Introduction à l’histoire du bouddhisme indien/Second Mémoire/Section VI

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SECTION VI.
OUVRAGES PORTANT DES NOMS D’AUTEURS.

Les ouvrages auxquels est consacrée cette section seraient certainement une des parties les plus curieuses de la collection népâlaise, s’ils étaient datés et s’ils étaient plus nombreux. Datés, ils nous donneraient une histoire exacte de la littérature buddhique non inspirée ; nombreux, ils nous offriraient une masse plus considérable d’indications utiles pour la connaissance de la doctrine et de ses développements. Mais personne ne sera surpris que des ouvrages portant des noms d’auteurs ne se présentent pas en plus grand nombre dans une collection destinée avant tout à réunir les livres qui passent pour inspirés, c’est-à-dire pour émanés de la prédication même du dernier Buddha. Toutefois, quoique rares et en général peu importants, les ouvrages sanscrits composés par des Religieux buddhistes qui s’en sont avoués les auteurs ne sont, ainsi qu’on va le voir, ni sans valeur ni sans intérêt.

Une religion dont les productions réputées sacrées ont été si nombreuses a dû nécessairement exciter un vaste mouvement littéraire ; et en effet, ce qu’il m’est permis d’en entrevoir, d’après les ouvrages qui sont entre mes mains, me donne le droit d’affirmer que ce mouvement a été aussi varié qu’étendu. Ces ouvrages, quoique appartenant selon toute vraisemblance aux derniers âges du Buddhisme, reprennent et développent sous des formes nouvelles les traditions et les opinions anciennes. Légendes, philosophie, pratiques religieuses, ils traitent de tout, et fixent ainsi pour nous d’une manière définitive le cadre de la littérature sacrée. Car si leurs auteurs ont pu ajouter au fonds primitif des développements étrangers, ils n’ont pas dû innover jusqu’au point d’inventer des classes et des catégories entières d’ouvrages ; et pour que des religieux écrivissent des Avadânas qu’ils signaient, il fallait qu’il existât d’abord dans le canon des écritures sacrées des Avadânas reçus comme l’œuvre de Çâkya.

La partie de la littérature sacrée qui paraît avoir le plus inspiré les auteurs est celle des légendes. Je trouve entre autres, dans la collection du Népâl, un volume intitulé Avadâna kalpa latâ, et dont le vrai titre, tel que je le lis dans le manuscrit même, est Bôdhisattva avadâna kalpa latâ. L’auteur est Kchêmêndra ; c’est du moins le nom qui me paraît le mieux répondre aux diverses orthographes de notre manuscrit, Çyômêndra, Kchyêmandra, Kchyêmêndra et Kchemindra, suivant la liste de M. Hodgson[1]. C’est une collection de légendes relatives aux anciennes existences des Buddhas et de leurs principaux disciples ; ces légendes portent, comme on sait, le nom de Djâtakas ou naissances. J’y ai compté vingt-six de ces histoires qui sont écrites en sanscrit et en vers du mètre anuchṭubh ; l’auteur en a emprunté le sujet à des récits plus anciens, et j’ai retrouvé la source de quelques-uns de ses Djâtakas dans plusieurs Sûtras ou Avadânas du grand recueil de légendes souvent cité, le Divya avadâna. L’exposition de Kchêmêndra est d’une extrême exactitude, et elle se rapproche autant du texte primitif que le permet la forme poétique du mètre anuchṭubh, qui est au reste le plus souple de tous et le moins éloigné de la prose.

C’est encore une légende ancienne qui fait le fond du Sapta kumârikâ avadâna, ou de l’histoire des sept jeunes filles, composition mêlée de prose et de vers, et renfermée en vingt-deux feuillets ou quarante-quatre pages. Ce petit livre est donné pour l’ouvrage de l’Âtchârya Bhadanta Gôpadatta : c’est l’histoire des sept filles d’un roi fabuleux nommé Krĭkin, que l’on fait vivre sous l’ancien Buddha Kâçyapa. Ces jeunes filles obtiennent de leur père la permission d’entrer dans la vie religieuse sous Kâçyapa, et triomphent ensuite de l’opposition que leur faisait Mâra. Ce fonds médiocre est développé en vers surchargés d’épithètes qui n’apprennent rien, et qui roulent dans le cercle de ces lieux communs qu’on trouve exposés d’ordinaire, avec beaucoup plus de talent, dans les Mahâkâvyas de la littérature brâhmanique.

On remarque un peu plus de mérite dans le Buddha tcharita, qui porte le titre même de Mahâkâvya ou grand poëme, titre qui est aussi familier aux Buddhistes qu’aux Brâhmanes. Le Buddha tcharita est une exposition poétique de la vie de Çâkyamuni Buddha ; ce poëme, d’une étendue peu considérable (87 feuillets), est attribué au Religieux Açvaghôcha. Il est écrit en vers des mètres anuchṭubh et indravadjra ; le style en est sinon très-poétique, du moins correct et parfaitement intelligible. Le Buddha tcharita n’est qu’un abrégé substantiel du Lalita vistara ; et cette circonstance mérite d’autant plus d’être prise en considération, qu’on ne remarque dans le poëme d’Açvaghôcha aucune des particularités grammaticales qui appartiennent aux dialectes pâli et prâcrit. Ainsi nous avons ici un ouvrage manifestement postérieur aux Lalita vistara, qui est écrit dans une langue plus grammaticalement correcte que le Lalita lui-même. Le nom d’Açvaghôcha (celui qui a la voix d’un cheval) est, ainsi que nous le verrons plus tard, célèbre dans l’histoire des migrations du Buddhisme. Mais rien ne nous apprend que notre auteur soit celui dont j’aurai occasion de parler dans mon résumé de l’histoire extérieure de cette croyance. Ce nom a certainement pu être porté par plus d’un Religieux buddhiste, et il faudrait autre chose que l’identité du nom pour conclure à celle de l’Açvagôcha du Nord avec le Religieux buddhiste que les Chinois nomment Ma mîng. Il est plus probable que notre auteur est le même Religieux que l’auteur du Vadjra çutchi, dont j’ai parlé plus haut[2].

Le travail des auteurs s’est étendu encore à d’autres parties de la littérature buddhique. Les Tantras eux-mêmes, ou pour le dire plus exactement, les ouvrages écrits en l’honneur des Divinités que les Tantras honorent ont été commentés et expliqués. Ainsi la Société Asiatique possède un petit volume nommé Sragdharâ stôtra, « La louange de Sragdharâ, » c’est-à-dire de celle qui porte une guirlande, volume qui n’est autre chose qu’un commentaire littéral sur un poëme de même titre, lequel ressemble beaucoup à ces petites compositions enfantées par la dévotion des Çivaïtes et consacrées à célébrer Çiva, Kâlî, et les autres Divinités de ce Panthéon spécial. La Déesse nommée Sragdharâ me paraît être la même qu’Âryatârâ ; du moins je trouve ce dernier nom à la marge du manuscrit. Dans cet ouvrage fort médiocre, Amitâbha et Avalôkitêçvara, ces deux personnages favoris des Buddhistes du Nord, figurent auprès de la déesse Âryatârâ. J’ignore, il est vrai, le nom de l’auteur de ce Stôtra ; ce doit être cependant un écrivain non inspiré ; car outre que Çâkya n’a pu ni prêcher, ni composer un pareil ouvrage, il ne l’aurait certainement pas commenté lui-même, quand bien même il en eût été l’auteur.

