Introduction à la psychanalyse/II/13

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Chapitre XIII
TRAITS ARCHAÏQUES ET INFANTILISME DU RÊVE


Revenons à notre résultat, d’après lequel, sous l’influence de la censure, le travail d’élaboration communique aux idées latentes du rêve un autre mode d’expression. Les idées latentes ne sont que les idées conscientes de notre vie éveillée, idées que nous connaissons. Le nouveau mode d’expression présente de nombreux traits qui nous sont inintelligibles. Nous avons dit qu’il remonte à des états, depuis longtemps dépassés, de notre développement intellectuel, au langage figuré, aux relations symboliques, peut-être à des conditions qui avaient existé avant le développement de notre langage abstrait. C’est pourquoi nous avons qualifié d’archaïque ou régressif le mode d’expression du travail d’élaboration.

Vous pourriez en conclure que l’étude plus approfondie du travail d’élaboration nous permettra de recueillir des données précieuses sur les débuts peu connus de notre développement intellectuel. J’espère qu’il en sera ainsi, mais ce travail n’a pas encore été entrepris. La préhistoire à laquelle nous ramène le travail d’élaboration est double : il, y a d’abord la préhistoire individuelle, l’enfance ; il y a ensuite, dans la mesure où chaque individu reproduit en abrégé, au cours de son enfance, tout le développement de l’espèce humaine, la préhistoire phylogénique. Qu’on réussisse un jour à établir la part qui, dans les processus psychiques latents, revient à la préhistoire individuelle et les éléments qui, dans cette vie, proviennent de la préhistoire phylogénique, la chose ne me semble pas impossible. C’est ainsi, par exemple, qu’on est autorisé, à mon avis, à considérer comme un legs phylogénique la symbolisation que l’individu comme tel n’a jamais apprise.

Mais ce n’est pas là le seul caractère archaïque du rêve. Vous connaissez tous par expérience la remarquable amnésie de l’enfance. Je parle du fait que les cinq, six ou huit premières années de la vie ne laissent pas, comme les événements de la vie ultérieure, de traces dans la mémoire. On rencontre bien des individus croyant pouvoir se vanter d’une continuité mnémonique s’étendant sur toute la durée de leur vie, depuis ses premiers commencements, mais le cas contraire, celui de lacunes dans la mémoire, est de beaucoup le plus fréquent. Je crois que ce fait n’a pas suscité l’étonnement qu’il mérite. À l’âge de deux ans, l’enfant sait déjà bien parler ; il montre bientôt après qu’il sait s’orienter dans des situations psychiques compliquées et il manifeste ses idées et sentiments par des propos et des actes qu’on lui rappelle plus tard, mais qu’il a lui-même oubliés. Et pourtant, la mémoire de l’enfant étant moins surchargée pendant les premières années que pendant les années qui suivent, par exemple la huitième, elle devrait être plus sensible et plus souple, donc plus apte à retenir les faits et les impressions. D’autre part, rien ne nous autorise à considérer la fonction de la mémoire comme une fonction psychique élevée et difficile : on trouve, au contraire, une bonne mémoire même chez des personnes dont le niveau intellectuel est très bas.

À cette particularité s’en superpose une autre, à savoir que le vide mnémonique qui s’étend sur les premières années de l’enfance n’est pas complet : certains souvenirs bien conservés émergent, souvenirs correspondant le plus souvent à des impressions plastiques et dont rien d’ailleurs ne justifie la conservation. Les souvenirs se rapportant à des événements ultérieurs subissent dans la mémoire une sélection : ce qui est important est conservé, et le reste est rejeté. Il n’en est pas de même des souvenirs conservés qui remontent à la première enfance. Ils ne correspondent pas nécessairement à des événements importants de cette période de la vie, pas même à des événements qui pourraient paraître importants au point de vue de l’enfant. Ces souvenirs sont souvent tellement banals et insignifiants que nous nous demandons avec étonnement pourquoi ces détails ont échappé à l’oubli. J’avais essayé jadis de résoudre à l’aide de l’analyse l’énigme de l’amnésie infantile et des restes de souvenirs conservés malgré cette amnésie, et je suis arrivé à la conclusion que même chez l’enfant les souvenirs importants sont les seuls qui aient échappé à la disparition. Seulement, grâce aux processus que vous connaissez déjà et qui sont celui de condensation et surtout celui de déplacement, l’important se trouve remplacé dans la mémoire, par des éléments qui paraissent moins importants. En raison de ce fait, j’ai donné aux souvenirs de l’enfance le nom de souvenirs de couverture ; une analyse approfondie permet d’en dégager tout ce qui a été oublié.

