Introduction à la psychanalyse/II/9
L’étude des rêves d’enfants nous a révélé le mode d’origine, l’essence et la fonction du rêve. Le rêve est un moyen de suppression d’excitations (psychiques) venant troubler le sommeil, cette suppression s’effectuant à l’aide de la satisfaction hallucinatoire. En ce qui concerne les rêves d’adultes, nous n’avons pu en expliquer qu’un seul groupe, ceux notamment que nous avons qualifiés de rêves du type infantile. Quant aux autres, nous ne savons encore rien les concernant ; je dirais même que nous ne les comprenons pas. Nous avons obtenu un résultat provisoire dont il ne faut pas sous-estimer la valeur : toutes les fois qu’un rêve nous est parfaitement intelligible, il se révèle comme étant une satisfaction hallucinatoire d’un désir. Il s’agit là d’une coïncidence qui ne peut être ni accidentelle ni indifférente.
Quand nous nous trouvons en présence d’un rêve d’un autre genre, nous admettons, à la suite de diverses réflexions et par analogie avec la conception des actes manqués, qu’il constitue une substitution déformée d’un contenu qui nous est inconnu et auquel il doit être ramené. Analyser, comprendre cette déformation du rêve, telle est donc notre tâche immédiate.
La déformation du rêve est ce qui nous fait apparaître celui-ci comme étrange et incompréhensible. Nous voulons savoir beaucoup de choses à son sujet : d’abord son origine, son dynamisme ; ensuite ce qu’elle fait et, enfin, comment elle le fait. Nous pouvons dire aussi que la déformation du rêve est le produit du travail qui s’accomplit dans le rêve. Nous allons décrire ce travail du rêve et le ramener aux forces dont il subit l’action.
Or, écoutez le rêve suivant. Il a été consigné par une dame de notre cercle 17 et appartient, d’après ce qu’elle nous apprend, à une dame âgée, très estimée, très cultivée. Il n’a pas été fait d’analyse de ce rêve. Notre informatrice prétend que pour les personnes s’occupant de psychanalyse il n’a besoin d’aucune interprétation. La rêveuse elle-même ne l’a pas interprété, mais elle l’a jugé et condamné comme si elle avait su l’interpréter. Voici notamment comment elle s’est prononcée à son sujet : « et c’est une femme de 50 ans qui fait un rêve aussi horrible et stupide, une femme qui nuit et jour n’a pas d’autre souci que celui de son enfant (1 ) »
Et, maintenant, voici le rêve concernant les services d’amour. « Elle se rend à l’hôpital militaire N1 et dit au planton qu’elle a à parler au médecin en chef (elle donne un nom qui lui est inconnu) auquel elle veut offrir ses services à l’hôpital. Ce disant, elle accentue le mot services de telle sorte que le sous-officier s’aperçoit aussitôt qu’il s’agit de services d’amour. Voyant qu’il a affaire à une dame âgée, il la laisse passer après quelque hésitation. Mais au lieu de parvenir jusqu’au médecin en chef, elle échoue dans une grande et sombre pièce où de nombreux officiers et médecins militaires se tiennent assis ou debout autour d’une longue table. Elle s’adresse avec son offre à un médecin-major qui la comprend dès les premiers mots. Voici le texte de son discours tel qu’elle l’a prononcé dans son rêve : « Moi et beaucoup d’autres femmes et jeunes filles de Vienne, nous sommes prêtes… aux soldats, hommes et officiers sans distinction… » À ces mots, elle entend (toujours en rêve) un murmure.