Mais parmi les auteurs d’ouvrages relatifs aux pratiques des Tantras, il n’en est pas de plus célèbre que Nâgârdjuna, Religieux que j’ai déjà eu plus d’une occasion de citer. Je trouve dans la collection de M. Hodgson un livre de cet écrivain célèbre, qui est intitulé Pañtcha krama, et auquel se rapporte un commentaire ayant pour titre Pantcha krama ṭippanî : c’est un traité rédigé d’après les principes du Yoga tantra[3], et qui est exclusivement consacré à l’exposition des principales pratiques de l’école Tantrika. On y apprend à tracer des figures magiques nommées Mandalas, où paraissent les images des Buddhas, Bôdhisatvas et autres personnages fabuleux, comme Amitâbha, Akchôbhya, Vâirôtchana, Kchitigarbha, Khagarbha, Vadjrapâṇi, Lôkêça, Mandjughôcha, Samantabhadra, Sarvanivaraṇa vichkambhin, personnages qui, comme je l’ai dit, sont tout à fait inconnus aux Sûtras et aux légendes anciennes, et qui ne paraissent que dans les Sûtras développés et dans les Tantras. L’auteur y relève l’importance de maximes comme celle-ci : « Ma nature propre est celle du diamant de la science du vide, » ou « de la précieuse science du vide[4] ; » et c’est cette maxime même qu’on doit prononcer, quand on a tracé le diagramme dit de la vérité. Chacun de ces diagrammes, celui du soleil, par exemple, et des autres Divinités, a sa formule philosophique correspondante ; cette formule est toujours empruntée aux théories du nihilisme le plus absolu.

On le voit, toutes les idées sont mêlées dans cet ouvrage, qui indépendamment du nom d’auteur qu’il porte, appartient par son contenu même à l’époque où tous les éléments du Buddhisme étaient complètement développés. Ce qui y domine cependant, c’est la doctrine des Tantras, avec ses formules absurdes et ses monosyllabes inintelligibles. Il est difficile d’exprimer l’espèce de découragement qu’on éprouve à la lecture d’une telle composition. C’est quelque chose de triste que de voir des hommes graves proposer les syllabes et les mots les plus bizarres comme des moyens de salut et de perfection morale. Et quelle morale que celle de l’indifférence et d’un quiétisme si exagéré, que la distinction du juste et de l’injuste, du bien et du mal, n’existe plus pour celui qui y est parvenu ! Ce livre, en effet, conduit par degrés l’ascète à des énormités qui, j’en suis intimement convaincu, sont tout à fait étrangères au Buddhisme primitif. J’en citerai un seul exemple, emprunté au chapitre final, lequel traite de l’indifférence, à la pratique de laquelle doivent tendre tous les efforts de l’ascète. « : Pour l’ascète, un ennemi ou lui-même, sa femme ou sa fille, sa mère ou une prostituée tout cela est la même chose[5] ! » La plume se refuse à transcrire des doctrines aussi misérables, quant à la forme, qu’odieuses et dégradantes pour le fond. Au reste, tout dans cet ouvrage ne doit sans doute pas être attribué à Nâgârdjuna, car je trouve le nom de Çâkyamitra à la fin d’un chapitre[6]. Peut-être aussi ce dernier nom n’est-il qu’un titre de Nâgârdjuna. La lumière qu’un tel traité peut jeter sur les autres monuments de la littérature buddhique est, on le comprend, très-faible. Le seul renseignement que j’y trouve est une citation du Lalita vistara, avec son titre de Mahâyâna sûtra[7]. Quant au commentaire, qui est très-bref et qui ne s’étend pas à la totalité de l’ouvrage, il a pour auteur le Paṇḍita Parahita rakchita.

La collection du Népâl nous offre encore d’autres traces de la part qu’a prise Nâgârdjuna au développement de la littérature philosophique des Buddhistes. Ainsi nous avons dans un des volumes de cette collection la preuve positive qu’il a composé des ouvrages de métaphysique, et même que ces ouvrages ont acquis assez d’autorité pour devenir l’objet des travaux des commentateurs. Je veux parler d’un volume appartenant aujourd’hui à la Bibliothèque royale, et portant le titre de Vinaya patra sur la première feuille, et celui de Vinaya sûtra dans la liste des livres découverts et recueillis par M. Hodgson[8]. Mais aucun de ces titres ne se retrouve dans l’ouvrage même ; le seul que je rencontre à la fin des chapitres est Madhyamaka vrĭtti, ou Explication de la doctrine Madhyamaka ou Madhyamika, ouvrage composé par l’Âtchârya Tchandra kîrti. Quelques lignes d’introduction nous apprennent que le Madhyamaka vrĭtti est un commentaire qui porte sur des Kârikâs ou axiomes mémoriaux dont l’auteur est Nâgârdjuna. C’est très-probablement à ces Kârikâs que s’applique le nom de Vinaya sûtra ou Vinaya patra, qui est resté à notre volume, malgré le témoignage du manuscrit lui-même. Ce traité confirme l’opinion des Tibétains sur l’école dite Madhyamika, école dont ils rapportent l’origine à l’Arya Çrî Nâgârdjuna ; car le commentateur des Kârikâs, après avoir annoncé que ces axiomes sont de Nâgârdjuna, ajoute qu’ils appartiennent à l’école Madhyamika. Il est même vraisemblable que nous avons ici l’ouvrage original, ou au moins l’un des traités principaux de Nâgârdjuna ; car Csoma nous apprend qu’au rapport des Tibétains, Tchandra kîrti, dont il ne dit d’ailleurs rien de plus, a écrit un commentaire sur le livre principal de Nâgârdjuna[9]. Or comme notre manuscrit renferme des axiomes de Nâgârdjuna, expliqués par Tchandra kîrti dans un ouvrage qui a la forme d’un commentaire perpétuel, nous avons toute raison de croire que c’est là le traité, ou si l’on veut, un traité analogue à celui que signale la tradition tibétaine.

