Introduction à la psychanalyse/I/2

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II
LES ACTES MANQUÉS
(Die Fehlleistungen.)


Ce n’est pas par des suppositions que nous allons commencer, mais par une recherche, à laquelle nous assignerons pour objet certains phénomènes, très fréquents, très connus et très insuffisamment appréciés et n’ayant rien à voir avec l’état morbide, puisqu’on peut les observer chez tout homme bien portant. Ce sont les phénomènes que nous désignerons par le nom générique d’actes manqués et qui se produisent lorsqu’une personne prononce ou écrit, en s’en apercevant ou non, un mot autre que celui qu’elle veut dire ou tracer (lapsus) ; lorsqu’on lit, dans un texte imprimé ou manuscrit, un mot autre que celui qui est réellement imprimé ou écrit (fausse lecture), ou lorsqu’on entend autre chose que ce qu’on vous dit, sans que cette fausse audition tienne à un trouble organique de l’organe auditif. Une autre série de phénomènes du même genre a pour base l’oubli, étant entendu toutefois qu’il s’agit d’un oubli non durable, mais momentané, comme dans le cas, par exemple, où l’on ne peut pas retrouver un nom qu’on sait cependant et qu’on finit régulièrement par retrouver plus tard, ou dans le cas où l’on oublie de mettre à exécution un projet dont on se souvient cependant plus tard et qui, par conséquent, n’est oublié que momentanément. Dans une troisième série, c’est la condition de momentanéité qui manque, comme, par exemple, lorsqu’on ne réussit pas à mettre la main sur un objet qu’on avait cependant rangé quelque part ; à la même catégorie se rattachent les cas de perte tout à fait analogues. Il s’agit là d’oublis qu’on traite différemment des autres, d’oublis dont on s’étonne et au sujet desquels on est contrarié, au lieu de les trouver compréhensibles. À ces cas se rattachent encore certaines erreurs dans lesquelles la momentanéité apparaît de nouveau, comme lorsqu’on croit pendant quelque temps à des choses dont on savait auparavant et dont on saura de nouveau plus tard qu’elles ne sont pas telles qu’on se les représente. À tous ces cas on pourrait encore ajouter une foule de phénomènes analogues, connus sous des noms divers.

Il s’agit là d’accidents dont la parenté intime est mise en évidence par le fait que les mots servant à les désigner ont tous en commun le préfixe ver (en allemand)[1], d’accidents qui sont tous d’un caractère insignifiant, d’une courte durée pour la plupart et sans grande importance dans la vie des hommes. Ce n’est que rarement que tel ou tel d’entre eux, comme la perte d’objets, acquiert une certaine importance pratique. C’est pourquoi ils n’éveillent pas grande attention, ne donnent lieu qu’à de faibles émotions, etc.

C’est de ces phénomènes que je veux vous entretenir. Mais je vous entends déjà exhaler votre mauvaise humeur : « Il existe dans le vaste monde extérieur, ainsi que dans le monde plus restreint de la vie psychique, tant d’énigmes grandioses, il existe, dans le domaine des troubles psychiques, tant de choses étonnantes qui exigent et méritent une explication, qu’il est vraiment frivole de gaspiller son temps à s’occuper de bagatelles pareilles. Si vous pouviez nous expliquer pourquoi tel homme ayant la vue et l’ouïe saines en arrive à voir en plein jour des choses qui n’existent pas, pourquoi tel autre se croit tout à coup persécuté par ceux qui jusqu’alors lui étaient le plus chers ou poursuit des chimères qu’un enfant trouverait absurdes, alors nous dirions que la psychanalyse mérite d’être prise en considération. Mais si la psychanalyse n’est pas capable d’autre chose que de rechercher pourquoi un orateur de banquet a prononcé un jour un mot pour un autre ou pourquoi une maîtresse de maison n’arrive pas à retrouver ses clefs, ou d’autres futilités du même genre, alors vraiment il y a d’autres problèmes qui sollicitent notre temps et notre attention. »