Mais l’expression, tantôt gênée, tantôt malicieuse, qui se peint sur les visages des officiers, lui prouve que tous les assistants comprennent bien ce qu’elle veut dire. La dame continue : « Je sais que notre décision peut paraître bizarre, mais nous la prenons on ne peut plus au sérieux. On ne demande pas au soldat en campagne s’il veut mourir ou non. » Ici une minute de silence pénible. Le médecin-major la prend par la taille et lui dit : « Chère madame, supposez que nous en venions réellement là… » (Murmures.) Elle se dégage de son bras, tout en pensant que celui-ci en vaut bien un autre, et répond : « Mon Dieu, je suis une vieille femme et il se peut que je ne me trouve jamais dans ce cas. Une condition doit toutefois être remplie : il faudra tenir compte de l’âge, il ne faudra pas qu’une femme âgée et un jeune garçon… (murmures) ; ce serait horrible. » — Le médecin-major : « Je vous comprends parfaitement. » Quelques officiers, parmi lesquels s’en trouve un qui lui avait fait la cour dans sa jeunesse, éclatent de rire, et la dame désire être conduite auprès du médecin en chef qu’elle connaît, afin de mettre les choses au clair. Mais elle constate, à son grand étonnement, qu’elle ignore le nom de ce médecin. Néanmoins le médecin-major lui indique poliment et respectueusement un escalier en fer, étroit et en spirale, qui conduit aux étages supérieurs et lui recommande de monter jusqu’au second. En montant, on entend un officier dire : « C’est une décision colossale, que la femme soit jeune ou vieille. Tous mes respects ! » Avec la conscience d’accomplir un devoir, elle monte un escalier interminable.
« Le même rêve se reproduit encore deux fois en l’espace de quelques semaines, avec des changements (selon l’appréciation de la dame) tout à fait insignifiants et parfaitement absurdes. »
Ce rêve se déroule comme une fantaisie diurne ; il ne présente que peu de discontinuité, et tels détails de son contenu auraient pu être éclaircis si l’on avait pris soin de se renseigner, ce qui, vous le savez, n’a pas été fait. Mais ce qui est pour nous le plus important et le plus intéressant, c’est qu’il présente certaines lacunes, non dans les souvenirs, mais dans le contenu. À trois reprises le contenu se trouve comme épuisé, le discours de la dame étant chaque fois interrompu par un murmure. Aucune analyse de ce rêve n’ayant été faite, nous n’avons pas, à proprement parler, le droit de nous prononcer sur son sens. Il y a toutefois des allusions, comme celle impliquée dans les mots services d’amour, qui autorisent certaines conclusions, et surtout les fragments de discours qui précèdent immédiatement le murmure ont besoin d’être complétés, ce qui ne peut être fait que dans un seul sens déterminé. En faisant les restitutions nécessaires, nous constatons que, pour remplir un devoir patriotique, la rêveuse est prête à mettre sa personne à la disposition des soldats et des officiers pour la satisfaction de leurs besoins amoureux. Idée des plus scabreuses, modèle d’une invention audacieusement libidineuse ; seulement cette idée, cette fantaisie ne s’exprime pas dans le rêve. Là précisément où le contexte semble impliquer cette confession, celle-ci est remplacée dans le rêve manifeste par un murmure indistinct, se trouve effacée ou supprimée.
Vous soupçonnez sans doute que c’est précisément l’indécence de ces passages qui est la cause de leur suppression. Mais où trouvez-vous une analogie avec cette manière de procéder ? De nos jours, vous n’avez pas à la chercher bien loin 18 Ouvrez n’importe quel journal politique, et vous trouverez de-ci, de-là le texte interrompu et faisant apparaître le blanc du papier. Vous savez que cela a été fait en exécution d’un ordre de la censure. Sur ces espaces blancs devaient figurer des passages qui, n’ayant pas agréé aux autorités supérieures de la censure, ont dû être supprimés. Vous vous dites que c’est dommage, que les passages supprimés pouvaient bien être les plus intéressants, les « meilleurs passages ».
D’autres fois la censure ne s’exerce pas sur des passages tout achevés. L’auteur, ayant prévu que certains passages se heurteront à un veto de la censure, les a au préalable atténués, légèrement modifiés, ou s’est contenté d’effleurer ou de désigner par des allusions ce qu’il avait pour ainsi dire au bout de sa plume. Le journal paraît alors avec des blancs, mais certaines périphrases et obscurités vous révéleront facilement les efforts que l’auteur a faits pour échapper à la censure officielle, en s’imposant sa propre censure préalable.