Les axiomes de Nâgârdjuna ne sont généralement cités par le commentateur qu’en abrégé ; néanmoins, et quoique le manuscrit soit fort incorrect, il est facile de voir quelles sont les opinions de l’auteur primitif et de son commentateur : c’est au fond la même doctrine que celle de la Pradjñâ pâramitâ, poussée plus loin encore, si cela est possible. Ainsi, parmi les textes de la Pradjñâ, le commentateur cite ceux qui affirment le plus nettement qu’il n’existe absolument rien ; c’est lui qui, par exemple, cite cet axiome rapporté plus haut : « Le Buddha lui-même est semblable à une illusion[10]. » On peut définir la doctrine de Nâgârdjuna un nihilisme scolastique. Ce philosophe ne laisse subsister aucune des thèses que l’on pose dans les diverses écoles buddhiques, sur le monde, les êtres, les lois et l’âme ; il ébranle également par le doute les affirmations positives, négatives et indifférentes : tout y passe, Dieu et le Buddha, l’esprit et l’homme, la nature et le monde. C’est probablement à ce pyrrhonisme que son école doit le nom de Madhyamika (intermédiaire) ; elle se place en effet entre l’affirmative et la négative, lorsqu’en parlant des choses, elle établit qu’il n’est pas plus possible d’en affirmer que d’en nier l’éternité. On a peine à comprendre comment ce livre peut se donner pour une des autorités de la doctrine de Çâkyamuni. Il semble qu’un Brâhmane voulant réduire au néant cette doctrine ne pourrait mieux faire que d’adopter les arguments négatifs de Nâgârdjuna et de son commentateur.

Au reste, un traité de cette espèce a toujours pour nous un genre particulier de mérite, indépendamment de la valeur plus ou moins considérable du fonds ; ce mérite, c’est qu’il cite des Religieux ou des commentateurs, qui autrement nous seraient tout à fait inconnus. En attendant que d’autres ouvrages nous représentent leurs noms, accompagnés de quelques circonstances propres à en fixer plus ou moins rigoureusement la date, je crois utile de les mentionner ici : ce sont l’Âtchârya Buddha pâlita[11], Âryadêva[12] et l’Âtchârya Bhâva vivêka[13]. Les deux premiers sont connus chez les Tibétains pour les principaux disciples de Nâgârdjuna, ce qui les place quatre cents ans après le Buddha, comme leur maître[14]. Ces trois auteurs, par cela seul que Tchandra kîrti les cite dans son commentaire, sont antérieurs à l’époque où il écrivait.

La glose de Tchandra kîrti abonde en citations d’ouvrages canoniques, comme la Pradjnâ pâramitâ et d’autres Sûtras ; mais ces ouvrages sont de ceux que je rapporte au second âge de la littérature sacrée : ce sont des Mahâyâna sûtras. Il n’entre pas dans mon plan de reproduire ici ces citations ; je crois cependant utile d’en donner deux comme spécimen de la doctrine que le commentateur a surtout en vue d’appuyer. J’avertis seulement le lecteur que le manuscrit dont je me sers est extrêmement incorrect, et que j’ai été obligé d’omettre un mot, qui se trouve, il est vrai, dans une énumération de termes similaires et qui a probablement peu d’importance.

Voici ce qui est dit dans le livre intituté Ratnatchûḍâ pariprĭtchhâ. Examinant la pensée (ou l’esprit, tchitta), il cherche à en reconnaître le tranchant[15]. D’où vient, se dit-il, l’origine de la pensée ? Voici l’idée qu’il s’en fait : Quand il y a un support [extérieur], la pensée paraît. Mais quoi ? le support est-il une chose, et la pensée une autre chose ? Non, ce qui est le support, cela est la pensée même. Si au contraire autre chose était le support, autre chose la pensée, alors il y aurait double pensée : donc ce qui est le support est la pensée même. Mais comment l’homme peut-il voir la pensée avec sa pensée ? La pensée ne voit pas la pensée. C’est, par exemple, comme une lame d’épée donnée qui ne peut trancher cette lame même ; c’est comme l’extrémité d’un doigt donné qui ne peut toucher ce doigt même : de la même manière une pensée donnée ne peut voir cette pensée même. C’est ainsi qu’occupé de cette méditation d’une manière approfondie, il voit réellement dans la qualité qu’a la pensée de n’avoir pas de lieu où elle repose, de n’être ni interrompue ni permanente, de ne pas être absolue, de ne pas être sans cause, de ne pas être arrêtée par une cause occasionnelle[16].… il y voit, dis-je, le tranchant de la pensée, son caractère, sa condition ; il voit la qualité qu’elle possède, de n’avoir pas de lieu où elle repose, d’être passagère, invisible, contenue en elle-même. C’est ainsi qu’il voit la réalité véritable, et il ne la supprime pas ; il connaît réellement, il voit réellement le caractère spécial de la pensée. C’est là, ô fils de famille, le regard de la pensée sur la pensée, et non un acte de la présence de la mémoire[17]. »

J’ai cité ce passage parce qu’il renferme deux des traits les plus caractéristiques de la psychologie buddhique. Le premier, c’est que la pensée ou l’esprit (car la faculté n’est pas ici distinguée du sujet) ne paraît qu’avec la sensation et ne lui survit pas ; l’autre, que l’esprit ne peut pas se saisir lui-même, et qu’en portant son regard sur lui, il n’en retire que la conviction de son impuissance à se voir autrement que comme passager et comme successif : deux thèses dont la seconde n’est qu’une conséquence de la première, et qui sont radicalement contraires aux opinions des Brâhmanes, pour lesquels la perpétuité du sujet pensant est un article de foi.

Le second morceau, qui est encore plus court, est emprunté à un Sûtra intitulé : Raṭnakûta sûtra. Je le cite, parce qu’il donne une idée de la dialectique des Sûtras développés.

« La pensée ou l’esprit (tchitta), ô Kâcyapa, est prise comme l’objet à rechercher ; ce qui n’est pas saisi [par les sens] n’est pas perçu ; ce qui n’est pas perçu n’est ni passé, ni futur, ni présent ; ce qui n’est ni passé, ni futur, ni présent, n’a pas de nature propre ; ce qui n’a pas de nature propre n’a pas d’origine ; ce qui n’a pas d’origine n’a pas de destruction[18]. »

Cette argumentation repose tout entière sur la thèse que l’esprit ne se perçoit pas par l’observation directe et externe, la seule qu’admettent les Buddhistes. De là à conclure que l’esprit n’est pas, le chemin n’est ni long ni difficile. Au reste, la méthode et le point de vue philosophique du Buddhisme se laissent facilement reconnaître dans ce morceau, ainsi que dans le précédent. Ce qui paraît surtout avoir frappé les Buddhistes, ce qui domine toute leur manière de philosopher, c’est le fait admis par eux que l’expérience ne donne jamais que des connaissances particulières, qu’elle ne fournit que le multiple, un multiple dispersé, si je puis m’exprimer ainsi, et des faits détachés les uns des autres, subjectivement et objectivement. La considération de ce principe a été décisive, à ce qu’il me paraît, sur l’ensemble de leur philosophie, et elle a exercé une influence profonde sur les notions qu’ils se sont faites des choses.