À quoi je vous répondrai : « Patience ! Votre critique porte à faux. Certes, la psychanalyse ne peut se vanter de ne s’être jamais occupée de bagatelles. Au contraire, les matériaux de ses observations sont constitués généralement par ces faits peu apparents que les autres sciences écartent comme trop insignifiants, par le rebut du monde phénoménal. Mais ne confondez-vous pas dans votre critique l’importance des problèmes avec l’apparence des signes ? N’y a-t-il pas des choses importantes qui, dans certaines conditions et à de certains moments, ne se manifestent que par des signes très faibles ? Il me serait facile de vous citer plus d’une situation de ce genre. N’est-ce pas sur des signes imperceptibles que, jeunes gens, vous devinez avoir gagné la sympathie de telle ou telle jeune fille ? Attendez-vous, pour le savoir, une déclaration explicite de celle-ci, ou que la jeune fille se jette avec effusion à votre cou ? Ne vous contentez-vous pas, au contraire, d’un regard furtif, d’un mouvement imperceptible, d’un serrement de mains à peine prolongé ? Et lorsque vous vous livrez, en qualité de magistrat, à une enquête sur un meurtre, vous attendez-vous à ce que le meurtrier ait laissé sur le lieu du crime sa photographie avec son adresse, ou ne vous contentez-vous pas nécessairement, pour arriver à découvrir l’identité du criminel, de traces souvent très faibles et insignifiantes ? Ne méprisons donc pas les petits signes : ils peuvent nous mettre sur la trace de choses plus importantes. Je pense d’ailleurs comme vous que ce sont les grands problèmes du monde et de la science qui doivent surtout solliciter notre attention. Mais souvent il ne sert de rien de formuler le simple projet de se consacrer à l’investigation de tel ou tel grand problème, car on ne sait pas toujours où l’on doit diriger ses pas. Dans le travail scientifique, il est plus rationnel de s’attaquer à ce qu’on a devant soi, à des objets qui s’offrent d’eux-mêmes à notre investigation. Si on le fait sérieusement, sans idées préconçues, sans espérances exagérées et si l’on a de la chance, il peut arriver que, grâce aux liens qui rattachent tout à tout, le petit au grand, ce travail entrepris sans aucune prétention ouvre un accès à l’étude de grands problèmes. »

Voilà ce que j’avais à vous dire pour tenir en éveil votre attention, lorsque j’aurai à traiter des actes manqués, insignifiants en apparence, de l’homme sain. Nous nous adressons maintenant à quelqu’un qui soit tout à fait étranger à la psychanalyse et nous lui demanderons comment il s’explique la production de ces faits.

Il est certain qu’il commencera par nous répondre : « Oh, ces faits ne méritent aucune explication ; ce sont de petits accidents. » Qu’entend-il par là ? Prétendrait-il qu’il existe des événements négligeables, se trouvant en dehors de l’enchaînement de la phénoménologie du monde et qui auraient pu tout aussi bien ne pas se produire ? Mais en brisant le déterminisme universel, même en un seul point, on bouleverse toute la conception scientifique du monde. On devra montrer à notre homme combien la conception religieuse du monde est plus conséquente avec elle-même, lorsqu’elle affirme expressément qu’un moineau ne tombe pas du toit sans une intervention particulière de la volonté divine. Je suppose que notre ami, au lieu de tirer la conséquence qui découle de sa première réponse, se ravisera et dira qu’il trouve toujours l’explication des choses qu’il étudie. Il s’agirait de petites déviations de la fonction, d’inexactitudes du fonctionnement psychique dont les conditions seraient faciles à déterminer. Un homme qui, d’ordinaire, parle correctement peut se tromper en parlant : 1º lorsqu’il est légèrement indisposé ou fatigué ; 2º lorsqu’il est surexcité ; 3º lorsqu’il est trop absorbé par d’autres choses. Ces assertions peuvent être facilement confirmées. Les lapsus se produisent particulièrement souvent lorsqu’on est fatigué, lorsqu’on souffre d’un mal de tête ou à l’approche d’une migraine. C’est encore dans les mêmes circonstances que se produit facilement l’oubli de noms propres. Beaucoup de personnes reconnaissent l’imminence d’une migraine rien que par cet oubli. De même, dans la surexcitation on confond souvent aussi bien les mots que les choses, on se « méprend », et l’oubli de projets, ainsi qu’une foule d’autres actions non intentionnelles, deviennent particulièrement fréquents lorsqu’on est distrait, c’est-à-dire lorsque l’attention se trouve concentrée sur autre chose. Un exemple connu d’une pareille distraction nous est offert par ce professeur des «  Fliegende Blätter » qui oublie son parapluie et emporte un autre chapeau à la place du sien, parce qu’il pense aux problèmes qu’il doit traiter dans son prochain livre. Quant aux exemples de projets conçus et de promesses faites, les uns et les autres oubliés parce que des événements se sont produits par la suite qui ont violemment orienté l’attention ailleurs, — chacun en trouvera dans sa propre expérience.

