Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 2/Supplément du tome I

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SUPPLÉMENT DE LA PREMIÈRE PARTIE


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RÉSUMÉ DES RECHERCHES


DE


m. j. schvarz


sur les connaissances des grecs et des romains relativement à l’histoire de la terre.


Dans le premier chapitre de l’Histoire de la Paléontologie, nous nous sommes borné à reproduire très-sommairement quelques-unes des opinions des poëtes, des philosophes, des historiens, des naturalistes et des géographes de l’antiquité, sur l’origine du globe et sur celle des corps organisés fossiles ; nous ne voulions point, d’une part, répéter ce que divers auteurs, géologues et philologues, avaient déjà écrit de plus ou moins insuffisant sur ce sujet, et, de l’autre, le temps ne nous permettait pas de songer à un travail spécial, approfondi, reposant sur une étude préalable des sources authentiques. Mais ayant eu depuis lors connaissance des beaux travaux que M. J. Schvarcz avait entrepris dans cette direction et dont une partie venait d’être publiée en grec et en hongrois[1], nous priâmes ce jeune savant de vouloir bien combler cette lacune en extrayant de ses recherches dans les auteurs anciens ce qu’il avait trouvé I de plus intéressant sur la cosmogonie, la géogénie, les fossiles et les divers sujets qui se rattachent à l’histoire physique de notre planète.

M. Schvarcz, pour répondre à notre désir, nous a adressé, à y la fin de 1863, une suite de notes dont nous nous sommes empressé de profiter. Nous avons conservé nécessairement l’ordre chronologique et très-rationnel qu’il avait déjà suivi dans ses études, c’est-à-dire que nous traiterons successivement : 1° de la géologie chez les auteurs grecs avant l’époque d’Alexandre ; 2° pendant et après cette époque ; 3° chez les Romains. Le savant hongrois a bien voulu revoir lui-même les épreuves pour tout ce qui concernait les nombreuses citations dont seul il pouvait vérifier l’exactitude avec les textes des auteurs sous les yeux.

Ces recherches ne sont pas, comme on pourrait le croire au premier abord, chose futile ou de pure curiosité scientifique et historique ; pour qui veut y regarder de près, elles acquièrent un haut intérêt philosophique dans l’étude du développement comparatif ou de la marche de l’esprit humain chez les nations les plus éclairées à des époques différentes. Pour suivre la pensée que nous avons déjà émise, nous dirons que ces recherches font voir comment chez ces peuples anciens, où certaines des plus hautes facultés de l’intelligence avaient atteint leur apogée, d’autres sommeillaient encore, ne se manifestant que par de vagues intuitions de vérités générales qui reposaient sur des observations insuffisantes, ou même par des rêveries plus ou moins imaginaires, que la Renaissance a vues se renouveler depuis.


Géologie des Grecs avant l’époque d’Alexandre


Les philosophes de la Grèce ont expliqué les phénomènes volcaniques par l’hypothèse des feux souterrains. Eschyle, dans une de ses tragédies perdues, a attribué à l’action de ses feux la séparation de la Sicile de la Calabre ; Pindare a chanté, dans la première épinicie de ses Pythiaques, la communication souterraine de l’Étna avec le Vésuve. Chez Platon, on retrouve la cause des volcans dans le Pyriphlégéthon (Phédon, c. 58, 60) ; chez Empédocle, dans ces masses ignées souterraines (πολλὰ δ' ἔνερθ' ὕδεος (οὕδεος) πυρὰ καίεται) dont il parle dans les fragments de son poëme Sur la Nature. Proclus, le commentateur de Platon, confirme l’opinion précédente dans les notes qui accompagnent le Timée. Empédocle, dit-il, soutient l’existence de torrents de lave souterrains (ῥύακες πυρός). Nous pouvons nous faire encore une idée plus exacte et plus précise de la théorie de quelques pythagoriciens par ce qu’en dit Simplicius dans son Commentaire sur les ouvrages d’Aristote (de Cælo, II 13, 14 ; f. 124). Simplicius, dont la véracité n’est pas suspecte, rapporte que les plus instruits de cette école (οἱ δὲ γνησιώτερον μετασχόντες) attribuaient au feu central (μέσον πῦρ) une action géogénique, en le plaçant à l’intérieur de la terre, comme le principe créateur de la vie et des choses, comme une source de chaleur éternelle pour le globe exposé d’ailleurs au refroidissement.

M. le professeur Röth, d’Heidelberg, a essayé d’expliquer l’hypothèse du μέσον πῦρ, dont on a tant parlé dans les ouvrages sur l’astronomie des anciens, en supposant que ce sont seulement les éruptions volcaniques qui ont suggéré l’idée des pythagoriciens ; mais il fallait faire ici une distinction essentielle et ne pas vouloir appliquer cette interprétation aux idées de Philolaüs. Les philologues versés dans les traditions de l’école de Pythagore admettent qu’on y regardait le globe comme une sphère concave, dont une moitié représentait la véritable terre et l’autre l’Antichthon, comprenant dans le vide intérieur le fatal cube du feu central du μέσον πῦρ. Suivant le système d’Hicétas le syracusain, les mêmes philologues admettront peut-être que le μέσον πῦρ exerce une action à la fois astronomique et géologique, et ils interpréteront le passage de Simplicius (ad Ar. de Cœl., f. 152) conformément à l’idée que professait Héraclide de Pont, savoir, la rotation de la terre autour de son propre centre ou la portion de la sphère concave autour du μέσον πῦρ, puisque ce μέσον πῦρ a occupé en même temps le centre du vide intérieur de la sphère.

Mais peut-être dira-t-on que l’hypothèse-astronomique du μέσον πῦρ n’est encore, chez Philolaüs, qu’un acheminement vers la théorie de la rotation de la terre autour de son axe, et les philologues maintiendront-ils que l’on a toujours considéré la terre, telle que la comprenait Philolaüs, comme une planète indépendante du cube mystique de μέσον πῦρ, qui occupe le centre de l’univers ? Dans le second livre d’Aristote de Cœlo, il n’y a que des arguments contraires à l’opinion de M. Röth, et cette circonstance même, que Simplicius distingue ceux qui ont regardé le μέσον πῦρ comme une cause exclusivement astronomique suppléant à la rotation de la terre autour de son axe, et ceux qui y ont ajouté un sens géologique, montre qu’il y a eu en effet, plusieurs sources d’informations dans la secte de Pythagore relativement au feu central (μέσον πῦρ).

Les plus rapprochés de la vérité étaient certainement ceux qui attribuaient les éruptions volcaniques, peut-être aussi les sources thermales et les tremblements de terre, à une masse ignée, souterraine, située au centre de la terre ; et, comme celle-ci était supposée placée au centre de l’univers, ce dernier, en même temps que l’enveloppe terrestre, décrivait son mouvement diurne autour de la partie centrale incandescente. Simplicius ne fait d’ailleurs aucune mention de la sphère concave terrestre.

Jusqu’à présent on ne peut pas affirmer que la doctrine géologique de ce μέσον πῦρ ait été aussi rattachée depuis au système héliocentrique ; mais Hicétas admettait déjà la rotation du sphéroïde, ainsi qu’Héraclide. Pour ces deux philosophes, le μέσον πῦρ avait un sens à la fois géologique et astronomique. Simplicius ne rappelle pas les noms de ces pythagoriciens plus instruits ; mais il dit que Diogène Laërce attribue l’antichthon à Hicétas, tandis que Théophraste lui a attribué, de son côté, le principe de la rotation, ce qui nous permet de penser que le célèbre syracusain a placé son μέσον πῦρ, la contre-partie nécessaire de l’antichthon, à l’intérieur de la terre ; les mots περὶ τὸ μέσον indiquent évidemment le μέσον πῦρ chez le scholiaste anonyme du cod. Coisl., 166, en faveur d’Héraclide.

L’admission de l’hypothèse grecque du feu central dans le sens géogénique peut-elle faciliter l’explication de l’Ecpyrosis, car il y a des philosophes qui ont rejeté l’idée du feu extérieur πῦρ τὸ περιέχον, ou feu en dehors de la sphère des étoiles fixes) ? Quoiqu’il en soit, ils ont soutenu l’idée d’une conflagration générale de l’univers, ou au moins de notre planète. À quelle cause Empédocles, Leucippe et Démocrite pouvaient-ils attribuer les catastrophes terrestres dues à des conflagrations, si ce n’est aux feux souterrains ? Quant à l’hypothèse du feu central au point de vue géogénique, elle était peu répandue. Seulement les populations voisines des volcans recherchaient naturellement dans l’existence d’un feu intérieur la cause des phénomènes dont ils étaient témoins.

La mythologie a apporté son tribut de renseignements ; les poëmes sacrés ont avancé qu’il existait des communications entre les volcans les plus éloignés ; Phérécyde, logographe athénien, surnommé Lerius, qu’il ne faut pas confondre avec le célèbre philosophe du même nom, qui était de Scyros, a raconté, comme le dit le scholiaste d’Apollonius le rhodien, que Typhoëus était venu de la montagne brûlante du Caucase jusqu’aux îles de Pithecussæ ; mais la plupart des Grecs semblent avoir adopté l’idée que l’on trouve dans Homère et chez quelques naturalistes anciens, Anaxagoras, Démocrite, etc., savoir, l’existence de l’eau dans les cavités intérieures de la terre (ἐν τοῖς κοιλώμασι).

Les phénomènes inorganiques de la surface, dus à des causes actuelles, étaient étudiés, dans l’antiquité grecque, avec une prédilection toute particulière, tels sont les dépôts d’alluvion qui se forment journellement, les soulèvements partiels, l’apparition de nouvelles îles, etc. Suivant Strabon, Homère aurait connu le mode de formation du dépôt alluvien de la vallée du Nil et l’aurait exprimé dans le vers 558 de l’Odyssée, et Hésiode aurait mentionné la réunion au continent de l’ile Artémia, l’une des Échinades, par les sédiments que déposait le fleuve Achéloüs, annonçant, en outre, d’avance, la réunion de tout ce groupe d’îles en une seule.

Myrsile, l’auteur des Lesbiaques, dit qu’Antissa a été autrefois une île, et suivant Ibycus, comme le dit le scholiaste de Pindare, il en aurait été de même d’Ortygie. Pindare a chanté la sortie des eaux de l’île de Rhodes, et Ion de Chio, dans son drame perdu d’Omphale, l’ancienne réunion de l’Eubée à la Béotie. Vers le même temps, Xanthus, le logographe lydien, soutenait que la Phrygie inférieure avait été recouverte autrefois par la mer, près de la Mattyène.

Ce que rapporte Hérodote de l’Égypte prouve beaucoup de sagacité et un bon esprit d’observation : « Ils (les prêtres de Memphis, de Thèbes et d’Héliopolis) ajoutèrent que Ménès fut le premier homme qui eût régné en Égypte ; que de son temps toute l’Égypte, à l’exception du nome Thébaîque, n’était qu’un marais ; qu’alors il ne paraissait rien de toutes les terres qu’on y voit aujourd’hui au-dessous du lac Mœris, quoiqu’il y ait sept jours de navigation depuis la mer jusqu’à ce lac, en remontant le fleuve..