L’examen du Vinaya sûtra, ou plutôt du Madhyamika vrĭtti, commentaire du Vinaya sûtra, malgré l’intérêt qu’il offre pour l’étude de la métaphysique la plus développée du Buddhisme, ne fait encore connaître qu’imparfaitement, à cause de son extrême spécialité, tout l’avantage qu’on peut retirer de la lecture des commentateurs qui se sont livrés à l’explication soit des livres canoniques, soit des ouvrages composés par des auteurs modernes. Il faut, pour s’en former une idée, parcourir une compilation très-volumineuse, que j’ai citée plusieurs fois dans le cours de ces Mémoires, et qui renferme plus de détails sur la philosophie buddhique qu’il ne me serait possible d’en exposer ici sans dépasser de beaucoup les limites du présent travail. Je veux parler de l’énorme volume intitulé Dharma kôça vyâkhyâ, que possède la Société Asiatique. Ce livre est, comme l’indique son litre, le commentaire d’un ouvrage plus ancien dont le titre est Abhidharma kôça, « Le trésor de la loi supérieure ou de la métaphysique, » et l’auteur, Vasubandhu. Cet ouvrage, qui se compose de quatre cent quatre-vingt-quatre feuillets, ou neuf cent soixante-huit pages in-folio, doit avoir joui d’une autorité considérable parmi les Religieux buddhistes ; car il passe pour le résumé d’un grand nombre de gloses sur la métaphysique, et son auteur, Vasubandhu, y reçoit le titre fastueux de « Sage semblable à un second Buddha. » Le rédacteur du commentaire se nomme Yaçômitra ; et le commentaire même a le titre de Sphuṭârtha, « Celui dont le sens est clair. »

Les observations les plus générales entre celles que m’a suggérées l’examen de ce volumineux traité embrassent trois points principaux. Le premier concerne la rédaction et le système du commentateur ; le second, les indications qu’il donne sur d’autres ouvrages, indépendamment du sujet qu’il traite ; le troisième porte sur le sujet lui-même. En ce qui touche la rédaction et le système du commentateur, il faut reconnaître qu’il appartient à la bonne école des glossateurs indiens. Yaçômitra possédait certainement toutes les ressources de la langue sanscrite, et il en a fait un excellent usage pour l’explication du texte primitif. Sa glose est à la fois grammaticale et philosophique. Il suit, pour la grammaire, l’école de Pâṇini ; et quant au système philosophique, il développe les opinions exposées ou seulement indiquées dans ceux des livres canoniques qu’on nomme Sûtras. De là vient la qualité de Sâutrântika ou philosophe de l’école des Sûtras, qu’il prend dans un grand nombre de passages. Sous ce rapport, les indications que renferme ce commentaire sont aussi nombreuses que variées, et on y rencontre presque à chaque page des fragments plus ou moins étendus de ces traités, dont plusieurs se retrouvent dans les volumes que nous possédons à Paris. L’examen d’un tel livre met à mes yeux l’authenticité des Sûtras à l’abri de toute contestation ; et il rend à la littérature sacrée des Buddhistes un service du même genre que celui que les commentaires philosophiques des Brâhmanes rendent aux Vêdas, qu’ils citent à tout instant.

Yaçômitra admet la division des écritures buddhiques en trois grandes classes dont la réunion se nomme Tripiṭaka, « les trois corbeilles. » J’ai parlé plus haut de cette division, et j’ai également indiqué l’existence de la tradition relative aux quatre-vingt-quatre mille textes de la Loi, d’après un passage emprunté à l’ouvrage même que j’examine en ce moment[19]. Il expose d’une manière aussi détaillée qu’intéressante les sources diverses de l’Abhidharma, et fait voir que le travail qui a extrait de la prédication de Çâkyamuni tous les passages relatifs à la métaphysique, pour en former un corps spécialement distingué par le titre d’Abhidharma, remonte très-haut et est à peu près contemporain de Çâkyamuni, puisque plusieurs de ses premiers disciples passent pour avoir rassemblé sous une forme scientifique les principes de la haute philosophie[20]. J’ai cité plus haut, dans la section relative à la métaphysique, ce morceau que je regarde comme très-important pour l’histoire littéraire des premiers temps du Buddhisme. Quoique les traités dont il nous donne les titres soient, quant à présent, tout à fait inconnus, j’ai cru qu’il était bon de les rapporter dans le chapitre cité tout à l’heure, parce que si jamais ils parviennent jusqu’en Europe, leur place sera marquée dans la série des ouvrages où l’on doit puiser la connaissance de la métaphysique du Buddhisme. Or il est permis de ne pas renoncer à l’espérance de les retrouver un jour, quand on pense à ce qu’il y a d’inattendu dans la découverte que M. Hodgson a faite sous nos yeux de cette masse importante d’ouvrages dont personne avant lui ne soupçonnait l’existence, et quand on réfléchit à la richesse de quelques bibliothèques du Tibet, où suivant Csoma de Cörös se conservent des collections si considérables de livres sanscrits et tibétains. Mais ce qu’il importe en ce moment de constater, c’est le grand développement qu’avait pris l’étude de la métaphysique au temps de Çâkyamuni même ; car parmi les auteurs des traités que cite le commentaire qui nous occupe, il y en a cinq, savoir Kâlyâyanî puttra, Çâriputtra, Mâudgalyâyana, Pûrna, Mahâkâuchthilya, qui figurent dans les Sûtras et dans les Avadânas, au nombre des premiers disciples de Çâkya. Les ouvrages de ces auteurs forment un ensemble de textes faisant autorité pour ceux des Buddhistes qui s’occupent exclusivement de l’Abhidharma. Mais cette autorité n’est pas tellement impérative, qu’il ne soit permis de remonter plus haut, c’est-à-dire de chercher les principes de la philosophie dans les Sûtras eux-mêmes. Notre commentateur est de ce dernier sentiment, et c’est ce qui explique, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, le titre de Sâutrântika, ou de philosophe de l’école des Sûtras, qu’il prend chaque fois qu’il s’agit d’un point de doctrine important et controversé. Ces anciens Religieux décorés du titre d’Ârya, « respectables, » ou Sthavira, « vieillards, » sont en quelque sorte les apôtres et les premiers pères de l’église buddhique ; mais leur autorité le cède à celle des livres inspirés, que la tradition fait remonter jusqu’à l’enseignement du Maître lui-même.