CeIa semble tout à fait compréhensible et à l’abri de toute objection. Ce n’est peut-être pas très intéressant, pas aussi intéressant que nous l’aurions cru. Examinons de plus près ces explications des actes manqués. Les conditions qu’on considère comme déterminantes pour qu’ils se produisent ne sont pas toutes de même nature. Malaise et trouble circulatoire interviennent dans la perturbation d’une fonction normale à titre de causes physiologiques ; surexcitation, fatigue, distraction sont des facteurs d’un ordre différent : on peut les appeler psychophysiologiques. Ces derniers facteurs se laissent facilement traduire en théorie. La fatigue, la distraction, peut-être aussi l’excitation générale produisent une dispersion de l’attention, ce qui a pour effet que la fonction considérée ne recevant plus la dose d’attention suffisante, peut être facilement troublée ou s’accomplit avec une précision insuffisante. Une indisposition, des modifications circulatoires survenant dans l’organe nerveux central peuvent avoir le même effet, en influençant de la même façon le facteur le plus important, c’est-à-dire la répartition de l’attention. Il s’agirait donc dans tous les cas de phénomènes consécutifs à des troubles de l’attention, que ces troubles soient produits par des causes organiques ou psychiques.

Tout ceci n’est pas fait pour stimuler notre intérêt pour la psychanalyse et nous pourrions encore être tentés de renoncer à notre sujet. En examinant toutefois les observations d’une façon plus serrée, nous nous apercevrons qu’en ce qui concerne les actes manqués tout ne s’accorde pas avec cette théorie de l’attention ou tout au moins ne s’en laisse pas déduire naturellement. Nous constaterons notamment que des actes manqués et des oublis se produisent aussi chez des personnes, qui, loin d’être fatiguées, distraites ou surexcitées, se trouvent dans un état normal vous tous les rapports, et que c’est seulement après coup, à la suite précisément de l’acte manqué, qu’on attribue à ces personnes une surexcitation qu’elles se refusent à admettre. C’est une affirmation un peu simpliste que celle qui prétend que l’augmentation de l’attention assure l’exécution adéquate d’une fonction, tandis qu’une diminution de l’attention aurait un effet contraire. Il existe une foule d’actions qu’on exécute automatiquement ou avec une attention insuffisante, ce qui ne nuit en rien à leur précision. Le promeneur, qui sait à peine où il va, n’en suit pas moins le bon chemin et arrive au but sans tâtonnements. Le pianiste exercé laisse, sans y penser, retomber ses doigts sur les touches justes. Il peut naturellement lui arriver de se tromper, mais si le jeu automatique était de nature à augmenter les chances d’erreur, c’est le virtuose dont le jeu est devenu, à la suite d’un long exercice, purement automatique, qui devrait être le plus exposé à se tromper. Nous voyons, au contraire, que beaucoup d’actions réussissent particulièrement bien lorsqu’elles ne sont pas l’objet d’une attention spéciale, et que l’erreur peut se produire précisément lorsqu’on tient d’une façon particulière à la parfaite exécution, c’est-à-dire lorsque l’attention se trouve plutôt exaltée. On peut dire alors que l’erreur est l’effet de l’« excitation ». Mais pourquoi l’excitation n’altérerait-elle pas plutôt l’attention à l’égard d’une action à laquelle on attache tant d’intérêt ? Lorsque, dans un discours important ou dans une négociation verbale, quelqu’un fait un lapsus et dit le contraire de ce qu’il voulait dire, il commet une erreur qui se laisse difficilement expliquer par la théorie psychophysiologique ou par la théorie de l’attention.