Maintenons cette analogie. Nous disons que les passages du discours de notre dame qui se trouvent omis ou sont couverts par un murmure ont été, eux aussi, victimes d’une censure. Nous parlons directement d’une censure du rêve à laquelle on doit attribuer un certain rôle dans la déformation des rêves. Toutes les fois que le rêve manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l’intervention de la censure du rêve. Nous pouvons même aller plus loin et dire que toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un élément de rêve particulièrement faible, indéterminé et douteux, alors que d’autres ont laissé des souvenirs nets et distincts, on doit admettre que celui-là a subi l’action de la censure. Mais la censure se manifeste rarement d’une façon aussi ouverte, aussi naïve, pourrait-on dire, que dans le rêve dont nous nous occupons ici. Elle s’exerce le plus souvent selon la deuxième modalité en imposant des atténuations, des approximations, des allusions à la pensée véritable.
La censure des rêves s’exerce encore selon une troisième modalité dont je ne trouve pas l’analogie dans le domaine de la censure de la presse ; mais je puis vous illustrer cette modalité sur un exemple, celui du seul rêve que nous ayons analysé. Vous vous souvenez sans doute du rêve où figuraient « trois mauvaises places de théâtre pour 1,50 fl ». Dans les idées latentes de ce rêve l’élément « à l’avance, trop tôt » occupait le premier plan : ce fut une absurdité de se marier si tôt, il fut, également absurde de se procurer des billets de théâtre si longtemps à l’avance, ce fut ridicule de la part de la belle-sœur de mettre une telle hâte à dépenser l’argent pour s’acheter un bijou. De cet élément central des idées du rêve rien n’avait passé dans le rêve manifeste, dans lequel tout gravitait autour du fait de se rendre au théâtre et de se procurer des billets. Par ce déplacement du centre de gravité, par ce regroupement des éléments du contenu, le rêve manifeste devient si dissemblable au rêve latent qu’il est impossible de soupçonner celui-ci à travers celui-là. Ce déplacement du centre de gravité est un des principaux moyens par lesquels s’effectue la déformation des rêves ; c’est lui qui imprime au rêve ce caractère bizarre qui le fait apparaître aux yeux du rêveur lui-même comme n’étant pas sa propre production.
Omission, modification, regroupement des matériaux tels sont donc les effets de la censure et les moyens de déformation des rêves. La censure même est la principale cause ou l’une des principales causes de la déformation des rêves dont l’examen nous occupe maintenant. Quant à la modification et au regroupement, nous avons l’habitude de les concevoir également comme des moyens de « déplacement ».
Après ces remarques sur les effets de la censure des rêves, occupons-nous de son dynamisme. Ne prenez pas cette expression dans un sens trop anthropomorphique et ne vous représentez pas le censeur du rêve sous les traits d’un petit bonhomme sévère ou d’un esprit logé dans un compartiment du cerveau d’où ils exerceraient ses fonctions ; ne donnez pas non plus au mot dynamisme un sens trop « localisatoire », en pensant à un centre cérébral d’où émanerait l’influence censurante qu’une lésion ou une ablation de ce centre pourrait supprimer. Ne voyez dans ce mot qu’un terme commode pour désigner une relation dynamique. Il ne nous empêche nullement de demander par quelles tendances et sur quelles tendances s’exerce cette influence ; et nous ne serons pas surpris d’apprendre qu’il nous est déjà arrivé antérieurement de nous trouver en présence de la censure des rêves, sans peut-être nous rendre compte de quoi il s’agissait.