Il me serait impossible de relever, dans ce rapide examen, toutes les citations de Sûtras ou d’autres traités qui enrichissent le commentaire de Yaçômitra. Ces citations, quelquefois assez développées, d’autres fois très-brèves, ne prouveraient guère pour nous que la vaste lecture et l’orthodoxie de notre auteur. Je me contenterai d’ajouter aux extraits que je viens d’en faire deux passages qui jettent du jour sur quelques parties de la collection buddhique en général. Dans l’un de ces passages le commentateur parle de Sûtras connus sous le titre d’Artha vargîyas, et qui font partie du Kchudraka[21]. Il est fort probable que ces Sûtras, à en juger d’après leur titre, traitent d’objets temporels, objets qui sont rangés par toutes les écoles de l’Inde sous le nom générique d’Artha. Cette conjecture est presque changée en certitude par ce fait, que le recueil nommé Kchudraka, qui est traduit dans la collection tibétaine du Kah-gyur, et qui y forme une section spéciale intitulée Vinaya kchudraka vastu, « Petits détails sur la discipline religieuse, » traite, entre autres sujets, des coutumes et usages des peuples de l’Inde centrale[22]. Il serait fort intéressant pour nous de posséder un traité de ce genre, si toutefois le contenu répond exactement à la description qu’en donne Csoma. Mais le titre seul qu’il porte nous fournit une donnée dont je ne pourrai faire sentir toute l’importance que quand je comparerai la collection des livres pâlis de Ceylan à celle des livres sanscrits du Nord. Qu’il me suffise en ce moment de dire que les Singhalais possèdent également le Kchudraka, qu’ils connaissent sous le titre pâli de Khuddaka.

Le second passage que je désire signaler à l’attention du lecteur est relatif à des songes qui apparurent, dit-on, à un certain roi Krĭkin, songes que Çâkyamuni explique comme des présages des destinées futures de sa religion. Le commentateur, avant de rappeler ces songes, annonce qu’on en trouve l’exposé dans le Vinaya. Le hasard me les a fait découvrir exactement tels que Yaçômitra les rapporte dans le manuscrit du Sumâgadhâ avâdâna, c’est-à-dire dans l’histoire de la belle Mâgadhienne. Cette légende que j’ai traduite d’après le texte sanscrit, à cause des détails curieux qu’elle donne sur les premiers disciples de Çâkyamuni, se trouve également dans la collection tibétaine, d’où je l’ai extraite et comparée mot pour mot avec l’original sanscrit[23]. Mais la version tibétaine, au lieu de placer cette légende dans la section du Vinaya ou de la Discipline, la range dans la catégorie des Sûtras. Si notre commentateur ne s’est pas trompé en écrivant Vinaya au lieu de Sûtra, il sera constaté, au moins pour cette légende, que les compilateurs du Kah-gyur n’ont pas suivi très-exactement la classification népâlaise. Au reste, celle du Kah-gyur lui-même n’est pas absolument rigoureuse ; car on trouve dans la classe de la Discipline des légendes qui ont plus spécialement trait à la morale ou à la philosophie, et qui à ce titre eussent dû plutôt prendre place parmi les Sûtras. Ce que je puis toujours conclure de ce rapprochement, c’est que je n’ai pas eu tort, en analysant la classe des Sûtras et celle du Vinaya, de dire que les limites n’en étaient pas très-rigoureusement marquées ; et ce fait s’ajoute à ceux que j’ai allégués dans ma description de la collection du Népâl, pour prouver que des légendes que les Tibétains placent dans le Vinaya prenaient place, chez les Népâlais, dans la catégorie des Sûtras.

Outre les anciens noms d’auteurs auxquels j’ai fait allusion plus haut, le commentaire de l’Abhidharma kôça en cite d’autres, les uns anciens aussi, les autres vraisemblablement plus modernes. Je remarque, entre autres, le Sthavira Açvadjit, qui figure d’ordinaire dans les énumérations des Auditeurs de Çâkya qui ouvrent généralement les Sûtras du Népâl[24] ; je suppose que ce sage est le contemporain de Çâkya. Je remarque encore le Sthavira Dharma trâta[25] et le Sthavira Buddha dêva[26]. On retrouve plus fréquemment les noms des Âtchâryas ou maîtres, Gunamali et Vasumitra son disciple[27], lesquels ont commenté l’Abhidharma kôça qu’il explique lui-même, ceux de l’Âtchârya Sam̃gha bhadra[28], de Bhadanta Çrîlâbha[29], probablement le même que l’Ârya Çrîlâbha[30], de Bhadanta Rama[31], de Rama[32], de Bhadanta Dharma trâta[33], de l’Ârya Dharma gupta[34], qui n’est peut-être que le précédent, de l’Âtchârya Manôratha[35], de Bhadanta Gôchaka[36]. Trouvant dans le texte de son auteur le nom de Bhadanta, qui signifie en général un Buddhiste, mais qui désigne en particulier un maître respectable[37], il se livre, pour déterminer quel est ce Bhadanta, à une discussion que je crois utile de traduire, pour faire connaître, par un court exemple, la manière de commenter de notre auteur.

« Bhadanta, dit le texte ; c’est un certain Sthavira de l’école des Sûtras, ou c’est son nom même. Mais Bhagavad viçêcha a prétendu que ce titre désignait le Sthavira Dharma trâta. À cela nous répondrons à notre tour : Le Sthavira Dharma trâta soutient l’existence des choses passées et des choses futures ; il n’est ni de l’école des Sûtras, ni de celle des Similitudes. Et cependant le texte dira plus tard : Le respectable Dharma trâta croit à la diversité des existences, puisqu’il a dit : « Pour l’être qui transmigre dans les trois voies du temps, il y a diversité d’existence, et non diversité de substance. » Or le personnage qui est appelé du titre de Bhadanta est présenté par l’école de la Vibhâchâ comme se rattachant aux opinions des Sâutrântikas, ainsi qu’on le voit dans divers passages tels que le suivant : Le respectable a dit, etc. J’ajoute que le respectable Dharma trâta est cité par son nom dans des passages comme celui-ci : « Le respectable Dharma trâta a dit. » Tout cela prouve qu’ici, par Bhadanta, le texte veut désigner un personnage de l’école des Sûtras autre que Dharma trâta ; il désigne ainsi quelque Sthavira, ou quelque Religieux [dont le nom n’est pas donné][38].