Les actes manqués eux-mêmes sont accompagnés d’une foule de petits phénomènes secondaires qu’on ne comprend pas et que les explications tentées jusqu’à présent n’ont pas rendus plus intelligibles. Lorsqu’on a, par exemple, momentanément oublié un mot, on s’impatiente, on cherche à se le rappeler et on n’a de repos qu’on ne l’ait retrouvé. Pourquoi l’homme à ce point contrarié réussit-il si rarement, malgré le désir qu’il en a, à diriger son attention sur le mot qu’il a, ainsi qu’il le dit lui-même, « sur le bout de la langue » et qu’il reconnaît dès qu’on le prononce devant lui ? Ou, encore, il y a des cas où les actes manqués se multiplient, s’enchaînent entre eux, se remplacent réciproquement. Une première fois, on oublie un rendez-vous ; la fois suivante, on est bien décidé à ne pas l’oublier, mais il se trouve qu’on a noté par erreur une autre heure. Pendant qu’on cherche par toutes sortes de détours à se rappeler un mot oublié, on laisse échapper de sa mémoire un deuxième mot qui aurait pu aider à retrouver le premier ; et pendant qu’on se met à la recherche de ce deuxième mot, on en oublie un troisième, et ainsi de suite. Ces complications peuvent, on le sait, se produire également dans les erreurs typographiques qu’on peut considérer comme des actes manqués du compositeur. Une erreur persistante de ce genre s’était glissée un jour dans une feuille sociale-démocrate. On pouvait y lire, dans le compte rendu d’une certaine manifestation : « On a remarqué, parmi les assistants, Son Altesse, le Konrprinz » (au lieu de Kronprinz, le prince héritier). Le lendemain, le journal avait tenté une rectification ; il s’excusait de son erreur et écrivait : « nous voulions dire, naturellement, le Knorprinz » (toujours au lieu de Kronprinz). On parle volontiers dans ces cas d’un mauvais génie qui présiderait aux erreurs typographiques, du lutin de la casse typographique, toutes expressions qui dépassent la portée d’une simple théorie psycho-physiologique de l’erreur typographique.

Vous savez peut-être aussi qu’on peut provoquer des lapsus de langage, par suggestion, pour ainsi dire. Il existe à ce propos une anecdote : un acteur novice est chargé un jour, dans la « Pucelle d’Orléans », du rôle important qui consiste à annoncer au roi que le Connétable renvoie son épée (Schwert). Or, pendant la répétition, un des figurants s’est amusé à souffler à l’acteur timide, à la place du texte exact, celui-ci : le Confortable renvoie son cheval (Pferd)[2]. Et il arriva que ce mauvais plaisant avait atteint son but : le malheureux acteur débuta réellement, au cours de la représentation, par la phrase ainsi modifiée, et cela malgré les avertissements qu’il avait reçus à ce propos, ou peut-être même à cause de ces avertissements.

Or, toutes ces petites particularités des actes manqués ne s’expliquent pas précisément par la théorie de l’attention détournée. Ce qui ne veut pas dire que cette théorie soit fausse. Pour être tout à fait satisfaisante, elle aurait besoin d’être complétée. Mais il est vrai, d’autre part, que plus d’un acte manqué peut encore être envisagé à un autre point de vue.

Considérons, parmi les actes manqués, ceux qui se prêtent le mieux à nos intentions : les erreurs de langage (lapsus). Nous pourrions d’ailleurs tout aussi bien choisir les erreurs d’écriture ou de lecture. À ce propos, nous devons tenir compte du fait que la seule question que nous nous soyons posée jusqu’à présent était de savoir quand et dans quelles conditions on commet des lapsus, et que nous n’avons obtenu de réponse qu’à cette seule question. Mais on peut aussi considérer la forme que prend le lapsus, l’effet qui en résulte. Vous devinez déjà que tant qu’on n’a pas élucidé cette dernière question, tant qu’on n’a pas expliqué l’effet produit par le lapsus, le phénomène reste, au point de vue psychologique, un accident, alors même qu’on a trouvé son explication physiologique. Il est évident que, lorsque je commets un lapsus, celui-ci peut revêtir mille formes différentes ; je puis prononcer, à la place du mot juste, mille mots inappropriés, imprimer au mot juste mille déformations. Et lorsque, dans un cas particulier, je ne commets, de tous les lapsus possibles, que tel lapsus déterminé, y a-t-il à cela des raisons décisives, ou ne s’agit-il là que d’un fait accidentel, arbitraire, d’une question qui ne comporte aucune réponse rationnelle ?