C’est en effet ce qui s’est produit. Souvenez-vous de l’étonnante constatation que nous avions faite lorsque nous avons commencé à appliquer notre technique de la libre association. Nous avons senti alors une résistance s’opposer à nos efforts de passer de l’élément du rêve à l’élément inconscient dont il est la substitution. Cette résistance, avons-nous dit, peut varier d’intensité ; elle peut être notamment d’une intensité tantôt prodigieuse, tantôt tout à fait insignifiante. Dans ce dernier cas, notre travail d’interprétation n’a que peu d’étapes à franchir ; mais lorsque l’intensité est grande, nous devons suivre, à partir de l’élément, une longue chaîne d’associations qui nous en éloigne beaucoup et, chemin faisant, nous devons surmonter toutes les difficultés qui se présentent sous la forme d’objections critiques contre les idées surgissant à propos du rêve. Ce qui, dans notre travail d’interprétation, se présentait sous l’aspect d’une résistance, doit être intégré dans le travail qui s’accomplit dans le rêve, la résistance en question n’étant que l’effet de la censure qui s’exerce sur le rêve. Nous voyons ainsi que la censure ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation du rêve, mais qu’elle s’exerce d’une façon permanente et ininterrompue, afin de maintenir et conserver la déformation produite. D’ailleurs, de même que la résistance à laquelle nous nous heurtions lors de l’interprétation variait d’intensité d’un élément à l’autre, la déformation produite par la censure diffère elle aussi, dans le même rêve, d’un élément à l’autre. Si l’on compare le rêve manifeste et le rêve latent, on constate que certains éléments latents ont été complètement éliminés, que d’autres ont subi des modifications plus ou moins importantes, que d’autres encore ont passé dans le contenu manifeste du rêve sans avoir subi aucune modification, peut-être même renforcés.
Mais nous voulions savoir par quelles tendances et contre quelles tendances s’exerce la censure. À cette question, qui est d’une importance fondamentale pour l’intelligence du rêve, et peut-être même de la vie humaine en général, on obtient facilement la réponse si l’on parcourt la série des rêves qui ont pu être soumis à l’interprétation. Les tendances exerçant la censure sont celles que le rêveur, dans son jugement de l’état de veille, reconnaît comme étant siennes, avec lesquelles il se sent d’accord. Soyez certains que lorsque vous refusez de donner votre acquiescement à une interprétation correcte d’un de vos rêves, les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure et à la déformation et rendent l’interprétation nécessaire. Pensez seulement au rêve de notre dame quinquagénaire. Sans avoir interprété son rêve, elle le trouve horrible, mais elle aurait été encore plus désolée si Mme la doctoresse V. Hug lui avait fait tant soit peu part des données obtenues par l’interprétation qui dans ce cas s’imposait. Ne doit-on pas voir précisément une sorte de condamnation de ces détails dans le fait que les parties les plus indécentes du rêve se trouvent remplacées par un murmure ?
Mais les tendances contre lesquelles est dirigée la censure des rêves doivent être décrites tout d’abord en se plaçant au point de vue de l’instance même représentée par la censure. On peut dire alors que ce sont là des tendances répréhensibles, indécentes au point de vue éthique, esthétique et social, que ce sont des choses auxquelles on n’ose pas penser ou auxquelles on ne pense qu’avec horreur. Ces désirs censurés et qui reçoivent dans le rêve une expression déformée sont avant tout les manifestations d’un égoïsme sans bornes et sans scrupules. Il n’est d’ailleurs pas de rêve dans lequel le moi du rêveur ne joue le principal rôle, bien qu’il sache fort bien se dissimuler dans le contenu manifeste. Ce « sacro egoismo » du rêve n’est certainement pas sans rapport avec notre disposition au sommeil qui consiste précisément dans le détachement de tout intérêt pour le monde extérieur.
Le moi débarrassé de toute entrave morale cède à toutes les exigences de l’instinct sexuel, à celles que notre éducation esthétique a depuis longtemps condamnées et à celles qui sont en opposition avec toutes les règles de restriction morale. La recherche du plaisir, ce que nous appelons la libido, choisit ses objets sans rencontrer aucune résistance, et elle choisit de préférence les objets défendus ; elle choisit non seulement la femme d’autrui, mais aussi les objets auxquels l’accord unanime de l’humanité a conféré un caractère sacré : l’homme porte son choix sur sa mère et sa sœur, la femme sur son père et son frère (le rêve de notre dame quinquagénaire est également incestueux, sa libido était incontestablement dirigée sur son fils). Des convoitises que nous croyons étrangères à la nature humaine se montrent suffisamment fortes pour provoquer des rêves.
La haine se donne librement carrière. Les désirs de vengeance, les souhaits de mort à l’égard de personnes qu’on aime le plus dans la vie, parents, frères, sœurs, époux, enfants, sont loin d’être des manifestations exceptionnelles dans les rêves. Ces désirs censurés semblent remonter d’un véritable enfer ; l’interprétation faite à l’état de veille montre que les sujets ne s’arrêtent devant aucune censure pour les réprimer.
