je suis toujours aveugle ; à force de pleurer, mes yeux se sont éteints. »
— « Je veux, par mes baisers, Henri, enlever la nuit qui te couvre les yeux ; il faut que tu voies les anges et la splendeur des cieux. »
— « Mon amour, je ne puis me lever ; la blessure qu’un mot de toi m’a faite au cœur saigne toujours. »
— « Je pose légèrement ma main sur ton cœur, Henri ; cela ne saignera plus ; ta blessure est guérie. »
— « Mon amour, je ne puis me lever, j’ai aussi une blessure qui saigne à la tête ; je m’y suis logé une balle de plomb lorsque tu m’as été ravie. »
— « Avec les boucles de mes cheveux, Henri, je bouche la blessure de ta tête, et j’arrête le flot de ton sang, et je te rends la tête saine. »
La voix priait d’une façon si charmante et si douce, que je ne pus résister ; je voulus me lever et aller vers la bien-aimée.
Soudain mes blessures se rouvrirent, un flot de sang s’élança avec violence de ma tête et de ma poitrine, et voilà que je suis éveillé.
Il s’agit d’enterrer les vieilles et méchantes chansons, les lourds et tristes rêves ; allez me chercher un grand cercueil.
J’y mettrai bien des choses, vous verrez tout à l’heure ; il faut que le cercueil soit encore plus grand que la tonne de Heidelberg.
Allez me chercher aussi une civière de planche solides et épaisses ; il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.
Et amenez-moi aussi douze géants encore plus forts que le saint Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.
Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ; un aussi grand cercueil demande une grande fosse.
Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.
Belles et pures étoiles d’or, saluez ma bien-aimée dans son lointain pays. Dites-lui mon cœur toujours malade, ma pâleur et ma fidélité.
Enveloppe-moi de tes caresses, ô belle femme, bien-aimée !
Entoure-moi de tes bras et de tes jambes et de tout ton corps flexible.
C’est ainsi que le plus beau des serpents procéda avec le bien heureux Laocoon.
Je ne crois pas au ciel dont parle la prêtraille ; je ne crois qu’à tes yeux qui, pour moi, sont le ciel.
Je ne crois pas au Seigneur Dieu dont parle la prêtraille ; je ne crois qu’à ton cœur et n’ai pas d’autre Dieu.
Je ne crois pas au Diable, à l’Enfer et à ses tourments ; je ne crois qu’à tes yeux et à ton cœur perfide.
Amitié, amour, pierre philosophale, j’entendais célébrer ces trois choses ; je les ai célébrées et je les ai cherchées, mais hélas ! je ne les ai jamais rencontrées.
Les fleurs regardent toutes vers le soleil étincelant ; tous les fleuves prennent leur course vers la mer étincelante.
Tous les lieder vont voltigeant vers mon étincelante aimée. Emportez-lui mes larmes et mes soupirs, ô lieder tristes et dolents !
(complétée pour le Prologue, les poèmes 5, 20, 28, 30, 31, 44, 55 et les appendices)
- ↑ Cette pièce, qui, dans les éditions allemandes de l’Intermezzo, figure à l’appendice, a été intercalée à cette place dans la traduction française faite par Gérard de Nerval sous les yeux de Heine lui-même. (Note des éditeurs).