Deux auteurs, M. Meringer et M. Mayer (celui-là philologue, celui-ci psychiatre) ont essayé en 1895 d’aborder par ce côté la question des erreurs de langage. Ils ont réuni des exemples qu’ils ont d’abord exposés en se plaçant au point de vue purement descriptif. Ce faisant, ils n’ont naturellement apporté aucune explication, mais ils ont indiqué le chemin susceptible d’y conduire. Ils rangent les déformations que les lapsus impriment an discours intentionnel dans les catégories suivantes : a) interversions ; b) empiétement d’un mot ou partie d’un mot sur le mot qui le précède (Vorklang) ; c) prolongation superflue d’un mot (Nachklang) ; d) confusions (contaminations) ; e) substitutions. Je vais vous citer des exemples appartenant à chacune de ces catégories. Il y a interversion, lorsque quelqu’un dit, la Milo de Vénus, au lieu de la Vénus de Milo (interversion de l’ordre des mots). Il y a empiétement sur le mot précédent, lorsqu’on dit : « Es war mir auf der Schwest… auf der Brust so schwer. » (Le sujet voulait dire : « j’avais un tel poids sur la poitrine » ; dans cette phrase, le mot schwer [lourd] avait empiété en partie sur le mot antécédent Brust [poitrine].) Il y a prolongation ou répétition superflue d’un mot dans des phrases comme ce malheureux toast : « Ich fordere sie auf, auf das Wohl unseres Chefs aufzustossen » (« Je vous invite à démolir à la prospérité de notre chef » : au lieu de « boire — stossen — à la prospérité de notre chef ».) Ces trois formes de lapsus ne sont pas très fréquentes. Vous trouverez beaucoup plus d’observations dans lesquelles le lapsus résulte d’une contraction ou d’une association, comme lorsqu’un monsieur aborde dans la rue une dame en lui disant : « Wenn sie gestatten, Fräulein, möchte ich sie gerne begleit-digen » (« Si vous le permettez, Mademoiselle, je vous accompagnerais bien volontiers » — c’est du moins ce que le jeune homme voulait dire, mais il a commis un lapsus par contraction, en combinant le mot begleiten, accompagner, avec beleidigen, offenser, manquer de respect). Je dirai en passant que le jeune homme n’a pas dû avoir beaucoup de succès auprès de la jeune fille. Je citerai enfin, comme exemple de substitution, cette phrase empruntée à une des observations de Meringer et Mayer : « Je mets les préparations dans la boîte aux lettres (Briefkasten) », alors qu’on voulait dire : « dans le four à incubation (Brutkasten) ».

L’essai d’explication que les deux auteurs précités crurent pouvoir déduire de leur collection d’exemples me paraît tout à fait insuffisant. Ils pensent que les sons et les syllabes d’un mot possèdent des valeurs différentes et que l’innervation d’un élément ayant une valeur supérieure peut y exercer une influence perturbatrice sur celle des éléments d’une valeur moindre. Ceci ne serait vrai, à la rigueur, que pour les cas, d’ailleurs peu fréquents, de la deuxième et de la troisième catégories ; dans les autres lapsus, cette prédominance de certains sons sur d’autres, a supposer qu’elle existe, ne joue aucun rôle. Les lapsus les plus fréquents sont cependant ceux où on remplace un mot par un autre qui lui ressemble, et cette ressemblance paraît à beaucoup de personnes suffisante pour expliquer le lapsus. Un professeur dit, par exemple, dans sa leçon d’ouverture : « Je ne suis pas disposé (geneigt) à apprécier comme il convient les mérites de mon prédécesseur », alors qu’il voulait dire : « Je ne me reconnais pas une autorité suffisante (geeignet) pour apprécier, etc. » Ou un autre : « En ce qui concerne l’appareil génital de la femme, malgré les nombreuses tentations (Versuchungen)… pardon, malgré les nombreuses tentatives (Versuche) »…