Dans les traitements psychanalytiques on se trouve toujours dans la nécessité de combler les lacunes que présentent les souvenirs infantiles ; et, dans la mesure où le traitement donne des résultats à peu près satisfaisants, c’est-à-dire dans un très grand nombre de cas,on réussit à évoquer le contenu des années d’enfance couvert par l’oubli. Les impressions reconstituées n’ont en réalité jamais été oubliées : elles sont seulement restées inaccessibles, latentes, refoulées dans la région de l’inconscient. Mais il arrive aussi qu’elles émergent spontanément de l’inconscient, et cela souvent à l’occasion de rêves. Il apparaît alors que la vie de rêve sait trouver l’accès à ces événements infantiles latents. On en trouve de beaux exemples dans la littérature et j’ai pu moi-même apporter à l’appui de ce fait un exemple personnel. Je rêvais une nuit, entre autres, d’une certaine personne qui m’avait rendu un service et que je voyais nettement devant mes yeux. C’était un petit homme borgne, gros, ayant la tête enfoncée dans les épaules. J’avais conclu, d’après le contexte du rêve, que cet homme était un médecin. Heureusement j’ai pu demander à ma mère, qui vivait encore, quel était l’aspect extérieur du médecin de ma ville natale que j’avais quittée à l’âge de 3 ans, et j’ai appris qu’il était en effet borgne, petit, gros, qu’il avait la tête enfoncée dans les épaules ; j’ai appris en outre par ma mère dans quelle occasion, oubliée par moi, il m’avait soigné. Cet accès aux matériaux oubliés des premières années de l’enfance constitue donc un autre trait archaïque du rêve.

La même explication vaut pour une autre des énigmes auxquelles nous nous étions heurtés jusqu’à présent. Vous vous rappelez l’étonnement que vous avez éprouvé lorsque je vous ai produit la preuve que les rêves sont excités par des désirs sexuels foncièrement mauvais et d’une licence souvent effrénée, au point qu’ils ont rendu nécessaire l’institution d’une censure des rêves et d’une déformation des rêves. Lorsque nous avons interprété au rêveur un rêve de ce genre, il ne manque presque jamais d’élever une protestation contre notre interprétation ; dans le cas le plus. favorable, c’est-à-dire alors même qu’il s’incline devant cette interprétation, il se demande toujours d’où a pu lui venir un désir pareil qu’il sent incompatible avec son caractère, contraire même à l’ensemble de ses tendances et sentiments. Nous ne devons pas tarder à montrer l’origine de ces désirs. Ces mauvais désirs ont leurs racines dans le passé, et souvent dans un passé qui n’est pas très éloigné. Il est possible de prouver qu’ils furent jadis connus et conscients. La femme dont le rêve signifie qu’elle désire la mort de sa fille âgée de 17 ans trouve, sous notre direction, qu’elle a réellement eu ce désir à une certaine époque. L’enfant était née d’un mariage malheureux et qui avait fini par une rupture. Alors qu’elle était encore enceinte de sa fille, elle eut, à la suite d’une scène avec son mari, un accès de rage tel qu’ayant perdu toute retenue elle se mit à se frapper le ventre à coups de poings, dans l’espoir d’occasionner ainsi la mort de l’enfant qu’elle portait. Que de mères qui aiment aujourd’hui leurs enfants avec tendresse, peut-être avec même une tendresse exagérée, ne les ont cependant conçus qu’à contrecœur et ont souhaité qu’ils fussent morts avant de naître, combien d’entre elles n’ont-elles pas donné à leur désir un commencement, par bonheur inoffensif, de réalisation ! Et c’est ainsi que le désir énigmatique de voir mourir une personne aimée remonte aux débuts mêmes des relations avec cette personne.