« V. Ce qu’ils me dirent de ce pays me parut très-raisonnable. Tout homme judicieux qui n’en aura point entendu parler auparavant remarquera en le voyant que l’Égypte, où les Grecs vont par mer, est une terre de nouvelle acquisition et un présent du fleuve ; il portera aussi le même jugement de tout le pays qui s’étend au-dessus de ce lac jusqu’à trois journées de navigation, quoique les prêtres ne m’aient rien. dit de semblable ; c’est un autre présent du fleuve. La nature de l’Égypte est telle, que, si vous y allez par eau, et que, étant encore à une journée des côtes, vous jetiez la sonde en mer, vous en tirerez du limon à onze orgyes de profondeur ; cela prouve manifestement que le fleuve a porté de la terre jusqu’à cette distance. »

Après avoir décrit géographiquement la vallée du Nil depuis le Delta jusqu’à Éléphantine, Hérodote continue :

« X. La plus grande partie du pays dont je viens : de parler est un présent du Nil, comme le dirent les prêtres, et c’est le jugement que j’en portai moi-même, Il me paraissait en effet que toute cette étendue de pays que l’on voit entre ces montagnes, au-dessus de Memphis, était autrefois un bras de mer, comme l’avaient été les environs de Troie, de Teuthranie, d’Éphèse et la plaine de Méandre, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes ; car, de tous les fleuves qui ont formé ces pays par leurs alluvions, il n’y en a pas un qui, par l’abondance de ses eaux, mérite d’être comparé à une seule des cinq bouches du Nil. Il y a encore beaucoup d’autres rivières qui sont inférieures à ce fleuve, et qui cependant ont produit des effets considérables. J’en pourrais citer plusieurs, mais surtout l’Achéloüs, qui, traversant l’Arcananie et se jetant dans la mer où sont les Échinades, a joint au continent la moitié de ces îles.

« XI. Dans l’Arabie, non loin de l’Égypte, s’étend un golfe, long et étroit, comme je le vais dire, qui sort de la mer Érythrée. De l’enfoncement de ce golfe à la grande mer il faut quarante jours de navigation pour un vaisseau à rames. Sa plus grande largeur n’est que d’une demi-journée de navigation. On y voit tous les jours un flux et un reflux. Je pense que l’Égypte était un autre golfe à peu près semblable, qu’il sortait de la mer du Nord (la Méditerranée) et s’étendait vers l’Éthiopie ; que le golfe Arabique, dont je vais parler, allait de la mer du Sud (la mer Rouge) vers la Syrie ; et que, ces deux golfes n’étant séparés que par un petit espace, il s’en fallait peu que, après l’avoir percé, ils ne se joignissent par leurs extrémités. Si donc le Nil pouvait se détourner dans ce golfe Arabique, qui empêcherait qu’en vingt mille ans il ne vînt à bout de le combler par le limon qu’il roule sans cesse ? Pour moi, je crois qu’il y réussirait en moins de dix mille. Comment donc ce golfe égyptien dont je parle, et un plus grand encore, n’aurait-il pas pu, dans l’espace de temps qui a précédé ma naissance, être comblé par l’action d’un fleuve si grand et si capable d’opérer de tels changements ?

« XII. Je n’ai donc pas de peine à croire ce qu’on m’a dit de l’Égypte ; et moi-même je pense que les choses sont certainement de la sorte, en voyant qu’elle gagne sur les terres adjacentes, qu’on y trouve des coquillages sur les montagnes, qu’il en sort une vapeur salée qui ronge même les pyramides, et que cette montagne, qui s’étend au-dessus de Memphis, est le seul endroit de ce pays, où il y ait du sable. Ajoutez que l’Égypte ne ressemble en rien ni à l’Arabie, qui lui est contiguë, ni à la Libye, ni même à la Syrie ; car il y a des Syriens qui habitent les côtes maritimes de l’Arabie. Le sol de l’Égypte est une terre noire, crevassée et friable, comme ayant été formée du limon que le Nil ya apporté d’Éthiopie, et qu’il y a accumulé par ses débordements, au lieu qu’on sait que la terre de Libye est plus rougeâtre et plus sablonneuse, et que celle de l’Arabie et de la Syrie est plus argileuse et plus pierreuse.

« XIII. Ce que les prêtres me racontèrent de ce pays est encore une preuve de ce que j’en ai dit. Sous le roi Mœris, toutes les fois que le fleuve croissait seulement de huit coudées, il arrosait l’Égypte au-dessous de Memphis ; et, dans le temps qu’ils me parlaient ainsi, il n’y avait pas encore neuf cents ans que Mœris était mort ; mais maintenant, si le fleuve ne monte pas de seize coudées, ou au moins de quinze, il ne se répand point sur les terres. Si ce pays continue à s’élever dans la même proportion, et à recevoir de nouveaux accroissements, comme il a fait par le passé, le Nil ne le couvrant plus de ses eaux, il me semble que les Égyptiens qui sont au-dessous du lac Mœris, ceux qui habitent les autres contrées, et surtout ce qu’on appelle le Delta, ne cesseront d’éprouver dans la suite le même sort dont ils prétendent que les Grecs sont un jour menacés ; car, ayant appris que toute la Grèce est arrosée par les pluies, et non par les inondations des rivières, comme leur pays, ils dirent que si les Grecs étaient un jour frustrés de leurs espérances, ils courraient risque de périr misérablement de faim. Ils voulaient faire entendre par là que si, au lieu de pleuvoir en Grèce, il survenait une sécheresse, ils mourraient de faim, parce qu’ils n’ont d’autre ressource que l’eau du ciel.

« XIV. Cette réflexion des Égyptiens sur les Grecs est juste ; mais voyons maintenant à quelles extrémités ils peuvent se trouver réduits eux-mêmes. S’il arrivait, comme je l’ai dit précédemment, que le pays situé au-dessous de Memphis, qui est celui qui prend des accroissements, vînt à s’élever. proportionnellement à ce qu’il a fait par le passé, ne faudrait-il pas que les Égyptiens qui l’habitent éprouvassent les horreurs de la famine, puisqu’il ne pleut point en leur pays, et que le fleuve ne pourrait plus se répandre sur leurs terres ? Mais il n’y a personne maintenant dans le reste de l’Égypte, ni même dans le monde, qui recueille les grains avec moins de sueur et de travail. Ils ne sont point obligés de tracer avec la charrue de pénibles sillons, de briser les mottes, et de donner à leurs terres les autres façons que leur donnent le reste des hommes ; mais lorsque le fleuve a arrosé de lui-même les campagnes, et que les eaux se sont retirées, alors chacun y lâche des pourceaux, et ensemence ensuite son champ. Lorsqu’il est ensemencé, on y conduit des bœufs ; et, après que ces animaux ont enfoncé le grain on le foulant aux pieds, on attend tranquillement le temps de la moisson. On se sert aussi de bœufs pour faire sortir le grain de l’épi, et on le serre ensuite.

« XV. Les Ioniens ont une opinion particulière sur ce qui concerne l’Égypte. Ils prétendent qu’on ne doit donner ce nom qu’au seul Delta, depuis ce qu’on appelle l’Échauguette de Persée, le long du rivage de la mer, jusqu’aux Tarichées de Péluse, l’espace de quarante schènes, qu’en s’éloignant de la mer l’Égypte s’étend, vers le milieu des terres, jusqu’à la ville de Cercasore, où le Nil se partage en deux bras, dont l’un se rend à Péluse et l’autre à Canope. Le reste de l’Égypte, suivant les mêmes Ioniens, est en partie de la Libye et en partie de l’Arabie. En admettant cette opinion, il serait aisé de prouver que, dans les premiers temps, les Égyptiens n’avaient point de pays à eux ; car le Delta était autrefois couvert par les eaux, comme ils en conviennent eux-mêmes, et comme je l’ai remarqué ; et ce n’est, pour ainsi dire, que depuis peu de temps qu’il a paru. Si donc les Égyptiens n’avaient point autrefois de pays, pourquoi ont-ils affecté de se croire les plus anciens hommes du monde ? Et qu’avaient-ils besoin d’éprouver des enfants, afin de s’assurer quelle en serait la langue naturelle’ ? Pour moi, je ne pense pas que les Égyptiens n’ont commencé d’exister qu’avec la contrée que les Ioniens appellent Delta, mais qu’ils ont toujours existé depuis qu’il y a des hommes sur terre, et qu’à mesure que le pays s’est agrandi par les alluvions du Nil, une partie des habitants descendit vers la basse Égypte, tandis que l’autre resta dans son ancienne demeure ; aussi donnait-on autrefois le nom d’Égypte à la Thébaïde, dont la circonférence est de six mille cent vingt stades[2]. »

Strabon et Sénèque rapportent aussi l’opinion d’Hérodote que la Thessalie a été recouverte par les eaux. Thucydide, dans son IIIe livre, mentionne un tremblement de terre à la suite duquel l’Orobie aurait été inondée, et dans le second ce qu’avait déjà dit Hésiode des îles Échinades. Le mythe d’Alcméon, que cite l’illustre historien de la Guerre du Péloponèse, n’est qu’une allégorie mythologique du phénomène des alluvions, ou, comme l’ont désigné les Grecs de l’époque classique, πρόσχωσις.

Les pythagoriciens ont également observé ces dépôts modernes dont Ovide cite des exemples dans le XVe livre des Métamorphoses en reproduisant les doctrines de cette école.

L’auteur du livre apocryphe Sur la nature de l’Univers, attribué à Ocellus Lucanus, pense que le fond de la mer change de temps en temps, et que ce sont les vents ou tremblements de terre et les eaux qui déterminent la distribution des masses continentales. Anaxagore de Clazomène soutenait, au dire de Diogène Laërce, que les montagnes de Lampsaque devaient être un jour recouvertes par les eaux de la mer, tandis que Démocrite l’abdéritain croyait que ces dernières diminuaient constamment.

Le mythe de l’Atlantis prouve que Platon, ou celui à qui ce philosophe l’a emprunté, avait observé la zone de sédiments déposés par les flux golfoïdes au fond de la Méditerranée, près de Gadès (ταινία ὕφαλος), et remarqués aussi plus tard par Straton de Lampsaque.

Le Phédon nous donne encore la preuve que Platon a constaté la décomposition extérieure des roches cristallines ; mais à cet égard, comme à beaucoup d’autres, on ne trouve rien dans les anciens auteurs qui soit comparable à ce que nous lisons dans le dernier chapitre du Ier livre de la Météorologie d’Aristote. Ce ne sont pas les mêmes parties de la surface, terrestre, dit le philosophe de Stagire, qui sont toujours continents ou couvertes par des eaux ou bien toujours au-dessus et toujours au-dessous du niveau des mers, mais elles changent de nature suivant la source et le desséchement des rivières. Cependant ces modifications ne se produisent que suivant un certain ordre périodique propre à la nature des choses et analogue aux mouvements de la vie chez les animaux et les végétaux. Comme ceux-ci, l’intérieur de la terre a sa jeunesse et sa vieillesse. Mais notre propre existence est trop courte pour que nous puissions apercevoir ses changements. Des nations entières disparaissent sans pouvoir conserver le souvenir de tout ce qui a eu lieu. C’est ainsi que les Égyptiens, habitant un pays présent du Nil, ont depuis longtemps oublié l’époque où, pour la première fois, ils ont occupé les régions graduellement mises à sec. Ces modifications auraient ainsi leur cycle périodique, leur hiver caractérisé par l’abondance des pluies, comme celles qui occasionnèrent le déluge de Deucation, aux environs de Dodone, et leur été marqué par une extrême sécheresse.