Mais le lapsus le plus fréquent et le plus frappant est celui qui consiste à dire exactement le contraire de ce qu’on voudrait dire. Il est évident que dans ces cas les relations tonales et les effets de ressemblance ne jouent qu’un rôle minime ; on peut, pour remplacer ces facteurs, invoquer le fait qu’il existe entre les contraires une étroite affinité conceptuelle et qu’ils se trouvent particulièrement rapprochés dans l’association psychologique. Nous possédons des exemples historiques de ce genre : le président de notre Chambre des députés ouvre un jour la séance par ces mots : « Messieurs, je constate la présence de… membres et déclare, par conséquent, la séance close. »

N’importe quelle autre facile association, susceptible, dans certaines circonstances, de surgir mal à propos, peut produire le même effet. On raconte, par exemple, qu’au cours d’un banquet donné à l’occasion du mariage d’un des enfants de Helmholtz avec un enfant du grand industriel bien connu, E. Siemens, le célèbre physiologiste Dubois-Reymond prononça un speech et termina son toast, certainement brillant, par les paroles suivantes : « Vive donc la nouvelle firme Siemens et Halske. » En disant cela, il pensait naturellement à la vieille firme Siemens-Halske, l’association de ces deux noms étant familière à tout Berlinois.

C’est ainsi qu’en plus des relations tonales et de la similitude des mots, nous devons admettre également l’influence de l’association des mots. Mais cela encore ne suffit pas. Il existe toute une série de cas où l’explication d’un lapsus observé ne réussit que lorsqu’on tient compte de la proposition qui a été énoncée ou même pensée antérieurement. Ce sont donc encore des cas d’action à distance, dans le genre de celui cité par Meringer, mais d’une amplitude plus grande. Et ici je dois vous avouer qu’à tout bien considérer, il me semble que nous sommes maintenant moins que jamais à même de comprendre la véritable nature des erreurs de langage.

Je ne crois cependant pas me tromper en disant que les exemples de lapsus cités au cours de la recherche qui précède laissent une impression nouvelle qui vaut la peine qu’on s’y arrête. Nous avons examiné d’abord les conditions dans lesquelles un lapsus se produit d’une façon générale, ensuite les influences qui déterminent telle ou telle déformation du mot ; mais nous n’avons pas encore envisagé l’effet du lapsus en lui-même, indépendamment de son mode de production. Si nous nous décidons à le faire, nous devons enfin avoir le courage de dire : dans quelques-uns des exemples cités, la déformation qui constitue un lapsus a un sens. Qu’entendons-nous par ces mots : a un sens ? Que l’effet du lapsus a peut-être le droit d’être considéré comme un acte psychique complet, ayant son but propre, comme une manifestation ayant son contenu et sa signification propres. Nous n’avons parlé jusqu’à présent que d’actes manqués, mais il semble maintenant que l’acte manqué puisse être parfois une action tout à fait correcte, qui ne fait que se substituer à l’action attendue ou voulue.

Ce sens propre de l’acte manqué apparaît dans certains cas d’une façon frappante et irrécusable. Si, dès les premiers mots qu’il prononce, le président déclare qu’il clôt la séance, alors qu’il voulait la déclarer ouverte, nous sommes enclins, nous qui connaissons les circonstances dans lesquelles s’est produit ce lapsus, à trouver un sens à cet acte manqué. Le président n’attend rien de bon de la séance et ne serait pas fâché de pouvoir l’interrompre. Nous pouvons sans aucune difficulté découvrir le sens, comprendre la signification du lapsus en question. Lorsqu’une dame connue pour son énergie raconte : « Mon mari a consulté un médecin au sujet du régime qu’il avait à suivre ; le médecin lui a dit qu’il n’avait pas besoin de régime, qu’il pouvait manger et boire ce que je voulais », — il y a là un lapsus, certes, mais qui apparaît comme l’expression irrécusable d’un programme bien arrêté.