Le père, dont le rêve nous autorise à admettre qu’il souhaite la mort de son enfant aîné et préféré, finit également par se souvenir que ce souhait ne lui a pas toujours été étranger. Alors que l’enfant était encore au sein, le père qui n’était pas content de son mariage se disait souvent que si ce petit être, qui n’était rien pour lui, mourait, il redeviendrait libre et ferait de sa liberté un meilleur usage. On peut démontrer la même origine pour un grand nombre de cas de haine ; il s’agit dans ces cas de souvenirs se rapportant à des faits qui appartiennent au passé, qui furent jadis conscients et ont joué leur rôle dans la vie psychique. Vous me direz que lorsqu’il n’y a pas eu de modifications dans l’attitude à l’égard d’une personne, lorsque cette attitude a toujours été bienveillante, les désirs et les rêves en question ne devraient pas exister. Je suis tout disposé à vous accorder cette conclusion, tout en vous rappelant que vous devez tenir compte, non de l’expression verbale du rêve, mais du sens qu’il acquiert à la suite de l’interprétation. Il peut arriver que le rêve manifeste ayant pour objet la mort d’une personne aimée ait seulement revêtu un masque effrayant, mais signifie en réalité tout autre chose ou ne se soit servi de la personne aimée qu’à titre de substitution trompeuse pour une autre personne.

Mais cette même situation soulève encore une autre question beaucoup plus sérieuse. En admettant même, me direz-vous, que ce souhait de mort ait existé et se trouve confirmé par le souvenir évoqué, en quoi cela constitue-t-il une explication ? Ce souhait, depuis longtemps vaincu, ne peut plus exister actuellement dans l’inconscient qu’à titre de souvenir indifférent, dépourvu de tout pouvoir de stimulation. Rien ne prouve en effet ce pouvoir. Pourquoi ce souhait est-il alors évoqué dans le rêve ? Question tout à fait justifiée. La tentative d’y répondre nous mènerait loin et nous obligerait à adopter une attitude déterminée sur un des points les plus importants de la théorie des rêves. Je suis forcé de rester dans le cadre de mon exposé et de pratiquer l’abstention momentanée. Contentons-nous donc d’avoir démontré le fait que ce souhait étouffé joue le rôle d’excitateur du rêve et poursuivons nos recherches dans le but de nous rendre compte si d’autres mauvais désirs ont également leurs origines dans le passé de l’individu.

Tenons-nous-en aux désirs de suppression que nous devons ramener le plus souvent à l’égoïsme illimité du rêveur. Il est très facile de montrer que ce désir est le plus fréquent créateur de rêves. Toutes les fois que quelqu’un nous barre le chemin dans la vie (et qui ne sait combien ce cas est fréquent dans les conditions si compliquées de notre vie actuelle), le rêve se montre prêt à le supprimer, ce quelqu’un fût-il le père, la mère, un frère ou une sœur, un époux ou une épouse, etc. Cette méchanceté de la nature humaine nous avait étonnés et nous n’étions certes pas disposés à admettre sans réserves la justesse de ce résultat de l’interprétation des rêves. Mais dès l’instant où nous devons chercher l’origine de ces désirs dans le passé, nous découvrons aussitôt la période du passé individuel dans lequel cet égoïsme et ces désirs, même à l’égard des plus proches, ne présentent plus rien de déconcertant. C’est l’enfant dans ses premières années, qui se trouvent plus tard voilées par l’amnésie, — c’est l’enfant, disons-nous, qui fait souvent preuve au plus haut degré de cet égoïsme, mais qui en tout temps en présente des signes ou, plutôt, des restes très marqués. C’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord ; il n’apprend que plus tard à aimer les autres, à sacrifier à d’autres une partie de son moi. Même les personnes que l’enfant semble aimer dès le début, il ne les aime tout d’abord que parce qu’il a besoin d’elles, ne peut se passer d’elles, donc pour des raisons égoïstes. C’est seulement plus tard que l’amour chez lui se détache de l’égoïsme. En fait, c’est l’égoïsme qui lui enseigne l’amour.