Mais ce méchant contenu ne doit pas être imputé au rêve lui-même. N’oubliez pas que ce contenu remplit une fonction inoffensive, utile même, qui consiste à défendre le sommeil contre toutes les causes de trouble. Cette méchanceté n’est pas inhérente à la nature même du rêve car vous n’ignorez pas qu’il y a des rêves dans lesquels on peut reconnaître la satisfaction de désirs légitimes et de besoins organiques impérieux. Ces derniers rêves ne subissent d’ailleurs aucune déformation ; il n’en ont pas besoin, étant à même de remplir leur fonction sans porter la moindre atteinte aux tendances morales et esthétiques du moi. Sachez également que la déformation du rêve s’accomplit en fonction de deux facteurs. Elle est d’autant plus prononcée que le désir ayant à subir la censure est plus répréhensible et que les exigences de la censure à un moment donné sont plus sévères. C’est pourquoi une jeune fille bien élevée et d’une pudeur farouche déformera, en leur imposant une censure impitoyable, des tentations éprouvées dans le rêve, alors que ces tentations nous apparaissent à nous autres médecins comme des désirs innocemment libidineux et apparaîtront comme tels à la rêveuse elle-même quand elle sera de dix ans plus vieille.
Du reste, nous n’avons aucune raison suffisante de nous indigner à propos de ce résultat de notre travail d’interprétation. Je crois que nous ne le comprenons pas encore bien ; mais nous avons avant tout pour tâche de le préserver contre certaines attaques. Il n’est pas difficile d’y trouver des points faibles. Nos interprétations de rêves ont été faites sous la réserve d’un certain nombre de suppositions, à savoir que le rêve en général a un sens, qu’on doit attribuer au sommeil normal des processus psychiques inconscients analogues à ceux qui se manifestent dans le sommeil hypnotique et que toutes les idées qui surgissent à propos des rêves sont déterminées. Si, partant de ces hypothèses, nous avions abouti, dans nos interprétations des rêves, à des résultats plausibles, nous aurions le droit de conclure que les hypothèses en question répondent à la réalité des faits. Mais, en présence des résultats que nous avons effectivement obtenus, plus d’un serait tenté de dire : ces résultats étant impossibles, absurdes ou, tout au moins, très invraisemblables, les hypothèses qui leur servent de base ne peuvent être que fausses. Ou le rêve n’est pas mi phénomène psychique, ou l’état normal ne comporte aucun processus inconscient, ou enfin votre technique est quelque part en défaut. Ces conclusions ne sont-elles pas plus simples et satisfaisantes que toutes les horreurs que vous avez soi-disant découvertes en partant de vos hypothèses ?
Elles sont en effet et plus simples et plus satisfaisantes, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient plus exactes.
Patientons : la question n’est pas encore mûre pour la discussion. Avant d’aborder celle-ci, nous ne pouvons que renforcer la critique dirigée contre nos interprétations des rêves. Que les résultats de ces interprétations soient peu réjouissants et appétissants, voilà ce qui importe encore relativement peu. Mais il y a un argument plus solide : c’est que les rêveurs que nous mettons au courant des désirs et des tendances que nous dégageons de l’interprétation de leurs rêves repoussent ces désirs et tendances avec la plus grande énergie et en s’appuyant sur de bonnes raisons. « Comment ? dit l’un, vous voulez me démontrer, d’après mon rêve, que je regrette les sommes que j’ai dépensées pour doter mes sœurs et élever mon frère ? Mais c’est là chose impossible, car je ne travaille que pour ma famille, le n’ai pas d’autre intérêt dans la vie que l’accomplissement de mon devoir envers elle, ainsi que je l’avais promis, en ma qualité d’aîné, à notre pauvre mère. » Ou voici une rêveuse qui nous dit : « Vous osez prétendre que je souhaite la mort de mon mari Mais c’est là une absurdité révoltante ! Je ne vous dirai pas seulement, et vous n’y croirez probablement pas, que nous formons un ménage des plus heureux ; mais sa mort me priverait du coup de tout ce que je possède au monde. » Un autre encore nous dirait : « Vous avez l’audace de m’attribuer des convoitises sensuelles à l’égard de ma sœur ? Mais c’est ridicule ; elle ne m’intéresse en aucune façon, car nous sommes en mauvais termes et il y a des années que nous n’avons pas échangé une parole. » Passe encore si ces rêveurs se contentaient de ne pas confirmer ou de nier les tendances que nous leur attribuons : nous pourrions dire alors qu’il s’agit là de choses qu’ils ignorent. Mais ce qui devient à la fois déconcertant, c’est qu’ils prétendent éprouver des désirs diamétralement opposés à ceux que nous leur attribuons d’après leurs rêves et qu’ils sont à même de nous démontrer la prédominance de ces désirs opposés dans toute la conduite de leur vie. Ne serait-il pas temps de renoncer une fois pour toutes à notre travail d’interprétation dont les résultats nous ont amenés ad absurdum ?