Si nous réussissons à constater que les lapsus ayant un sens, loin de constituer une exception, sont au contraire très fréquents, ce sens, dont il n’avait pas encore été question à propos des actes manqués, nous apparaîtra nécessairement comme la chose la plus importante, et nous aurons le droit de refouler à l’arrière-plan tous les autres points de vue. Nous pourrons notamment laisser de côté tous les facteurs physiologiques et psychophysiologiques et nous borner à des recherches purement psychologiques sur le sens, sur la signification des actes manqués, sur les intentions qu’ils révèlent. Aussi ne tarderons-nous pas à examiner à ce point de vue un nombre plus ou moins important d’observations.

Avant toutefois de réaliser ce projet, je vous invite à suivre avec moi une autre voie. Il est arrivé à plus d’un poète de se servir du lapsus ou d’un autre acte manqué quelconque comme d’un moyen de représentation poétique. À lui seul, ce fait suffit à nous prouver que le poète considère l’acte manqué, le lapsus, par exemple, comme n’étant pas dépourvu de sens, d’autant plus qu’il produit cet acte intentionnellement. Personne ne songerait à admettre que le poète se soit trompé en écrivant et qu’il ait laissé subsister son erreur, laquelle serait devenue de ce fait un lapsus dans la bouche du personnage. Par le lapsus, le poète veut nous faire entendre quelque chose, et il nous est facile de voir ce que cela peut être, de nous rendre compte s’il entend nous avertir que la personne en question est distraite ou fatiguée ou menacée d’un accès de migraine. Mais alors que le poète se sert du lapsus comme d’un mot ayant un sens, nous ne devons naturellement pas en exagérer la portée. En réalité, un lapsus peut être entièrement dépourvu de sens, n’être qu’un accident psychique ou n’avoir un sens qu’exceptionnellement, sans qu’on puisse refuser au poète le droit de le spiritualiser en lui attachant un sens, afin de le faire servir aux intentions qu’il poursuit. Ne vous étonnez donc pas si je vous dis que vous pouvez mieux vous renseigner sur ce sujet en lisant les poètes qu’en étudiant les travaux de philologues et de psychiatres.

Nous trouvons un pareil exemple de lapsus dans « Wallenstein » (Piccolomini, 1er acte, Ve scène). Dans la scène précédente, Piccolomini avait passionnément pris parti pour le duc en exaltant les bienfaits de la paix, bienfaits qui se sont révélés à lui au cours du voyage qu’il a fait pour accompagner au camp la fille de Wallenstein. Il laisse son père et l’envoyé de la cour dans la plus profonde consternation. Et la scène se poursuit :

QUESTENBERG. — Malheur à nous ! Où en sommes-nous, amis ? Et le laisserons-nous partir avec cette chimère, sans le rappeler et sans lui ouvrir immédiatement les yeux ?

OCTAVIO (tiré d’une profonde réflexion). — Les miens sont ouverts et ce que je vois est loin de me réjouir.

QUESTENBERG. — De quoi s’agit-il, ami ?

OCTAVIO. — Maudit soit ce voyage !

QUESTENBERG. — Pourquoi ? qu’y a-t-il ?

OCTAVIO. — Venez ! Il faut que je suive sans tarder la malheureuse trace, que je voie de mes yeux… Venez ! (Il veut l’emmener.)

QUESTENBERG. — Qu’avez-vous ? Où voulez-vous aller ?

OCTAVIO (pressé). — Vers elle !

QUESTENBEBG. — Vers…

OCTAVIO (se reprenant). — Vers le duc ! Allons ! etc.

Octavio voulait dire : « Vers lui, vers le duel » Mais il commet un lapsus et révèle (à nous du moins) par les mots : vers elle, qu’il a deviné sous quelle influence le jeune guerrier rêve aux bienfaits de la paix.