Suivant Censorinus, Aristote aurait voulu exprimer par cette époque de sécheresse une grande période cosmique, une conflagration du monde, et par l’hiver un cataclysme également universel ; mais rien ne justifie cette interprétation dans la philosophie d’Aristote, qui dit au contraire, dans le chapitre précité, que la terre n’est qu’un point sans importance en comparaison de l’univers entier, et qu’il serait ridicule de faire mouvoir les cieux pour une cause si minime. Le ciel est immuable, et rien n’autorise à voir dans les ouvrages du précepteur d’Alexandre l’idée d’une conflagration de l’univers ; on y voit, au contraire, relativement aux changements de la surface de la terre, l’influence des causes actuelles.

Aristote a nié le desséchement final des mers et combattu l’opinion de Démocrite ; mais le scholiaste d’Apollonius de Rhodes lui attribue la croyance que l’île de Schérie avait été N sur le point d’être réunie au continent. Le livre de Mundo, attribué au Stagirite, mentionne des inondations occasionnées par des pluies, d’autres produites par l’envahissement de la mer, l’émersion de portions couvertes jadis par les eaux, etc.

En admettant tous ces faits, on peut se demander si les Grecs n’ont pas attribué la succession des couches de la terre à ces changements produits par les causes actuelles. Mais en réalité cette succession n’a pu être comprise, comme nous l’avons vu, d’une manière complète, que par l’observation des corps organisés fossiles. Or, parmi les philosophes naturalistes des époques antérieures à Alexandre, ceux qui ont connu les fossiles, Xénophane, Empédocle, Parménide, etc., sont précisément pour les grandes catastrophes, tandis qu’Anaxagore et Aristote, qui professaient la doctrine des causes actuelles, n’ont jamais vu de fossiles, ou si, comme ce dernier, ils ont remarqué des restes de poissons pétrifiés, ils ont complètement méconnu leur origine. Cependant Anaxagore est relativement aux philosophes à bouleversements tels qu’Empédocle et Anaximandre, un véritable précurseur des idées de nos jours, car le passage de Thémistius (ad Arist., Phys. auscult., I, p. 18) affirme que, tandis qu’Empédocle croit à la cessation temporaire de l’eccrisis (ἔκκρισις ἐκ τοῦ μίγματος) des choses et veut établir des périodes, Anaxagore en soutient la continuité sans interruptions périodiques ; ce passage ne présente en effet qu’une opinion qui, dans ses rapports avec la grandeur et l’importance des changements survenus à la surface de la terre, n’exclut point des catastrophes accidentelles.

Il serait difficile d’ailleurs de comparer les causes actuelles d’Anaxagore avec celles que comprennent, sous le même nom, les géologues modernes : car, suivant le philosophe de Clazomène, la formation des étoiles serait un phénomène aussi contemporain produit par la δίνη, la περιχώρησις, enlevant chaque jour aux roches des fragments lancés dans l’espace et les embrasant.

En réalité, Aristote paraît avoir voulu dire seulement que la vie organique n’avait jamais éprouvé ni extinction de ses principaux types actuels, ni introduction d’autres types complètement nouveaux.

Pour ce qui concerne l’homme en particulier, on trouve dans sa Physique (IV, p. 14), dans le premier livre de Cœlo (c. m), dans sa Météorologie (I, 3), dans ses Problèmes (XVII, 3), dans sa Métaphysique (XII, 8), dans sa Politique (VII, 10), dans tous ses ouvrages en un mot, cette opinion, que le genre humain a présenté aussi lui-même de temps en temps des relations analogues, et de plus que les cultes, les sciences et les arts ont été déjà plusieurs fois inventés et perdus, et cela, dit-il, à l’infini (ἀπειράκις) ; que les religions de son temps ne sont que les restes d’une encyclopédie qui tendait à s’écrouler à son tour (οἷον λείψανα, κύκλον εἶναι τὰ ἀνθρώπινα). Nous verrons plus tard que les stoïques ont admis que le monde avait reproduit dans ses périodes cycliques les mêmes individus, les mêmes villes, les mêmes guerres, etc.

En résumé, les données stratigraphiques et paléontologiques modernes sont restées complètement inconnues à Aristote, et les modifications produites par les causes actuelles à la surface de la terre n’ont point fait sur son esprit une impression plus profonde que sur les auteurs de la légende des Sept Dormeurs, ou des autres traditions chez les divers peuples. La fable de ces Sept Dormeurs, qui remonte au règne de l’empereur Théodose II, appelée par Gibbon un roman philosophique, se retrouve chez les Arabes, les Hindous, les Scandinaves, les hagiographes de l’Église romaine aussi bien que chez les Grecs. Épiménide en est le héros, comme on le voit dans Diogène Laërce, et c’est, à proprement parler, une de ces légendes philosophiques communes à tous les peuples sous toutes les latitudes. Les inspirations qu’on y trouve ne sont point particulières à l’univers, mais consacrées à des réflexions morales.

Lorsqu’on prend en considération toutes ces données, on peut se demander si l’établissement de certains grands cycles astronomiques ou mieux cosmiques ne résulterait pas des observations assez nombreuses faites sur les changements de la nature inorganique à la surface de notre planète. À cet égard, on remarque qu’avant l’époque d’Alexandre il y avait des philosophes naturalistes grecs qui professaient l’apocatastasie périodique des choses. Mais les fragments qui nous sont parvenus de l’antiquité sur ce sujet sont trop incomplets pour nous prouver que ces philosophes ont été amenés à l’idée de la destruction du monde par la considération des restes fossiles, ou bien par celle des effets produits par des changements analogues à ceux de nos jours, en les supposant accumulés pendant un laps de temps presque infini. Chez d’autres philosophes, on peut encore aujourd’hui retrouver les traces plus ou moins positives des inductions vraiment géologiques.

Les premiers forment de beaucoup la majorité, tels que Thalès, Anaximène, Hippon, Diogène l’Apolloniate, Héraclite, Pythagore et probablement l’auteur des poëmes sacrés d’Orphée, plusieurs élèves de Pythagore et des membres de sa secte, Anaxagore ?, Zénon, Parménide, Métisse, Archélaüs et Platon. Les seconds sont particulièrement Xénophane, Empédocle et Anaximandre.

Il y avait en outre des poëtes qui, à l’exemple de Linus, dont on connaît la période cosmique de 10800 ans, parlaient de la même manière sans y avoir réfléchi bien profondément. Peut-être aussi quelques-uns des philosophes naturalistes que nous avons cités ne faisaient-ils que reproduire des traditions sanscrites [3], les traditions empreintes des idées de manvataras et de yougam, ou étaient-ils l’écho de celles de Babylone[4], ou bien encore de celles venues en Grèce par suite des communications avec l’Égypte, la Phénicie, sinon de la doctrine de Zoroastre elle-même.

Les livres sibyllins ont sans doute tiré ces idées de l’Orient[5]. Héraclite assigne comme Linus un laps de 10 800 ans à sa période cosmique ; Orphée, 120 000 ans à la sienne. Mais le célèbre historiographe de la philosophie ionienne, Richter, a fait voir le peu de fondement de ces opinions basées sur des inductions cosmologiques ou, comme diraient les anciens, physiologiques, et l’on sait que l’on doit faire remonter l’origine de ces dogmes à la tradition[6]. Cependant les apophthegmes de Pythagore seraient-ils aussi une reproduction de la cosmologie des Égyptiens, par exemple ? C’est ce que nous sommes loin de savoir, de même que si l’on doit faire remonter toutes ces données à des observations ou à des déductions avancées par les pythagoriciens[7].

Platon, dans son Timée, n’a fait que copier les dogmes de ces derniers. Il parle également des ecpyrosis et des cataclysmes, mais ne fait aucune mention des fossiles, tandis que Xénophane, Anaximandre et Empédocle, qui ont rapporté les débris organiques pétrifiés aux périodes cosmiques, ont en quelque sorte préludé à la géologie moderne. Il pourrait être hasardé de dire que ces trois philosophes naturalistes ont su apprécier l’importance de la stratification ou superposition des roches, ou qu’ils ont seulement connu la distinction des roches cristallines et sédimentaires ; cependant l’étymologie du mot πάγος, désignant des caps ou promontoires trachytiques, basaltiques, granitiques et porphyriques, appuierait la supposition que fait naître le passage de Plutarque (De primo frigido, c. xix), suivant lequel Empédocle a prétendu que les espèces de roches que nous appelons cristallines, les ἐμφανῆ, les κρημνοὶ, les σκόπεελοι, les πέτραι, ont été élevées et sont soutenues par le feu de l’intérieur de la terre (καὶ ἀνέχεσθαι διερειδόμενα φλεγμαίνοντος, τοῦ ἐν βάθει τῆς γῆς πυρός). D’un autre côté, le fait qu’on a désigné par le même mot, ἔδαφος, le fond de la mer et l’idée connexe de couche ou stratum annoncent que les Grecs connaissaient déjà la nature et l’origine sédimentaire des roches fossilifères. On pourrait dire aussi que Thalès a soutenu l’origine aqueuse des roches, puisqu’on sait qu’il regardait l’eau comme le principe palétiologique des choses ; mais à cet égard ce qu’on connaît de ce philosophe est trop peu certain pour qu’on puisse y attacher quelque importance.

Un passage attribué à Démocrite d’Abdère, dans les Géoponiques de l’empire byzantin sur l’art hydrophantique, nous a fait connaître les expressions dont on se servait alors pour caractériser les couches (ἔδαφος), que le traducteur latin a rendues par celle de solorum genera[8]. On peut donc avancer que les Grecs avaient réellement compris l’idée que nous attachons aujourd’hui au mot strate.

Une remarque essentielle dans l’interprétation des idées de la plupart des philosophes grecs qui ont parlé d’un nombre infini de mondes (ἀπείρους κόσμους), c’est qu’en général ils n’ont pas voulu dire des mondes disséminés dans l’espace, mais bien des mondes qui se sont succédé dans le temps, c’est-à-dire des périodes cosmiques. Karsten, Schaubach, Mullach, Cousin, Sturtz ont fait voir que pour Xénophane, Anaximandre, Anaximène, Empédocle, Parménide, Archélaüs et Diogène d’Apollonie, on aurait tort de rapporter aux étoiles les divers mondes ou mondes infinis dont ils parlent. Cette observation s’applique surtout à Xénophane, et si l’on voulait attribuer ces {ἀπείρους κόσμους ; aux mondes coordonnés dans l’espace, à la lune, aux planètes, aux étoiles fixes, on serait en contradiction manifeste avec ce que l’on trouve dans le pseudo-Plutarque, le pseudo-Galène, Porphyrius, Stobæus, Théodorète et plusieurs autres.