Il est très instructif d’établir sous ce rapport une comparaison entre l’attitude de l’enfant à l’égard de ses frères et sœurs et celle à l’égard de ses parents. Le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontestable qu’il voit en eux des concurrents, et l’on sait que cette attitude se maintient sans interruption pendant de longues années, jusqu’à la puberté et même au-delà. Elle est souvent remplacée ou, plutôt, recouverte par une attitude plus tendre, mais, d’une façon générale, c’est l’attitude hostile qui est la plus ancienne. On l’observe le plus facilement chez des enfants de 2 ans et demi à 5 ans, lorsqu’un nouveau frère ou une nouvelle sœur vient au monde. L’un ou l’autre reçoit le plus souvent un accueil peu amical. Des protestations, comme : « Je n’en veux pas, que la cigogne le remporte », sont tout à fait fréquentes. Dans la suite, l’enfant profite de toutes les occasions pour disqualifier l’intrus, et les tentatives de nuire, les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. Si la différence d’âge n’est pas très grande, l’enfant, lorsque son activité psychique atteint plus d’intensité, se trouve en présence d’une concurrence tout installée et s’eu accommode. Si la différence d’âge est suffisamment grande, le nouveau venu peut dès le début éveiller certaines sympathies : il apparaît alors comme un objet intéressant, comme une sorte de poupée vivante ; et lorsque la différence comporte huit années ou davantage, on peut voir se manifester, surtout chez les petites filles, une sollicitude quasi maternelle. Mais à parler franchement, lorsqu’on découvre, derrière un rêve, le souhait de voir mourir un frère ou une sœur, il s’agit rarement d’un souhait énigmatique et on en trouve sans peine la source dans la première enfance, souvent même à une époque plus tardive de la vie en commun.

On trouverait difficilement une nursery sans conflits violents entre ses habitants. Les raisons de ces conflits sont : le désir de chacun de monopoliser à son profit l’amour des parents, la possession des objets et de l’espace disponible. Les sentiments hostiles se portent aussi bien sur les plus âgés que sur les plus jeunes des frères et des sœurs. C’est, je crois, Bernard Shaw qui d’a dit : s’il est un être qu’une jeune femme anglaise haïsse plus que sa mère, c’est certainement sa sœur aînée. Dans cette remarque il y a quelque chose qui nous déconcerte. Nous pouvons, à la rigueur, concevoir encore l’existence d’une haine et d’une concurrence entre frères et sœurs. Mais comment les sentiments de haine peuvent-ils se glisser dans les relations entre fille et mère, entre parents et enfants ?

Sans doute, les enfants eux-mêmes manifestent plus de bienveillance à l’égard de leurs parents qu’à l’égard de leurs frères et sœurs. Ceci est d’ailleurs tout à fait conforme à notre attente : nous trouvons l’absence d’amour entre parents et enfants comme un phénomène beaucoup plus contraire à la nature que l’inimitié entre frères et sœurs. Nous avons, pour ainsi dire, consacré dans le premier cas ce que nous avons laissé à l’état profane dans l’autre. Et cependant l’observation journalière nous montre combien les relations sentimentales entre parents et enfants restent souvent en deçà de l’idéal posé par la société, combien elles recèlent d’inimitié qui ne manquerait pas de se manifester sans l’intervention inhibitrice de la piété et de certaines tendances affectives. Les raisons de ce fait sont généralement connues : il s’agit avant tout d’une force qui tend à séparer les membres d’une famille appartenant au même sexe, la fille de la mère, le fils du père. La fille trouve dans la mère une autorité qui restreint sa volonté et est chargée de la mission de lui imposer le renoncement, exigé par la société, à la liberté sexuelle ; d’ailleurs, dans certains cas il s’agit entre la mère et la fille d’une sorte de rivalité, d’une véritable concurrence. Nous retrouvons les mêmes relations, avec plus d’acuité encore, entre père et fils. Pour le fils, le père apparaît comme la personnification de toute contrainte sociale impatiemment supportée ; le père s’oppose à l’épanouissement de la volonté du fils, il lui ferme l’accès aux jouissances sexuelles et, dans les cas de communauté des biens, à la jouissance de ceux-ci. L’attente de la mort du père s’élève, dans le cas du successeur au trône, à une véritable hauteur tragique. En revanche, les relations entre pères et filles, entre mères et fils semblent plus franchement amicales. C’est surtout dans les relations de mère à fils et inversement que nous trouvons les plus purs exemples d’une tendresse invariable, exempte de toute considération égoïste.

Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle de ces choses qui sont cependant banales et généralement, connues ? Parce qu’il existe une forte tendance à nier leur importance dans la vie et à considérer que l’idéal social est toujours et dans tous les cas suivi et obéi. Il est préférable que ce soit le psychologue qui dise la vérité, au lieu de s’en remettre de ce soin au cynique. Il est bon de dire toutefois que la négation dont nous venons de parler ne se rapporte qu’à la vie réelle, mais on laisse à l’art de la poésie narrative et dramatique toute liberté de se servir des situations qui résultent des atteintes portées à cet idéal.

Aussi ne devons-nous pas nous étonner si, chez beaucoup de personnes, le rêve révèle le désir de suppression des parents, surtout de parents du même sexe. Nous devons admettre que ce désir existe également dans la vie éveillée et devient même parfois conscient, lorsqu’il peut prendre le masque d’un autre mobile, comme dans le cas de notre rêveur de l’exemple Nº 3, où le souhait de voir mourir le père était masqué par la pitié éveillée soi-disant par les souffrances inutiles de celui-ci.

Il est rare que l’hostilité domine seule la situation : le plus souvent elle se cache derrière des sentiments plus tendres qui la refoulent, et elle doit attendre que le rêve vienne pour ainsi dire l’isoler, ce qui, à la suite de cet isolement, prend dans le rêve des proportions exagérées, se rétrécit de nouveau après que l’interprétation l’a fait entrer dans l’ensemble de la vie (H. Sachs). Mais nous retrouvons ce souhait de mort même dans les cas où la vie ne lui offre aucun point d’appui et où l’homme éveillé ne consent jamais à se l’avouer. Ceci s’explique par le fait que la raison la plus profonde et la plus habituelle de l’hostilité, surtout entre personnes de même sexe, s’est affirmée dès la première enfance.

Cette raison n’est autre que la concurrence amoureuse dont il convient de faire ressortir plus particulièrement le caractère sexuel. Alors qu’il est encore tout enfant, le fils commence à éprouver pour la mère une tendresse particulière : il la considère comme son bien à lui, voit dans le père une sorte de concurrent qui lui dispute la possession de ce bien ; de même que la petite fille voit dans la mère une personne qui trouble ses relations affectueuses avec le père et occupe une place dont elle, la fille, voudrait avoir le monopole. C’est par les observations qu’on apprend à quel âge on doit faire remonter cette attitude à laquelle nous donnons le nom de complexe d’Oedipe, parce que la légende qui a pour héros Œdipe réalise, en ne leur imprimant qu’une très légère atténuation, les deux désirs extrêmes découlant de la situation du fils : le désir de tuer le père et celui d’épouser la mère. Je n’affirme pas que le complexe d’Oedipe épuise tout ce qui se rapporte à l’attitude réciproque de parents et d’enfants, cette attitude pouvant être beaucoup plus compliquée. D’autre part, le complexe d’Oedipe lui-même est plus ou moins accentué, il peut même subir des modifications ; mais il n’en reste pas moins un facteur régulier et très important de la vie psychique de l’enfant et on court le risque d’estimer au-dessous de sa valeur plutôt que d’exagérer son influence et les effets qui en découlent. D’ailleurs si les enfants réagissent par l’attitude correspondant au complexe d’Oedipe, c’est souvent sur la provocation des parents eux-mêmes qui, dans leurs préférences, se laissent fréquemment guider par la différence sexuelle qui fait que le père préfère la fille et que la mère préfère le fils ou que le père reporte sur la fille et la mère sur le fils l’affection que l’un ou l’autre cesse de trouver dans le foyer conjugal.