Parmi les Religieux cités dans la discussion précédente, il en est un dont le nom me suggère une remarque dont l’application peut devenir de quelque intérêt ; c’est Vasumitra, le célèbre commentateur de l’Abhidharma kôça. Les Mongols, au rapport de M. Schmidt, connaissent un Vischumitra contemporain de Kanichka, roi du Kachemire, qu’ils placent trois cents ans après l’entrée du Buddha dans le Nirvâṇa ; et ils en font le chef du troisième et dernier concile, qui, selon la tradition du Nord, s’occupa du soin de rédiger les écritures sacrées, et qui admit dans le canon religieux les Dhâraṇîs ou formules magiques[39]. Klaproth, qui ne pardonne guère de semblables peccadilles quand il les découvre chez les autres, remplace le Vischumitra de M. Schmidt par Vichṇnumitra, sans avertir si Vichṇumitra est la vraie leçon des textes mongols[40]. L’orthographe que préfère Klaproth a l’avantage de donner un nom régulier, tandis que celle de Vischumitra est manifestement corrompue. Mais les transcriptions mongoles sont si négligemment exécutées, que Vischumitra pourrait bien n’être qu’une mauvaise orthographe du nom de Vasumitra. Si cette supposition venait à se vérifier, l’époque du Religieux Vasumitra se rattacherait à l’un des plus grands événements de l’histoire du Buddhisme ; c’est un point sur lequel je compte revenir dans mon esquisse historique.

Je rencontre en outre deux ou trois titres d’ouvrages dont les auteurs ne sont pas indiqués, comme le Pañtcha skandhaka[41] et le Nirgrantha çâstra[42]. Le premier est certainement un livre buddhique, mais le second est très-probablement un ouvrage étranger à la croyance du Buddha, car je trouve dans la légende de Sumâgadhâ avadâna le titre de Nirgrantha employé avec le sens qu’il a en sanscrit, pour désigner un Brâhmane mendiant. Ce n’est pas le seul ouvrage opposé au Buddhisme que notre auteur rappelle ; ainsi il fait en un endroit allusion au Çatarudrîya, qu’il dit être l’œuvre de Vyâsa[43]. Ce Çatarudrîya est probablement l’hymne des cent Rudras, morceau védique qui figure au nombre des Upanichads, et qui fait partie de la collection traduite du persan par Anquetil du Perron[44]. Notre commentateur parle de plusieurs sectes indiennes qui paraissent avoir existé de son temps, comme les Pândaras, les Pâçupalas, les Kâpâlikas[45]. Il réfute fréquemment les Vâiçêchikas, nom qui désigne sans doute les philosophes atomistes de l’école Sâm̃khya, qui reconnaissent Kaṇâda pour leur fondateur.

Il admet qu’il existe parmi les Buddhistes une assez grande variété d’opinions sur plusieurs points, et il lui arrive quelquefois de noter diverses thèses sur lesquelles s’accordent toutes les écoles, comme par exemple, quand il dit que l’Hêmanta, l’hiver (novembre, décembre), est la première des saisons pour tous les Buddhistes[46]. Ceux qu’il cite le plus souvent soit pour les réfuter, soit seulement pour constater les divergences de sentiment, sont les Buddhistes du Kachemire, ceux de Ceylan et les Vâtsîputtrîyas. Les Kâçmîras sont nommés en plus d’un endroit[47] ; l’auteur les appelle des étrangers[48] ; et réfutant dans un passage des philosophes qu’il dit modernes, il les représente comme récemment sortis du Kachemire[49] ; il est vrai que l’expression dont il se sert : pâçtchâtyâh paçtchâdbhavâḥ, peut mieux encore signifier occidentaux. Quelque sens qu’on choisisse, il est permis de conclure de ce terme que l’ouvrage que nous examinons a été composé dans l’Inde : la dernière version ferait supposer que notre auteur a écrit dans une province située à l’orient du Kachemire. Je crois reconnaître aussi les Buddhistes de Ceylan dans les Tâmraparṇîyas ou habitants de Tâmraparṇa, la Taprobane des anciens, qui sont cités dans un passage où notre commentateur s’exprime ainsi : « Les Tâmraparṇîyas font de la substance du cœur (Hrĭdaya) l’asile de la connaissance et de l’intellect, Manas[50]. » Ailleurs il se sert de cette expression remarquable : « Le texte dit dans tous les autres livres, cela veut dire les livres des Tâmraparṇîyas et autres[51] ; » d’où je conclus que les recueils (Nikâyas) de Ceylan étaient connus des Buddhistes du Nord, et qu’ils avaient assez d’importance à leurs yeux pour être cités les premiers, lorsqu’il s’agissait de désigner collectivement les ouvrages buddhiques autres que ceux dont l’autorité était admise dans l’Inde.

Quant aux Vâtsîputtrîyas, qui se représentent souvent dans cet ouvrage, et qui y sont d’ordinaire réfutés, c’est un nom aussi intéressant pour l’histoire du Buddhisme que ceux que j’ai cités précédemment. Je ne doute pas que ce ne soient les Religieux formant la troisième subdivision de l’école qui reconnaissait primitivement Upâli pour son fondateur[52]. Ce sont sans contredit les mêmes que les sectaires nommés par les Chinois Pho thso fou lo, et sur lesquels Klaproth a inséré dans le Foe koue ki une note malheureusement peu claire[53]. Ce nom, suivant les Chinois, signifie veau et est devenu celui d’une famille ; cela est parfaitement exact, et le patronymique Vâtsîputtrîya a bien réellement pour origine le mot vatsa (veau). Klaproth fait de ce titre une classe de livres où l’on soutient l’existence du moi, contrairement à l’opinion du plus grand nombre des écoles buddhiques. Au reste, le commentateur de l’Abhidharma kôça parle des Vâtsîputtrîyas comme de personnages parfaitement connus de son temps[54]. Il en est même un où il semble les assimiler en partie aux Madhyamikas, c’est-à-dire aux philosophes qui suivent le système Madhyamika, lequel doit son origine à Nâgârdjuna. Dans le passage auquel je fais allusion, après avoir parlé d’une opinion attribuée à quelques Vâtsîputtrîyas, il ajoute : « Cela signifie ceux qui ont les idées des Madhyamikas[55]. » Il y avait donc des Vâtsîputtrîyas qui suivaient l’école des Madhyamikas.

Au reste, nous n’avons pas besoin de ce passage pour nous convaincre que notre auteur connaissait Nâgârdjuna, car c’est manifestement lui qu’il désigne sous le nom du Sthavira Nâgasêna dont il critique durement l’opinion en un endroit[56]. Nous verrons, en parlant de la collection singhalaise, que Nâgasêna est célèbre chez les Buddhistes du Sud ; et Benfey a déjà conjecturé justement, sans avoir sous les yeux l’ouvrage qui nous occupe, que le Nâgasêna, qui suivant les Buddhistes singhalais convertit le roi de Sagala, est le même que le Nâgârdjuna des Buddhistes du Nord[57]. Il y a d’ailleurs une raison décisive de croire que Yaçômitra n’a pu ignorer l’existence de Nâgârdjuna ; c’est qu’il parle en plus d’un endroit du système Madhyamika, qui, selon le commentateur du Vinaya sûtra, doit son origine à Nâgârdjuna. Nous conclurons encore de tout ceci que notre auteur est plus moderne que ce grand philosophe, c’est-à-dire qu’il est venu après tous les événements qui ont eu de l’influence sur les destinées du Buddhisme septentrional. Son travail, il est vrai, porte assez peu de traces de ces événements, entre lesquels il ne cite, à ma connaissance, que le troisième des conciles où furent soumises à une révision nouvelle les écritures buddhiques[58].