Toute l’antiquité a connu le fameux apophthegme de Xénophane : ἓν τὸ πᾶν, qui nie, de la manière la plus positive, l’idée de diversité ou de pluralité des mondes. Nous devons donc admettre que ce philosophe a parlé de périodes cosmiques, de la διακόσμησις κατά τινας περιόδους, comme l’ont appelée Jean Philopone et Sextus Empiricus.

Quant à Anaxagore, on pourrait lui appliquer l’ancienne interprétation, savoir, qu’il a voulu seulement attribuer des habitants à la lune et aux autres planètes, et Xénophane de Colophon serait le seul naturaliste grec, le seul φυσικὸς ou φυσιολόγος pour lequel on possède des preuves directes qu’il a basé sa doctrine de la destruction périodique du monde sur une véritable induction.

Origène, dans ses Philosophumena (c. xiv), dit expressément que, pour prouver qu’il y a aussi de nos jours une intermittence continuelle de phénomènes (μίξις) entre la mer et la terre, et que par suite il viendra un temps où l’eau aura dissous la terre entière (λύεσθαι), Xénophane a cité, comme argument à l’appui (τοιαύτας ἀποδείξεις) les coquilles marines rencontrées loin de la mer, sur les continents et même sur les montagnes. Dans les carrières (λατομίαις) de Syracuse, il mentionne des restes de poissons et de phoques (τύπος); dans l’île de Paros, à l’intérieur des roches (ἐν τῷ βάθει τοῦ λίθου}, des feuilles de laurier (δάφνης), ou, suivant la version de Gronovius (τύπον ἀρύης), des anchois : puis, dans l’île de Malte, des formes de toutes sortes de produits marins (πλάκας τῶν συμπάντων θαλασσίων).

Tous ces restes ne sont que les témoignages d’une époque pendant laquelle tout était couvert de boue ou de vase (ὅτε πάντα ἐπηλώθησαν πάλαι), et dont les corps se sont endurcis dans cette même boue (τὸν δὲ τύπον ἐν τῷ πηλῷ ξηραυθῆναι).

Xénophane a soutenu, continue Origène, que tous les hommes ou tout le genre humain (ἀναρεῖσθαι δὲ τοῦς ἀνθρώπους πάντας) périt chaque fois que la terre vient à être recouverte (κατενεχθεῖσα) par la mer, qu’elle se change en boue (πηλὸς γένησαι), et qu’après chacune de ces catastrophes commencent une nouvelle création, un nouvel ordre de choses, et qu’enfin ces changements se reproduisent dans toutes les périodes cosmiques, (Εἶτα πάλιν ἄρχεσθαι τῆς γενέσεως, καὶ τοῦτο πᾶσι τοῖς κόσμοις γίνεσθαι καταβάλλειν). Le fait certain que Xénophane ou Origène ne veut exprimer par ces mots : πᾶσι τοῖς κόσμοις que des périodes cosmiques est aussi remarquable, et confirme ce que nous avons dit plus haut.

Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, reproduit brièvement l’hypothèse de Xénophane, laquelle, quoique très-imparfaitement établie sur l’existence des fossiles et sur l’observation de quelques changements contemporains survenus dans les relations des terres et des eaux, nous montre cependant, avec une certaine évidence, la croyance aux bouleversements périodiques de la terre en rapport avec la présence des fossiles. C’est tout un ensemble d’idées et de faits qu’on ne retrouve chez aucun autre philosophe de la Grèce ancienne.

On sait que Xanthus, Hérodote, Eudoxe et Aristote, tous antérieurs à l’époque d’Alexandre, ont parlé des fossiles. Xanthus, le logographe lydien cité par Strabon (I, 3), ayant observé dans l’Arménie, la Phrygie et la Lydie, à une grande distance de la mer, des pierres remplies de coquilles (λίθοντε χογχυλιώδη) et des types de cténoïdes et de chéramydes, en a conclu que ces contrées avaient été recouvertes par la mer.

Nous avons déjà cité le passage d’Hérodote, qui mentionne les coquilles pétrifiées de l’Égypte (κογχύλια φαινόμενα ἐπὶ τοῖσι οὔρεσι), mais il ne fait aucune réflexion sur cette circonstance par rapport aux dépôts du Nil ni à la mer Rouge. Eudoxe, le mathématicien de Cnide que cite Strabon (XII, 3, 42), parle des poissons fossiles (ὀρυκτοὺς ἰχθῦς) de la Paphlagonie, des environs du lac d’Ascanie, sans y ajouter aucune remarque, et Aristote, dans son Essai sur la respiration (c. ix), les mentionne également en les faisant provenir d’espèces encore vivantes dans les profondeurs de la terre où elles se pétrifient.

Ce qui nous reste des théories presque paléontologiques d’Anaximandre et d’Empédocle ne permet cependant aucune conclusion ni sur les pétrifications, ni sur leur rôle. Si l’on en croit le pseudo-Plutarque (Plac., V, 19), Anaximandre de Milet aurait avancé que les premiers animaux se sont développés dans l’eau, qu’ils étaient recouverts d’enveloppes épineuses (φιλοιοῖς περιεχόμενα ἀκανθώδεσι), dont ils se sont dépouillés en quittant l’eau pour chercher à vivre sur les terres émergées. Le même philosophe, suivant l’auteur de Placita, ajoutait que ces premières formes organisées vécurent peu de temps après être sorties de l’eau.

Le vrai Plutarque dit aussi dans le VIIIe livre des Symposiaques qu’Anaximandre attribuait aux poissons l’origine des premiers hommes ; aussi Cuvier a-t-il pu dire de son côté, (Histoire des sciences naturelles, t. I) : « Anaximandre, ayant admis l’eau comme le second principe de la nature, prétendait que les hommes avaient été primitivement poissons, puis reptiles, puis mammifères, et enfin ce qu’ils sont maintenant. » Anaximandre serait donc le véritable précurseur de de Maillet, de Lamarck et des zoologistes de nos jours, qui marchent plus ou moins sur leurs traces ; mais peut-être avait-il emprunté lui-même ces idées aux Égyptiens, aux Chaldéens ou aux Phéniciens, qui les auraient déduites eux-mêmes de quelques données géologiques incomplètes ? Quant aux reptiles et aux mammifères dont parle Cuvier, on ne voit pas qu’ils aient été réellement indiqués par les auteurs que nous citons.

On pourrait voir cependant dans la défense de manger des poissons chez divers peuples de l’antiquité, comme dans la secte de Pythagore, une certaine relation entre les apophthegmes d’Anaximandre d’une part, et la source où l’on a très-probablement puisé aussi quelques traditions sémitiques de l’autre. Le mythe d’Oannés, monstre moitié homme et moitié poisson, venu de la mer Rouge ; est, quoi qu’il en soit, plus rapproché de la doctrine d’Anaximandre que celle du livre sanscrit de Vaïvasvata.

Ce que nous savons d’une théorie probablement géologique, ou plutôt paléontologique, provient de deux sources principales : 1o les fragments du poème didactique du philosophe d’Agrigente Sur la Nature (Περὶ φύσιος) ; 2o les rapports des commentateurs, des compilateurs, des lexicographes, des phlyacographes et des scholiastes des époques postérieures. Parmi ces derniers, le passage contenu dans le xixe chapitre du V livre du pseudo-Plutarque est sans doute le plus remarquable : Ἐμπεδοκλῆς τὰς πρώτας γενέσεις τῶν ζώων μηδαμῶς ὁλοκλήρους γενέσθαι, ἀσυμφυέσι δὲ τοῖς μορίοις διεζευγμένας· τὰς δὲ δευτέρας συμφυομένων τῶν μερών εἰδωλοφανείς· τὰς δὲ τρίτας τῶν ἀλληλοφυών, τὰς δὲ τετάρτας (pro τέτταρας) οὐκ ἔτι ἐκ τῶν ὁμοίων (je voudrais lire ἐκ τῶν στοιχέων) οἷον ἐκ γῆς καὶ ὕδατος, ἀλλά δι' ἀλλήλων ἤδη, τοῖς μὲν πυκνωθείσης τῆς τροφής, τοῖς δὲ καὶ τῆς εὐμορφίας τῶν γυναικῶν, ἐπερεθισμὸν τοῦ σπερματικοῦ κινήματος ἐμποιησάσης.

On a ainsi quatre phases ou seulement trois, puisque les animaux de la quatrième ne diffèrent que par le mode de génération de ceux de la précédente, tandis que les fragments du poëme Sur la Nature, Περὶ φύσιος, ne nous ont conservé que les types primitifs suivants : οὐλοφυεῖς τύποι χθονὸς (Sturlz a traduit : Formœ totam vim generandi confusam, necdum explicatam in sese continentes) ; ἀμφιπρόσωπα καὶ ἀμφίστερνα (bifronfia et bipcetora) ; βουγενῆ ἀνδρόπρωρα (fœtus bovini, hominis facie) ; βουγενῆ βούκρανα (fœtus humani, bubalo capite).

Aristote, dans son Traité de l’âme, nous a conservé le vers suivant :

ᾞ πολλῶν μὲν πόραι ἀναύχενες ἐβλάστησαν,

tiré aussi du poëme d’Empédocle Sur la Nature, et les mots κόρσαι ἀναύχενες y signifient seulement des têtes sans cou, c’est-à-dire que l’auteur croyait qu’il n’y avait eu, au commencement des choses de la terre, que des membres séparés les uns des autres, des têtes, des bras, des jambes, des mains, des pieds, etc.

Plutarque parle aussi d’un autre type animal d’Empédocle, qu’on a exprimé ordinairement par εἰλίποδα κριόχηλα, mais que Stein a plus tard rendu par κριτόχειρα, Beiske par ἀκριτόχηλα, Dübner par ἀκριτόχειρα, et Mullach par ἀκριτόγυια Seraient-ce quelques types de moutons monstrueux ? C’est ce qu’il est impossible de dire aujourd’hui.

Maintenant les trois phases de développement de la vie animale énoncées par pseudo-Plutarque ne sont-elles qu’une explication pour le vulgaire de la doctrine qu’Empédocle a cherché à établir dans son poëme, en admettant ces types monstrueux de têtes sans cou, vivant cependant et pouvant se mouvoir, de Bœufs à tête humaine, d’hommes à tête de Bœuf, d’animaux à deux têtes, d’autres à deux poitrines, et en résumé la supposition de ces êtres fantastiques ne reposait-elle pas sur un essai de paléontologie incomplet ? Aristote, dans sa Physique (liv. II, ch. iv), dit très-clairement que, selon Empédocle, la formation des diverses parties du corps des animaux à l’origine du monde est due au hasard (ἀπὸ τυχῆς). Maintenant cette croyance au fatalisme, qui règne dans toute la philosophie du poëte naturaliste, ne résulterait-elle pas elle-même d’une fausse interprétation des corps fossiles souvent incomplets, brisés, et dont les fragments se trouvent épars dans la terre ? C’est au moins fort probable. En effet Jean Philopone, le commentateur d’Aristote, dans le passage relatif à la formation première des animaux, dit qu’Empédocle admet que ceux-ci doivent leur origine à ces membres du corps qui ont existé anciennement comme des êtres organisés complets, indépendants, et qui se sont accumulés dans la terre (ἐν τῇ γῇ) lorsque le principe chaotique a commencé à succéder au principe cosmique (ἐπὶ τῇ ἡττῃ μὲν τῆς φιλότητος, ἐπικρατείᾳ δὲ τοῦ νείκους). Ces mots : συναθροισθῆναι ἐν τῇ γῇ, qu’ils se sont accumulés dans la terre, prouvent assez qu’Empédocle a vraiment eu l’idée de phénomènes géologiques et paléontologiques. Celui qui déjà avait su distinguer le vrai caractère des roches cristallines, comme nous l’assure Plutarque, qui avait eu la pensée du soulèvement du sol pour se rendre compte de certains phénomènes, pouvait bien avoir aussi observé les débris de corps organisés dans les couches sédimentaires.