On ne saurait dire que le monde fût reconnaissant à la recherche psychanalytique pour sa découverte du complexe d’Oedipe. Cette découverte avait, au contraire, provoqué la résistance la plus acharnée, et ceux qui avaient un peu tardé à se joindre au chœur des négateurs de ce sentiment défendu et tabou ont racheté leur faute en donnant de ce « complexe » des interprétations qui lui enlevaient toute valeur. Je reste inébranlablement convaincu qu’il n’y a rien à y nier, rien à y atténuer. Il faut se familiariser avec ce fait, que la légende grecque elle-même reconnaît comme une fatalité inéluctable. Il est intéressant, d’autre part, de constater que ce complexe d’Oedipe, qu’on voudrait éliminer de la vie, est abandonné à la poésie, laissé à sa libre disposition. O. Rank a montré, dans une étude consciencieuse, que le complexe d’Oedipe a fourni à la littérature dramatique de beaux sujets qu’elle a traités, en leur imprimant toutes sortes de modifications, d’atténuations, de travestissements, c’est-à-dire de déformations analogues à celles que produit la censure des rêves. Nous devons donc attribuer le complexe d’Oedipe même aux rêveurs qui ont eu le bonheur d’éviter plus tard des conflits avec leurs parents, et ce complexe est étroitement lié à un autre que nous appelons complexe de castration et qui est une réaction aux entraves et aux limitations que le père imposerait à l’activité sexuelle précoce du fils.

Ayant été amenés, par les recherches qui précèdent, à l’étude de la vie psychique infantile, nous pouvons nous attendre à trouver une explication analogue en ce qui concerne l’origine de l’autre groupe de désirs défendus qui se manifestent dans les rêves : nous voulons parler des tendances sexuelles excessives. Encouragés ainsi à étudier également la vie sexuelle de l’enfant, nous apprenons de plusieurs sources les faits suivants : on commet avant tout une grande erreur en niant la réalité d’une vie sexuelle chez l’enfant et en admettant que la sexualité n’apparaît qu’au moment de la puberté, lorsque les organes génitaux ont atteint leur plein développement. Au contraire, l’enfant a dès le début une vie sexuelle très riche, qui diffère sous plusieurs rapports de la vie sexuelle ultérieure, considérée comme normale. Ce que nous qualifions de pervers dans la vie de l’adulte s’écarte de l’état normal par les particularités suivantes : méconnaissance de barrière spécifique (de l’abîme qui sépare l’homme de la bête), de la barrière opposée par le sentiment de dégoût, de la barrière formée par l’inceste (c’est-à-dire par la défense de chercher à satisfaire les besoins sexuels sur des personnes auxquelles on est lié par des liens consanguins), homosexualité et enfin transfert du rôle génital à d’autres organes et parties du corps. Toutes ces barrières, loin d’exister dès le début, sont édifiées peu à peu au cours du développement et de l’éducation progressive de l’humanité. Le petit enfant ne les connaît pas. Il ignore qu’il existe entre l’homme et la bête un abîme infranchissable ; la fierté avec laquelle l’homme s’oppose à la bête ne lui vient que plus tard. Il ne manifeste au début aucun dégoût de ce qui est excrémentiel : ce dégoût ne lui vient que peu à peu, sous l’influence de l’éducation. Loin de soupçonner les différences sexuelles, il croit au début à l’identité des organes sexuels ; ses premiers désirs sexuels et sa première curiosité se portent sur les personnes qui lui sont les plus proches ou sur celles qui, sans lui être proches, lui sont le plus- chères : parents, frères, sœurs, personnes chargées de lui donner des soins, en dernier lieu, se manifeste chez lui un fait qu’on retrouve au paroxysme des relations amoureuses, à savoir que ce n’est pas seulement dans les organes génitaux qu’il place la source du plaisir qu’il attend, mais que d’autres parties du corps prétendent chez lui à la même sensibilité, fournissent des sensations de plaisir analogues et peuvent ainsi jouer le rôle d’organes génitaux. L’enfant peut donc présenter ce que nous appellerions une « perversité polymorphe », et si toutes ces tendances ne se manifestent chez lui qu’à l’état de traces, cela tient, d’une part, à leur intensité moindre en comparaison de ce qu’elle est à un âge plus avancé et, d’autre part, à ce que l’éducation supprime avec énergie, au fur et à mesure de leur manifestation, toutes les tendances sexuelles de l’enfant. Cette suppression passe, pour ainsi dire, de la pratique dans la théorie, les adultes s’efforçant de fermer les yeux sur une partie des manifestations sexuelles de l’enfant et de dépouiller, à l’aide d’une certaine interprétation, l’autre partie de ces manifestations de leur nature sexuelle : ceci fait, rien n’est plus facile que de nier le tout. Et ces négateurs sont souvent les mêmes gens qui, dans la nursery, sévissent contre tous les débordements sexuels des enfants ; ce qui ne les empêche pas, une fois devant leur table de travail, de défendre la pureté sexuelle des enfants. Toutes les fois que les enfants sont abandonnés à eux-mêmes ou subissent des influences démoralisantes, on observe des manifestations souvent très prononcées de perversité sexuelle. Sans doute, les grandes personnes ont-elles raison de ne pas prendre trop au sérieux ces « enfantillages » et ces « amusements », l’enfant ne devant compte de ses actes ni au tribunal des mœurs ni à celui des lois ; il n’en reste pas moins que ces choses existent, qu’elles ont leur importance, autant comme symptômes d’une constitution congénitale que comme antécédents et facteurs d’orientation de l’évolution ultérieure et qu’enfin, elles nous renseignent sur la vie sexuelle de l’enfant et, avec elle, sur la vie sexuelle humaine en général. C’est ainsi que si nous retrouvons tous ces désirs pervers derrière nos rêves déformés, cela signifie seulement que dans ce domaine encore le rêve a accompli une régression vers l’état infantile.