Ces indications ne sont pas encore suffisantes pour nous permettre de fixer avec précision l’âge et la patrie de Yaçômitra ; mais il faut convenir aussi que le sujet purement philosophique auquel est consacré son ouvrage n’est pas de ceux où les faits historiques viennent d’ordinaire se placer. Ce sujet même n’y est pas facile à suivre à cause de la forme du commentaire, qui prend isolément chaque mot du texte et le développe ou le noie dans une glose d’ordinaire très-étendue. Il n’est que très-rarement possible de distinguer le texte d’avec ces commentaires au milieu desquels il est perdu. L’ouvrage de Vasubandhu, que se propose d’expliquer Yaçômitra, est lui-même une composition rédigée sur des Sûtras antérieurs. Cette composition n’est vraisemblablement qu’un commentaire ; du moins c’est ce qu’il serait permis de conclure des paroles de Yaçômitra, le dernier commentateur, qui s’exprime ainsi : « Beaucoup de Sûtras sont omis parce que l’exposition du texte est perdue ; le maître ici n’a pas fait de commentaire[59]. « Le maître n’est sans doute autre que Vasubandhu, auteur de l’Abhidharma kôça ; et ce passage, s’il doit être entendu comme je propose de le faire, nous donne sur la nature et la forme du traité de Vasubandhu des lumières qu’il est bien difficile de trouver dans les autres parties de la glose de Yaçômitra.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est une compilation de textes et d’interprétations philosophiques. L’auteur y traite des caractères généraux des êtres, des conditions ou des lois, car le mot Dharma signifie toutes ces choses ; des qualités sensibles, des sens, des éléments, de la sensation et de la connaissance ; de la succession des effets et des causes ; de l’affection, de la haine, de l’erreur, et des autres modifications morales du sujet ; de la naissance de l’homme, de la destinée, du fruit des œuvres, du passage de l’homme dans les diverses voies de l’existence ; des divers degrés de vertu et d’intelligence auxquels l’homme peut atteindre en ce monde ; de l’action des organes des sens dans le fait de la connaissance, et des conditions qui arrêtent ou favorisent cette action ; de l’homme et de la femme considérés sous le rapport physique ; des passions, et de la nécessité de les dompter ; du plaisir et de la peine, de la nécessité de s’en affranchir pour parvenir au Nirvâṇa, c’est-à-dire à la perfection du repos absolu ; des conditions de l’existence humaine et des fonctions des organes ; de la Pravrĭtti (l’action) et de la Nirvrĭtti (le repos) ; des degrés divers de l’humanité quant à l’instruction, et de la perfection relative des sens de l’homme ; des facultés surnaturelles ; du passage des intelligences supérieures dans les divers degrés de l’existence ; des Dêvas et des nombreuses classes dans lesquelles on les divise, des Enfers et des mondes. Ces sujets, dont aucun n’est examiné d’une manière suivie, encore moins dogmatique, sont entremêlés les uns aux autres, et la même matière se représente en plusieurs endroits de l’ouvrage. La doctrine en appartient manifestement à l’école la plus ancienne du Buddhisme, c’est-à-dire à l’école athée. Je trouve sur la question de l’existence de Dieu un passage très-frappant, qui ne laisse aucun doute sur la tendance de cet ouvrage, ou au moins sur les idées du dernier commentateur. J’ai cru que ce passage méritait d’être traduit comme spécimen de la méthode que suit Yaçômitra, quand ses devoirs de commentateur lui laissent assez de loisir pour parler en son propre nom.

« Les êtres ne sont créés ni par Dieu (Îçvara), ni par l’Esprit (Purucha), ni par la Matière (Pradhâna). Si, en effet, Dieu était la cause unique, que ce Dieu fût Mahâdêva, Vâsudêva, ou tout autre principe, comme l’Esprit ou la Matière, il faudrait, par le seul fait de l’existence de cette cause, que le monde eût été créé dans sa totalité, d’une seule fois ; car on ne peut admettre que la cause soit sans que son effet existe. Mais on voit les êtres venir au monde successivement, les uns d’une matrice, les autres d’un bourgeon ; de là on doit conclure qu’il y a une succession de causes, et que Dieu n’est pas la cause unique. Mais, objecte-t-on, cette variété de causes est l’effet de la volonté de Dieu, qui a dit : Que tel être naisse maintenant, de manière que tel autre naisse ensuite ; c’est ainsi que s’explique la succession des êtres, et qu’il est prouvé que Dieu en est la cause. À cela on répond qu’admettre plusieurs actes de volonté en Dieu, c’est admettre plusieurs causes, et que c’est détruire la première thèse, celle qu’il n’y a qu’une seule cause. Il y a plus : cette pluralité de causes ne peut avoir été produite qu’en une fois, puisque Dieu, source des actes distincts de volonté qui ont produit cette variété de causes, est unique et indivisible. Ici encore reparaît l’objection faite tout à l’heure, savoir, qu’il faudrait admettre que le monde a été créé en une fois. Mais les fils de Çâkya tiennent pour cette maxime, que la révolution du monde n’a pas de commencement[60]. »

Ce passage est remarquable sous plusieurs rapports, et il suffit du plus rapide examen pour reconnaître combien la théorie qu’il exprime est éloignée du naturalisme panthéistique des principales écoles brâhmaniques ; mais les conséquences qu’on en peut tirer pour l’histoire du Buddhisme même doivent surtout nous occuper. Il est évident que l’ouvrage auquel ce passage est emprunté appartient au plus ancien des systèmes philosophiques des Buddhistes, à celui qui reproduit de la manière la plus fidèle les premières tentatives faites par la spéculation pour régulariser les éléments purement métaphysiques de cette croyance ; et quant au commentaire de cet ouvrage, je le crois antérieur aux quatre grandes sectes qui se partagent aujourd’hui les philosophes du Népâl. Je tire cette conséquence de ce que Yaçômitra ne les cite pas une seule fois par leur nom. L’absence du titre d’Âiçvarika (déiste) me paraît concluante, surtout après le passage qu’on vient de lire touchant la question de l’existence de Dieu. Dira-t-on que si l’auteur ne fuit aucune allusion à l’Âdibuddha des Âiçvarikas, il est possible d’expliquer son silence, en admettant qu’exclusivement occupé du système qu’il avait adopté, il n’a pas l’occasion de traiter d’une théorie qui n’est pas la sienne ? Cette explication serait à mon sens insuffisante, et je suis persuadé que le système d’un Âdibuddha n’eût pu exister du temps de Yaçômitra, sans qu’il en eût parlé dans son commentaire. Si donc, voulant combattre la croyance à l’existence de Dieu, il n’a cité que le Mahâdêva des Çivaïtes, le Vâsudêva des Vichṇuvites, l’Esprit ou la Matière de l’école Sâm̃khya, c’est qu’il n’a pas trouvé dans le Buddhisme même la croyance à l’existence de Dieu, qu’il était cependant de l’intérêt de son système de réfuter là où il la rencontrait. Ces considérations me portent à penser que l’ouvrage de Vasumitra, avec le commentaire de Yaçômitra qui l’accompagne, sont l’un et l’autre antérieurs à l’époque où s’est établie dans le Buddhisme la croyance à un Dieu suprême, croyance que Csoma ne fait pas remonter plus haut que la fin du xe siècle de notre ère. D’un autre côté, comme notre auteur cite l’école des Yôgâtchâras, dont le fondateur Ârya Sam̃gha, vivait, suivant les Tibétains, du vie au viie siècle de notre ère, notre commentateur est nécessairement postérieur à ce dernier personnage, et nous devons placer sa glose entre le vie et le xe siècle de notre ère, vers la fin du moyen âge de la littérature buddhique.