Suivant Censorinus (de Die natali, IV), Parménide aurait avancé une hypothèse semblable sur le principe de la vie animale ; mais les détails à cet égard font complètement défaut. À vrai dire, ce que nous savons sur celle d’Empédocle est aussi bien peu de chose. Suivant cette dernière, les plantes auraient apparu à la surface de la terre avant les animaux[9]. Il y aurait même eu des unes et des autres avant la formation du soleil (Cf. Tzetses d’Hésiode).

Si nous nous reportons actuellement aux trois phases du développement de la vie, dont nous avons parlé tout à l’heure, nous pourrons supposer que la première correspond à la période où les membres vivants, isolés, étaient indépendants du corps lui-même des animaux, les κόρσαι ἀναύχενες, les têtes, les bras, les pieds, les mains (ἔμψυχα ὄντα), etc. ; que la seconde comprenait les σύμμικτα ζῶα, c’est-à-dire ces formes monstrueuses dont parlent les fragments du poëme Sur la Nature, les βουγενῆ ἀνδρόπρωρα, les ἀνδροφυῆ βούκρανα, les ἀμφίστερνα, les ἀμφιπρόσωπα, les εἰλίποδα ἀκριτόγνια, etc., et que la troisième phase a été représentée par la faune actuelle. Malgré l’absence de détails plus précis, on voit que l’idée du développement successif des êtres était certainement dans la pensée de quelques Grecs de l’antiquité, et qu’ils ont dû y être amenés par l’observation de faits géologiques.

Anaximandre, comme on l’a dit, s’y était rattaché, ainsi que Démocrite et Archélaüs, et pour tous l’homme était le dernier être créé apparu à la surface du globe. Platon et Aristote ont adopté cette même hypothèse, mais on peut être assuré que le premier n’y a pas été amené par l’observation directe, et l’on conçoit en effet qu’elle puisse aussi résulter de spéculations abstraites sur les conditions générales des choses.

Suivant Diodore de Sicile, certains philosophes croyaient que le genre humain avait existé de tout temps, mais peut-être a-t-il confondu, avec l’hypothèse d’une uniformité perpétuelle absolue, la doctrine de ceux qui, croyant au développement successif des êtres, admettaient une grande période de la nature qui se serait répétée plusieurs fois, comme les yougues des livres sanscrits se répètent aussi pour former un jour de Brama, et ces jours se répètent à leur tour pour former une vie de ce dieu.

On peut dire qu’Empédocle nous donne déjà une idée de toutes les hypothèses des anciens sur le développement progressif des êtres, sans que, cependant, il soit réellement fondé sur la complication progressive organique ascendante, depuis les polypiers jusqu’aux mammifères. Son idée, à cet égard, se bornait à une modification et à une amélioration par suite de l’adaptation des organismes plus conformes au principe téléologique de l’évolution cosmique. En effet, Aristote lui-même dit (liv. II, ch. viii de sa Physique) que, suivant Empédocle, les types des βουγενῆ ἀνδρόπρωρα se sont éteints parce qu’ils n’étaient pas conformes au but. Enfin la dégénérescence du genre humain, telle que l’admettaient les anciens, n’était pas incompatible avec le développement progressif, car, comme on le voit dans les fragments du philosophe d’Acragas, le principe cosmique (νεῖκος) a fonctionné simultanément avec le principe chaotique (φιλότης), et l’époque de l’abaissement insensible de l’ordre des choses dans l’état chaotique n’étant pas marquée nécessairement par des catastrophes, elle a pu commencer avec les premières manifestations de la dégénérescence humaine. Dans le système de ces philosophes naturalistes, l’œuvre de la création était donc complet avec la première apparition de l’homme.

Empédocle fait dépendre tous les phénomènes de la nature du fatum (τυχή), doctrine qu’il a probablement puisée dans une fausse interprétation des corps organisés fossiles. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas trouver une plus belle apothéose de son esprit tragique que la légende de sa mort, qui, sans avoir une valeur historique, prouverait, après ce que nous avons dit, qu’il s’est précipité dans le cratère de l’Etna, parce qu’il n’a pu supporter cette idée déduite de la fausse interprétation des fossiles, que la force créatrice a déjà plusieurs fois manqué de produire un ordre téléologique des choses, et que la physionomie cosmique actuelle n’est qu’un résultat du hasard.

Lassaulx, dans son Traité de la géologie des Grecs et des Romains, n’a pas fait une seule fois mention d’Empédocles, Gladisch, dans son opuscule Empedokles und die Ægyptier, et Sprengel, dans sa Protogæa Empedoclis, n’ont pas compris toute l’importance des passages qui se rapportent aux essais paléontologiques du philosophe d’Agrigente ; il était donc nécessaire de réparer l’omission de l’un et de compléter ce que les autres avaient laissé à faire.


Géologie des Grecs pendant les époques alexandrine et post-alexandrine.


Ce sont surtout les phénomènes dus aux causes actuelles qui ont été observés dans ces deux périodes de l’antiquité grecque, telles que la formation des deltas, les alluvions, etc. Beaucoup d’écrivains se sont occupés de ces questions géologiques les plus simples, mais indispensables à connaître ; et l’on sait les noms des polymathes qui ont rassemblé les données relatives à cet ordre de faits, tels que Démétrius Callatianus, Démétrius de Scepsis, Callimaque (κτίσεις νησῶν), et d’autres dont les noms ne nous sont point parvenus, mais dont l’existence est affirmée par Strabon (I, 3).

Rien ne nous prouve que Démocrite d’Abdère se soit occupé, comme le pense le savant Mullach, de ces sujets dans l’ouvrage perdu qui était intitulé Sur les Causes terrestres : Αἴτιαι ἐπίπεδοι ; mais le IIIe chapitre du Ier livre de la Géographie de Strabon est un véritable traité systématique des changements produits à la surface de la terre par les causes actuelles.

Le géographe d’Amasia examine les ouvrages publiés avant lui sur ce sujet, et critique sévèrement les livres d’Ératosthène. À cette occasion il fait une digression intéressante sur la présence des coquilles marines fossiles rencontrées sur les montagnes, quelquefois à plusieurs milliers de stades de la mer, et reproche au célèbre astronome d’Alexandrie de s’être occupé de cette question en traitant de la figure de la Terre et de s’être aussi occupé de cette dernière en traitant de la géographie des continents habités.

Strabon rapporte l’opinion de Xanthus dont nous avons déjà parlé, les hypothèses de Straton de Lampsaque, d’Ératosthène, d’Hipparque, de Posidonius, et enfin émet la sienne propre. L’hypothèse de Straton est bien connue[10]. Il suppose que la Méditerranée et le Pont-Euxin étaient sans communication, l’une avec l’Atlantique par le détroit de Gadès, l’autre avec la Propontide par celui de Byzance. Suivant lui, les sédiments apportés par les fleuves déterminent, par leur accumulation au fond des mers, les changements observés dans leur niveau et occasionnent la rupture des isthmes, tels que ceux de Gadès et de Byzance. La banquette sous-marine qui existerait, entre l’Europe et l’Afrique serait la preuve de sa supposition, comme les coquilles et d’autres faits signalés autour du temple de Jupiter Ammon en Libye.

Les changements survenus dans la disposition des terres et des eaux, suivant Straton, sont bien admis par Strabon, mais celui-ci rejette l’explication de son prédécesseur. Les sédiments des rivières, au lieu de s’étendre sur tout le fond des mers, de manière à en relever le niveau, se déposent, au contraire, dans le voisinage de leur embouchure, et contribuent peu à peu à augmenter la surface des continents par la formation des deltas. Les motifs sur lesquels s’appuie le géographe d’Amasia sont judicieux et instructifs. C’est au mouvement propre que la mer, qui contribuait à sa purification et que les anciens appelaient la respiration de la mer, que Strabon attribue la cause de l’impossibilité pour les sédiments de tomber et de s’étendre sur son fond, et à cette occasion il développe sa théorie des soulèvements.

Strabon qui est vulcaniste, comme on dirait aujourd’hui, suppose que le fond des mers éprouve de temps en temps des soulèvements et des abaissements, non par suite du dépôt des sédiments apportés par les fleuves, mais occasionnés par les forces ignées qui agissent au-dessous des mers. La Sicile n’a point été séparée de Rhegium par un tremblement de terre mais a été élevée au-dessus des eaux par les feux souterrains.

La théorie du feu central, telle que la comprenaient les anciens philosophes grecs, ne se retrouve pas dans les fragments que l’on possède de la période post-alexandrine, au moins sous la forme adoptée par l’école de Pythagore. Quoique les stoïques aient accordé une grande importance à l’élément du feu, nous ne savons pas jusqu’où leur doctrine de la conflagration périodique du monde était basée sur l’observation des phénomènes volcaniques. Ils n’auraient fait que suivre, dit-on, la physique d’Héraclite d’Éphèse, comme l’affirment beaucoup de philologues ; mais il serait plus utile pour l’histoire de la science de rechercher, dans les dogmes des stoïciens, les traces de ce qu’ils ont emprunté à ceux des pythagoriciens[11].

Strabon mentionne également le soulèvement volcanique des îles de Prochyta (Procida), de Pythceoussæ (Pythécuse), de Capreæ (Caprée), de Leucosia, des Sirénes, des Énotrides[12], de l’île d’Automate (Hiéra), entre les îles de Théra et de Thérassia. Plutarque[13], Justinus[14], Orosius[15], Pline[16], en font également mention ainsi que de l’origine volcanique d’une montagne de 7 stades de hauteur, près de Méthoné, et la réunion au continent de Spina, près de Ravenna[17].