Non, pas encore. Pas plus que les autres, cet argument, malgré sa force en apparence plus grande, ne résistera à notre critique. À supposer qu’il existe dans la vie psychique des tendances inconscientes, quelle preuve peut-on tirer contre elles du fait de l’existence de tendances diamétralement opposées dans la vie consciente ? Il y a peut-être place dans la vie psychique pour des tendances contraires, pour des antinomies existant côte à côte ; et il est possible que la prédominance d’une tendance soit la condition du refoulement dans l’inconscient de celle qui lui est contraire. Reste cependant l’objection d’après laquelle les résultats de l’interprétation des rêves ne seraient ni simples, ni encourageants. En ce qui concerne la simplicité, je vous ferai remarquer que ce n’est pas elle qui vous aidera à résoudre les problèmes relatifs aux rêves, chacun de ces problèmes nous mettant dès le début en présence de circonstances compliquées ; et quant au caractère peu encourageant de nos résultats, je dois vous dire que vous avez tort de vous laisser guider par la sympathie ou l’antipathie dans vos jugements scientifiques. Les résultats de l’interprétation des rêves vous apparaissent peu agréables, voire honteux et repoussants ? Quelle importance cela a-t-il : « Ça ne les empêche pas d’exister 19 », ai-je entendu dire dans un cas analogue à mon maître Charcot, alors que, jeune médecin, j’assistais à ses démonstrations cliniques. Il faut avoir l’humilité de refouler ses sympathies et antipathies si l’on veut connaître la réalité des choses de ce monde. Si un physicien venait vous démontrer que la vie organique doit s’éteindre sur la terre dans un délai très rapproché, vous aviseriez-vous de lui répondre : « Non, ce n’est pas possible ; cette perspective est trop décourageante ? » Je crois plutôt que vous observerez le silence, jusqu’à ce qu’un autre physicien ait réussi à démontrer que la conclusion dit premier repose sur de fausses suppositions ou de faux calculs. En repoussant ce qui vous est désagréable, vous reproduisez le mécanisme de la formation de rêves, au lieu de chercher à le comprendre et à le dominer.
Vous vous déciderez peut-être à faire abstraction du caractère repoussant des désirs censurés des rêves, mais pour vous rabattre sur l’argument d’après lequel il serait invraisemblable que le mal occupe une si large place dans la constitution de l’homme. Mais vos propres expériences vous autorisent-elles à vous servir de cet argument ? Je ne parle pas de l’opinion que vous pouvez avoir de vous-mêmes ; mais vos supérieurs et vos concurrents ont-ils fait preuve à votre égard de tant de bienveillance, vos ennemis se sont-ils montrés à votre égard assez chevaleresques et avez-vous constaté chez les gens qui vous entourent si peu de jalousie, pour que vous croyiez de votre devoir de protester contre la part que nous assignons au mal égoïste dans la nature humaine ? Ne savez-vous donc pas à quel point la moyenne de l’humanité est incapable de dominer ses passions, dès qu’il s’agit de la vie sexuelle ? Ou ignorez-vous que tous les excès et toutes les débauches dont nous rêvons la nuit sont journellement commis (dégénérant souvent en crimes) par des hommes éveillés ? La psychanalyse fait-elle autre chose que confirmer la vieille maxime de Platon que les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les méchants, font en réalité ?