O. Rank a découvert chez Shakespeare un exemple plus frappant encore du même genre. Cet exemple se trouve dans le Marchand de Venise, et plus précisément dans la célèbre scène où l’heureux amant doit choisir entre trois coffrets. Je ne saurais mieux faire que de vous lire le bref passage de Rank se rapportant à ce détail.

« On trouve dans le Marchand de Venise de Shakespeare (troisième acte, scène II), un cas de lapsus très finement motivé au point de vue poétique et d’une brillante mise en valeur au point de vue technique ; de même que l’exemple relevé par Freud dans « Wallenstein » (Zur Psychologie des Alltagslebens, 2e édition, p. 48), il prouve que les poètes connaissent bien le mécanisme et le sens de cet acte manqué et supposent chez l’auditeur une compréhension de ce sens. Contrainte par son père à choisir un époux par tirage au sort, Portia a réussi jusqu’ici à échapper par un heureux hasard à tous les prétendants qui ne lui agréaient pas. Ayant enfin trouvé en Bassanio celui qui lui plaît, elle doit craindre qu’il ne tire lui aussi la mauvaise carte. Elle voudrait donc lui dire que même alors il pourrait être sûr de son amour, mais le vœu qu’elle a fait l’empêche de le lui faire savoir. Tandis qu’elle est en proie à cette lutte intérieure, le poète lui fait dire au prétendant qui lui est cher :

« Je vous en prie : restez ; demeurez un jour ou deux, avant de vous en rapporter au hasard, car si votre choix est mauvais, je perdrai votre société. Attendez donc. Quelque chose me dit (mais ce n’est pas l’amour) que j’aurais du regret à vous perdre… Je pourrais vous guider, de façon à vous apprendre à bien choisir, mais je serais parjure, et je ne le voudrais pas. Et c’est ainsi que vous pourriez ne pas m’avoir ; et alors vous me feriez regretter de ne pas avoir commis le péché d’être parjure. Oh, ces yeux qui m’ont troublée et partagée en deux, moitiés : l’une qui vous appartient, l’autre qui est à vous… qui est à moi, voulais-je dire. Mais si elle m’appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m’avez tout entière. »

« Cette chose, à laquelle elle aurait voulu seulement faire une légère allusion, parce qu’au fond elle aurait dû la taire, à savoir qu’avant même le choix elle est à lui tout entière et l’aime, l’auteur, avec une admirable finesse psychologique, la laisse se révéler dans le lapsus et sait par cet artifice calmer l’intolérable incertitude de l’amant, ainsi que celle des spectateurs quant à l’issue du choix. »

Observons encore avec quelle finesse Portia finit par concilier les deux aveux contenus dans son lapsus, par supprimer la contradiction qui existe entre eux, tout en donnant libre cours à l’expression de sa promesse : « mais si elle m’appartient, elle est également à vous, et ainsi vous m’avez tout entière ».

Par une seule remarque, un penseur étranger à la médecine a, par un heureux hasard, trouvé le sens d’un acte manqué et nous a ainsi épargné la peine d’en chercher l’explication. Vous connaissez tous le génial satirique Lichtenberg (1742-1799) dont Goethe disait que chacun des traits d’esprit cachait un problème. Et c’est à un trait d’esprit que nous devons souvent la solution du problème. Lichtenberg note quelque part qu’à force d’avoir lu Homère, il avait fini par lire « Agamemnon » partout où était écrit le mot « angenommen » (accepté). Là réside vraiment la théorie du lapsus.

Nous examinerons dans la prochaine leçon la question de savoir si nous pouvons être d’accord avec les poètes quant à la conception des actes manqués.

  1. Par exemple : Versprechen (lapsus); Ver-lesen (fausse lecture), Verhoren (fausse audition), Ver-legen (impossibilité de retrouver un objet qu’on a rangé), etc. Ce mode d’expression d’actes manqués, de faux pas, de faux gestes, de fausses impressions manque en français. N. d. T.
  2. Voici la juxtaposition de ces deux phrases en allemand :
    1° Der Connétable schickt sein Schwert zurück ;
    2° Der Comfortabel schickt sein Pferd zurück.
    Il y a donc confusion d’une part, entre les mots Connétable et Comfortabel ; d’autre part, entre les mots Schwert et Pferd.