Outre les recherches et les conséquences relatives aux phénomènes volcaniques, la Géographie de Strabon renferme une multitude d’observations qui se rapportent à la réunion de certaines îles aux continents voisins, au mode de formation des deltas, en un mot à tous les changements de la surface de la terre dus au déplacement des eaux, tels que la submersion d’une ville phénicienne, près de Sidon, par suite d’un tremblement de terre, mentionnée par Posidonius ; l’engloutissement de Sipyle et d’autres villages de la Lydie et de l’Ionie, rapporté par Démoclès ; la réunion à la terre ferme par une péninsule de l’île de Pharos, de Tyre et de Clazomène, celle de l’île de Piréus ; l’isolement artificiel de Leucas ; la séparation naturelle, au contraire, de Syracuse ; l’abaissement de Bura et d’Hélicé à la suite de tremblements de terre ; l’engloutissement d’Arnée et de Midéa parle lac Copaïs ; celui de quelques villes de la Thrace par les lacs de Bistonis et d’Aphnitis ; le rapprochement de la terre ferme d’Artimita et des autres îles, près de l’Achéloüs, par les dépôts de cette rivière ; celui de quelques îles de l’Étolie, d’Antissa ; la séparation de Lesbos, d’Ida, des îles du golfe de Naples, citées précédemment, de Misénum comme la Sicile de Rhegium, de Caprée, du promontoire d’Athènes, d’Ossa, d’Olympe ; les changements de la géographie physique des environs de Rhagæ (Bagès) en Médie, rapportés par l’historien Duris ; la séparation de l’Eubée, de la Béotie ; la submersion des îles Lichadiques et du promontoire Cénéum ; la fente ou crevasse de l’île d’Atalante, etc..

De tous ces faits Strabon conclut que les terres actuellement habitées ont été couvertes une fois par la mer, et que le fond de celle-ci a fait partie à son tour des terres habitées[18].

Un auteur de l’époque alexandrine qui s’occupait de spéculations géologiques, le poête Callimaque de Cyréne (275 av. J. C.), composa, dit-on, plus de 800 ouvrages : élégies, épopées, hymnes, épigrammes, etc., dont il ne nous reste que 6 hymnes et 65 épigrammes. Dans celui de ces hymnes qui est dédié à Jupiter (vers 15 à 36), il dit que ni le Ladon, ni l’Érymanthe n’existaient lors de la naissance de ce dieu ; qu’alors toute l’Arcadie était desséchée ; que le Carnion, l’Iaôn, le Mélas, le Crâthis, le Métopès, ne voyaient couler leurs eaux que par le choc que la déesse Rhéa imprimait au mont Ida. Dans l’hymne adressé à Apollon, le poëte mentionne les stalactiques et les stalagmites de la Phrygie (vers 22-23) et les sédiments féconds de la rivière de l’Assyrie. L’hymne consacré à Diane décrit l’île volcanique de Méligounis, nommée plus tard Lipara, comme la résidence de Vulcain. Le bruit souterrain produit par ce phénomène se fit entendre dans la Trinacrie ; dans toute l’Italie, l’air retentit des secousses et des éboulements de l’Étna, et l’écho de Cyrnos (la Corse) les répéta (vers 46 à 56). Dans l’hymne à Délos, on voit que le dieu (Poséidon) a fait apparaître les îles en frappant la montagne de son trident, forgé par les Telchines. Il semble n’avoir attribué que la formation d’une partie des îles aux soulèvements volcaniques, car à l’expression ὤχλισσε il ajoute aussi εἰσεκύλισσε (vers 33). Il est probable qu’il attribue, d’un autre côté, l’origine des îles voisines des continents aux agents de déchirement.

L’île de Délos avait été nommée Astérie, parce qu’on la supposait provenant d’une étoile tombée du ciel dans la mer, mais cela bien avant le temps de Callimaque, qui n’a pu être par conséquent le premier à lui assigner cette origine. D’ailleurs la naissance des îles a toujours été un sujet traité par les Grecs avec une certaine prédilection. On en trouve, comme nous l’avons dit, des traces dans Pindare et dans un grand nombre d’autres poëtes. Callimaque lui-même en a décrit une sous le titre de Κτίσεις νησῶν. Les relations fréquentes d’îles flottantes, les Cyanées, ont certainement moins d’intérêt, de même que les plaisanteries sur des rivières très-différentes et très-éloignées les unes des autres, qui ne seraient que les prolongements souterrains d’un seul cours d’eau. Nous ne rappellerons donc pas ce qu’en avaient dit antérieurement Sophocle, Prodicus, Sotion, Plutarque et beaucoup d’autres, dont les ouvrages sont perdus.

Dans le même hymne est ce mythe de la disparition de certaines villes, îles et contrées, que nous lisons dans les hymnes d’Homère, et nous retrouvons aussi les mêmes difficultés à interpréter Callimaque, quand il dit que la rivière Phenæus est remontée vers sa source lorsque Latone chercha son lit d’accouchée.

Ailleurs, le poëte dit que toute l’Arcadie, Parthénios, certaines portions du Péloponèse voisines de l’isthme, l’Aonie, Dircée, Strophie, l’Æsope, Larisse, le Pénéias, etc., se sont retirés (φεῦγεν) devant la mère-supplice d’Apollon (Latone}. Serait-ce une allégorie ou une allusion à quelques changements dans les caractères physiques du pays ? Ou ne serait-ce qu’une pure fantaisie émise sans que le poëte ait prétendu ôter aux divinités des fleuves, des montagnes et des villes, des représentations figurées ou prosopopées, que les Grecs leur assignaient si volontiers (vers 70 à 150) ?

Les phénomènes volcaniques de l’Étna sont attribués aux mouvements du géant Briarée qui s’y trouve enseveli, bien que le livre de pseudo-Aristote, intitulé Περὶ κόσμου (Sur l’Univers), ait déjà donné aux volcans, dont l’origine était connue, l’épithète employée par des géologues de nos jours, celle d’évents ou de soupapes de la terre. Quant aux 120 livres de l’Encyclopédie de Callimaque, on doit regretter qu’il ne nous en soit rien parvenu.

Beaucoup de passages des auteurs prouvent qu’on a observé, dans les périodes qui nous occupent, la présence des fossiles dans les couches de la terre ; mais on n’y trouve comme vues théoriques rien qui ressemble à celles d’Empédocle. L’hypothèse de Théophraste et de Polybe est sans aucune valeur. Dans le traité de minéralogie intitulé Περὶ λίθων, le naturaliste d’Eresus attribue l’ivoire fossile à une force plastique de l’intérieur de la terre, et dans son curieux opuscule intitulé Περὶ τῶν ἰχθύων τῶν ἐν τῷ ξηρῷ διαμενόντων[19], il suppose que les poissons fossiles d’Héraclée (Pont), de la Paphlagonie, de la Gaule narbonnaise ne sont que des individus des espèces actuelles, vivant dans l’intérieur de la terre, et provenant soit d’œufs qui y auraient été laissés, soit par suite de métamorphoses en types terrestres de ceux qui seraient venus originairement de la mer ou des fleuves voisins pour s’introduire entre les couches. Théophraste parle aussi des pierres trouvées près de Munda en Espagne, et qui présentaient des empreintes de palmiers, puis des impressions noires dans le marbre de Ténare, de la, canne de l’Inde fossile (ὁ Ἰνδικὸς κάλαμος ἀπολελιθωένος) ; et il ajoute à cette occasion : ταῦτα μὲν οὖν ἄλλης σκέψεως). Il voulait probablement faire allusion à l’ouvrage intitulé, suivant Diogène Laërce : Περὶ λιθουμένων. Enfin il mentionne, dans le livre intitulé : Περὶ φυτῶν ἱστορία (IV, c. vii), des plantes fossiles trouvées au delà de Gadès (καὶ τὰ ἀπολιθούμενα ταῦτα, οἷον θῦμα, καὶ τὰ δαφνοειδῆ καὶ τὰ ἄλλα), et plusieurs espèces de charbon de terre dans la Ligurie, l’Élide, etc., sans que nulle part on n’aperçoive d’opinion émise sur son origine.

Quant aux poissons fossiles, Polybe a admis la même hypothèse fabuleuse (ἰχθυὲς ὀρυκτοί, ou ὀρυκτοὶ κεστρεῖς), et Strabon les a mentionnés comme Athénée([20]).

Quelques ossements fossiles, provenant de grands mammifères probablement quaternaires, étaient pris alors, comme par les observateurs de la période pré-alexandrine, pour des restes de géants. Pline, Aulu-Gelle, Solinus, Pansanias, Phlégon parlent des énormes squelettes et des sarcophages découverts par suite de tremblements de terre, ou résultant de fouilles exécutées sur divers points de la Grèce, de l’Asie Mineure et contenant des ossements. Pline (VII, 16, 74) parle d’un squelette de 46 aunes trouvé à l’intérieur d’une montagne de Crète 68 ans avant notre ère), et attribué à Orion (Solinus, I, 90); Pausanias (I, 55, 5, 6), d’un autre de 10 aunes de long, provenant de Milet et regardé comme celui d’Astérius ; d’un troisième trouvé près de Téménon Thyrée, et rapporté à Géryon ; d’un quatrième (VIII, 29, 5) contenu dans un sacorphage de 11 aunes de long, et qui serait celui de l’Indien Oronte ; d’un cinquième conservé dans le temple d’Artémis Agrotéra, à Mégalopolis, et que la tradition attribue au géant Hoplodame.

Phlégon de Tralles (Mirab. 12) parle de corps gigantesques observés dans la grotte d’Artémis en Dalmatie, dont les côtes sternales avaient 16 aunes de long, puis de la dent d’un géant, longue d’un pied, et consacrée à l’empereur Tibère (Mirab. 14); de grands squelettes humains recueillis à Litrée en Égypte (Ib., 15, 16 ; Aulu-Gelle, III, 10, 11). Un sarcophage trouvé dans le voisinage d’Athènes, à l’île d’Eubée, de 100 aunes de long, renfermait un squelette de même dimension, portant pour inscription : « Je fus enseveli ici, moi, Macroséiris, après avoir vécu 5000 ans » (Ib., 17). Phlégon cite également un sarcophage de 24 aunes et un autre de 32, trouvés à Carthage (Ib., 18), et enfin un squelette de 24 aunes rencontré près du Bosphore cimmérien, et que les barbares avaient jeté dans le lac Méotis. (Mirab., 19.)

On comprend que toutes ces relations d’os fossiles d’êtres gigantesques venaient confirmer l’idée de la dégénérescence du genre humain, et le professeur Lassaulx a même cru pouvoir supposer que les sarcophages, dont nous venons de parler, prouvaient le culte ancien dont certains grands mammifères ou de grands reptiles énaliosaures auraient été l’objet. Ce culte, méconnaissant l’origine des fossiles, aurait ainsi favorisé la croyance à l’ancienne existence des géants et des héros.

On est aussi conduit à se demander si la tradition des quatre âges de l’humanité, depuis l’âge d’or jusqu’à celui de fer, qu’on trouve dans Hésiode et dans Ovide, ne remonterait pas à ce même culte des fossiles ?