  1. Notices, etc., dans Asiat. Researches, t. XVI, p. 431.
  2. Sect. II, p. 192.
  3. Pañtcha krama, f. 15 b.
  4. Pañtcha krama, f. 4 a.
  5. Pañtcha krama, f. 33 b.
  6. Pañtcha krama, f. 26 a.
  7. Pañtcha krama, f. 23 b.
  8. Notices, etc., dans Asiat. Researches, t. XVI, p. 431.
  9. Notices of diff. Systems of Buddhism, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VII, p. 144.
  10. Vinaya sûtra, f. 136 b.
  11. Ibid., f. 4 a, 6 b et 10 a.
  12. Ibid., f. 4 b.
  13. Ibid., f. 10 a.
  14. Csoma, Notices of diff. Systems of Buddhism, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. VII, p. 144.
  15. Cette expression s’explique par la suite du texte ; c’est une figure empruntée à la forme d’une épée dont la lame, comme le dit notre auteur, ne peut se trancher elle-même. Il emploie cette figure pour montrer que la pensée ne peut se voir elle-même.
  16. J’omets ici quelques syllabes illisibles.
  17. Vinaya sûtra, f. 18 a.
  18. Vinaya sûtra, f. 11 b.
  19. Ci-dessus, sect. I, p. 30.
  20. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 8 a.
  21. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 28 a.
  22. Csoma, Analys. of the Dul-va, dans Asiat. Researches, t. XX, p. 85 et 86.
  23. Bkah-hgyur, sect. Mdo, vol. ha (xxix), p. 430. Je publierai peut-être ce travail dans une autre occasion.
  24. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 107 b.
  25. Ibid., f. 32 a.
  26. Ibid., f. 475 b de mon manuscrit.
  27. Ibid., f. 5 a, 93 b, 119 a, 147 b, 153 a, 193 b, 338 b.
  28. Ibid., f. 22 a, 30 b, 99 b, 154 a, 163 b, 164 b, 190 a, 318 b, 345 a, 351 a, 352 b, 391 b, 448 b, 462 a.
  29. Ibid., f. 44 b et 88 b.
  30. Ibid..
  31. Ibid., f. 327 b, 328 a, 409 b.
  32. Ibid., f. 209 b, 210 a, 213 b, 216 a, 218 b, 221 a, 222 b.
  33. Ibid., f. 219 b.
  34. Ibid., f. 375 b.
  35. Ibid., f. 209 a.
  36. Ibid., f. 119 a.
  37. C’est, pour le dire en passant, de ce titre, qui est presque spécial au sanscrit buddhique, que dérive le titre pâli de bhanta qu’on adresse d’ordinaire aux Religieux.
  38. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 32 a ; et man. Soc. Asiat., f. 36 b.
  39. Schmidt, Geschichte der Ost-Mongol, p. 17 et 315.
  40. Foe koue ki, p. 248.
  41. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 224 a.
  42. Ibid., f. 192 a.
  43. Ibid., f. 172 a.
  44. Oupnek’hat, t. II, p. 171 sqq.
  45. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 217 a et b.
  46. Ibid., f. 241 b.
  47. Ibid., f. 61 b, 121 a, 469 a de mon manuscrit.
  48. Ibid., f. 95 a de mon manuscrit.
  49. Ibid., f. 115 a de mon manuscrit, pâçtchâtyâḥ Kaçmira maṇḍalât paçtchâdbhavâḥ.
  50. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 28 b de mon manuscrit ; f. 32 b, man. Soc. Asiat..
  51. Ibid., f. 474 a de mon manuscrit.
  52. Csoma, Notices on the life of Shakya, dans Asiat. Researches, t. XX, p. 298.
  53. Foe koue ki, p. 326.
  54. Abhidharma kôçavyâkhyâ, f. 56 b, 311 b, 470 b, 471 a, 476 b, 477 a de mon manuscrit.
  55. Ibid., f. 477 a de mon manuscrit.
  56. Ibid., f. 475 b de mon manuscrit.
  57. Indien, p. 85, extrait de l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber. C’est probablement notre Nâgârdjuna dont les Chinois ou leurs interprètes transcrivent ici le nom, Nâha Kochuna. Ce sage aurait paru 800 ans après le Nirvâṇa de Çâkyamuni, et un de ses disciples aurait composé le livre intitulé Pe lun ou les cent discours. (A. Rémusat, Foe koue ki, p. 159.) Ailleurs ce sage est appelé Bôdhisattva. (Ibid., p. 152 et 177.) Ce nom de Nâga Kochuna offre certainement une assez grande ressemblance avec celui de Nâgârdjuna, et les cent discours paraissent rappeler la collection de la Çatasahasrikâ. Ce qui est également digne de remarque, c’est la date de 800 ans après Çâkya, que les Chinois assignent à la venue de ce sage. J’en conclus, comme j’essaierai de le montrer dans mon esquisse historique, que les Buddhistes chinois qui ont adopté cette date ont voulu concilier ce qu’ils savaient de l’époque réelle de Nâga Kochuna avec la date qu’ils avaient précédemment admise pour l’époque de Çâkyamuni.
  58. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 197 a de mon man. Le texte désigne ce concile par le nom même que donnent à ces sortes d’assemblées les Buddhistes du Sud : Trĭtiyam dharma sam̃gîtim anupraviçya ; mais rien ne nous indique la date de ce concile, et l’on ne sait pas si l’auteur veut désigner celui que les Buddhistes singhalais placent 218 ans après Çâkya, ou celui des Buddhistes du Nord, 400 ans depuis la mort du Maître.
  59. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 157 a de mon manuscrit.
  60. Abhidharma kôça vyâkhyâ, f. 171 a de mon manuscrit.