Et maintenant, vous détournant de l’individuel, rappelez-vous la grande guerre qui vient de dévaster l’Europe et songez à toute la brutalité, à toute la férocité et à tous les mensonges qu’elle a déchaînés sur le monde civilisé. Croyez-vous qu’une poignée d’ambitieux et de meneurs sans scrupules aurait suffi à déchaîner tous ces mauvais esprits sans la complicité de millions de menés ? Auriez-vous le courage, devant ces circonstances, de rompre quand même une lance en faveur de l’exclusion du mal de la constitution psychique de l’homme ?
Vous me direz que je porte sur la guerre un jugement unilatéral ; que la guerre a fait ressortir ce qu’il y a dans l’homme de plus beau et de plus noble : son héroïsme, son esprit de sacrifice, son sentiment social. Sans doute ; mais ne vous rendez pas coupables de l’injustice qu’on a souvent commise à l’égard de la psychanalyse en lui reprochant de nier une chose, pour la seule raison qu’elle en affirme une autre. Loin de nous l’intention de nier les nobles tendances de la nature humaine, et nous n’avons rien fait pour en rabaisser la valeur. Au contraire. je vous parle non seulement des mauvais désirs censurés dans le rêve, mais aussi de la censure même qui refoule ces désirs et les rend méconnaissables. Si nous insistons sur ce qu’il y a de mauvais dans l’homme, c’est uniquement parce que d’autres le nient, ce qui n’améliore pas la nature humaine, mais la rend seulement inintelligible. C’est en renonçant à l’appréciation morale unilatérale que nous avons des chances de trouver la formule exprimant exactement les rapports qui existent entre ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans la nature humaine.
Tenons-nous-en donc là. Alors même que nous trouverons étranges les résultats de notre travail d’interprétation des rêves, nous ne devrons pas les abandonner. Peut-être nous sera-t-il possible plus tard de nous rapprocher de leur compréhension en suivant une autre voie. Pour le moment, nous maintenons ceci : la déformation du rêve est une conséquence de la censure que les tendances avouées du moi exercent contre des tendances et des désirs indécents qui surgissent en nous la nuit, pendant le sommeil. Pourquoi ces désirs et tendances naissent-ils la nuit et d’où proviennent-ils ? Cette question reste ouverte et attend de nouvelles recherches.
Mais il serait injuste de notre part de ne pas faire ressortir sans retard un autre résultat de nos recherches. Les désirs qui, surgissant dans les rêves, viennent troubler notre sommeil nous sont inconnus ; nous n’apprenons leur existence qu’à la suite de l’interprétation du rêve. On peut donc provisoirement les qualifier d’inconscients au sens courant du mot. Mais nous devons nous dire qu’ils sont plus que provisoirement Inconscients. Ainsi que nous l’avons vu dans beaucoup de cas, le rêveur les nie, après même que l’interprétation les a rendus manifestes. Nous avons ici la même situation que lors de l’interprétation du lapsus « Aufstossen 20 » où l’orateur indigné nous affirmait qu’il ne se connaissait et ne s’était jamais connu aucun sentiment irrespectueux envers son chef. Nous avions déjà à ce moment-là mis en doute la valeur de cette assurance, et nous avons seulement admis que l’orateur pouvait n’avoir pas conscience de l’existence en lui d’un pareil sentiment. La même situation se reproduit chaque fois que nous interprétons un rêve fortement déformé, ce qui ne peut qu’augmenter son importance pour notre conception. Aussi sommes-nous tout disposés à admettre qu’il existe dans la vie psychique des processus, des tendances dont on ne sait généralement rien, dont on ne sait rien depuis longtemps, dont on n’a peut-être jamais rien su. De ce fait, l’inconscient se présente à nous avec un autre sens ; le facteur d’ « actualité » ou de « momentanéité » cesse d’être un de ses caractères fondamentaux ; l’inconscient peut être inconscient d’une façon permanente, et non seulement « momentanément latent ». Il va sans dire que nous aurons à revenir là-dessus plus tard et avec plus de détails.