La théorie du développement progressif des êtres organisés dans le temps a continué d’être enseignée comme avant l’époque d’Alexandre. Lucrèce, en reproduisant les préceptes de plusieurs sectes de la Grèce ancienne, nous en a transmis quelques parties[21]. Les stoïques soutenaient qu’après chaque conflagration le même ordre de choses se reproduisait, et en rapport avec le même cours des astres, les formes, les mêmes relations de la vie humaine qui se reproduisaient aussi. Les mêmes nations, les mêmes villes, les mêmes guerres se reproduisaient. Athènes, Troie, comme Socrate, Platon, Achille et les Argonautes devaient revenir, et ce renouvellement de toutes choses devait se répéter dans un nombre de cycles infini[22], ce qui n’empêchait pas d’admettre le développement progressif de la vie dans chaque cycle ou période considérée en elle-même (εἰμαρμένοι χρόνοι). Jusque dans les premiers siècles du christianisme, les Grecs ont continué à observer les fossiles. Eusèbe (Chron. arm., l, p. 60), Cédrène (I, p. 27), Eustathe (Hexaëmeron, p. 49), en parlent d’une manière particulière. Le savant évêque de Césarée a observé lui-même les poissons fossiles du Liban, et en tire la conclusion autoptique qu’ils sont la preuve du déluge de Noé[23].


Géologie des Romains.

Les Romains passent pour avoir imité les Grecs, ce qui est vrai, non-seulement de leurs poésies, mais encore des hypothèses relatives au passé de l’univers. Toutes les grandes idées se rapportant à l’histoire de la terre et des règnes organiques à sa surface ont été puisées dans les productions du génie grec. Mais, quant aux observations sur les changements modernes survenus soit dans les caractères physiques du globe, soit dans ceux des espèces animales, les résultats obtenus par les Romains semblent être beaucoup plus heureux que ceux de leurs prédécesseurs.

La quantité presque innombrable des systèmes cosmologiques de la Grèce, leur variété et leur bizarrerie, avaient produit une telle impression sur les Romains lors de leurs premières études scientifiques, que plus tard le génie latin n’osa point s’essayer à la résolution des problèmes de cette nature et surtout des questions géologiques. Mais, d’un autre côté, les observations, les faits remarquables relatifs à l’histoire de la terre, et dont la mention nous ar été transmise par Pline, Sénèque, Columelle, Palladius et surtout par Marc Térence Varron, nous font vivement regretter la perte de tant d’ouvrages écrits par les Romains sur l’étude de la nature.

Nigide Figule, l’ami de Cicéron et de Pompée, a essayé d’introduire les principes de l’école de Pythagore sur le sol du Latium ; Varron, dans ses livres sur l’agriculture, nous a conservé et transmis, sur la théorie de la terre, un grand nombre d’hypothèses grecques, que les naturalistes romains ont commentées et même corrigées ou modifiées d’après leurs propres observations.

Ces derniers ont porté leur attention sur les phénomènes volcaniques, et plusieurs auteurs ont écrit sur les tremblements de terre. Sénèque, qui consacre tout le VIe livre de ses Questions naturelles à cette classe de phénomènes, mentionne l’enfouissement d’Herculanum et de Pompéi, la séparation de la Sicile de l’Italie et celle de l’Europe de l’Afrique, par une action volcanique, en citant les vers (414-419) du IIIe livre de l’Énéide ; mais il ajoute que c’est à un cataclysme ou déluge, chanté par les poëtes, que cette séparation doit être attribuée. Les Romains, en général, n’apportaient aucune vue théorique ou spéculative sur cet ordre de faits ; c’est ainsi que Tacite, Suétone, Pline le Jeune, Martial, qui racontent la catastrophe de Pompéi et d’Herculanum, ne font aucune réflexion sur son origine. C’est à un historiographe qui vivait 150 ans plus tard, à Dion Cassius, que l’on en doit une description spéciale.

Ovide, dans le XVe livre des Métamorphoses, annonce que l’Etna cessera un jour de rejeter des laves (v. 540). Pline, dans son Histoire naturelle, fait connaître beaucoup de volcans et d’autres manifestations des forces internes du globe, et cela en si grand nombre, qu’il dit dans le cviie chapitre de son IIe livre : Excedit profecto omnia miracula ullum diem fuisse quo non cuncta conflagrarent. Néanmoins ce passage ne prouve pas encore que l’auteur ait formellement admis la théorie du feu central de l’école de Pythagore. Dans ses Lettres, Pline le Jeune donne une description élégante de la catastrophe de Stabia dans laquelle périt Pline l’Ancien. Ovide, comme on l’a dit ci-dessus, rapporte dans le XVe livre des Métamorphoses (v. 252 et suivants) les changements qui se sont effectués de nos jours à la surface de la terre[24]. Les documents qui se rapportent à ces faits ont été rassemblés par Pline avec un soin qui surpasse peut-être celui de Strabon[25].

Les fossiles ont peu attiré l’attention des écrivains latins. Tite Live (XLII, 2) connaissait les poissons pétrifiés ; Sénèque (Quest. nat., III, 16, 17), Juvénal (XIII, 65), Apulée (de Magia) également ; et, malgré cela, le géographe Pomponius Mela (II, 5) rejette ces citations comme reposant sur des fables. Pline (VII, 16, 74, VII, 16, 73), (XXXVI, 18), Solinus (I, 90), Aulu-Gelle (III, 10, 11), parlent d’ivoire provenant de la terre et d’ossements de grands mammifères ou de reptiles sans soupçonner leur véritable origine. C’est seulement Suétone qui, dans sa Biographie d’Auguste, comme nous l’avons déjà rappelé [26], mentionne les ossements réunis à Caprée et attribués à des géants, comme provenant au contraire de grands animaux.

Apulée de Madaure, numidien de naissance, mais de la secte platonicienne (de Magia, 42 p. 534), disait sous le règne d’Antonin le Pieux que les poissons fossiles trouvés sur les montagnes dans l’intérieur de la Gétulie étaient les restes du déluge de Deucalion.

Lassaulx a pensé que Tertullien (de Pallio, c. 2), en parlant des coquilles marines (conchæ et buccinæ) trouvées sur les montagnes et en les regardant comme des preuves du déluge, n’avait fait qu’appliquer au dogme chrétien l’idée philosophique païenne d’Apulée. C’est d’ailleurs ce qui reste encore à démontrer, car on peut se demander si les traditions juives relatives au déluge n’étaient pas elles-mêmes fondées sur quelques observations et inductions des écrivains de cette nation.

La destruction périodique de l’ordre général de la nature par suite de conflagrations ou de cataclysmes, ou alternativement par les uns et les autres, était connue de Cicéron, qui en parle dans son ouvrage Sur la Nature des Dieux (II, 46), mais il a relevé cette pensée de toute la force de son talent dans l’appendice au IVe liv. de la République, intitulé Somnium Scipionis, le Songe de Scipion. C’est une imitation du 3e chapitre du Timée de Platon. L’orateur romain y ajoute seulement cette idée que toute gloire humaine, même celle d’un Scipion (l’Africain) va s’éteindre dans le cours d’une période cosmique ou comme il l’appelle, du Magnus annus. Car, dit-il, tous les monuments de la célébrité, toutes les œuvres de l’homme seront détruits par les conflagrations ou les cataclysmes qui arrivent à la fin de chaque période. L’auteur termine par les conditions où se trouvent les âmes qui s’élèvent dans les régions célestes après la mort, et à cet égard s’accorde avec la fin du traité de Plutarque intitulé : de Facie Lunæ.

L’époque des Césars montrait trop évidemment aux esprits clairvoyants une décadence à la fois dans l’ordre politique et dans l’ordre social pour que l’idée ne passât point dans les spéculations philosophiques et ne conduisit point à celle d’une destruction fatale de toutes choses ceux qui n’y auraient pas été amenés par la seule considération des fossiles.

Quelle que soit l’opinion de Philon (op. I, p. 298), de Columelle (Préf., I. I), de Pline (Epist. VI, 21), d’Orose (Préf. et II, 5 ; VI, 1), de l’empereur Maximin (Eusèbe, Hist. eccl., IX, 7, Cf. Thémiste, V, p. 80, la Lettre de Symmaque, X, 61, citée par Lassaulx, p. 41), de Sidoine Apollinaire (Epist., VIII, 6), de Cyprianus (Demetrianus, p. 217), de Jules Firmicus Maternus (Mathescos, III, 1), ou celle que rapportent plusieurs de ces auteurs pour en avoir entendu parler, que l’univers était déjà de leur temps devenu vieux, et qu’il touchait à sa destruction ; quelle que soit l’opinion de ces hommes sur les faits géologiques, on peut être assuré que Sénèque avait des vues plus justes lorsqu’il soutenait que la conflagration générale avait pour but la destruction de l’ordre actuel de choses et l’avènement d’un autre plus perfectionné (Quest. nat., III, 28), car on ne peut pas croire que cette idée d’amélioration dont il parle ne soit applicable qu’à la morale (Cf. Sénèque, Epist. XCI, p. 420).

J. Firmicus Maternus le Jeune est un astronome qui croit à une période cosmique de 300 000 ans, terminée alternativement par un ecpyrosis ou par un cataclysme, et il essaye de trouver une analogie entre l’état de l’univers et celui du corps humain. L’homme doit, suivant lui, posséder en soi, comme étant le dernier chaînon de la série organique, tous les types des êtres qui l’ont précédé, et il s’efforce de démontrer la nécessité d’une destruction périodique de l’univers par l’eau ou par le feu, en faisant allusion à l’analogie hypothétique de l’affaiblissement du corps humain et des remèdes qu’on y apporte. Cet auteur n’avait-il jamais ouï parler des fossiles ? C’est ce que nous ne savons pas.

Dans la préface de son ouvrage sur l’agriculture, Columelle dit que la religion ne nous permet pas de supposer que la stérilité de son temps soit le résultat d’une maladie, d’un amaigrissement, de la vieillesse de la terre. Ainsi cet élément de la confiance dans la Providence commence avec Columelle à entrer dans les spéculations philosophiques, élément religieux qui défend aux âmes pieuses du moyen âge toute conclusion cosmologique, géologique ou paléontologique appliquée à des bouleversements périodiques de la terre.

Outre ces données, on pourrait encore en trouver beaucoup d’autres qui ont été attribuées aux écrivains latins, et dont on a certainement exagéré l’importance ou la valeur. Ainsi, une ancienne tradition nous représente Numa comme un disciple de Pythagore, en instituant le feu du culte de Vesta, lequel serait l’emblème du feu central. Mais si ce principe s’est ainsi trouvé consacré dans les institutions civiles, comment n’en trouve-t-on aucun témoignage écrit dans les auteurs[27] ?

À Rome, on célébrait le 21 août les fêtes des Consualia en l’honneur de Neptune Équestre ; le 23, celles des Vulcanalia en l’honneur de Vulcain ; le 25, celles des Opeconsivia en l’honneur de la grande mère des dieux, d’Ops Consivia, c’est-à-dire de la Terre. Tout ce qui regarde ces cérémonies se rattache à un culte mystique : or, suivant Lassaulx, la succession de ces fêtes serait une allégorie indiquant la succession stratigraphique des trois formations qui, suivant les géologues modernes, Breislak, Brocchi, Léopold de Buch et Hoffmann, se trouvent dans le bassin de Rome, les couches sédimentaires marines ou neptuniennes, celles d’origine volcanique, celles d’eau douce, fluviatiles ou saturnines ; Ops Consivia étant la femme de Saturne. Le même savant bavarois a cru que les Romains, ayant obtenu quelques coupes géologiques importantes dans les travaux du port d’Ostie, dans les grands égouts ou en réglant le cours du Tibre, ont voulu désigner par ces cérémonies successivement les changements apparents survenus dans l’état de la croûte extérieure de la terre. Mais comment Varron, le plus savant des naturalistes latins et archéologue lui-même, parlant de ces cérémonies avec beaucoup de détails dans son ouvrage de Lingua latina, VI, 20, 21, n’aurait-il pas su leur origine et leur sens secret ?