Parmi ces désirs défendus, on doit accorder une mention particulière aux désirs incestueux, c’est-à-dire aux désirs sexuels dirigés sur les parents, sur les frères et sœurs. Vous savez l’aversion que les sociétés humaines éprouvent ou, tout au moins, affichent à l’égard de l’inceste et quelle force de contrainte présentent les défenses y relatives. On a fait des efforts inouïs pour expliquer cette phobie de l’inceste. Les uns ont vu dans la défense de l’inceste une représentation psychique de la sélection naturelle, les relations sexuelles entre proches parents devant avoir pour effet une dégénérescence des caractères sociaux, d’autres ont prétendu que la vie en commun pratiquée dès la plus tendre enfance détourne les désirs sexuels des personnes avec lesquelles on se trouve en contact permanent. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’inceste se trouverait éliminé automatiquement, sans qu’on ait besoin de recourir à de sévères prohibitions, lesquelles témoigneraient plutôt de l’existence d’un fort penchant pour l’inceste. Les recherches psychanalytiques ont établi d’une manière incontestable que l’amour incestueux est le premier en date et existe d’une façon régulière et que c’est seulement plus tard qu’il se heurte à une opposition dont les raisons sont fournies par la psychologie individuelle.

Récapitulons maintenant les données qui, fournies par l’étude approfondie de la psychologie infantile, sont de nature à nous faciliter la compréhension du rêve. Non seulement nous avons trouvé que les matériaux dont se composent les événements oubliés de la vie infantile sont accessibles au rêve, mais nous avons vu en outre que la vie psychique des enfants, avec toutes ses particularités, avec son égoïsme, avec ses tendances incestueuses, etc., survit dans l’inconscient, pour se révéler dans le rêve et que celui-ci nous ramène chaque nuit à la vie infantile. Ceci nous est une confirmation que l’inconscient de la vie psychique n’est autre chose que la phase infantile de cette vie. La pénible impression que nous laisse la constatation de l’existence de tant de mauvais traits dans la nature humaine commence à s’atténuer. Ces traits si terriblement mauvais sont tout simplement les premiers éléments, les éléments primitifs, infantiles de la vie psychique, éléments que nous pouvons trouver chez l’enfant en état d’activité, mais qui nous échappent à cause de leurs petites dimensions, sans parler que dans beaucoup de cas nous ne les prenons pas au sérieux, le niveau moral que nous exigeons de l’enfant n’étant pas très élevé. En rétrogradant jusqu’à cette phase, le rêve semble dévoiler ce qu’il y a de plus mauvais dans notre nature. Mais ce n’est là qu’une trompeuse apparence qui ne doit pas nous effrayer. Nous sommes moins mauvais que nous ne serions tentés de le croire d’après l’interprétation de nos rêves.