Conclusion.


De même que nous avons vu, dans l’histoire de la paléontologie stratigraphique, que les bases essentielles de la géologie n’appartenaient exclusivement à aucun des grands esprits scientifiques des temps modernes, et qu’aucune des nations occidentales de l’Europe ne pouvait seule revendiquer le mérite de les avoir découvertes et appliquées, de même nous voyons que les idées les plus générales sur l’origine du globe et sur les phénomènes dont sa surface a été le théâtre, lorsqu’on cherche leur source, doivent remonter jusqu’aux temps les plus obscurs de l’antiquité avant d’avoir été formulées par les philosophes grecs antérieurs à Alexandre.

L’école de Pythagore professait la théorie du feu central renouvelée par Descartes et Leibnitz ; les idées si exactes de Léonard de Vinci et de Bernard Palissy sur les corps organisés fossiles avaient été entrevues par plusieurs naturalistes et philosophes grecs aussi bien que les rêveries du moyen âge sur l’origine de ces mêmes corps ; car les mêmes vérités et les mêmes erreurs se sont reproduites à deux mille ans d’intervalle. Le développement progressif des êtres, leur renouvellement par une cause ou par une autre, étaient encore des spéculations nées de l’observation de la nature, aussi familières aux écrivains de la Grèce qu’à ceux de Rome, et nous pourrions trouver dans l’histoire des autres sciences des faits tout aussi positifs de la profondeur de vue des anciens.

Le génie moderne n’a donc point de date précise comme on voudrait quelquefois nous le faire croire ; il ne se manifeste pas à tel ou tel moment, avec tel ou tel esprit ; il n’est, à proprement parler, que le réveil après un long sommeil de celui de l’antiquité, se dirigeant alors, avec plus de sûreté, par d’autres voies et par d’autres moyens, vers le but mieux déterminé de chacune des branches des connaissances humaines




fin du supplément

  1. A Görögök geologiája jobb nopjaikbon, « Géologie des Grecs pendant les périodes de leur plus grand éclat. » In-4° ; Pest, 1861. — Édition corrigée, A Görög ódonság viszonya a földtan kérdéseihez, « L’antiquité grecque dans ses rapports avec la géologie. » In-4°; Pest, 1865. — Földtani kisérletek a Hellénségnél nagy Sándor koraig, « Sur les essais géologiques de l’antiquité grecque jusqu’à l’époque d’Alexandre le Grand. » vol. 1 ; Pest, 1865. — L’auteur a publié en anglais un exposé général et méthodique de ces recherches sous le titre de On the failure of geological attempts in Greece prior to the epoch of Alexander. Ire partie, in-4o ; Londres, 1869. — On doit encore à M. J. Schvarcz un travail sur Straton de Lampsaque : Lampsacusi Strato. Ire partie ; Pest, 1861. — 2e édit., corrigée ; 1863. En 1861, il adressa au Congrès scientifique de Bordeaux un mémoire intitulé : La géologie antique et les fragments du Clazoménien, où l’auteur rapporte les idées d’Anaxagore sur l’histoire de la terre. — Les recherches déjà faites dans cette direction, telles que la Minéralogie homérique, de Millin, la Minéralogie des anciens, de Delaunay, la Géologie des Grecs et des Romains, par Lassaulx, ou Contribution à la philosophie de l’histoire (Geologie der Griechen und Römer, Mémoires de l’Académie royale des sciences de Bavière, 1851), etc., ne répondaient nullement aux besoins de la partie historique de la science.
  2. Hist. d’Hérodote, traduite par Larcher, t. I, p. 138, édit. de 1850.
  3. Cf. Rig Veda, VIII, 4, Hymn. 17, 18, 19 ; Manous, I, 52, 57, I, 80 ; Yaynavalkya, III, 10. Cf. Adhyâya Upanishad ; Anuvaca Upanishad ; Vrihad Upanishad, II, 5 ; Bhagavad Gitâ, VII, 6 et seqq.; X, 20 et seqq.
  4. Saroï, nesseï, sossoï. Cf. Bérose chez Sénèque, Hist. natur., III, 29 ; Zendiques, Cf. Théopompe chez Plutarque, Moralia, p. 370, B.; Cf. Bundehèche, I, xxxxiv ; Zend Avesta, ed. Kleuker, III, p. 57 et seqq ; Vendidad Sade, xix Ha, xxviii ; Yechte Sades, xviii ; Vendidad Sade, xxx Ha, xxxi Ha ; Bundehéche, xxxi ; Cf. Talmoud, Midrache Rabba, Berechite Paracha, 4 ; Or Adorni, III, 1, 5 ; Sohar, III, p. 498, Sulzb. ; III. p. 79, 225, 135, 152, 166, 100 ; Roche ha-Chana, 11, a Cf. Pseudo-Esra, IV, 14, 11, ou même étrusques : (Cf. Suidas, v. Τυῤῥηνία ; Cf. Lassaulx, dans les Comptes rendus de l’Académie royale de Bavière, I cl., VI vl., III sect.
  5. Cf. Origène, Philos., V, 16 ; Platon, de Republ., VIII, p. 381, 2.
  6. Plutarque, Moral., p. 101 A.; Clemens Alex., Strom. V, p. 711, 20. Pædag., I, 5 ; Proclus, in Timæum, p. 240, 4 ; Eusebius, Præp. evang., XIV, 3 ; Origène, Philos., IX, 9 ; Arist., Phys., III, 5 ; Diog. Laërce, IX, 8 ; Galen, Hist. phil., 10, 17 ; Stob., Ecl., I, 15, 42 ; M. Antoninus, III, 3 ; Censorinus, 18, 11.
  7. Les dates relatives à Orphée et à Pythagore se trouvent chez Plutarque, Moral., p. 415 ; Nigidius chez Servius, ad Ecl. Virg., IV, 10 ; Censorinus, 18, 11 ; Celsus chez Origène, C. Celsum, IV, 11 ; Minucius Felix, 34 ; Ammianus Marcellinus, XV, 9, 8 ; Lobeck, Aglaophamus, p. 791-2-3 et seqq. ; Cf. Platon, Timæus, p. 12, 13 ; Origène, Philos., VI, 21 ; Timæus, p. 11, 12, 3, 40 ; Republ., p. 381, 13 ; Brandis, Geschichte der Philos., II, p. 370 ; cité par Lassaulx, p. 31.
  8. Cf. l’ouvrage de l’auteur anglais, On the Failure of geological attempt in Greece, p. 32, 35, 34.
  9. Placita, V, 26 ; pseudo-Galène, Hist. philos., c. xxxviii.
  10. Von Hoff et de Humboldt, Ansichten der Natur.
  11. À l’égard de la doctrine stoïque de la conflagration périodique du monde, les εἰμαρμένοι χρόνοι, cf. l’ouvrage de J. Lipsius, Physiologia stoicorum ; Cicero, Nat. Deor., III, 14 ; Numenius, Eusebius, Præp. evang., XV, 18 ; Plutarque, Moral., p. 881, F. 955, E. 1077, B ; Aristoclès chez Euseb., Præp. evang., XV, 14, p. 58 ; Origène Contre Celsus, IV, 14 ; D. V. 20.
  12. Strabon, VI, 1 ; XVII, 557, I, 3.
  13. Moralia, p. 399.
  14. 30, 4.
  15. VII, 6.
  16. Strabon, 3 ; V, 1 ; Cf. Dionysius Halicarnassii, I, 18 ; Scylax, 19.
  17. Hist. nat., II, 87 ; et Sénèque, Quæst. nat., VI, 2.
  18. Géographie, I, 3, XXVII, p. 557, 41. — Voy. ce que nous avons dit de la description si exacte des pierres lenticulaires, par Strabon, Ire partie, p. 10.
  19. Cf. 8, p. 828, Schneider ; Cf. Pseudo-Aristote, De Mirab. Auscult. 73, 74 ; Athénée, Deipn., VIII, 2 ; Pline, Hist. Nat., IX, 57.
  20. Strabon, IV, 1, 6 ; Athénée, VIII, 4 ; Polybe, XXXIV, 10.
  21. Voy. Lucrèce, de Rerum Natura ; Horace, Satyre, I, 3, 99, cité par Lyell, Antiquity of Man, p. 379. — Zénon, Cléanthe, Chrysippe, les chefs de l’école stoïque, ont professé la conflagration périodique des choses (Cf. Lassaulx, p. 34 ; Numenius, chez Eusèbe, Pr. év., XV, 18 ; Plutarque, Moral., p. 881, F., 955, E. 1077, B. ; Aristoclès chez Eusèbe, Pr. év., XV, 14 ; Origène Cont. Celse, IV, 14 ; V, 20 ; Lipsius, Physiologia stoicorum, II, 22 et seqq.
  22. Nérnèse, de Natura hominis, 58 ; Virgile, Eclog. IV, Pollio, cité par Lyell, Principles, p. 149 ; Cf. les réflexions d’Owven, Paleontology p. 414.,
  23. Nous serions certainement plus instruits sur les idées géologiques des Grecs, si les œuvres des philosophes-naturalistes appelés φυσικοί ou φυσιολόγοι, celles portant le titre Περὶ φύσεως, Περὶ κοσμοῦ, Περὶ τοῦ παντὸς, les ouvrages des iatrosophistes, des périégètes, les hydrophantes, les économes, les narrateurs des Fables merveilleuses (θαυμάσια ἀκούσματα, ἄπιστα.) étaient parvenus jusqu’à nous. Nous regrettons surtout que le livre de Théophraste sur l’Etna, Περὶ ῥύακος τῶν ἐν Σιλελίᾳ, et sur les fossiles, Περὶ λιθουμένων, soient perdus. Les ouvrages minéralogiques intitulés Περὶ λίθον n’ont eu aucun rapport avec les changements de la croûte terrestre ; très-souvent ils ont eu une importance hygiénique. Quant aux causes qui ont retardé le progrès de la géologie chez les Grecs, nous renverrons le lecteur au sixième chapitre de l’ouvrage anglais de M. Schvarez.
  24. Presque tous les manuels de géologie ont fait usage de ses vers ; Cf. Von Hoff, Geschichte der natürlichen Veränderungen der Erdoberfläche, et Link, Urwelt, etc.
  25. Voy. J. Schvarcz, On the failure of geol. attempts in Greece prior the epoch of Alexander, p. 19-20. In-4, Londres, 1862, où l’auteur a cité tous les faits de cette nature rapportés par Pline.
  26. Voy. Première partie, p. 8. ─ Nota.
  27. Voy. Niebuhr, Röm. Gesch., II, p. 264 ; Ottfried Müller, Hist. de la litt. grecque, p. 295.