Puisque les tendances qui se manifestent dans les rêves ne sont que des survivances infantiles, qu’un retour aux débuts de notre développement moral, le rêve nous transformant pour ainsi dire en enfants au point de vue de la pensée et du sentiment, nous n’avons aucune raison plausible d’avoir honte de ces rêves. Mais comme le rationnel ne forme qu’un compartiment de la vie psychique, laquelle renferme beaucoup d’autres éléments qui ne sont rien moins que rationnels, il en résulte que nous éprouvons quand même une honte irrationnelle de nos rêves. Aussi les soumettons-nous à la censure et sommes-nous honteux et contrariés lorsqu’un de ces désirs prohibés dont les rêves sont remplis a réussi à pénétrer jusqu’à la conscience sous une forme assez inaltérée pour pouvoir être reconnu ; et dans certains cas nous avons honte même de nos rêves déformés, comme si nous les comprenions. Souvenez-vous seulement du jugement plein de déception que la brave vieille dame avait formulé au sujet de son rêve non interprété, relatif aux « services d’amour ». Le problème ne peut donc pas être considéré comme résolu, et il est possible qu’en poursuivant notre étude sur les mauvais éléments qui se manifestent dans les rêves, nous soyons amenés à formuler un autre jugement et une autre appréciation concernant la nature humaine.

Au terme de toute cette recherche, nous nous trouvons en présence de deux données qui constituent cependant le point de départ de nouvelles énigmes, de nouveaux doutes. Premièrement : la régression qui caractérise le travail d’élaboration est non seulement formelle, mais aussi matérielle. Elle ne se contente pas de donner à nos idées un mode d’expression primitif : elle réveille encore les propriétés de notre vie psychique primitive, l’ancienne prépondérance du moi, les tendances primitives de notre vie sexuelle, voire notre ancien bagage intellectuel, si nous voulons bien considérer comme tels les symboles. Deuxièmement : tout cet ancien infantilisme, qui fut jadis dominant et prédominant, doit être aujourd’hui situé dans l’inconscient, ce qui modifie et élargit la conception que nous en avons. N’est plus seulement inconscient ce qui est momentanément latent : l’inconscient forme un domaine psychique particulier, ayant ses tendances propres, son mode d’expression spécial et des mécanismes psychiques qui ne manifestent leur activité que dans ce domaine. Mais les idées latentes du rêve que nous a révélées l’interprétation des rêves ne font pas partie de ce domaine : nous pourrions aussi bien avoir les mêmes idées dans la vie éveillée. Et pourtant, elles sont inconscientes. Comment résoudre cette contradiction ? Nous commençons à soupçonner qu’il y a là une séparation à faire : quelque chose qui provient de notre vie consciente — appelons-le « les traces des événements du jour » — et partage ses caractères, s’associe à quelque chose qui provient du domaine de l’inconscient, et c’est de cette association que résulte le rêve. Le travail d’élaboration s’effectue entre ces deux groupes d’éléments. L’influence exercée par l’inconscient sur les traces des événements du jour fournit la condition de la régression. Telle est, concernant la nature du rêve, l’idée la plus adéquate que nous puissions nous former, en attendant que nous ayons exploré d’autres domaines psychiques. Mais il sera bientôt temps d’appliquer au caractère inconscient des idées latentes du rêve une autre qualification qui permette de la différencier des éléments inconscients provenant du domaine de l’infantilisme.

Nous pouvons naturellement poser encore la question suivante : qu’est-ce qui impose à l’activité psychique cette régression pendant le sommeil ? Pourquoi ne supprime-t-elle pas les excitations perturbatrices du sommeil, sans l’aide de cette régression ? Et si, pour exercer la censure, elle est obligée de travestir les manifestations du rêve en leur donnant une expression ancienne, aujourd’hui incompréhensible, à quoi lui sert-il de faire revivre les tendances psychiques, les désirs et les traits de caractère depuis longtemps dépassés, autrement dit d’ajouter la régression matérielle à la régression formelle ? La seule réponse susceptible de nous satisfaire serait que c’est là le seul moyen de former un rêve, qu’au point de vue dynamique il est impossible de concevoir autrement la suppression de l’excitation qui trouble le sommeil. Mais, dans l’état actuel de nos connaissances, nous n’avons pas encore le droit de donner cette réponse.